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Perspectives européennes

Les pétrarquismes de la Renaissance anglaise : histoire et enjeux historiographiques

Rémi Vuillemin
p. 135-154

Résumés

Cet article propose une courte histoire du pétrarquisme anglais de la Renaissance, au sens le plus strict du terme : il ne prend donc en compte que la réception, l’imitation et la traduction du Rerum Vulgarium Fragmenta pétrarquéen. On peut considérer que l’impact de cette œuvre se fait sentir, parfois à basse intensité, de Chaucer à Milton ; la période la plus pertinente reste cependant la deuxième moitié du xvie siècle. À cette époque, l’Angleterre connaît un pétrarquisme au second degré, à travers la médiation, d’une part, des strambottistes italiens (au premier rang desquels figure Serafino Aquilano), d’autre part, des pétrarquistes français dans les dernières décennies du siècle. On insiste ici sur la nécessité de se départir d’une conception du pétrarquisme qui se limite à le voir comme objet de parodie, pour favoriser une perception de la complexité historique de la circulation et de l’adaptation de la poétique pétrarquiste. Il est notamment impossible, dans le contexte de l’Angleterre protestante, de séparer trop strictement un pétrarquisme profane et un pétrarquisme spirituel, tant ces deux traditions sont entrelacées. C’est donc probablement dans l’examen croisé de ses multiples avatars que se situe l’avenir des études sur le pétrarquisme anglais.

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Texte intégral

  • 1 Alessandra Petrina, Petrarch’s Triumphi in the British Isles, Londres, Modern Humanities Research A (...)

1La réception de Pétrarque en Angleterre fut indéniablement multiple. Si je me propose ici d’offrir une synthèse de l’histoire des « pétrarquismes de la Renaissance anglaise » et de leur historiographie, je resterai dans le champ privilégié par ce numéro de la revue Littérales, et laisserai de côté les rapports de l’Angleterre à l’œuvre latine du poète Toscan, qui y est diffusée bien avant ses poèmes amoureux. Il ne sera donc pas non plus possible d’aborder la réception des Triomphes, texte dont l’impact, longtemps négligé, est en cours de réévaluation, notamment grâce aux travaux d’Alessandra Petrina1. Enfin, le pétrarquisme écossais ne sera pas évoqué, malgré son développement en parallèle du pétrarquisme anglais, et même si la vogue du sonnet écossais prit son essor en Écosse une dizaine d’année plus tôt qu’en Angleterre, pour entrer en interaction avec le pétrarquisme anglais dès l’accession de Jacques VI d’Écosse au trône d’Angleterre en 1603. Dans les paragraphes qui suivent, le terme « pétrarquisme » sera utilisé dans un sens restreint et ne concernera que les imitations et traductions du Canzoniere (ou Rerum Vulgarium Fragmenta, abrégé plus bas en RVF), et pas celles des autres œuvres de Pétrarque. Après une brève mise en perspective des questions liées à la définition du terme, j’adopterai une présentation globalement chronologique du développement des pétrarquismes anglais de la Renaissance, à l’exception d’une série de remarques axées sur le pétrarquisme spirituel.

Problèmes de définition et mise en garde

  • 2 Le terme « Renaissance » s’applique dans le contexte anglais à une période que l’on fait commencer (...)
  • 3 Klaus Hempfer, « Per una definizione del Petrarchismo », in Testi e contesti. Sagi post-ermeneutici (...)
  • 4 Voir Echoes of Desire: English Petrarchism and Its Counterdiscourses, Ithaca/Londres, Cornell Unive (...)

2Un défi majeur guette toute tentative de synthèse sur le pétrarquisme, qu’il soit d’Angleterre ou d’ailleurs : le choix d’une définition du terme qui permette d’éviter deux écueils, à savoir d’une part en adopter une acception si restreinte que peu d’œuvres sont finalement concernées, d’autre part le considérer de manière si large que la catégorie finit par se fondre dans une autre, comme celle de Renaissance2. Le problème est que le Canzoniere de Pétrarque fut globalement assez peu traduit ou imité en Angleterre aux xvie et xviie siècles, du moins sans médiation. Comme l’indique Klaus Hempfer, inclure à la définition du pétrarquisme l’imitation indirecte de Pétrarque présuppose une reconstruction d’un « système du pétrarquisme » (« sistema del petrarchismo3 »), entreprise qui mériterait un développement bien plus long que celui que l’on peut proposer ici. Par ailleurs, la poésie amoureuse issue du modèle qu’est le Canzoniere ne saurait se réduire à un pétrarquisme monolithique. Si on peut considérer en effet que les textes dits « pétrarquistes » reprennent un répertoire commun qui comprend dans une certaine mesure les mêmes thèmes, tropes, et situations énonciatives, les variations sur ce répertoire sont multiples. Comme l’a démontré Heather Dubrow il y a déjà un quart de siècle, il y a non pas un mais plusieurs pétrarquismes anglais, tout comme il existe une multiplicité de « contre-discours » qui répondent à ce pétrarquisme4. S’opère par exemple le développement presque simultané d’une poésie amoureuse profane et d’une poésie religieuse, deux traditions qu’il serait cependant erroné d’opposer, tant elles sont mutuellement constitutives l’une de l’autre. Pour parler du pétrarquisme anglais, il n’y a donc pas d’autre choix que d’accepter qu’il s’agit en grande partie d’un pétrarquisme second, plus souvent indirect qu’inspiré de manière immédiate du poète toscan.

  • 5 Voir à ce propos Amedeo Quondam (que je traduis ici), « Sul Petrarchismo », in Il Petrarchismo. Un (...)
  • 6 Voir l’ouvrage classique de Rosemund Tuve, Elizabethan and Metaphysical Imagery: Renaissance Poetic (...)

3Dans une perspective historique et historiographique, il est également crucial de se prémunir contre certains schémas. Dans la tradition critique, la notion de pétrarquisme appliquée aux lettres de langue anglaise a souvent agi comme repoussoir, correspondant tantôt à une série de clichés qu’une véritable expression littéraire ou poétique imposerait de dépasser, tantôt comme une idéologie d’ancien régime, synonyme, entre autres, de l’asservissement de la figure féminine et de son double, l’idéalisation naïve ou ambiguë de la dame érigée en donna angelicata (ce à quoi la poétique pétrarquiste a bien sûr pu servir en effet). Sur le temps long, ce discrédit n’est peut-être pas sans liens (indirects eux aussi) avec une historiographie italienne déterminée par le Risorgimento et la construction de l’identité nationale italienne (prégnante chez un De Sanctis et renforcée plus tard par l’influence Crocéenne), selon laquelle le pétrarquisme est la « maladie chronique d’une Italie malfaisante5 ». La version anglaise de ce schéma est nécessairement différente, puisqu’elle se soucie de valoriser l’âge d’or qu’est le tournant du xviie siècle : on y a traditionnellement trouvé des sommets (Sidney, Spenser), et même des chefs-d’oeuvre indépassables (les Sonnets de Shakespeare), toutes réussites d’ailleurs souvent présentées comme anti-pétrarquistes plutôt que comme pétrarquistes. Mais la revalorisation des poètes dits « métaphysiques » par Grierson et surtout par T. S. Eliot au début du xxe siècle a fortement affecté le canon, et contribué à diffuser l’idée d’une rupture fondamentale à la fin du xvie siècle entre un style élisabéthain orné et italianisant, et un style « métaphysique » perçu comme forme de rébellion contre les conventions pétrarquistes. On peut gager que cette idée de coupure entre le xvie et le xviie siècle n’est pas sans rapport avec ce qu’on a coutume d’appeler un « grand récit Whig », selon lequel le xviie siècle anglais, en rompant avec l’absolutisme des Tudor et des Stuart, serait à l’origine des Lumières et des droits humains. Tout comme dans l’historiographie italienne, le pétrarquisme se retrouve ainsi victime collatérale de la naissance d’une modernité éclairée ; ce phénomène peut à l’occasion se trouver conforté par des stéréotypes culturels confinant l’Italie dans un archaïsme non sans attraits, mais dépassé. Pour assurer la pertinence de ce récit, il convenait de donner une définition figée et restrictive du pétrarquisme, et c’est assurément l’une des raisons sous-jacentes pour lesquelles ce poncif critique conserve encore aujourd’hui un certain crédit, bien qu’il ait été mis en question de longue date6.

  • 7 La notion d’« âge d’or » est en réalité assez vague, et si elle correspond globalement aux années 1 (...)

4Je m’efforcerai dans les pages qui suivent d’insister sur les périodes où le rapport à Pétrarque est le plus évident, tout en essayant de mettre en valeur les évolutions récentes de la critique, qui tendent notamment à revaloriser la période qui précède ce qu’on a appelé « l’âge d’or » élisabéthain, c’est-à-dire la dernière décennie du xvie siècle7. Cela veut dire aussi que je me contenterai d’esquisser quelques grandes lignes directrices pour le xviie siècle : si je contesterai ici la pertinence historique de l’idée de rébellion anti-pétrarquiste (notamment chez les poètes métaphysiques), force est de constater que le pétrarquisme qui persiste au xviie siècle semble à certains égards se diluer, signe peut-être d’une assimilation de ses tropes à la langue poétique anglaise.

Chaucer et le Canticus Troili

  • 8 L’adjectif « pétrarquéen » se rapporte à Pétrarque lui-même, l’adjectif « pétrarquiste » à ses imit (...)
  • 9 Le rhyme royal résulterait peut-être, selon William Rossiter, d’une adaptation par Chaucer de l’ott (...)
  • 10 Voir Michael Hodder, Petrarch in English: Political, Cultural and Religious Filters in the Translat (...)
  • 11 Voir William T. Rossiter, Chaucer and Petrarch, op. cit., p. 108, et Danila Sokolov, Renaissance Te (...)
  • 12 Sonnets, and Odes translated from the Italian of Petrarch; with the Original Text, and Some Account (...)

5C’est dans le Troilus and Criseyde de Chaucer (écrit dans les années 1380) que se trouve la première traduction d’un poème du Canzoniere, en l’occurrence S’amor non è, che dunque è quel ch’io sento ? (RVF, 132), l’un des deux poèmes pétrarquéens8 qui seront le plus souvent traduits et imités au cours du xvie siècle anglais. Chaucer n’écrit pas un sonnet mais a recours à une strophe qui restera typique de la poésie anglaise au moins jusqu’à la fin du xvie siècle, le rhyme royal, qui aurait aussi pu jouer un rôle dans l’adoption et la diffusion en Angleterre de la forme bien spécifique du sonnet dit « shakespearien » (écrit selon le schéma de rimes ababcdcdefefgg, voir plus bas)9. Le pétrarquisme anglais connaît incontestablement une éclipse entre le xive siècle et les années 1530. Des travaux récents en ont proposé plusieurs explications : l’assimilation totale du poème de Pétrarque aux codes de la poésie moyen-anglaise aurait empêché toute visibilité du poète Toscan auprès des successeurs de Chaucer ; l’imitation de Pétrarque, notamment dans ce qui semble relever d’erreurs d’interprétation, résulterait d’une lecture du poème inspirée par le De Consolatione Philosophiae de Boèce10. D’autres ont plutôt insisté sur une forme de continuité de la poésie de Chaucer à celle de Henry Howard, Comte de Surrey et de Thomas Wyatt, plus traditionnellement vus comme les importateurs du pétrarquisme et du sonnet en Angleterre11. Avant même que Pétrarque ne soit redécouvert ou réintroduit en Angleterre, et même en l’absence de contact avec l’étranger, un Anglais aurait donc pu rencontrer au moins un poème de Pétrarque en traduction, notamment dans des éditions imprimées : celle de William Caxton, le père de l’imprimerie anglaise, qui paraît en 1483, celle de son successeur Wynkyn de Worde en 1517, ou celle de Richard Pynson en 1526. Cela reste, bien sûr, très peu, et les années 1530 demeurent un tournant. Il faut toutefois garder à l’esprit que la réception du Canzoniere reste très fragmentaire sur l’ensemble des xvie et xviie siècles : aucune traduction intégrale n’y est produite, et il faudra attendre 1777 avant qu’une réception plus exhaustive et plus systématique du recueil ne soit initiée en Angleterre12.

La naissance du pétrarquisme anglais renaissant : Wyatt et Surrey

  • 13 Susan Brigden, Thomas Wyatt, The Heart’s Forest, Londres, Faber & Faber, 2012, p. 105 et 125.
  • 14 William A. Sessions, Henry Howard, The Poet Earl of Surrey: A Life, Oxford, Oxford University Press (...)
  • 15 Sur la poésie de Surrey, voir William McGaw (dir.), A Critical Edition of the Complete Poems of Hen (...)
  • 16 Chris Stamatakis, Sir Thomas Wyatt and the Rhetoric of Turning: “Turning the Word”, Oxford, Oxford (...)
  • 17 Patricia Thomson, Sir Wyatt and his Background, Londres, Routledge/Kegan Paul, 1964, p. 169.

6Ce sont deux courtisans, Thomas Wyatt et Henry Howard, Comte de Surrey, que l’on considère communément comme les importateurs du pétrarquisme renaissant en Angleterre. Wyatt séjourna en France et en Italie en 1526, puis en 1527, et retourna en Angleterre peu avant le Sac de Rome, en passant au préalable par la cour de François Ier  13. Surrey, de son côté, issu d’une famille prestigieuse et camarade attitré du Duc de Richmond (le fils illégitime d’Henry VIII), fut présent à la rencontre des rois français et anglais à Calais en 1532. Il demeura ensuite à la cour, et passa vraisemblablement l’été 1532 au Louvre, où il fit entre autres la connaissance du poète Luigi Alamanni. Il y subit l’influence de Mellin de Saint-Gelais et de Marot, et par leur truchement, se familiarisa avec l’œuvre des strambottistes, notamment Serafino Aquilano. Enfin, il accompagna la cour lors de sa visite en Provence pendant l’été 1533 : il est donc possible qu’il ait été témoin de la « découverte » du tombeau de Laure par Maurice Scève à cette occasion14. Surrey inventa un format poétique appelé à devenir la forme canonique du sonnet anglais, sous la forme ababcdcdefefgg, improprement appelée « shakespearienne », vraisemblablement inspirée du strambotto et de l’ottava rima. Cette formule tend assez aisément vers un affaiblissement de la volta, et la concentration de l’essentiel de l’effet du sonnet dans le distique final. En termes d’histoire littéraire, la figure de Surrey a joué un rôle de premier plan : développant la versification, il a constitué les outils nécessaires à l’imitation des poètes continentaux en anglais. Il a par ailleurs adapté le vers blanc à sa langue maternelle15. Il rencontra un véritable succès au cours du xvie siècle, favorisé également par son statut social bien supérieur à celui de Wyatt. Ce dernier retient cependant davantage l’attention des travaux critiques aujourd’hui. La poésie volontiers ludique de Wyatt exprime les vicissitudes de la vie à la cour et les incertitudes de ceux qui y évoluent ; fondée sur l’échange poétique épistolaire et la révision, elle thématise sa propre instabilité textuelle16. C’est chez lui que la présence du maître Toscan se fait le plus sentir, puisqu’on décompte vingt-cinq traductions ou imitations de Pétrarque dans sa poésie, contre cinq seulement chez Surrey17. On peut y ajouter neuf poèmes dérivés de Serafino Aquilano. L’influence de l’« école de Cariteo » est un aspect-clé du pétrarquisme anglais, bien qu’elle en fasse largement un pétrarquisme second. On le retrouve encore à la fin du xvie siècle, voire au début du suivant : insistance sur la dynamique des contraires, hyperbolisation de l’expression, systématisation des figures, voire littéralisation des tropes sont en Angleterre des éléments constitutifs aussi bien du pétrarquisme précoce que de la poésie plus tardive, malgré quelques timides efforts classicisants dans les années 1590. Ce n’est donc pas chez Bembo qu’il convient de chercher les origines, ni même les principes, du pétrarquisme anglais.

La diffusion progressive du pétrarquisme renaissant

  • 18 Selon William A. Ringler, Bibliography of English Verse in Manuscript 1501-1558, Londres, Mansell, (...)
  • 19 L’édition la plus récente du recueil est celle d’Amanda Holton et Tom McFaul, Tottel’s Miscellany: (...)
  • 20 Michael Wyatt, « Other Petrarchs in Early Modern England », in Petrarch in Britain: Interpretors, I (...)
  • 21 Eric Nebeker, « Broadside Ballads, Miscellanies, and the Lyric in Print », in English Literary Hist (...)
  • 22 Anthony Mortimer, Petrarch’s Canzoniere in the English Renaissance, op. cit., p. 18.

7Le pétrarquisme ne connaît pas la même efflorescence en Angleterre qu’en France. Surrey et Wyatt auraient pu jouer le rôle d’un Marot et d’un Mellin de Saint-Gelais, mais leurs successeurs tarderont un peu à se manifester, peut-être en raison d’une diffusion d’abord exclusivement manuscrite du pétrarquisme. Indice symptomatique de cette diffusion limitée, deux manuscrits (British Library Egerton MS 2711 et Additional MS 17492) comportent la quasi-intégralité des sonnets manuscrits connus écrits en langue anglaise avant 1558 ; on ne trouve également qu’une poignée de sonnets imprimés (six ou sept) avant cette date18. Le pétrarquisme anglais sort de la confidentialité en 1557, avec la publication de l’anthologie Songes and Sonettes, que la postérité a retenue sous le nom de Tottel’s Miscellany (ou « mélanges de Tottel », le patronyme de l’éditeur du recueil), qui, comme d’autres textes de l’époque, revendique la valeur du vernaculaire anglais, dans le contexte de l’émergence d’un « sentiment national » duquel participe l’écriture pétrarquiste19. La tradition critique a longtemps cru que l’imitation directe ou indirecte de Pétrarque marqua alors le pas, avant d’émerger à nouveau dans les années 1580 : c’est que l’on a confondu histoire du pétrarquisme et histoire du sonnet – forme qui connaît en effet une diffusion relativement limitée, même si elle n’est plus négligeable à ce stade, avant les années 1580. Après la mort de Wyatt et Surrey, mais avant 1557, parut un premier outil permettant aux anglais de s’initier à la langue italienne, Principal Rules of the Italian Grammar, with a Dictionarie for the better understandyng of Boccace, Petrarcha, and Dante (Londres, 1550) de William Thomas, dans lequel on trouve d’ailleurs quelques vers de Pétrarque. Signe des temps, il connut de nouvelles éditions en 1560, 1562 et 156720. Les tropes issus de la poésie de Pétrarque circulent dans les années 1560 et 1570, dans un cadre où il n’existe pas de séparation absolue entre poésie populaire et poésie d’élite : treize poèmes de Tottel’s Miscellany sont repris dans les broadside ballads, cette littérature populaire diffusée par les colporteurs21. À Londres, le recours à la poétique pétrarquiste, dans une perspective moralisante qui n’exclut cependant pas toujours une dimension ludique, donne lieu à des échanges poétiques participant de la sociabilité dans le milieu des Inns of Court, facultés de droit où se côtoient membres de l’aristocratie et jeunes gens issus d’une sorte de classe moyenne émergente. Des poètes comme Barnabe Googe, George Turbervile ou, plus encore George Gascoigne, jouèrent un rôle important aussi bien dans le développement du pétrarquisme que dans l’avènement du recueil poétique d’auteur. Plus généralement, la culture anthologique de cette période permit la diffusion de poèmes pétrarquisants plus que pétrarquistes, témoins d’une culture qui assimila des éléments des œuvres de Pétrarque sans toujours sembler en avoir conscience. Anthony Mortimer note d’ailleurs qu’assez peu de poèmes de Pétrarque font l’objet de traductions vers l’anglais, et que l’on retrouve donc souvent les mêmes sources d’un poète à l’autre22. C’est aussi au cours de cette période qu’un poète appelé à devenir l’un des plus grands du canon anglais s’exerce à traduire Pétrarque et Du Bellay en anglais : en 1569, dans A Theatre for Worldlings, traduction d’un ouvrage de Jan van der Noot, paraissent les premiers sonnets d’Edmund Spenser, traduits de Pétrarque par le truchement de Marot et Du Bellay.

Le tournant des années 1580

  • 23 Padraic Lamb, « Traducing Ronsard: Larceny and the Poet in English Love-Lyrics, 1582-1591 », in Lan (...)
  • 24 Voir Anne Lake Prescott, French Poets and the English Renaissance: Studies in Fame and Transformati (...)
  • 25 Voir par exemple la manière dont Robert Tofte « pétrarquise » encore davantage Boiardo dans sa trad (...)

8Publié en 1582, le recueil de Thomas Watson, Hekatompathia, confirme la persistance de certaines caractéristiques du pétrarquisme anglais. Parmi les 100 pièces qu’il comporte, seules huit sont directement traduites de Pétrarque, dont trois en latin : le cadre global est celui d’un pétrarquisme au deuxième degré. Pour la première fois, on peut noter un travail éditorial particulièrement dense sur l’organisation de la page, avec la systématisation d’une présentation harmonieuse et symétrique. Celle-ci ouvre la voie aux « sonnet sequences » de la décennie suivante. L’autre nouveauté fondamentale, c’est que Watson détaille ses sources sous forme d’introduction à chaque poème. Il s’agit donc de revendiquer l’origine étrangère (ou classique) des poèmes, dans un contexte d’explosion de la production locale de livres en italien. Outre Pétrarque, on retrouve parmi les sources les plus fréquentes Serafino Aquilano, et, de manière peut-être nouvelle, Ronsard, dont on a récemment suggéré l’importance centrale dans la définition d’un mode d’imitatio anglais23. On peut ainsi avancer l’idée selon laquelle le pétrarquisme anglais des dernières décennies du xvie siècle se voit revivifié par l’apport français : le rôle des textes de Du Bellay, de Ronsard, et peut-être plus encore de Desportes y est particulièrement marquant, chez des poètes comme Watson, Arthur Gorges, Edmund Spenser ou encore Samuel Daniel, pour n’en citer que quelques-uns24. Le pétrarquisme essaime bien sûr dans de nombreux genres et formes, de la pastorale au poème épique, y compris en traduction25. L’influence de Pétrarque s’hybride à celles d’Ovide et de Virgile d’autant plus facilement que les échos de leurs œuvres se trouvent déjà dans la sienne. Les topoi de la poésie amoureuse participent par ailleurs du culte de la reine Élisabeth, dame inaccessible et puissante par excellence, chez des poètes-courtisans comme Sir Walter Raleigh. Il faudrait ajouter à cette liste déjà longue la poésie qui continue à figurer dans les anthologies (comme The Phoenix Nest, 1593), et la musique, en particulier l’art du madrigal, qui connaît lui aussi une efflorescence italianisante dans les années 1590.

  • 26 Voir à ce sujet les ouvrages de Henry R. Woudhuysen, Sir Philip Sidney and the Circulation of Manus (...)
  • 27 Voir l’ouvrage fondateur de Kim F. Hall, Things of Darkness: Economies of Race and Gender in Early (...)

9C’est cependant sans conteste l’élan soudain du sonnet qui représente de la manière la plus flagrante le pétrarquisme anglais de la fin du siècle. Le recueil Astrophil et Stella de Philip Sidney, publié à titre posthume en 1591, donne la légitimité qui manquait encore au sonnet amoureux pétrarquiste. Sidney, issu d’une grande famille aristocratique, meurt en 1586 à la bataille de Zutphen. Suite aux hommages qui lui sont rendus lors de grandes funérailles, le personnage de Sidney est érigé en grande figure martiale et littéraire26. La publication d’Astrophil et Stella est suivie de deux recueils d’importance majeure dans l’histoire du sonnet anglais, car ils lui fournissent une sorte de cadre : Delia (1592), de Samuel Daniel, le plus souvent réédité dans les dix années qui suivirent, et Diana (1592) d’Henry Constable. Viennent ensuite des œuvres titrées selon le modèle sidneyen (Barnabe Barnes, Parthenophil and Parthenophe, 1593) ou celui proposé par Daniel (Idea, Fidessa, Coelia, Zepheria etc.), avec parfois des références pastorales (Chloris, Phillis) qui rappellent les écrits pastoraux de Sidney ou l’autre grand poète de l’époque, Edmund Spenser, auteur du Shepheardes Calender (1579), et en 1595 d’un livre d’Amoretti. Ces recueils, bien qu’ils se ressemblent incontestablement, entretiennent avec Pétrarque des rapports très différents : certains, comme Astrophil et Stella, explorent véritablement les affres du désir et les tensions morales inhérentes à l’œuvre du poète toscan (sans bien sûr que leur rapport au Canzoniere suffise à les résumer) ; d’autres ont avant tout en point de mire l’établissement d’une carrière littéraire ; d’autres enfin relèvent avant tout du jeu littéraire et social. Il faut évidemment mentionner dans cette série les Sonnets de Shakespeare, parus tardivement en 1609, dont les rapports au pétrarquisme sont complexes, et ne sauraient être reçus sous le seul angle du rejet. Il est vrai que Shakespeare ne traduit aucun sonnet de Pétrarque, et que c’est plutôt l’usage d’un certain nombre de tropes et topoi de la poésie amoureuse qui met le lecteur sur la voie d’une filiation (directe ou indirecte) avec le poète toscan. Les destinataires des sonnets (du moins ceux présumés par la tradition critique) ne sont pas habituels non plus : un jeune homme et la « Dark Lady », que l’on appelle en français « dame brune », mais que l’on pourrait peut-être aussi appeler « dame noire », comme des études publiées ces dernières décennies l’ont suggéré. Les Sonnets sont ainsi inclus dans un ensemble de textes produits par des poètes comme Jodelle, Sidney, mais aussi le Tasse ou encore Marino, qui se démarquent de l’idéal de beauté mis en avant par Pétrarque27. L’étiquette d’« anti-pétrarquisme » n’est ici pas inutile, mais elle met peut-être insuffisamment en avant le rapport dialectique qui s’établit entre ces textes et certains aspects récurrents de la poésie inspirée directement ou indirectement de Pétrarque. Dans le théâtre de Shakespeare (et dans celui de ses contemporains), les éléments de la poétique pétrarquiste sont indissociables du traitement de l’amour, bien au-delà des exemples les plus évidents que sont Peines d’Amour Perdues et Roméo et Juliette. Ils deviennent également un puissant outil de caractérisation d’amoureux éplorés et de mélancoliques, figures au ressort comique évident. Comme ailleurs, et dans une certaine continuité avec les fondements même du pétrarquisme anglais renaissant, la poétique pétrarquiste se voit souvent hyperbolisée jusqu’à l’absurde, et l’enflure rhétorique devient alors une figuration de l’excès des passions, qui se jouent des personnages comme les personnages tentent de jouer du langage. C’est aussi en raison de son association avec l’excès des passions que le pétrarquisme amoureux se heurte à un certain nombre de résistances.

Sonnets et psaumes : vers le développement dun pétrarquisme spirituel

  • 28 Le terme « lyrique » est ici utilisé par commodité, car la définition du genre lyrique à l’époque p (...)
  • 29 Roger Ascham, The Scholemaster, Londres, John Day, 1570, sig. L2r.
  • 30 Giles Fletcher, Licia, or Poemes of loue…, Cambridge, John Legat, 1593, sig. A2v.

10La tradition « lyrique » amoureuse anglaise se développe en effet dans un contexte non dépourvu à l’occasion d’une certaine hostilité28. En 1565 paraît The Court of Virtue, de John Hall, recueil de poèmes moraux dirigés à la fois contre Tottel’s Miscellany, son prédécesseur The Court of Virtue (dont on n’a plus que des fragments), et certains poèmes publiés dans des broadside ballads. Hall a recours notamment à la parodie sacrée, et réécrit des versions moralisées de plusieurs poèmes de Wyatt. De même, la célèbre critique du théâtre de Stephen Gosson, The School of Abuse (1579) commence par une attaque contre la poésie amoureuse. Cette évolution se conjugue à un certain anti-italianisme, issu de la Réforme et de l’excommunication de la reine Élisabeth par Pie V en 1570. Elle est le revers de l’enthousiasme anglais pour la production culturelle de la péninsule, lequel semble pourtant se décupler dans les années 1560-1570. Roger Ascham, tuteur de la future reine Élisabeth, déconseille formellement aux jeunes gens, particulièrement malléables, les mirages de l’Italie : un « Anglais italianisé » est pour lui un « diable incarné29 ». C’est peut-être Giles Fletcher, sonnettiste mineur, qui en 1593 formule le plus clairement la pression que subissent les poètes profanes : « our English Genevian puritie hath quite debarred us of honest recreations30 ». La montée du puritanisme présente donc un obstacle majeur au développement du pétrarquisme en tant que poésie amoureuse d’origine italienne. Deux voies peuvent donc se développer : d’une part, celle d’un pétrarquisme sacré, d’autre part, celle de la recherche d’un mode de légitimation morale d’une poésie profane. Dans un tel contexte, on peut gager que la centralité de la figure de Sidney, au-delà de ses talents d’écriture évidents, tient aussi à son appartenance religieuse : un héros culturel calviniste poète amoureux, voilà ce dont avaient besoin les sonnettistes pour légitimer leur entreprise. Le pétrarquisme spirituel ne doit pas pour autant être perçu comme une adaptation tardive au contexte religieux : il apparaît en effet bien plus tôt que les sonnet sequences de la fin de l’ère élisabéthaine.

  • 31 Voir John W. Kennedy, Authorizing Petrarch, Ithaca, Cornell University Press, 1994, p. 67-81.
  • 32 Sermons of John Calvin, Vpon the songe that Ezechias made after he had bene sicke, and afflicted by (...)
  • 33 Dans un ouvrage en cours d’écriture, je me propose d’historiciser cette notion qui diffère tant du (...)
  • 34 Joan Grundy (éd.), The Poems of Henry Constable, Liverpool, Liverpool University Press, 1960, p. 33 (...)

11Comme le montre le relevé effectué par Jackson Campbell et Gordon Braden, Pétrarque est largement perçu au xvie siècle comme un poète proto-protestant, notamment en raison des sonnets dits « babyloniens » issus du Canzoniere (136, 137 et 138), mais aussi du Liber sine nomine, et de leur charge violente contre la papauté. Il est probable que les propositions en ce sens des éditions commentées de Fausto da Longiano, Antonio Brucioli, et Ludovico Castelvetro aient rencontré un écho favorable auprès des anglais protestants en mesure de les consulter31. Cette tradition perdura d’ailleurs largement au xviie siècle, jusqu’à Milton, comme nous le verrons plus bas. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un intérêt pour l’œuvre du poète Toscan se manifeste chez les protestants anglais, y compris chez ceux qu’on appellerait plus tard les puritains. Anne Locke publie en 1560 le premier recueil de sonnets anglais, A Meditation of a Penitent Sinner, qui accompagne la traduction de sermons de Jean Calvin, et consiste en une paraphrase en 21 sonnets (précédés de trois sonnets de préface) du psaume 5132 – confirmant ainsi un lien évident entre réception de Pétrarque et réception des psaumes au xvie siècle (Wyatt et Surrey, tout comme Marot, en furent des traducteurs). Bien que cet exemple paraisse un peu isolé, il ne constitue pas moins le premier recueil de sonnets anglais, ou « sonnet sequence » selon l’expression consacrée33. Dans les années 1590, celles de l’efflorescence sans précédent du sonnet, Henry Locke, le fils d’Anne, compose les remarquables Sundry Christian Passions Contained in Two Hundred Sonnets (1593), reprises et augmentées quatre ans plus tard (Ecclesiastes, 1597). Barnabe Barnes, auteur d’un recueil amoureux particulièrement violent et moralement ambivalent (Parthenophil and Parthenophe, 1593), propose la conversion de sa muse dans A Divine Centurie of Spirituall Sonnets (1595). Cet intérêt pour le sonnet spirituel ne se cantonne pas aux puritains : Henry Constable et William Alabaster, tous deux convertis au catholicisme, écrivirent des sonnets spirituels manuscrits, l’un vers 1590, l’autre aux alentours de 1596-159734. Ces auteurs ouvrent la voie à la poésie sacrée des poètes dits « métaphysiques », et notamment celle de John Donne et George Herbert.

Le pétrarquisme anglais au xviie siècle : quelques lignes directrices

  • 35 Voir par exemple Donald L. Guss, John Donne, Petrarchist: Italianate Conceit and Love Theory, in Th (...)
  • 36 Voir le chapitre à venir de Nicholas McDowell dans Translating Petrarch in Early Modern Britain: Ca (...)
  • 37 Voir par exemple la thèse d’Emilie Jehl, Le Motif du cœur dans l’emblématique anglaise de dévotion (...)

12L’idée selon laquelle le pétrarquisme disparaîtrait soudain vers le tournant du xvie siècle avec l’avènement de la poésie dite métaphysique n’a pas encore été complètement abandonnée, bien qu’elle ait été critiquée dès le milieu du xxe siècle par Rosemond Tuve, et qu’un certain nombre de travaux aient fortement nuancé l’idée selon laquelle l’écriture des poètes métaphysiques aurait constitué une rébellion contre le pétrarquisme. La critique semble avoir encore parfois du mal à se départir de l’idée selon laquelle le pétrarquisme peut se réduire à une forme d’idéalisation qui divinise la dame et fige nécessairement l’amant dans une stase – problème compliqué, il est vrai, par la difficulté même de définition de la notion. Par ailleurs, la situation-type du pétrarquisme amoureux, où l’amant éploré s’adresse à une dame inaccessible, perd sa centralité avec le déclin progressif du sonnet, du tournant du siècle aux années 1640. Des poètes majeurs comme John Donne ou George Herbert se situent en partie dans la continuité des sonnettistes de la fin du xvie siècle, tout particulièrement lorsqu’on prend en considération le sonnet spirituel35. Ce qui se passe à l’articulation des xvie et xviisiècles ne relève donc peut-être pas de la fin du pétrarquisme, ou en tout cas pas de la fin de la topique pétrarquiste. La transformation de la poétique qui exploite cette topique en une poétique « pointue », précieuse ou baroque à certains égards était déjà largement amorcée chez les sonnettistes élisabéthains des années 1590, dont certaines chaînes de métaphores peuvent être tout à fait extravagantes : on pense aux sonnets de Barnabe Barnes dans Parthenophil & Parthenophe, recueil publié en 1593, ou encore au recueil Idea de Michael Drayton, publié en différentes versions de 1599 à 1619, qui retravaille des sonnets plus anciens en les organisant autour d’un conceit central récapitulé de manière frappante dans le distique final. La transition vers un pétrarquisme baroque peut ainsi s’opérer par le biais d’une forme d’épure suivie d’un développement : plutôt que d’additionner les topoi, on choisit d’en explorer un seul pour en déplier de manière foisonnante les implications, en favorisant les jeux logiques et la littéralisation du discours figuré. Une certaine continuité historique du pétrarquisme anglais peut s’établir dans la mesure où la pointe baroque anglaise, ou « metaphysical conceit », considérée comme fer de lance des œuvres des poètes métaphysiques, ne manque pas d’affinités avec la poétique des strambottistes. Dans ce cadre, il est possible que les topoi pétrarquistes se diluent, et deviennent moins aisément perceptibles. Le pétrarquisme amoureux anglais du xviie est en partie subsumé par la poésie baroque (chez les poètes métaphysiques) et/ou précieuse (chez les poètes Cavaliers, qui exacerbent les tropes pétrarquistes pour mieux ériger la figure royale en soleil souverain). Sous Charles Ier, le masque de cour allie pétrarquisme et néoplatonisme pour mieux exalter le pouvoir ; au milieu du siècle, un poète comme Thomas Stanley traduit encore Pétrarque36. Les tropes pétrarquistes se retrouvent aussi, et peut-être surtout, dans la poésie dévotionnelle, riche de tropes qui reprennent et revisitent une tradition pétrarquiste indissociable de l’influence des Psaumes, indépendamment de l’appartenance confessionnelle de leur auteur37.

  • 38 Voir Deirdre Serjeantson, « Milton and the Tradition of Protestant Petrarchism », in The Review of (...)
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13Dans un article récent, Deirdre Serjeantson aborde la question du rapport de John Milton à Pétrarque. Elle rappelle l’existence d’un courant qui lit Pétrarque comme un poète proto-protestant par le biais des sonnets dits « babyloniens » du Canzoniere et du Liber sine nomine, en partie en réaction à la tentative de l’Inquisition de supprimer ces textes dans les éditions publiées de Pétrarque en 155938. Il n’est pas indifférent que parmi les pamphlets de polémique qui émergent dans ce cadre figure l’Auiso piaceuole dato alla bella Italia, da vn nobile giovane Francese, sopra la mentita data dal serenissimo re di Nauarra a Papa Sisto V, de François Perrot, publié à Londres par John Wolfe en 1586 : ce texte a en effet été identifié récemment comme l’un des modèles éditoriaux possibles pour les recueils de sonnets amoureux anglais des années 159039. Il n’y a donc pas d’étanchéité entre le pétrarquisme amoureux, le pétrarquisme spirituel, et ce qu’on pourrait appeler un pétrarquisme polémique, même si les deux derniers s’allient peut-être plus volontiers. Rappelant la dimension polémique de A Theatre for Worldlings, où Spenser traduit des textes d’origine pétrarquéenne qui proviennent de Marot et Du Bellay, Serjeantson établit l’existence d’une tradition pétrarquiste politique et polémique dans laquelle s’insèrerait Milton, non seulement dans ses sonnets, mais aussi dans son pamphlet intitulé Of Reformation Touching Church Discipline in England (1651).

Conclusion : un déclin temporaire du pétrarquisme

14À travers ce bien trop rapide parcours, on a tenté de faire émerger ce qui pourrait constituer des continuités et/ou des caractéristiques récurrentes du pétrarquisme anglais : son caractère de pétrarquisme second, notamment en raison de la médiation des strambottistes, la réduction du rapport direct à Pétrarque à un petit nombre de poèmes, et les interactions (complémentarités ou tensions) entre un courant amoureux, un courant spirituel, et un courant polémique. On a en revanche choisi de ne pas s’attarder sur un grand récit qui consiste à percevoir une sorte de rébellion anti-pétrarquiste au début du xviie siècle, car ce récit, qui a le mérite d’une grande clarté, et repose sur certains éléments probants, paraît peut-être insuffisamment nuancé et par trop inscrit dans des schémas historiographiques hérités des xixe et xxe siècles. Il semble toutefois établi qu’au cours du xviie siècle, en particulier lors de sa deuxième moitié, l’intérêt pour la poésie de Pétrarque est en déclin, ce qui paraît assez cohérent compte-tenu du poids de la médiation strambottiste dans son adoption. C’est peut-être en effet le mouvement vers un classicisme anglais, dont le premier grand représentant et codificateur est John Dryden, qui sonne véritablement le glas du pétrarquisme. Un nouveau rapport anglais à Pétrarque s’établira ensuite dès la moitié du xviiie siècle, pour gagner dans les années 1770-1780 une centralité culturelle qui ne diminuera probablement qu’au cours de l’ère victorienne, supplantée non seulement par l’affirmation de la force des lettres anglaises, mais aussi par la prévalence, dans les îles Britanniques comme en Italie et ailleurs, de Dante comme figure dominante du génie italien.

15Il convient de se détacher d’une image de Pétrarque un peu trop univoquement liée à sa poésie amoureuse, pour ne pas négliger le Pétrarque des sonnets anti-papaux, lu comme autorité proto-protestante. Peut-être la prochaine étape dans l’étude du pétrarquisme anglais consistera-t-elle cependant à tenter de dépasser l’idée d’une multiplicité pétrarquiste, pour retrouver les liens (s’ils existent) qui unissent ses différentes traditions. L’enjeu n’est peut-être pas tant de choisir entre Pétrarque comme poète de l’amour, militant protestant, virtuose formel moderne, ou encore moralisateur médiéval, que de comprendre comment ces avatars peuvent souvent coexister dans un même texte à des degrés de proéminence plus ou moins affirmés, dans les œuvres latines comme dans le Canzoniere ou les Triomphes.

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Notes

1 Alessandra Petrina, Petrarch’s Triumphi in the British Isles, Londres, Modern Humanities Research Association, 2020.

2 Le terme « Renaissance » s’applique dans le contexte anglais à une période que l’on fait commencer au plus tôt avec l’accession au pouvoir de la dynastie Tudor et la fin de la guerre des Deux-Roses en 1485, au plus tard avec l’accession d’Elizabeth Tudor en 1559. Entre ces deux extrêmes, le règne d’Henry VIII (1509-1547) semble être un point satisfaisant pour faire commencer la Renaissance. Cette période s’achève au xviie siècle, au plus tard avec Milton et la période de la Restauration Stuart (1660-1688). L’histoire du pétrarquisme anglais se confond en partie avec cette chronologie, puisque c’est sous Henry VIII que plusieurs poèmes du Canzoniere commencent à être traduits et imités en anglais, et parce que Milton peut être vu comme le dernier grand praticien de la forme éminemment pétrarquiste qu’est le sonnet au xviie siècle. Dans la perspective de cet article, la notion de « première modernité » semble moins pertinente, et recèle un potentiel téléologique qu’il s’agit ici de ne pas activer.

3 Klaus Hempfer, « Per una definizione del Petrarchismo », in Testi e contesti. Sagi post-ermeneutici sul Cinquecento, Klaus Hempfer, Naples, Liguori, 1998, p. 147-176 ; p. 151-152.

4 Voir Echoes of Desire: English Petrarchism and Its Counterdiscourses, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1995.

5 Voir à ce propos Amedeo Quondam (que je traduis ici), « Sul Petrarchismo », in Il Petrarchismo. Un modello di poesia per l’Europa, Floriana Calitti, Loredana Chines et Roberto Gigliucci (dir.), Rome, Bulzoni, 2006 p. 27-92 ; p. 44.

6 Voir l’ouvrage classique de Rosemund Tuve, Elizabethan and Metaphysical Imagery: Renaissance Poetic and Twentieth-Century Critics, Chicago, University of Chicago Press, 1947.

7 La notion d’« âge d’or » est en réalité assez vague, et si elle correspond globalement aux années 1590, les poètes qui y appartiennent commencent à écrire leurs œuvres bien avant : Edmund Spenser fait par exemple paraître The Shepheardes Calender en 1579, et la composition des œuvres de Sidney remonte à la fin des années 1570 et à la première moitié des années 1580.

8 L’adjectif « pétrarquéen » se rapporte à Pétrarque lui-même, l’adjectif « pétrarquiste » à ses imitateurs.

9 Le rhyme royal résulterait peut-être, selon William Rossiter, d’une adaptation par Chaucer de l’ottava rima italienne (qu’il aurait rencontrée chez Boccace), forme historiquement liée, selon lui, au strambotto. Les poètes italiens strambottistes de la fin du xve siècle sont réputés avoir fortement influencé les premiers sonnettistes anglais, comme je l’explique plus bas. Voir William T. Rossiter, Chaucer and Petrarch, Cambridge, D.S. Brewer, 2010, p. 114-117.

10 Voir Michael Hodder, Petrarch in English: Political, Cultural and Religious Filters in the Translation of the Rerum vulgarium fragmenta and Triumphi from Geoffrey Chaucer to J.M. Synge, thèse de doctorat, Balliol College, University of Oxford, 2012, p. 42-43 et Noel Harold Kaylor Jr, « Boethian Resonance in Chaucer’s “Canticus Troili” », in The Chaucer Review, n° 27, vol. 3, 1993, p. 219-227.

11 Voir William T. Rossiter, Chaucer and Petrarch, op. cit., p. 108, et Danila Sokolov, Renaissance Texts, Medieval Subjectivities. Rethinking Petrarchan Desire from Wyatt to Shakespeare, Pittsburgh, Duquesne University Press, 2017, p. 1-23 et 83-133.

12 Sonnets, and Odes translated from the Italian of Petrarch; with the Original Text, and Some Account of his Life, Londres, pour T. Davies, 1777. Ce recueil ne comporte encore que 48 poèmes de Pétrarque (avec l’original et la traduction), mais le fait que le nom de Pétrarque apparaisse dans son titre est une véritable nouveauté. Par ailleurs, on ne peut écarter l’hypothèse de l’existence d’une traduction aujourd’hui perdue. Le poète Thomas Watson, par exemple, fait référence à sa traduction (en latin, cependant) des « sonnets » de Pétrarque, aujourd’hui perdue si elle a jamais été réalisée en effet.

13 Susan Brigden, Thomas Wyatt, The Heart’s Forest, Londres, Faber & Faber, 2012, p. 105 et 125.

14 William A. Sessions, Henry Howard, The Poet Earl of Surrey: A Life, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 85-95 et 105-106.

15 Sur la poésie de Surrey, voir William McGaw (dir.), A Critical Edition of the Complete Poems of Henry Howard, Earl of Surrey, Lewiston/Queenston/Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2012 et Elizabeth Heale, Wyatt, Surrey and Early Tudor Poetry, Londres, Longman, 1998, p. 94-97 pour les apports respectifs des deux poètes.

16 Chris Stamatakis, Sir Thomas Wyatt and the Rhetoric of Turning: “Turning the Word”, Oxford, Oxford University Press, 2012.

17 Patricia Thomson, Sir Wyatt and his Background, Londres, Routledge/Kegan Paul, 1964, p. 169.

18 Selon William A. Ringler, Bibliography of English Verse in Manuscript 1501-1558, Londres, Mansell, 1988, et Bibliography and index of English verse printed 1476-1558, Londres, Mansell, 1988. Mentionnons toutefois aussi l’existence du manuscrit Park-Hill (British Library Additional MS 36529), qui pourrait dater des années 1550 ou 1560, et qui comporte 12 traductions de Pétrarque par John Harington of Stepney. Voir Anthony Mortimer, Petrarch’s Canzoniere in the English Renaissance, Amsterdam/New York, Rodopi, 2005, p. 17-18.

19 L’édition la plus récente du recueil est celle d’Amanda Holton et Tom McFaul, Tottel’s Miscellany: Songs and Sonnets of Henry Howard, Earl of Surrey, Sir Thomas Wyatt and Others, Londres, Penguin, 2011. Sur le « sentiment national », voir William J. Kennedy, The Site of Petrarchism: Early Modern National Sentiment in Italy, France, and England, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2003.

20 Michael Wyatt, « Other Petrarchs in Early Modern England », in Petrarch in Britain: Interpretors, Imitators, Translators over 700 Years, Martin McLaughlin, Letizia Panizza et Peter Hainsworth (dir.), Londres, British Academy, « Proceedings of the British Academy », vol. 146, 2007, p. 203-216 ; p. 207-208.

21 Eric Nebeker, « Broadside Ballads, Miscellanies, and the Lyric in Print », in English Literary History, n° 76, 2009, p. 989-1013, p. 999.

22 Anthony Mortimer, Petrarch’s Canzoniere in the English Renaissance, op. cit., p. 18.

23 Padraic Lamb, « Traducing Ronsard: Larceny and the Poet in English Love-Lyrics, 1582-1591 », in Language Commonality and Literary Communities in Early Modern England: Translation, Transmission, Transfer, Laetitia Sansonetti et Rémi Vuillemin (dir.), Turnhout, Brepols, 2022, p. 195-219.

24 Voir Anne Lake Prescott, French Poets and the English Renaissance: Studies in Fame and Transformation, New Haven, Yale University Press, 1978 ; Hassan Melehy, The Poetics of Literary Transfer in Early Modern France and England, Farnham, Ashgate, 2010.

25 Voir par exemple la manière dont Robert Tofte « pétrarquise » encore davantage Boiardo dans sa traduction partielle d’Orlando Innamorato.

26 Voir à ce sujet les ouvrages de Henry R. Woudhuysen, Sir Philip Sidney and the Circulation of Manuscripts, 1558-1640, Oxford, Clarendon Press, 1996, et Lisa M. Klein, The Exemplary Sidney and the Elizabethan Sonneteer, Newark, University of Delaware Press, 1998.

27 Voir l’ouvrage fondateur de Kim F. Hall, Things of Darkness: Economies of Race and Gender in Early Modern England, Ithaca, Cornell University Press, 1996, p. 62-122 ; le poème « Ne[g]ra, si, ma bella » de Marino figure dans le manuscrit Burley, contemporain de Shakespeare. Voir Peter Redford (éd.), The Burley Manuscript, Manchester, Manchester University Press, 2017, item 409, p. 180 [fol. 290r].

28 Le terme « lyrique » est ici utilisé par commodité, car la définition du genre lyrique à l’époque pose un certain nombre de problèmes qu’il serait trop long d’aborder ici.

29 Roger Ascham, The Scholemaster, Londres, John Day, 1570, sig. L2r.

30 Giles Fletcher, Licia, or Poemes of loue…, Cambridge, John Legat, 1593, sig. A2v.

31 Voir John W. Kennedy, Authorizing Petrarch, Ithaca, Cornell University Press, 1994, p. 67-81.

32 Sermons of John Calvin, Vpon the songe that Ezechias made after he had bene sicke, and afflicted bythe hand of God, conteyned in the 38. Chapiter of Esay, Londres, John Day, 1560.

33 Dans un ouvrage en cours d’écriture, je me propose d’historiciser cette notion qui diffère tant du français « recueil ».

34 Joan Grundy (éd.), The Poems of Henry Constable, Liverpool, Liverpool University Press, 1960, p. 33 ; George M. Story et Helen Gardner (éd.), The Sonnets of William Alabaster, Oxford, Oxford University Press, 1959, p. xxxvi.

35 Voir par exemple Donald L. Guss, John Donne, Petrarchist: Italianate Conceit and Love Theory, in The Songs and Sonets, Detroit, Wayne State University Press, 1966, et Silvia Ruffo-Fiore, Donne’s Petrarchism: A Comparative Overview, Florence, Grafica Toscana, 1976.

36 Voir le chapitre à venir de Nicholas McDowell dans Translating Petrarch in Early Modern Britain: Canzoniere and Trionfi, c. 1530-1650 (à paraître), et dirigé par Marie-Alice Belle, Riccardo Raimondo et Francesco Venturi.

37 Voir par exemple la thèse d’Emilie Jehl, Le Motif du cœur dans l’emblématique anglaise de dévotion au xviie siècle, Université de Strasbourg, 2018, p. 263-283.

38 Voir Deirdre Serjeantson, « Milton and the Tradition of Protestant Petrarchism », in The Review of English Studies, n° 65, vol. 272, 2014, p. 831-852 ; p. 837-840. Sur la réception protestante du Liber Sine Nomine, voir Robert Coogan, « Petrarch’s Liber sine nomine and a Vision of Rome in the Reformation », in Renaissance and Reformation, n° 7, vol. 1, 1983, p. 1-12.

39 Voir Rémi Vuillemin, « Avant l’âge d’or : pour une histoire du sonnet imprimé en Angleterre (1547-1592) », in Études Épistémè, n° 41, 2022, doi.org/10.4000/episteme.15112 (dernière consultation : 10 août 2022).

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Pour citer cet article

Référence papier

Rémi Vuillemin, « Les pétrarquismes de la Renaissance anglaise : histoire et enjeux historiographiques »Littérales, 50 | 2023, 135-154.

Référence électronique

Rémi Vuillemin, « Les pétrarquismes de la Renaissance anglaise : histoire et enjeux historiographiques »Littérales [En ligne], 50 | 2023, mis en ligne le 01 février 2024, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/litterales/367 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z2c

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Auteur

Rémi Vuillemin

Université de Strasbourg

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Droits d’auteur

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