- 1 George F. Custen, Bio/Pics, How Hollywood Constructed Public History, New Brunswick, New Jer (...)
- 2 William. H. Epstein et Robert Barton Palmer, Invented Lives, Invented Communities, Albany : State (...)
- 3 George F. Custen, op. cit., 16.
- 4 Par exemple, An Angel at my Table (Jane Campion, 1990), Superstar: The Karen Carpenter (...)
1Depuis ses manifestations hagiographiques d’avant l’ère des studios hollywoodiens jusqu’à l’émergence du star-système et de la célébrité contemporaine, le film biographique met en valeur des « êtres d’exception »1. Si un grand nombre de biopics participent à la construction de la mémoire collective en racontant la vie d’un personnage historique, passé ou présent, d’autres s’attachent à déconstruire le mythe des grands hommes de l’Histoire2. Ce paradoxe traverse les écrits suscités par ce genre : alors que le premier théoricien des biopics, George F. Custen, insiste sur la dimension civique du genre auprès d’un public curieux d’Histoire3, Dennis Bingham analyse une série de biopics récents, marqués davantage par l’exploration formelle que par le désir d’idéalisation4.
- 5 Taïna Tuhkunen, « Le biopic : entre historiographie et praxis hagiographique », in Del (...)
- 6 Dennis Bingham, « The Lives and Times of the Biopic » in Robert Rosenstone and Constantin Pa (...)
- 7 Steve Neale voit le biopic comme un genre « hybride et multi-générique ». Steve Neale, Genre (...)
2Méfiants à l’égard du culte des idoles, certains réalisateurs contemporains privilégient effectivement les croisements et les schémas poreux, refusant de se soumettre au format hollywoodien. En cherchant à revitaliser la praxis des portraits à l’écran, le biopic continue néanmoins à entretenir une relation particulièrement complexe avec les images, fixes et filmées. Il s’hybride au contact d’autres genres, mieux établis (tels que le mélodrame, le western, la comédie musicale, le film de gangster, etc.), et en réinvente la linéarité historique. Le biopic problématise les récits de sur/vie et autres prouesses, ainsi que les success stories construits autour de l’idée de la réussite individuelle et du progrès5. Infléchi par la fonction du biographié (personnage politique, scientifique, sportif, artiste, écrivain, gangster, etc.)6, dont les récits de vie sont toujours plus ou moins fictifs, le biopic est un genre à la fois codifié, sexué et intrinsèquement hybride7.
- 8 Tom Brown and Belén Vidal (eds.), The Biopic in Contemporary Film Culture, New York & (...)
- 9 Ellen Cheshire, Bio-Pics: A Life in Pictures, New York, Chichester, West Sussex : Wall (...)
3Ce numéro de la Revue Lisa explore les débats d’ordre politique, narratologique, typologique, discursif et esthétique suscités par le biopic. Il interroge les divers mécanismes, modalités et conventions sur lesquels s’appuie la construction des « destins exceptionnels » à l’écran, illustrant le genre dans sa diversité. Longtemps négligé par les chercheurs universitaires, le biopic est à l’origine de nombreuses polémiques ; Tom Brown et Belén Vidal le qualifient de « troublant » (« a troublesome genre »8) dans The Biopic in Contemporary Film Culture, tandis qu’Ellen Cheshire interroge les frontières de ce genre « calomnié et incompris »9. La représentation de la vie d’un personnage serait l’occasion privilégiée du divertissement, vu la tendance du biopic à déformer les faits attestés, en dramatisant les événements à des fins spectaculaires et commerciales. Le mélange entre réalité et fiction qui sous-tend, ipso facto, l’élaboration des films biographiques, discréditerait alors leur valeur scientifique, perçue comme secondaire par rapport à l’objectif idéologique.
4Joanny Moulin propose une réflexion théorique sur les films biographiques en tant que sous-genre du film historique, soulignant l’influence réciproque des biographies filmées sur les biographies écrites. Préférant le terme « biofilm » que Robert Rosenstone substitue à celui de « biopic » de manière à valoriser la dimension historiographique, J. Moulin démontre que le genre filmique privilégie la biophotie (biographie partielle) au niveau narratif ; ce choix contribuerait à populariser des formes biographiques plus éphémères (de type journalistique ou numérique). J. Moulin revisite les théories de la biographie filmée en lien avec la littérature du XIXe siècle, basée sur le développement d’un récit linéaire dont la progression met en relief la figure du héros. C’est l’approche adoptée par Belén Vidal pour évoquer la pratique hagiographique dans les biopics hollywoodiens, également imprégnés par le culte de la personnalité. L’adaptation de l’Histoire à l’écran a alimenté de nombreux débats entre les historiens Robert Rosenstone et Hayden White ; Ian Jarvie a conclu à la supériorité de la biographie écrite par rapport à la biographie filmée, considérant que le film ne peut retenir toutes les nuances qui alimentent l’écriture scientifique. J. Moulin retrace ainsi les évolutions dans la manière dont les historiens perçoivent le cinéma en tant que source primaire ou secondaire, citant Marc Ferro pour souligner que l’histoire du cinéma appartient aussi à l’Histoire. Dans ce contexte, le biofilm demeure un objet dont la valeur historique n’est pas à négliger.
5Rémi Fontanel prolonge la réflexion engagée précédemment à travers l’étude des biopics de sportifs américains dont il décline les particularités et les points communs. Le chercheur évoque l’évolution historiographique du sous-genre : le biopic sportif serait utilisé pour promouvoir les valeurs citoyennes dans les années 1930, tandis qu’il participerait à l’intensification d’une culture du divertissement après la Seconde guerre mondiale. Cette inflexion sociologique expliquerait la part croissante des biopics sportifs dans la production cinématographique des années 1950, à l’origine de nombreux remakes dans les années 1990. Une analyse comparée entre sport et cinéma permet de démontrer que le biopic sportif consacre la rencontre entre différents types de mouvements et déplacements dans l’espace. R. Fontanel relève le lien entre certains sports et les techniques de filmage utilisées pour en capturer les singularités (gestes, bruits, vitesse) et pour souligner la capacité du biopic à rendre « cinégéniques » des sports parfois moins spectaculaires (golf, base-ball). De même, le biopic célèbre les exploits sportifs d’individus dont la détermination à gagner serait l’expression de valeurs socioculturelles, parfois patriotiques, dont le public s’empare comme symbole collectif.
- 10 William L. Nance, The Worlds of Truman Capote, New York : Stein & Day, 1970.
- 11 Leo Löwenthal, Literature, Popular Culture, and Society, Englewood Cliffs, N.-J. : Prentice (...)
6Delphine Letort étudie et compare deux biopics consacrés à l’écrivain américain Truman Capote. Retraçant les difficultés liées à la composition d’In Cold Blood (1966), roman de non-fiction à l’origine de nombreuses controverses, Capote (Bennett Miller, 2005) et Infamous (Douglas McGrath, 2007) dressent le portrait d’un homme en quête de célébrité, accusé par les critiques les plus cyniques d’exploiter une sordide histoire de meurtre pour s’attirer l’attention des médias10. Les biopics sur Truman Capote sélectionnent une tranche de sa vie et ravivent les polémiques suscitées par un écrivain soucieux d’entretenir son image publique en se laissant photographier jusque dans son intimité pour la presse à scandale. Ils illustrent l’impact de la culture de la célébrité sur le monde littéraire et reconstituent une époque où maintes personnalités issues du monde du divertissement se transformèrent en figures publiques. Dressant le portrait de l’écrivain à travers les discussions dont il fut l’objet, Capote et Infamous poursuivent le processus de réification qui a accompagné une carrière sous les feux des médias11.
- 12 George F. Custen, op. cit., 34.
7Dans son article, Jules Sandeau évoque la complicité entre la mise en scène subtile de soi par l’actrice Katharine Hepburn, ainsi que la manipulation de son image par l’industrie hollywoodienne. Alors que la présence d’une star peut infléchir le discours historique d’un film12, J. Sandeau démontre que les studios RKO Pictures (Radio-Keith-Orpheum Pictures) utilisèrent la figure de Mary Stuart pour tenter de redéfinir la persona de la reine et de la star dans Mary of Scotland (John Ford, 1936). J. Sandeau insiste sur le double discours du film : le biopic vise à atténuer l’image du personnage historique, femme volontaire dont l’attitude tranchait singulièrement avec les codes sociopolitiques de son époque, tout en soulignant la fragilité politique d’une reine de manière à appliquer un discours genré sur une actrice rebelle. Le film historique réaffirme le lien entre pouvoir et masculinité pour mieux soumettre l’actrice à l’ordre patriarcal qui prévaut dans une société ébranlée par la Grande Dépression.
- 13 Ibidem, 6-8.
- 14 Jacques Gerstenkorn, Cinémas en campagne, Lyon : Fage, 2012, 128.
8Plusieurs auteurs de ce numéro interrogent le pouvoir politique du biopic, genre dont G. Custen met en évidence la fonction didactique et citoyenne, en rappelant que les biographies filmées ont souvent constitué une source d’informations historiques pour le public américain13. Claire Demoulin analyse la place et l’impact des discours politiques dans les biopics historiques et politiques, visant à perpétuer la pensée et la parole politiques à travers les imaginaires d’époques diverses. Les biopics politiques attirent généralement l’attention sur le talent oratoire du personnage politique dont ils reproduisent la rhétorique visuelle et discursive. L’auteure s’intéresse en particulier à la manière dont Le Discours d’un roi (Tom Hooper, 2011) décrit le parcours singulier de George VI, roi affaibli par un bégaiement maladif qu’il doit parvenir à surmonter pour incarner les intérêts nationaux. Le biopic retrace les étapes de l’accession au pouvoir et la formation d’une parole politique depuis l’espace méconnu de l’Histoire, « du côté de l’organisation scénographique de la campagne et des coulisses »14.
9Hélène Charlery s’attache à déchiffrer les politiques de représentation adoptées par la chaîne du câble HBO (Home Box Office) qui, souhaitant développer une niche commerciale auprès du public afro-américain, a produit plusieurs biopics consacrés à des figures afro-américaines. L’auteure décrypte un discours racial genré qui semble avoir évolué relativement peu. The Josephine Baker Story (Brian Gibson, 1991) et Introducing Dorothy Dandridge (Martha Coolidge, 1999) constituent néanmoins des contre-exemples, et l’analyse filmique s’attache à démontrer que les procédés narratifs utilisés reconstruisent l’image et le récit de vie de Josephine Baker et de Dorothy Dandridge dans un style moins convenu. Se focalisant moins sur les carrières et les engagements politiques que sur la manière dont les sujets confrontèrent les traumatismes de leurs vies, les deux biopics montrent la prise de conscience du traitement racial de ces deux artistes. Alors que le cinéma a souvent réduit J. Baker et D. Dandridge à l’expression d’une féminité exotique, les biopics fouillent la frontière ténue entre faits et fictions pour donner une voix aux sujets féminins.
10Nicole Cloarec esquisse les contours théoriques des biopics consacrés aux agents doubles, figures dont le récit de vie est nécessairement marqué par le secret. An Englishman Abroad (John Schlesinger, 1983) et A Question of Attribution (John Schlesinger, 1991) révèlent les maints paradoxes et tensions qui traversent l’écriture biographique de ces personnages énigmatiques dont les aventures personnelles et professionnelles devraient rester dans l’ombre. L’analyse filmique met à jour les faux-semblants sur lesquels les personnages construisent leurs carrières, ainsi que les mensonges d’une vie à double face : un jeu sur les apparences parfaitement maîtrisé par des hommes conscients de leur origine sociale. N. Cloarec souligne ici la collaboration entre le réalisateur John Schlesinger et le scénariste Alan Bennett dont le regard critique à l’égard de la société britannique semble porté par les personnages biographiés. L’agent double, s’il doit s’intégrer parfaitement pour passer inaperçu, n’en demeure pas moins une figure subversive. Incarnation de la trahison des idéaux de la nation d’origine, il ne se laisse que difficilement biographier, faisant du secret un mode de vie que seule la fiction peut révéler.
11Les articles rassemblés dans ce numéro démontrent que le genre « biopic » est une catégorie filmique bien moins formaliste qu’elle ne paraît, et particulièrement sensible aux variations et aux évolutions. Le film biographique participe, par définition, à ce jeu de variations et de mutations qui fait partie du mode de fonctionnement dynamique inhérent aux genres cinématographiques. Ses spécificités et contours s’avèrent de plus en plus mouvants, permettant l’émergence d’une lecture révisionniste qui interroge à la fois les codes filmiques et le discours idéologique qu’ils véhiculent. Si la fonction politique et sociale des sujets biographiés semble souvent déterminer la forme même du film, les biopics proposent une perception idéologique instable des personnages et des événements. De ce fait, et bien que la pratique hagiographique a certes fait évoluer ces films vers le spectaculaire, tout en promouvant la culture de la célébrité, une pratique réflexive du biopic permet d’interroger les choix politiques d’une production cinématographique populaire.