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La législation de 1964 sur les Droits Civiques aux États-Unis : mythe d’une égalité de droit, réalité d’une égalité de fait ?

The Civil Rights Act of 1964 in the United States: Myth of Equal Rights or Reality of a de facto Equality?
Eric Agbessi

Résumés

L’objectif de cette étude est de montrer comment l’élaboration de la législation sur les Droits Civiques de 1964, et notamment l’article 7, participe à la réaffirmation du concept de citoyenneté. Dans le même temps, ce travail souligne les oppositions conceptuelles que cette législation a suscitées. En effet, notamment au sein du Sénat, les échanges mettent en évidence les différences fondamentales entre l’approche constitutionnelle démocrate sudiste et celle qui rassemble Démocrates et Républicains nordistes. Dans ce contexte, définir la réalité, c’est déterminer le contenu du compromis entre ces deux positions. Quant au mythe, il convient d’étudier le sens dans lequel il s’appréhende en matière de citoyenneté. La conclusion permettra de préciser ce qui relève du mythe, d’une part, et de la réalité, d’autre part, pour mieux comprendre ce que peut être le concept de diversité dans un pays démocratique et pluriculturel comme les États-Unis.

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Index chronologique :

20th century / XXe siècle
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Texte intégral

  • 1 Message télévisé du 11 juin 1963. Au cours de cette allocution, le président Kennedy invite l (...)

1Les lois sur les Droits Civiques de 1964 présentent la particularité d’avoir été portées par deux présidents différents au cours d’un même mandat. Si, par deux fois en 1963, dans son discours sur l’état de l’Union puis à travers un nouveau programme de droits civiques élargis1, Kennedy appelle l’Amérique à avancer dans ce domaine, c’est son successeur, Lyndon Baines Johnson, qui signe cette législation le 2 juillet 1964.

  • 2 Vincent Michelot, L’Empereur de la Maison Blanche, Paris : Armand Colin, 2004, 19.
  • 3 Cette version est celle défendue par Mark Stern in Calculating Visions, Kennedy, Johnso (...)

2Première étape du projet de Grande Société de l’ancien vice-président, cette législation s’inscrit dans la continuité politique du New Deal de F.-D. Roosevelt avec, comme ancrage politique, « un État fédéral fort et interventionniste qui redistribue la richesse, protège la justice sociale et assure l’égalité, qu’elle soit sexuelle ou raciale »2. Au-delà de cette ambition politique, ce texte de loi doit servir les intérêts du nouveau locataire de la Maison Blanche, alors en quête de légitimation, qui a en ligne de mire les élections présidentielles de novembre 1964. Johnson est un Sudiste, qui a agi comme tel au cours de ses mandats sénatoriaux, marquant ainsi son ancrage philosophique. Le gain d’une nouvelle élection, cette fois présidentielle, passe par une approche bien différente. Son pragmatisme politique le conduit à prendre une option diamétralement opposée en épousant le projet de son prédécesseur et en soutenant les acteurs choisis par Kennedy pour régler la question de la minorité noire3. Le projet consiste alors à faire de l’égalité de droit une égalité de fait. C’est ainsi, au prix d’un immense effort, grâce à un sens politique sans égal des hommes du président et du sénateur Humphrey que la législation fortement amendée trouve une majorité sénatoriale le 19 juin 1964.

  • 4 « Titre » est ici un emprunt de l’anglais et signifie article de loi.

3Composée de 11 articles, cette législation aura marqué de son empreinte l’histoire législative des États-Unis. Comme nous le verrons, le titre 74 est à l’origine de ce qui est communément connu sous le nom d’affirmative action, objet de nombreux débats judiciaires, d’arrêts juridiques et de remises en cause locales.

4L’objectif de cette étude est de montrer comment l’élaboration de ce texte de loi sur les droits civiques, en portant une attention toute particulière à l’article 7, participe à la réaffirmation du concept de citoyenneté. Dans le même temps, ce travail souligne les oppositions conceptuelles que cette législation suscite. En effet, notamment au sein du Sénat, les échanges mettent en évidence les différences fondamentales entre l’approche constitutionnelle démocrate sudiste et celle qui rassemble Démocrates et Républicains nordistes. Dans ce contexte, définir la réalité, c’est déterminer le contenu du compromis entre ces deux positions. Quant au mythe, il convient d’étudier le sens dans lequel il s’appréhende en matière de citoyenneté. La conclusion permettra de préciser ce qui relève du mythe, d’une part, et de la réalité, d’autre part, pour mieux comprendre ce que peut être le concept de diversité dans une société démocratique pluriculturelle comme les États-Unis.

La législation de 1964

5Les travaux sur le projet de loi HR 7152 ont lieu au cours du 88e Congrès. Si l’examen et l’approbation de cette loi, par la Chambre des représentants, ne présentent que peu de difficultés, il n’en est pas de même au Sénat, théâtre d’une opposition farouche menée avec talent par les élus essentiellement issus de l’ancienne confédération des États du Sud. Ratification est cependant faite après l’adoption par la Chambre basse en février 1964 puis celle du Sénat en juin, quatre mois plus tard. Cette adoption ne s’est pas faite sans mal, le travail de la haute assemblée étant rapidement entravé par une obstruction parlementaire diligentée par les élus de la Vieille Dixie. Seule une refonte complète des décrets d’application permet le ralliement final des sénateurs.

6En liminaire, le législateur nous donne l’essence même de la législation :

  • 5 United States Statutes at large, 88th Congress (48), 1964, vol. 78, 241.

[Une] loi afin de renforcer le droit constitutionnel qu’est le vote, de donner des compétences aux Districts Courts des États-Unis, d’apporter réparation pour toute discrimination dans le cadre du logement public, d’autoriser le ministère de la Justice à engager des poursuites pour protéger les droits constitutionnels dans les installations publiques, d’élargir la commission pour les droits civiques, d’assurer l’égalité des chances dans l’emploi5.

  • 6 Brown et Al. v. Board of Education of Topeka et Al. est un arrêt de la Cour Suprême des Éta (...)

7« Les autres fins » renvoient à la déségrégation scolaire (article 4), dans le droit fil de Brown vs Board of Education6, avec pour projet une nouvelle organisation des transports permettant un meilleur équilibre au sein du tissu scolaire, le financement égalitaire des programmes initiés par l’État (article 6) et la création d’un service des relations communautaires visant à résoudre les problèmes liés à la discrimination.

L’article 7 de la loi : une pierre essentielle d’achoppement entre les principaux protagonistes

  • 7 Député afro-américain, démocrate, élu de New York.

8Absent, dans un premier temps, de l’Omnibus Bill adressé au Congrès par l’administration Kennedy en 1963, le titre 7 de la future loi ne doit son existence qu’à la persévérance d’Adam Clayton Powell7, membre du Congrès et président du comité du travail et de l’éducation de la Chambre. Ce dernier, avec l’aide de James Roosevelt démontre que la discrimination dans le cadre de l’emploi dépasse les frontières du Sud et qu’il convient de soutenir les politiques locales initiées dans ce domaine dans plusieurs États.

  • 8 L’objet de ce comité est défini dans le point suivant.

9La proposition de légiférer sur ce point est reprise par le comité judiciaire ayant la haute autorité sur les droits civiques, puis relayée par un amendement proposé par le démocrate Peter Rodino. Cette proposition modificatrice vise à l’instauration du PCEEO (President’s Committee on Equal Employment Opportunity)8 qui, dans ce projet, doit être dirigé par celui qui est encore à cette époque le vice-président Johnson.

10Élaboré dans un contexte politique difficile, objet d’une véritable négociation entre Démocrates et Républicains, cet article 7 précise les cadres socioprofessionnels concernés sur le territoire national mais aussi dans les régions sous contrôle américain. Il prévoit la création d’une commission pour l’égalité des chances dans le cadre de l’emploi (Equal Employment Opportunity Commission, EEOC). Ses missions consistent à travailler avec les organismes locaux, publics ou privés, dédommager les témoins qui viendront déposer, apporter son assistance, garantir la légalité des démarches entreprises, et référer de son action auprès du ministre de la Justice. C’est cette commission qui invitera l’administration américaine à se porter partie civile en cas d’intervention.

11Le concept égalitaire ici décliné est envisagé dans un cadre résolument universel, non pas « au détriment de », mais bien « à l’avantage de ». Comment pourrait-il en être autrement dans le contexte sociétal des promoteurs de cette législation ? La base de la pensée politique est bien celle de la citoyenneté, inscrite dans un schéma clairement exposé par David Skrentny :

  • 9 John David Skrentny, The Ironies of Affirmative Action, Politics, Culture and Justice in Am (...)

L’idée de non distinction signifie universalisme et individualisme abstrait, et apparaît comme une simple extension des institutions fondamentales de la modernité – économie monétaire, capitalisme et citoyenneté – ainsi que des idées ancrées depuis longtemps dans la culture occidentale, remontant au début du Christianisme et, dans ce pays, aux principes fondateurs. Aucune de ces deux sources n’a de place dans sa logique interne pour un particularisme raciste. Les institutions légales de base aux États-Unis – le droit des contrats et la Constitution – sont tous deux non distinctifs (sans toutefois nécessairement renforcer cette idée). D’autres organismes investis du pouvoir de légiférer ou chargés de l’application des lois tels que le Conseil National des Conflits Sociaux, ont participé à l’élaboration des éléments de base fondamentaux du modèle non distinctif, en enquêtant sur des plaintes de discrimination dans les syndicats pour s’assurer que tous les travailleurs sont traités de façon égale. C’est aussi dans l’intérêt des sympathisants du mouvement pour les droits civiques car, plus que tout dans le modèle américain de société naturelle, l’égalité était censée voir le jour naturellement quand les individus étaient libérés des relations corrompues dans leur situation professionnelle. L’égalité des résultats devait suivre l’égalité des chances9.

  • 10 Public Papers of the President Lyndon Baines Johnson, 1963-1964, 844.

12C’est bien dans cet esprit qu’est prononcée l’allocution présidentielle radiotélévisée du 2 juillet 1964 précédant la signature du texte législatif. L.-B. Johnson précise que cette loi « repose tout d’abord sur le respect volontaire et ensuite sur les efforts des communautés locales et des États pour garantir le droit des citoyens. Elle prévoit que l’autorité nationale n’interviendra que quand d’autres n’auront pas pu ou pas voulu le faire »10.

13Respect du texte constitutionnel fondateur, réaffirmation de la notion d’universalité, équilibre des pouvoirs, coordination des actions entre États fédérés et pouvoir fédéral, la législation de 1964 a pour objet de répondre aux attentes communautaires fortes en prenant en compte une réalité difficile, ancrées depuis longtemps dans le patchwork sociétal américain. Elle est immanquablement un signe quant à la capacité américaine à décliner concrètement le principe fondateur qui est le sien au sujet des droits des individus, signe dirigé vers les nations – alignées ou pas – dans un contexte de Guerre Froide exacerbé par les premiers soubresauts de la guerre du Vietnam.

Un exécutif initiateur, fédérateur … entre mythe et réalité ?

14Il est difficile de se satisfaire de la position démocrate triomphante en cette période estivale de 1964. Celle-ci ne révèle pas l’âpreté des débats qui se sont déroulés au sein de la haute assemblée. Le président américain en exercice a dû alors faire face à une obstruction parlementaire menée de main de maître par ses alliés d’antan.

15Cette obstruction parlementaire est d’autant mieux structurée que ses auteurs sont rompus à ce type de démarche consistant à retarder autant que possible le vote d’une législation donnée. Cette tactique politique a notamment été utilisée lors de l’adoption de la loi sur le lynchage en 1937, puis en 1957 et 1960 quand les administrations successivement démocrate et républicaine se sont efforcées de faire adopter une législation sur les droits civiques. Si le succès n’a pas été au rendez-vous des opposants à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il l’a été au lendemain de celle-ci.

  • 11 Démocrates à une exception près.
  • 12 Ces faits historiques sont relatés avec précision par Keith M. Finley in Delaying the Dream (...)
  • 13 Ensemble d’arrêts et de règlements adoptés dans le Sud entre 1877 et 1964 pour instaurer la (...)

16Ces 19 sénateurs11 sont d’autant plus à l’aise avec cet exercice parlementaire qu’ils exercent leur mandat depuis de nombreuses années, réélus aisément selon une tradition sudiste bien ancrée. Car il s’agit là d’élus représentant exclusivement les États confédérés lors de la Guerre de Sécession cent ans plus tôt. S’ils sont tous nés bien après ce conflit, ils sont les héritiers d’un mode de vie qu’ils ont défendu bec et ongles dès lors qu’une éventuelle remise en question législative a été envisagée. Ces parlementaires12 sont les dépositaires d’une conception de la Constitution, de législations locales connues sous le nom de Jim Crow Laws13 qui ont institué un aménagement des amendements constitutionnels votés au lendemain de la guerre civile. Ces élus sont les défenseurs d’une politique économique quelque peu différente de celle du Nord. Ce sont les représentants d’une communauté imaginée en 1861 sur une ligne de partage idéologique, recréée artificiellement à partir de 1877 avec le retrait des troupes nordistes du Sud et l’instauration de ces lois régionales définissant les codes et les usages entre les différentes communautés. Pour eux, l’égalité de droit est définitivement une égalité de fait, c’est-à-dire dûment constatée, s’appuyant sur la supériorité des Blancs sur les Noirs.

17Dix-huit de ces sénateurs sont des Démocrates qui ont souvent fortement soutenu la politique du New Deal de Roosevelt. En 1964, ils font partie de la majorité parlementaire retrouvée et longtemps exercée sous l’autorité de Johnson, leader au Sénat pendant de nombreuses années. Il s’agit là d’une situation paradoxale sur le plan politique puisque dissension il y a au sein d’un même groupe politique ayant apporté son soutien aux mêmes projets politiques successifs portés par les candidats démocrates à la Maison Blanche. Ce qui conforte bien l’hypothèse consistant à faire de cette obstruction parlementaire un conflit d’ordre régional bien que s’inscrivant dans une perspective politique nationale partagée ou supposée comme telle.

18Le blocage politique évitant toute remise en cause du fonctionnement sociétal du Sud a été d’autant plus facilement résolu que la présence de longue date de ces élus sudistes au Sénat leur a donné la possibilité de gravir les échelons et d’occuper de nombreux postes clés au sein de la haute assemblée. Ainsi, les arrangements entre sénateurs auront longtemps permis aux uns et aux autres de trouver un modus vivendi évitant toute remise en cause fondamentale des équilibres trouvés dès la fin du XIXe siècle en matière de droits civiques. Équilibres d’autant plus faciles à mettre en œuvre que la situation sociale et économique de la minorité noire dans le Nord n’est pas aussi florissante que d’aucuns le prétendent à cette époque.

  • 14 Brown vs. Board of Education (347 US 483, 1954) : décision rendue par la Cour Suprê (...)

19Le basculement politique se fait par l’action déterminante menée par les structures politiques, religieuses, associatives mises en place par la communauté noire tout au long de son histoire, mais de façon encore plus structurée au tout début du XXe siècle. Pour elles, le mythe de la refondation des idéaux constitutionnels a trouvé sa concrétisation au lendemain de la Guerre de Sécession. L’égalité de droit n’a cependant pas résisté au départ des Nordistes. Ils s’organisent pour obtenir l’égalité de fait en attaquant un à un les bastions inégalitaires. Les premiers résultats sont obtenus dès 1941 par l’intermédiaire des Spleeping Car Porters qui, sous l’égide du légendaire A. Philip Randolph, menacent l’administration d’une première marche sur Washington DC contraignant le président Roosevelt à l’intégration des forces armées. La déségrégation des transports dans les villes du Sud, commençant par Montgomery en 1955, marque la deuxième étape importante menée en direction d’une réelle égalité au sein de la nation américaine. Enfin, en 1957, la détermination présidentielle républicaine de mener la déségrégation scolaire à Little Rock dans l’Arkansas, suite aux décisions de la Cour Suprême de 1954 et 195514, montre que l’ingérence de l’État fédéral peut à nouveau s’exercer pour rétablir les relations communautaires dans un cadre plus favorable à la minorité afro-américaine.

20L’âpreté des débats évoquée précédemment se justifie amplement dans le contexte sociétal des années de guerre et d’après-guerre. L’enjeu pour les Sudistes est de sauver une conception d’un monde dont ils contestent toute remise en cause pour des raisons politiques ancrées dans une philosophie constitutionnelle, une approche sociologique qui en découle et une perspective d’avenir que rien ne semble devoir contrarier. En dehors de la détermination des Afro-Américains brillamment menée par quelques leaders de talent, quels dysfonctionnements dans le Sud empêchent l’Amérique de jouer son rôle de superpuissance ? Aucun, selon Russel, le plus emblématique des opposants, élu de l’État de Géorgie et ancien mentor de Johnson.

  • 15 Cette version des faits historiques est notamment celle de Keith M. Finley, op. cit. (...)

21L’incompréhension se joue à un autre niveau. Le savant équilibre trouvé entre les différentes parties lors de la convention démocrate de San Francisco en 1960 – au cours de laquelle le ticket Kennedy-Johnson avait été finalement constitué et validé – aurait dû apporter les garanties suffisantes pour que la situation se maintienne avec l’accession à la présidence de Johnson, l’un des principaux représentants du Sud de l’époque. Pour Russel, qui a largement facilité l’accession au premier plan du sénateur texan, la détermination politique de son ancien protégé à promouvoir une loi allant à l’encontre de tous les principes de la Vieille Dixie est difficile à accepter. Un Sudiste qui en viendrait à contrecarrer ce qui a été au cœur de son projet politique est inacceptable et va être l’objet de représailles dont l’idée principale consiste à repousser l’adoption de cette législation. Pour ce faire, l’obstruction parlementaire sera le meilleur moyen stratégique d’aller à l’encontre de la première étape du projet de Grande Société de Johnson. Il lui sera dès lors difficile de se faire reconnaître comme le chef de file d’une majorité qui va briguer la Maison Blanche en novembre 196415.

22La tension est d’autant plus vive que les adversaires du projet de loi connaissent les talents de négociateur du président en exercice. Ils savent combien sa maîtrise des rouages sénatoriaux peut être déterminante dans l’obtention d’une majorité des deux tiers, indispensable pour se défaire de l’obstruction parlementaire. Ils ont parfaitement compris que la détermination présidentielle n’était pas une stratégie politico-politicienne permettant de gagner une élection majeure en 1964 avant de remettre le projet aux calendes grecques. Les hommes de Kennedy choisis par Johnson pour mener le combat, qui n’étaient pas initialement favorables au nouveau président, sont là pour prouver le contraire. Leurs actions concertées dans les arcanes du Sénat confortent cette analyse. S’il n’y a pas de vice-président en exercice compte tenu de la durée restante du mandat présidentiel, Johnson conforte Nicholas Katzenbach dans un rôle à la mesure de ses convictions aux côtés d’un Robert Kennedy maintenu au poste d’Attorney General.

Des échanges parlementaires, réels reflets des tensions politiques

23Ces tensions, interrogations, oppositions se retrouvent dans le verbatim des débats qui ont émaillé le quotidien des parlementaires au cours du premier semestre 1964. C’est cette analyse textuelle qui permet non seulement de mieux comprendre ce que représente réellement cette législation dans le cadre de la mise en œuvre du concept de diversité au sein de la société américaine et ainsi d’aborder plus facilement ce qui, dans ce contexte législatif, relève plus du mythe ou de la réalité.

24Pour ce faire, l’orientation a été prise de travailler sur les échanges sénatoriaux portant sur le titre 7 du projet de loi. Le recueil de données s’est fait à partir de mots clés listés dans les archives du 88e Congrès américain en place à partir du 3 janvier 1963 pour deux ans. Le choix s’est fait sur les débats les plus polémiques, portant sur les articles les plus débattus, notamment l’article 7 du projet de loi traitant de l’intégration socioprofessionnelle des Noirs dans la société américaine. Plus connu sous le nom d’Affirmative Action et malencontreusement traduit par discrimination positive, ce texte galvanise toutes les passions, au-delà même de celles suscitées par la déségrégation des lieux publics et des systèmes publics prévue dans les 6 premiers articles de la loi. Ce déchaînement politique provoqué par les élus du Sud est la réponse à ce qu’ils considèrent comme une ingérence de l’État fédéral dans leur fonctionnement local, au mépris de la Constitution. L’argument principalement opposé par les tenants de la cause sudiste consiste à affirmer que les lois du commerce sont inscrites en lettres capitales dans la notion de liberté, pierre angulaire de la construction de l’Amérique, élément fondateur de la Constitution faisant suite à une déclaration d’Indépendance de la même veine.

25Dans ces archives, à compter du 4 février 1964, 315 pages portent sur cette question du titre ou article 7 parmi les 13 827 que compte le verbatim au 15 juin de cette année-là, le vote ayant lieu quatre jours plus tard. L’analyse est centrée sur les débats du Sénat pour les raisons précédemment invoquées. Une option supplémentaire aurait pu être retenue, celle consistant à prendre en compte les sessions parlementaires ayant eu lieu dès la présentation du texte de loi à la Chambre des représentants. Elle ne l’a pas été pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les débats des deux Chambres sont profondément différents dans leur rapport à l’exécutif, l’équilibre des pouvoirs s’exerçant manifestement plus avec le Sénat. Ensuite, le projet de loi HR 5172 – c’est son titre officiel au cours des débats – prend une tout autre dimension après l’assassinat du président Kennedy pour les raisons politiques exposées précédemment.

26Si le verbatim choisi est celui de la haute assemblée, c’est aussi parce qu’une stratégie de contournement de la commission sénatoriale d’étude des lois a été initiée par le leader de la majorité démocrate, Mike Mansfield, à la demande de l’administration Johnson. Une manœuvre qui aura permis une étude de la proposition de législation. C’est cette tactique politicienne qui exacerbe les tensions. Jusque-là, les représentants des États du Sud étaient sûrs de leur fait, puisque présidant aux destinées de la commission sénatoriale qui aurait dû bloquer le projet. À aucun autre moment de l’histoire récente des États-Unis, les législateurs n’avaient été aussi près de proposer une réforme aussi consistante sur les droits civiques.

27Les nombreuses interventions sont faites par une quarantaine de sénateurs essentiellement sudistes dès lors que la décision de mettre en œuvre une obstruction parlementaire est prise en mars 1964. Les propos sont émaillés de multiples exemples, de références de tous ordres. Ils s’inscrivent dans une dimension historique qui n’a de cesse de rappeler en quoi l’instant alors présent revêt une signification particulière. Les prises de parole montrent clairement combien cette législation marque un tournant dans l’histoire parlementaire parce qu’elle est marquée du sceau d’une double interprétation de la Constitution et de sa mise en œuvre. Si la conception sudiste est de ne rien changer et d’éviter toute transgression de l’esprit de la loi par une ingérence fédérale dans le fonctionnement de chaque État, celle des élus nordistes est clairement de renforcer le fondement constitutionnel par un texte législatif, celui-ci permettant ainsi d’apporter une solution à un problème alors non résolu de manière concrète.

28L’opposition entre les deux approches différentes se cristallise tout d’abord sur le plan conceptuel quant à l’articulation des textes légaux – constitutionnel et législatif – régissant la société américaine. Elle se fixe aussi sur la conception de l’équilibre des pouvoirs, refusant pour les uns une ingérence de l’État fédéral dans le fonctionnement des États. Enfin, elle s’inscrit dans la perspective des prochaines échéances électorales.

29L’analyse porte essentiellement sur les propos tenus par les opposants au projet. C’est à eux de montrer en quoi cette proposition de loi doit être invalidée. On peut diviser en trois grands groupes les interventions de ces parlementaires. Un premier, politique, étayé par des arguments à caractère historique. Un second, informatif, fait de rapports, mémorandums et autres décisions judiciaires. Un troisième, discursif, déclinaison d’articles de journaux, de discours, de courriers, d’opinions.

  • 16 Les références des pages du verbatim servant de support à l’analyse sont présentées en (...)

30Le premier type ou groupe d’interventions a d’ores et déjà été présenté16. Trois éléments méritent ici d’être soulignés en complément de ce qui précède à ce sujet. Tout d’abord, le nombre d’interventions sur la règle 22 du Sénat qui définit alors l’obstruction parlementaire et qui occupe à cinq reprises les hommes politiques. Au-delà du bras de fer relevant de la tactique politicienne, elle met en évidence une perception fondamentalement différente du temps politique. L’accélération récente de l’accès à l’information trouve alors son corollaire dans l’assemblée parlementaire faisant changer de rythme la vie institutionnelle. Ensuite, la difficulté que constitue la prise en compte de la somme des intérêts particuliers pour définir l’intérêt général. Cette catégorisation tente de refléter la façon dont les élus usent de la Constitution et des dix premiers amendements qui constituent la base des droits inaliénables des citoyens américains sur laquelle ils juxtaposent les lois Jim Crow tout en niant l’intérêt d’une intervention fédérale. En d’autres termes, la somme des intérêts particuliers et celle des droits individuels et des États, l’intérêt général étant la mise en œuvre de la législation alors à l’étude. Enfin, le dernier point de cette première sous-partie concerne la façon dont l’opposition politique se construit en écornant l’image présidentielle. Les sénateurs sudistes le renvoient à ses propos antérieurs, lorsqu’il était lui-même membre de la Haute Assemblée, pour montrer la contradiction entre le représentant de l’État du Texas qu’il fut et le président qu’il est devenu. En trame de fond, apparait aussi la sombre affaire Baker dans laquelle, avec feu le président Kennedy, il aurait favorisé l’obtention d’un marché public à l’entreprise du même nom.

  • 17 Voir Annexe 2.

31Le second groupe d’interventions17 a une dimension fortement juridique, s’appuyant sur les décisions rendues par la Cour Suprême, des mémorandums, rapports et conclusions d’instances légales diverses (bureau d’avocats spécialistes de la question, Commission d’État ayant mis en œuvre une politique en faveur de l’emploi des minorités, légistes du Sénat…). Il y a là une volonté de montrer la contradiction par rapport à certains décrets antérieurs pris à l’échelon fédéral. Plusieurs résumés de l’action entreprise lors de l’ouverture d’une séance sont étayés d’analyses juridiques à caractère informatif. Enfin, plusieurs mentions de discours officiels prononcés par les présidents des États-Unis viennent appuyer la démarche présidentielle.

  • 18 Voir Annexe 3.

32Le troisième groupe18 ou type d’intervention montre la volonté sénatoriale d’élargir la base participative au débat. Il s’agit de montrer comment le peuple, par médias interposés, émet un avis convergent avec celui des opposants au projet. La presse nordiste montre le manque de réussite locale du projet de promotion des minorités par l’emploi ou les interrogations suscitées par une telle entreprise législative, notamment les conséquences sur les libertés individuelles. La concrétisation de ce projet est aussi présentée comme une entrave au mérite, forçant la promotion de ceux qui, par leur naissance, empêchent tantôt le recrutement d’une personne talentueuse tantôt l’évolution de carrière d’un employé modèle. Le Rubicon est franchi à plusieurs reprises à travers les expressions employées à l’encontre des promoteurs du projet de loi. On n’hésite pas à faire référence aux dictateurs européens de la Seconde Guerre mondiale.

33Les propos classés ici en trois grandes catégories alternent. Il n’y a pas de moment de crispation plus fort qu’un autre si ce n’est sur une échelle temporelle plus longue, c’est-à-dire si l’on prend en compte les orientations politiques du Sénat en matière de droits civiques depuis la montée en puissance du mouvement initié par la communauté afro-américaine dès le milieu des années 1950. Sur la durée, entre les mois de février et juin, la tension est à son comble. Il convient de lire les interventions selon les orientations, préférences ou spécialisation des sénateurs qui mènent le combat politique contre l’adoption de ce texte. Un Russel, compte tenu de son rôle et de son rang, donnera un ton plus magistral qu’un Holland (représentant de l’État de Floride) juriste de formation dont les interventions sont le reflet de son métier d’avocat. Un Long (élu de Louisiane) préfèrera les questions économiques à un Stennis, mississippien et virtuose des questions constitutionnelles.

34La fin de cette session parlementaire est une longue déclinaison des amendements apportés dans un cadre concerté entre les deux partis. S’il devient plus technique sur le plan juridique, il n’en révèle pas moins le changement de substance du texte législatif. En effet, tel qu’amendé, le projet de loi sur le point d’être adopté est davantage la déclinaison d’une intention qu’une réelle volonté d’agir puisque les commissions de contrôle prochainement instaurées n’ont – déjà – aucun pouvoir coercitif.

Égalité des droits dans le cadre de la législation de 1964 : vecteur de communication intersubjective ?

35La législation adoptée le 2 juillet 1964 est communément considérée comme un élément déterminant dans l’évolution du concept de citoyenneté aux États-Unis, faisant enfin des Afro-Américains des citoyens de première classe. Contrairement à une idée reçue, c’est à cette époque-là que l’Amérique considère qu’elle fait son entrée dans l’ère post-raciale. Les représentations liées à cet événement majeur relèvent du mythe parce que l’adoption de ce texte est la concrétisation philosophique et politique du mouvement pour les droits civiques mené de façon emblématique par le révérend Martin Luther King. Le mythe naît de la promotion d’une communauté, de la capacité de l’Amérique à corriger ses torts, de la réconciliation entre le Nord et le Sud dans une volonté désormais commune de veiller à ce que l’égalité de droit soit une égalité de fait. Le mythe rejoint la réalité par législation interposée. Cette capacité de la nation états-unienne de s’inscrire dans un changement permanent, tout en respectant son pacte social originel inscrit dans la Constitution, donne une dimension supplémentaire au mythe.

  • 19 Bernard Lamizet, Le langage politique, Paris : Ellipses Editions, 2011, 3.

36L’analyse du verbatim des débats ayant animé les séances sénatoriales précédant l’adoption de cette législation nous permet cependant de nuancer ce qui relève du mythe et de la réalité. Les stratégies de communication initiées dans ce contexte sont particulièrement révélatrices. Reprenons ici la définition bidimensionnelle de la communication donnée par Bernard Lamizet. Il considère, tout d’abord, que la communication intersubjective « instaure la médiation d’un échange symbolique entre deux sujets singuliers qui, par la mise en œuvre des processus symboliques, expriment leur identité et leur personnalité ». Puis, il définit la communication « médiatée » comme « met[tant] en scène, dans l’espace public, des acteurs qui s’expriment au nom des institutions et de logiques collectives susceptibles de fédérer ou d’engager les sujets singuliers de la sociabilité »19. Lamizet poursuit en écrivant :

  • 20 Ibid., 4.

Dans l’une et l’autre de ces deux dimensions, la communication repose sur la reconnaissance, les uns par les autres, de ceux qui la mettent en œuvre. Ce qui donne naissance au fait politique, c’est un ensemble de reconnaissances qui instituent les identités dont nous sommes porteurs. Le droit définit la dimension sociale et politique de la relation à l’autre, qui consiste dans un processus complexe de trois instances : la reconnaissance des droits des autres qui fonde la reconnaissance de nos droits propres, par conséquent, notre identité politique, et, enfin, l’indistinction. Le propre du politique, au contraire de la subjectivité, est de ne pas reconnaître de particularités et de singularités, et de fonder plutôt, des logiques collectives20.

37En conséquence, quelle définition de la citoyenneté sert de base à l’édifice républicain américain à travers l’adoption de cette législation au vu des débats menés dans la haute assemblée ?

38La logique collective dont parle Bernard Lamizet a été, en l’occurrence, de chercher le compromis pour que dans le rapport de force opposant deux conceptions de la Constitution – l’une nordiste plus empreinte d’universalité que celle du Sud, prenant en compte des logiques de territoires – il n’y ait pas de blocage politique invalidant le projet de l’Administration Johnson et remettant ainsi en cause la légitimité d’une candidature à la Maison Blanche.

39Ces deux conceptions renvoient donc au passé, s’inscrivent dans un rapport de force et aucune des logiques concernées ne semblent prendre le pas sur l’autre si l’on se réfère à la façon dont le texte législatif initial est amendé. En d’autres termes, s’il y a domination de la conception nordiste, le manque d’affirmation politique par l’exercice d’un pouvoir de contrôle laisse une réelle marge de manœuvre à ceux qui sont opposés au projet.

40Au-delà de cette première approche du mythe, en gardant en mémoire les définitions données par Roland Barthes, Claude Levi-Strauss, ou Paul Ricoeur, c’est à celle d’Éric Dacheux qu’il est intéressant de faire ici référence. Tout d’abord, parce que le propos de ce dernier s’inscrit dans le même fil des sciences de la communication et de l’information que Bernard Lamizet avec le même accent politique et social. Éric Dacheux dit du mythe qu’il

  • 21 Éric Dacheux, « Les quatre temps de la démocratie européenne », Hermès, n° 44, 2006

résout des problèmes politiques sans les poser politiquement. Le mythe fige dans le temps en donnant une réponse rassurante, évidente, permanente […] Le mythe contemporain vise à faire croire, à provoquer l’adhésion du public à la vision politique dominante. Le mythe est fruit de l’idéologie. Comme elle, il vise à maintenir la légitimité de l’ordre établi. Mais il s’agit moins de nier une partie du réel que de chercher, dans le réel, les promesses d’un monde à venir encore plus parfait que l’existant. Ainsi, en cherchant à rendre plus désirables les évolutions présentes, le mythe ouvre l’idéologie à l’avenir et facilite alors une certaine évolution sociale21.

41Cette définition est intéressante à plusieurs titres. D’une part, elle conforte l’analyse ici proposée quant à la distance qui existe entre les conceptions antagonistes de la Constitution – texte fondateur amendé pour prendre en compte l’universalité de la citoyenneté – et l’utilité de légiférer – une loi faite pour renforcer le projet constitutionnel à travers un constat, celui de l’échec de l’universalisme en termes de citoyenneté. L’équation est résolue en donnant un rôle plus ou moins actif à l’échelon fédéral, c’est-à-dire à l’administration centrale, ce qui apporte une réponse politique immédiate qui a pour vocation de créer une dynamique sociale.

42D’autre part, cette définition vient étayer l’idée d’une Amérique à son zénith qui, par son action, participe à la construction d’un monde meilleur, une entreprise de circonstance dans sa compétition avec le bloc de l’Est. Une initiative qui, par la même occasion, redonne au politique la main sur le religieux en concurrençant l’utopie brillamment professée dans l’espace public par Martin Luther King Jr., pour ne citer que lui.

43Enfin, cette définition permet d’évoquer un point essentiel, le maintien de l’ordre établi par l’art du compromis et la reconnaissance implicite de la dualité des conceptions constitutionnelles. Et ce maintien est d’autant plus important que la décennie écoulée a été le cadre de troubles sociaux et sociétaux profonds dans le Sud des États-Unis. L’Amérique se repose donc sur un système de valeurs bicentenaire ou presque qu’elle sait faire évoluer dans un cadre démocratique.

44Le réel est ici un constat que l’on peut dresser de diverses manières. Dans l’espace public, la volonté de faire de l’égalité de droit une égalité de fait renforce la structuration communautariste du pays. Il s’agit alors, par l’action gouvernementale, de promouvoir les minorités, essentiellement la communauté noire et ainsi apporter une nouvelle concrétisation à une conception particulière de l’universalité – particulière parce que, si chacun doit jouir des mêmes droits, il le fait par le prisme de son appartenance communautaire.

45Le réel propose aussi une autre échelle temporelle de l’affirmation du concept universel. La nécessité de légiférer montre que l’avènement du projet est résolument dans l’avenir. Il s’agit là d’une conquête sans que l’on sache véritablement à quel moment l’aboutissement aura lieu puisque le projet est soumis au bon vouloir des uns et des autres, car, une fois encore, le législateur n’a pas donné à l’administration fédérale le pouvoir coercitif indispensable.

Mythe ou réalité, quelle égalité des droits au lendemain de l’adoption de la législation sur les Droits Civiques ?

46L’ensemble de lois voté par le 88e Congrès est, sans conteste, un progrès répondant, en 1964, à une aspiration de la société américaine dans sa grande majorité. Dans le même temps, cette législation répond à l’attente politique de ceux qui ont mené la contestation dans le cadre de l’espace public. Elle est aussi le fruit d’une stratégie politicienne menée par Johnson pour conserver le pouvoir présidentiel.

47Arriver à faire de l’égalité de droit une égalité de fait, c’est déjà construire une nouvelle citoyenneté, ne serait-ce qu’à travers la réaffirmation législative qui est alors proposée par la classe politique. À cette époque, la promotion politique d’un tel projet est un gage de modernité, une assurance de maintien de l’ordre public, une dynamique résolument tournée vers l’avenir.

48L’égalité des droits relève cependant du mythe parce que les décrets d’application des lois de 1964 ne sont pas à la hauteur du projet. Elle est inscrite dans l’utopie en contestant l’ordre présent, c’est-à-dire une situation où l’Amérique est scindée en deux sociétés inégales comme le démontre Gunnar Myrdal dans un ouvrage de référence écrit en 1943 et présentant une analyse précise de la place des Américains-Africains aux États-Unis dont la situation est pratiquement inchangée quelque vingt ans plus tard.

49Bousculer le présent tout en ménageant les forces en présence, c’est quelque part l’alchimie qui est alors proposée par les pouvoirs législatif et exécutif sous l’impulsion de ce dernier. La question qui vient alors immédiatement à l’esprit concerne le moment où l’on peut considérer que l’objectif est atteint. Au-delà des entraves administratives nées du compromis politicien, la mesure voulant mettre en place l’égalité parfaite n’est pas établie. Comment le serait-elle d’ailleurs à une époque où l’on cherche avant tout à apaiser une communauté, africaine-américaine, sans (trop) inquiéter une partie de la population majoritaire, en l’occurrence celle vivant dans le Sud ? Jouir de ses droits fondamentaux est alors la mesure communément admise ; accepter que la diversité soit au cœur du projet de société est alors implicitement esquissé.

  • 22 Walter Benn Michaels, The Trouble with Diversity : How We Learned to Love Identity and Igno (...)
  • 23 Tim Wise, Colorblind, the Rise of Post-Racial Politics and the Retreat from Racial (...)

50À la lecture des archives du Sénat américain de 1964, compte tenu de l’impact de cette législation sur la conception puis la mise en œuvre de la citoyenneté et de la façon dont le lien entre mythe et réalité se constitue, l’égalité des droits est à la croisée des chemins. Elle s’inscrit sur une ligne temporelle qui se décline au passé, au présent, au futur et qui offre le flanc à toutes les critiques, interrogations ou espoirs comme le montre l’étude de la législation sur les droits civiques. Cette difficulté de gestion politique du concept a conduit à des glissements lexicaux qui cachent de réelles difficultés sémantiques. En effet, de la notion d’égalité des droits, on est passé, notamment dans le monde anglophone, à la gestion de la diversité qui introduit de nouvelles difficultés puisque l’individu voit ainsi son appartenance communautaire renforcée. Dans son dernier ouvrage, Walter Benn Michaels22 fait une brillante démonstration des limites d’un tel projet, notamment sur le plan économique. Dans le même temps, en prenant une tout autre perspective, Tim Wise23 montre combien l’égalité des droits reste un concept en devenir.

51Aux États-Unis, la réalité de l’égalité des droits passe par une refondation des mythes et une réflexion de fond sur les rouages économiques de la société pour que l’entreprise législative de 1964 soit définitivement à la hauteur des ambitions de l’ensemble de la société américaine. C’est à ce prix que l’Amérique entrera véritablement dans l’ère de la post-racialité.

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Bibliographie

BENN MICHAELS Walter, The Trouble with Diversity : How We Learned to Love Identity and Ignore Inequality, New York : New York Metropolitan, 2006.

DACHEUX Éric, « Les quatre temps de la démocratie européenne », Hermès, n°44, 2006.

FINLEY Keith M., Delaying the Dream, Southern Senators and the Fight against Civil Rights 1838-1965, Baton Rouge : Louisiana State University Press, 2008.

GOULD Lewis L., The Most Exclusive Club, A History of the Modern Senate, New York : Basic Books, 2006.

GRAHAM Hugh Davis, Civil Rights and the Presidency, Race and Gender in American Politics 1960-1972, Oxford : Oxford University Press, 1992.

KING Desmond S. & Roger M. SMITH, Still a House Divided, Race and Politics in Obama’s America, Princeton : Princeton University Press, 2011.

KULL Andrew, The Color-Blind Constitution, Harvard : Harvard University Press, 1992.

LAMIZET Bernard, Le langage politique : discours, images, pratiques, Paris : Ellipses Éditions, 2011.

MYRDAL Gunnar, An American Dilemma, The Negro Problem in Modern Democracy, New York: Harper and Brothers, 1944.

SALAVASTRU Constantin, Rhétorique et Politique, le pouvoir du discours et le discours du pouvoir, Paris : L’Harmattan 2004.

STERN Mark, Calculating Visions, Kennedy and Johnson Civil Rights, New Brunswick : Rutgers University Press, 1992.

WISE Tim, Colorblind, the Rise of Post-Racial Politics and the Retreat from Racial Equity, San Francisco : City Lights Books, 2010.

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Annexe

Annexe 1

  • United States Statutes at large, 88th Congress (48), 1964, vol. 78

  • Pages 9792, 12598, 12599, 13079, 13080, 13082 : oppositions Nord vs Sud ; État fédéral vs. États membres ; ingérence du pouvoir fédéral dans les affaires locales.

  • Pages 7774, 10614, 10615, 10616, 12594 : durée des débats dans le cadre d’une obstruction parlementaire.

  • Pages 12594, 12595, 12596, 12599 : commentaires sur les amendements proposés à la loi et propositions d’amendements par les sénateurs.

  • Pages 7875, 7879, 11916, 11917 : opposition ouverte au président ; rappel de ses propos lorsqu’il était sénateur des États-Unis.

Annexe 2

  • United States Statutes at large, 88th Congress (48), 1964, vol. 78

  • Pages 7204, 7208, 7874, 7875, 13078, 13079 : témoignages.

  • Pages 7209, 7210, 7211, 7112 : décisions de la Cour Suprême.

  • Pages 6548, 7246, 7775, 7777, 8633, 11720, 13078, 13081, 13083 : procès engagés sur les questions d’accès à l’emploi.

  • Pages 7212 à 7215, 7244, 7245, 8176, 8177, 9678, 9679, 12596 : memorandums.

  • Pages 7241, 7242, 7243 : rapports sur la situation de l’emploi.

  • Pages 8044 à 8047, 10925, 11114 : décrets fédéraux sur les contrats passés entre l’Administration fédérale et les entreprises publiques et privées.

Annexe 3

  • United States Statutes at large, 88th Congress (48), 1964, vol. 78

  • Pages 7389, 8049, 8050, 8189, 8190 : principaux discours prononcés sur les Droits Civiques.

  • Pages 7206, 7382, 7874, 7875, 9126, 9127 : prises de position écrites adressées par des individus ou des collectifs aux sénateurs.

  • Pages 7030 à 7039, 7779, 7870, 8174, 8354, 8355, 8453 à 8456, 8633 : extraits de journaux du Nord et du Sud, privés (New York Times, Chicago Daily News, The Orlando Sentinel, Tampa Tribune …) ou à caractère associatif et professionnel (journal du barreau de New York, par exemple).

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Notes

1 Message télévisé du 11 juin 1963. Au cours de cette allocution, le président Kennedy invite le Congrès à légiférer en matière de Droits Civiques.

2 Vincent Michelot, L’Empereur de la Maison Blanche, Paris : Armand Colin, 2004, 19.

3 Cette version est celle défendue par Mark Stern in Calculating Visions, Kennedy, Johnson and Civil Rights, New Brunswick : Rutgers University Press, 1992.

4 « Titre » est ici un emprunt de l’anglais et signifie article de loi.

5 United States Statutes at large, 88th Congress (48), 1964, vol. 78, 241.

6 Brown et Al. v. Board of Education of Topeka et Al. est un arrêt de la Cour Suprême des États-Unis, rendu le 17 mai 1954 (arrêt 347 US 483). Il déclare la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques. Un arrêt complémentaire est rendu dans la même affaire le 31 mai 1955 (349 US 294) définissant les conditions d’application du premier arrêt.

7 Député afro-américain, démocrate, élu de New York.

8 L’objet de ce comité est défini dans le point suivant.

9 John David Skrentny, The Ironies of Affirmative Action, Politics, Culture and Justice in America, Chicago : The University of Chicago Press, 1996, 34-35.

10 Public Papers of the President Lyndon Baines Johnson, 1963-1964, 844.

11 Démocrates à une exception près.

12 Ces faits historiques sont relatés avec précision par Keith M. Finley in Delaying the Dream, Southern Senators and the Fight against Civil Rights 1838-1965, Baton Rouge : Louisiana State University Press, 2008.

13 Ensemble d’arrêts et de règlements adoptés dans le Sud entre 1877 et 1964 pour instaurer la ségrégation raciale.

14 Brown vs. Board of Education (347 US 483, 1954) : décision rendue par la Cour Suprême qui déclare inconstitutionnelle la ségrégation dans les écoles publiques. L’arrêt complémentaire (349 US 294, 1955) tempère cependant la première décision.

15 Cette version des faits historiques est notamment celle de Keith M. Finley, op. cit.

16 Les références des pages du verbatim servant de support à l’analyse sont présentées en Annexe 1.

17 Voir Annexe 2.

18 Voir Annexe 3.

19 Bernard Lamizet, Le langage politique, Paris : Ellipses Editions, 2011, 3.

20 Ibid., 4.

21 Éric Dacheux, « Les quatre temps de la démocratie européenne », Hermès, n° 44, 2006.

22 Walter Benn Michaels, The Trouble with Diversity : How We Learned to Love Identity and Ignore Inequality, New York : New York Metropolitan, 2006.

23 Tim Wise, Colorblind, the Rise of Post-Racial Politics and the Retreat from Racial Equity, San Francisco : City Lights Books, 2010.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Eric Agbessi, « La législation de 1964 sur les Droits Civiques aux États-Unis : mythe d’une égalité de droit, réalité d’une égalité de fait ? »Revue LISA/LISA e-journal [En ligne], vol. XII-n°7 | 2014, mis en ligne le 30 novembre 2014, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lisa/6908 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lisa.6908

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Auteur

Eric Agbessi

Blaise Pascal Université de Clermont-Ferrand, France. Eric Agbessi enseigne la civilisation américaine à l’Université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand). Spécialiste des questions liées aux droits civiques aux États-Unis, il a publié plusieurs articles sur l’évolution de la question de la diversité dans ce pays depuis 1964. Parallèlement à ses activités de chercheur (membre de l’EA 4647 Communication et Solidarité), il dirige la faculté de Langues Appliquées, Commerce et Communication de l’UBP depuis 5 ans. Il dirige actuellement la collection « Communication, solidarité et interculturalité » aux éditions Le Manuscrit.

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