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AccueilNumérosvol. XII-n° 2Josipovici et les artsLa nature morte ou : Quand l’art ...

Josipovici et les arts

La nature morte ou : Quand l’art « objecte »

When Art “Objects”
Liliane Louvel

Résumés

Analysant le roman Goldberg: Variations de Gabriel Josipovici, cet article examine la validité d’une nouvelle approche critique, à savoir l’application du langage pictural à l’analyse des textes littéraires. Cet examen prend appui sur plusieurs critiques, dont E. M. Forster, qui ont reconnu le besoin d’emprunter des outils d’analyse à d’autres arts afin de pouvoir décrire certaines dimensions du texte littéraire lorsque la critique textuelle elle-même aboutit à une impasse.

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Notes de l’auteur

Une version anglaise de cet article – « When art ‘objects’ » – est parue dans B.A.S. British and American Studies, Hortensia Parlog (ed.), Université de Timisoara, vol. 16, 2010, 7-22. Le lecteur en trouvera aussi des passages dans Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes : PU de Rennes, 2010.

Texte intégral

  • 1 Roland Barthes, « Une idée de recherche », in Gérard Genette, Tzvetan Todorov (Dir.), Recherc (...)
  • 2 Voir Edward M. Forster, Aspects of the Novel [1927], London: Penguin, 1990, 134-135.

1L’œuvre de Gabriel Josipovici est particulièrement marquée par ses emprunts aux arts, peinture, musique, littérature, à leur remodulation et réutilisation parfois ludique, souvent savante, en tout cas toujours singulière. C’est la nature morte qui, ici, servira ma démonstration et plus largement ce qui constitue une position théorique visant à poser les bases d’une critique intermédiale. En somme, il s’agit d’« Une idée de recherche » à la Roland Barthes1. Je propose de voir comment la critique visuelle s’aidant de l’histoire de l’art, de l’histoire des formes, de l’anthropologie de l’image, des écrits sur l’art, etc., peut venir compléter les outils théoriques d’analyse plus « classiques ». Elle vient alors enrichir la critique intermédiale, critique qui s’occupe des textes littéraires lorsqu’ils empruntent à leur « autre » artistique. E.M. Forster, Barthes, Louis Marin, Claus Clüver, Philippe Ortel ont tous, à un moment ou à un autre, évoqué ce besoin nouveau de la pratique critique. Pour E.M. Forster, déjà, aux alentours de 1930, les notions de pattern (motif, schéma) et de rythme répondaient au désir d’emprunter aux autres arts certaines de leurs composantes et de les appliquer au texte littéraire. Ainsi, la forme de la chaîne (comme en danse) révélait celle du livre de Percy Lubbock Roman Pictures. Quant à Thaïs d’Anatole France, c’est la forme du sablier2 qui en constituait l’architecture.

2Et le pattern et le rythme s’adaptent avec souplesse au projet d’étude intermédiale de l’ouvrage de Josipovici Goldberg: Variations, roman dans lequel la musique et la peinture jouent un rôle structurel présentant un pattern et un rythme spécifiques.

  • 3 Louis Marin, Études sémiologiques, Paris : Klincksieck, 1979, 89.
  • 4 Rappelons-nous que krinein signifie ouvrir, séparer, juger.

3L’intuition de E. M. Forster vient en appui de mon hypothèse : la littérature et le langage ont depuis longtemps pris l’habitude d’analyser la peinture, mais la peinture a trop longtemps été assimilée à du langage. Déjà Marin posait la question : « La peinture est-elle un langage, peut-on valablement lui appliquer le modèle linguistique ?3 ». Je propose alors de renverser l’habitude et l’argument et de voir dans quelle mesure pictura peut aider à « critiquer » au sens d’ouvrir, de mettre en crise4 la « poésie », lorsque le domaine de l’image et sa critique viennent suppléer aux manques ou aux insuffisances de l’analyse littéraire classique. Il est des textes dont la forte composante visuelle requiert un environnement critique adéquat. Faute de quoi, tout un pan du texte reste ignoré. L’analyse devrait permettre d’observer ce qui se passe lorsque différents systèmes sémiotiques, diverses pratiques intermédiales, se nouent dans un texte littéraire. On se demandera alors que fait le visuel au texte. Comment affecte-t-il l’écrit ? Quid de la vision ainsi construite dans et par le texte ?

4C’est ici que l’art « objecte » et que les objets d’art artistiquement mis en scène par le texte de Josipovici vont servir la démonstration et permettre de vérifier l’hypothèse théorique. Le diptyque médiéval qui articule deux panneaux de bois va me servir de modèle ou de pattern à la E. M. Forster pour mener cette démonstration.

Premier panneau du diptyque : « Containers »

  • 5 Gabriel Josipovici, Goldberg: Variations [2002], New York: Harper Perennial, 2007, (...)
  • 6 En ce qui concerne la définition et les modalités d’action de « pantonyme », voir Philippe (...)
  • 7 Daniel Arasse, On n’y voit rien, Paris : Denoël, 2000.
  • 8 Carlo Ginzburg, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », in Carlo Ginzburg, Mythes, e (...)

5Le chapitre 11 de Goldberg: Variations de Josipovici5 s’intitule « Containers » (récipients). Il consiste en un chapitre autonome qui déploie sur 82 lignes une sorte de description assez étrange trouvant un écho significatif quelque 30 pages plus tard. Il fournit une description très détaillée de plusieurs objets sous le pantonyme6 de contenants ou de récipients comme le titre l’indique. Lorsque le lecteur a terminé la description, dans son esprit « une image s’est levée », selon le terme de Daniel Arasse7. Cette image évoque le fantôme de tableaux et en particulier d’un genre de peinture. Si cette intuition de lecture est confirmée (comme conséquence de la manière dont le texte affecte son lecteur), inversement, on peut postuler que la nature de l’objet doit « affecter » la nature du texte et en faire une ekphrasis, et peut-être même avec un peu de chance, l’ekphrasis d’un tableau existant non nommé. Le lecteur-voyeur se mue en détective, fonction qui convient bien à celle d’un herméneute qui se piquerait d’un brin de psychanalyse. On se rappelle les figures de Doyle, Morelli et Freud associées dans une étude célèbre de Carlo Ginzburg8.

6Ce texte permet en outre de poser certaines questions théoriques et d’y répondre au moins partiellement comme :

7Quels procédés stylistiques peuvent provoquer un effet de « vision picturale » ?

8Qu’est-ce qui déclenche, chez le lecteur, l’impression que cette description est celle d’un tableau et d’un genre de peinture, grâce à des éléments du texte et des références occultes à l’histoire de l’art ?

9Comment un texte (d’après un tableau) peut-il tromper l’œil ?

10Quelle en sont les fonctions diégétiques et métatextuelles ? Les enjeux anthropologiques et phénoménologiques ?

L’art de dépeindre les objets9

L’objectivité

  • 10 Gabriel Josipovici, The Inventory, London: Michael Joseph, 1968.

11Ce qui frappe, dès la première lecture de ce texte, c’est l’espèce d’obsession qui semble s’emparer du narrateur hétérodiégétique, son insistance à définir la position des objets avec une sorte de précision maniaque, tout en affectant une position objective qui s’avèrera n’être qu’un leurre. Un tout autre « genre » de révélation se fera jour alors. Le premier roman de Josipovici était intitulé The Inventory10, et c’est bien un inventaire qu’opère le onzième chapitre de Goldberg: Variations : « below » est répété un nombre incalculable de fois tout comme « above », « the further edge », « in the middle », « in the centre », etc. Les prépositions littéralement assaillent et affolent l’œil du lecteur qui se demande dans quel jeu infernal il se trouve pris. Le texte comporte un nombre tout aussi incalculable de termes liés à la précision mathématique, aux fractions et aux unités de mesures : « within an inch or two », « a/three quarter(s) of », « one third of », « half of », « a few inches away », etc. Onze objets dans ce onzième chapitre constituent cet inventaire : « two books, a round box, seven bottles and jars, and a fruit » (GV, 67). Leur taille, leur forme, leur couleur, leur matière sont présentées sur le mode de l’énumération : « They are disposed in the following fashion: at the bottom, on the left flush with the left hand wall; lies a large book bound in dark leather, its white pages facing us » (GV, 67).

  • 11 Antonia S. Byatt, The Virgin in the Garden, London: Vintage, 1994, 90.

12Le résultat de ce choix descriptif est que les objets viennent en avant comme un catalogue rendant hommage au savoir-faire du narrateur puisque, si l’on en croit l’un des narrateurs de Antonia S. Byatt, « lists are a form of power »11. C’est la parataxe et la juxtaposition qui donnent forme syntaxique au texte : « This one identical to the other, except that it is shut tight, the bolt in place and the key in the hole. A large bunch of keys hangs » (GV, 67). Les phrases sont souvent sans verbe, ou le verbe de la principale est omis et l’action incombe à la subordonnée : « A shelf in a shallow recess, above which is a cupboard with two small doors, one of which is partially open, but not enough to allow one to see inside, the other firmly shut » (GV, 67) ou encore, « Next to it, a little higher and hanging down just to the right of the lemon, a jar or bottle encased in a yellow wicker basket with a twisted wicker handle attached to the top edge, which is covered with a dark green cloth » (GV, 68-69).

  • 12 Gabriel Josipovici, op. cit., 107. La célèbre phrase de Warburg a été vite repr (...)

13Le texte révèle l’obsession de vouloir à tout prix nommer les choses avant toute forme d’action. L’œil saisit l’objet dans son ensemble détaillant sa couleur, sa matière, puis il se concentre sur de petits détails. « God is in the details »12 dit Mrs Goldberg parodiant en cela la phrase de Warburg en une torsion temporelle. L’« hermétisme » des récipients destinés à enfermer du liquide ou autres produits, et leur juxtaposition, sont reflétés par la juxtaposition paratactique. Une impression de claustrophobie et d’enfermement est ainsi produite.

  • 13 « put in the way of some of the senses », Webster’s Dictionary.
  • 14 Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris : Seuil, 1982, 175.

14Tout cela satisfait davantage la pulsion scopique que l’optique, et « cadre » avec ce qu’est un ob-jet « posé là sous certains de nos sens »13. Mais un objet peut aussi devenir sujet comme l’ambiguïté du terme français en témoigne. Ce qu’a montré Barthes14.

Le retour de la subjectivité

15Cependant, bien que la description fasse mine d’obéir aux règles les plus objectives, en mettant au premier plan les objets et en insistant sur les détails matériels, comme dans les « nouveaux romans » d’Alain Robbe-Grillet, par exemple, Les Gommes, des signes d’une présence humaine ou d’un regard deviennent identifiables grâce à la position des objets repérés par rapport à un spectateur comme : « to the right » (of her gaze), « to the left as one looks at it » (GV, 67). En outre, une expression comme « whitish brown » suggère que quelqu’un a évalué ce qui est blanchâtre. Les adverbes de jugement ou d’opinion contribuent également à révéler une présence humaine : « firmly », « probably » (répété deux fois), « partially ».

16Enfin, plus important, car après tout, ce que je viens d’énumérer relève de la technique banale de la focalisation, on trouve des éléments qui soulignent l’indécision et le processus du voir comme hésitation : « three fainter lines », « made out », « indecipherable script », « another word just visible on the left », « impossible to be certain », « dimness », « just discernible in the gloom » (GV, 67-68). Le lexique de l’incertitude, qui transparaît sous celui de la description d’une minutie forcenée, joue le rôle de symptôme, révélant l’alternance entre le visible et l’invisible. Il apparaît aussi en conjonction avec l’activité de lire ou de déchiffrer les objets ou les inscriptions qu’ils portent. Le code herméneutique est activé, et l’importance du regard, du jeu de l’apparition/disparition, révèlent ce qu’est une œuvre d’art ainsi que la place qu’elle assigne au spectateur/lecteur.

17Enfin, le paradoxe du texte qui joue sur l’oscillation entre objet/sujet, inhumain/humain, se révèle lorsque survient la description d’un objet qui, lui, est personnifié. La bouillotte en terre possède un « ventre rond », des poignées « which give it the appearance of having square shoulders » (GV, 69), elle a même « a neck » et « armpits ». À cela rien d’étonnant puisque c’est le seul objet portant les marques visibles de la main de l’homme : « a clay water-bottle, whitish-brown, the marks of the potter’s wheel very visible » (GV, 69).

Le texte comme fantôme : des objets Unheimlich

18Le lecteur, soumis à un texte qui, en même temps qu’il dé-crit cliniquement son objet, le met en péril en construisant un effet contraire qui le mine, est déstabilisé. Inquiété. L’oscillation constante entre la minutie extrême et le flou de l’indécision produit une « différence » entre sens et vision, brouillant le texte et la référence qu’il fait mine de convoquer. La contra-diction et la tension entre ce qui est trop visible d’une manière quasi-hallucinatoire et ce qui n’est qu’entrevu ou à peine visible, culmine en un effet unheimlich au vrai sens du terme. Car ce qui est à la fois visible et invisible, ce sont des objets domestiques et ce qui se donne à voir dans le clignotement de l’intermittence, c’est le domestique (heimlich) versant dans l’étrangeté inquiétante. Les pots (jars) et les récipients décrits comme en une composition – « they are disposed in the following fashion » (GV, 67) – semblent dotés de vie tandis que la porte entrouverte « a/jar », en anglais, s’ouvrent sur ses profondeurs obscures.

19Plus tard dans le roman, une clé sera donnée lorsque Goldberg, commentera le poème de John Donne : « A Nocturnal Upon S. Lucy’s Day, being the shortest day » (GV, 113). Selon lui, la première strophe décrit « le jour le plus court de l’année […] avec un tel étrange mélange du subjectif et du scientifique qu’il nous laisse l’impression que l’année et même l’univers est en réalité une bête énorme dont l’heure est arrivée » (GV, 113, je souligne).

20En outre les échos visuels et auraux du texte produisent un effet de glissement et de bégaiement avec des signifiants tels que « strap » (4 fois) jouant avec « strip », en un système d’assonances ou d’allitérations, de rimes visuelles et d’échos sonores. Ainsi, « lid » est répété 4 fois, « times » couplé à rime et à line, 5 fois, « middle » 3 fois, etc. Cette surcharge visuelle et aurale culmine dans la phrase : « the rim of the lid », « the lines of the lid » brouillant les sens de la vue et de l’ouïe en un effet synesthésique :

Along the rim of the lid and the middle and bottom of the jar runs a delicate pattern of red lines. Between the lines on the lid, a series of reversed epsilons, the middle member of each pushing forward to touch the rounded back of the adjacent one. In the middle, also divided by two firm red lines above and below which are three thinner lines, is a word in a beautiful, very elaborate but indecipherable script, while a fragment of another word is just visible on the left, suggesting that the text runs round the jar. (GV, 68, je souligne)

21Le lecteur est pris de vertige et doit arrêter sa lecture afin de dis-criminer entre les signifiants et leurs référents. La plasticité des signifiants vient au premier plan lorsque, ici je parodie la manière de Gertrude Stein : the rim of the lid of the lines of the lid, suggère que the rim and the lines share the same lid, que les variations provoquent le glissement du texte qui se déplace tout en conservant malgré tout sa cohérence et sa cohésion. La lettre « i » étant le seul élément stable du texte. L’effet déstabilisateur du texte inquiète le lecteur qui a l’impression que son œil est trompé, qu’on se joue de lui (he is made a fool of), et que l’illusion et la tromperie règnent.

L’œil trompé (the fooled eye) et sa vision hantée/hantante

22Tromper l’œil, pour mieux le détromper, c’est bien ce que fait le texte lorsque la description évoque un reflet sur l’œil interne du lecteur alerté par le souvenir subliminal d’un genre de peinture précis.

  • 15 Liliane Louvel, « La description picturale : pour une poétique de l’iconotexte », P (...)

23Le titre « Containers », « récipients » en français, suggère déjà la possibilité d’une vision ou d’un sens comme contenus et le texte se moule sur le genre de l’ekphrasis mais jamais de manière déclarée. Il détaille ses objets comme s’ils étaient à trois dimensions, disposés dans un espace diégétique mais à la fin de la description le terme de « surface » (« dividing its surface [one of the containers’] into two unequal sections » [GV, 69]) se réfère à deux dimensions. La description fait appel à la connaissance du lecteur/voyeur qui soupçonne qu’il y a là ekphrasis. Ce qui peut tout d’abord ne sembler être qu’une « description picturale »15, frappe le spectateur comme charriant des éléments appartenant à l’histoire de l’art. Le lecteur/spectateur est de plus en plus convaincu qu’il y a là-dessous la description d’une « nature morte » et pas seulement de la simple description d’un objet en trois dimensions. Quels sont les éléments du texte qui portent à le croire ?

Indices textuels16

  • 16 Je remercie ici mes étudiants de séminaire de Master 2 de Poitiers (2008) qui se sont bie (...)

24Des phrases comme : « and to the left as one looks at it », « returning to the left hand side » peuvent suggérer que la description est celle d’un objet en deux dimensions, d’une image, car elles semblent insister sur la planéité de l’objet. Cependant, la référence aux jeux de lumière et de couleur : « because the door is partially open the light plays on the panel » (GV, 67), pourrait tout aussi bien s’appliquer à une description en deux dimensions tout comme les verbes statiques de la description conjugués au présent. Seul le mot « surface » dans la toute dernière phrase : « clearly dividing its surface into two unequal sections » (GV, 69), bien qu’appliquée à l’un des deux récipients, introduit l’analogie avec la surface plane d’un tableau.

25En outre, la staticité de la description, si elle ne suffit pas encore à prouver qu’il s’agit d’un tableau, introduit une longue pause dans la narration qui correspond à un moment de non-vie. Or les objets de la « nature morte » sont bien de la même nature, opposant vie et mort dans le statique de l’appellation anglaise : « still-life ». Les objets sans vie, les matières comme le cuir, le verre, la poterie, opposent la résistance de leur matière à la marche d’un possible animé. On a vu que la seule trace de vie résidait dans la personnification d’une bouillotte.

26Autre élément permettant de faire pencher l’interprétation du côté de la description d’un tableau, le vocabulaire proche de celui de la « critique d’art » ou de l’historien de l’art, un peu « à la manière de », comme la description à loisir des formes géométriques (« forms a triangle »), celle des effets de contrastes d’obscurité, (« dimness »), l’insistance sur les textures, le vocabulaire technique. Ce qui est donné à voir est organisé en termes de composition, très proches du travail du critique d’art avec une tentative d’organisation des objets, des parallélismes, des termes d’évaluations formelles. Le regard du spectateur parcourt les objets en tous sens comme le regard de celui qui contemple un tableau conduit par son organisation interne. On connaît les effets de zigzag de l’œil mis en relief par les expériences scientifiques déjà anciennes qui ont contribué à révéler les manières de voir et de regarder.

27L’absence de relief, enfin, à la différence de notations liées à une perception en trois dimensions, provient d’une impression de « mise à plat » des éléments, produite par l’absence de notation de perspective. En outre, le narrateur ne note pas d’effet de contact comme celui que l’on peut avoir avec un objet du monde quand le corps tout entier est réceptif. Ici, les sens, avec des indications d’odeurs, de toucher, de sons par exemple, ne sont pas sollicités. Ainsi, le pot portant l’inscription indéchiffrable, reste inaccessible, le reste du mot devrait pouvoir être lu : il suffirait de s’emparer de l’objet. Mais le spectateur, passif, semble impuissant à le faire. On ne peut donc faire tourner l’objet, le saisir, alors que la phrase inscrite sur la bouteille, elle, tourne comme l’indique le texte : « the text runs round the jar » (GV, 68). On ne peut qu’être saisi par l’objet, dans la stase de la contemplation. Seul l’œil du narrateur est actif, et pour cause. Le tout ensemble produit un « effet-tableau ». L’apport de l’histoire de l’art va le corroborer.

L’histoire de l’art en « sous-main »

28La connaissance, l’iconographie, l’histoire de l’art vont permettre d’aller plus loin. La notation du reflet : « a window seems to be reflected » (GV, 68) évoque le procédé utilisé pour suggérer le volume d’un objet en signalant le jeu de la lumière sur un objet en verre ou poli. Ironiquement, cette technique a perduré, même en l’absence de toute fenêtre dans la pièce représentée : la représentation du reflet d’une fenêtre était devenue un signe vidé de son lien avec le référent. Une convention picturale.

29En outre, le fait que les objets soient décrits comme sujets de vision et « disposed in the following fashion » (GV, 67), et non pas comme des objets posés au hasard sur une étagère, dénote une volonté esthétique à la fois dans l’espace représentant et l’espace représenté, un peu à la manière de ce que j’ai défini comme « l’arrangement esthétique ». Tous ces indices montrent que nous sommes bien face à une nature morte, genre qui fit grand usage de livres, pots et cruches, de fruits, tandis que les placards et les étagères étaient également des traits caractéristiques des trompe-l’œil.

30Mais même si le lecteur a une forte présomption étayée par sa propre culture, il n’y a pas de déclaration formelle du texte. Il s’agit bien d’une « allusion picturale » avec les risques qu’elle comporte : le premier étant celui de ne pas être décelée. À moitié révélée, à moitié cachée, la peinture apparaît/disparaît comme un symptôme, tout comme les objets décrits : les portes du placard (« l’une d’entre elles est partiellement ouverte l’autre fermement close »), les deux livres et leurs courroies (« seule la gauche remplit cette fonction [de fermeture], tandis que la droite est lâche et repliée sur la couverture du dessus »). Tout ceci récapitulé dans la phrase de conclusion du second paragraphe : « The two books thus mirror the two doors above, the one ajar, the other locked » (GV, 68) (« les deux livres reflètent ainsi les deux portes au-dessus, l’une entr’ouverte, l’autre fermée »).

31Les doutes du lecteur sont bientôt dissipés par la clé fournie grâce à la description « contenue » elle-même dans un autre chapitre « Unterlinden », trente pages plus loin. Là, en cinq lignes, la longue description du chapitre onze est reprise provoquant un effet d’agnorisis, de reconnaissance, confirmant que « Containers » était bien une ekphrasis, qu’il doit y avoir une nature morte au musée d’Unterlinden près de Colmar, célèbre pour la fameuse Crucifixion de M. Grünewald. Il suffit alors de retourner au chapitre onze et, en une boucle récursive, de vérifier la liste et les énumérations ; la prochaine étape pour le lecteur sera de trouver l’œuvre d’art en question, si elle existe, et de comparer. Enfin, le sens semble un peu se fixer après avoir erré et être différé. Voilà bien le retour du tableau refoulé quand le choix de l’objet profane (et pas de la Crucifixion) fait « objection ». La seconde des « deux sections inégales » fait appel à la mémoire du lecteur comme « lieu », ce que peut justement être une nature morte.

Le second panneau du diptyque : « Unterlinden », reprise

Le tableau retrouvé

32Cette fois, l’ekphrasis est vite expédiée comme le révèle le désinvolte « a number of containers » au lieu du précis « eleven objects ». Ceci montre aussi la différence d’effet et d’affect entre les deux passages. Plus vague et générale, la variation offre des échos de la première description bien plus longue et minutieuse, insérée dans le chapitre « Unterlinden », lui-même le nom d’un autre « container » ou récipient, le Musée :

We strolled through the first rooms, the Rhineland primitives exuding a strong sense of trust in the world, their dark pictures glowing. Edith stopped in front of a strange still-life. Utterly different from anything else in the museum, it was at once self-contained and utterly mysterious. Divided horizontally into two parts, it showed a shallow cupboard, the top half consisting of two doors, one of which was partly open in trompe-l’œil, the lower half consisting of a shelf on which stood a number of containers, while more – bottles, flasks, and the like – hung from nails set in the wall.
We stood in front of it for some time, I was surprised by it but not really taking it in, was already in the big gallery with the Grünewald, and had indeed turned to move on, when Edith took my arm. (GV, 101)

  • 17 Les deux textes ou panneaux du diptyque ont un statut narratif très différent bien qu’ils (...)
  • 18 Site des « Musées d’Alsace ».
  • 19 Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité à nos jours, Catalogue de l’exposition à (...)

33Ce second panneau du diptyque, rétrospectivement, donne au premier son statut grâce à la référence artistique17 : soit, le genre auquel elle appartient, celui de la nature morte et, qui plus est, du trompe-l’œil. Ce qui nous semblait vaguement perturbant, familier/étrange, unheimlich est confirmé par : « une étrange nature morte », « à la fois refermée sur elle-même et complètement mystérieuse », « différente de tout ce qui se trouvait d’autre dans le musée ». C’est un tableau profane et non sacré à la différence de la Crucifixion, le joyau du Musée. Après quelque recherche, le lecteur découvre enfin qu’il s’agit bien d’un panneau de bois sur lequel sont peints des objets liés à l’art de la médecine : des livres, un pot de pharmacie et une bouteille dont l’étiquette « fur zanwe » révèle qu’elle servait à soulager les maux de dents. L’étude du panneau montre qu’il s’agissait là d’une œuvre indépendante probablement commandée par un barbier ou un médecin. On a réussi à la dater de 1470, et selon Charles Sterling, il pourrait s’agir là de la toute première nature morte de l’art occidental18. En outre, l’histoire de l’art permet aussi de corriger une erreur du narrateur qui a cru voir dans la forme ovale posée sur une boîte, un citron : « En équilibre sur le couvercle de la boîte ronde se trouve le fruit, probablement un citron à l’écorce épaisse, la lumière mettant en relief sa texture grenue ». « Probablement », dans le passage, indiquait bien le doute. Sterling a montré qu’il s’agissait là non d’un fruit mais d’un bezoar, concrétion qui se trouvait dans l’estomac ou les intestins de mammifères marins. On l’utilisait pour se protéger de toutes sortes de poisons et/ou pour guérir les maladies. C’était un élément fort prisé qui entrait dans les Wunderkammers, souvent montés sur des métaux précieux, et Rodolphe II en possédait un19. Cette Nature morte aux bouteilles et aux livres, n’est-elle pas une version sobre et populaire des magnifiques cabinets de curiosités souvent disposés dans de précieuses armoires ?

34Il convient maintenant de se demander : Pourquoi avoir choisi une nature morte ? Et à deux reprises ? Quelle est la fonction de ce « diptyque » ?

35La contemplation de la nature morte est le moment qu’Edith choisit pour annoncer au narrateur qu’elle a pris une décision : « ‘I can’t go on, she repeated, I’m going to take the train back.’ ‘You don’t like to drive?’ I said. ‘You haven’t understood,’ she said. ‘I can’t go on. I’ve had enough,’ she said. » (GV, 101). La réaction de Gerald est en accord avec son caractère égocentrique. La crise conjugale le prend par surprise et il est déconcerté : « ‘I couldn’t believe this was happening. Edith,’ I said, ‘We have been together half our lives. We have two children. We are happy. We are going to die together.’ ‘No we’re not,’ she said » (GV, 101). La « nature morte » dans sa composition, et en tant que genre, reflète structurellement la crise du couple : les deux époux ont passé la moitié de leur vie ensemble comme les objets du tableau, à moitié ouverts, à moitié fermés. « We stood for a while longer in front of that still life. Well she said, goodbye, Gerald. She turned and walked away. I went on staring at the picture. » (GV, 101). La vie de Gerald est au point mort. Il est en état de choc alors qu’il s’apprêtait à révéler à sa femme son petit secret à lui : le livre qu’il peinait à écrire est quasiment terminé. Prisonnier de ses pensées, il était resté fermé à ce qui se passait près de lui. La différence entre le narrateur et sa femme est mise en lumière dans le fait que Gerald voulait faire sa révélation en face du chef-d’œuvre d’art sacré du musée tandis qu’Edith choisit une obscure nature morte au sujet domestique, unique parmi les autres œuvres du lieu. Leur vie commune était devenue une nature morte, sans remède ni guérison possibles. Leurré sur leur vie commune, Gerald ne regardait plus Edith comme un sujet mais comme un objet. Le trompe-l’œil produit un effet de miroir entre le genre de peinture et la révélation concernant la nature de la relation des personnages et, au-delà, les thèmes de la communication, des vérités mi-dites mi-tues, des mensonges, de l’illusion et de la réalité de la vie et de la mort. L’effet déstabilisateur du texte qui hésite entre l’objectivité extrême et la subjectivité cachée donne à la structure thématique sa forme cohérente. Ils obéissent au même pattern.

Le panneau réfléchi

36La réflexion sur la vérité/le mensonge, la réalité/l’illusion se double d’une interrogation sur la représentation, la duplication et les variations. La description suggère un programme métatextuel, comme le montrent les phrases de conclusion des trois paragraphes qui composent le chapitre onze. La dernière phrase du premier paragraphe – « The two doors, clearly mirroring each other when they are shut, establish a play of similarity and difference now one is partially open » (GV, 67) – est reflétée par la dernière phrase du second paragraphe, en echo – « The two books thus mirror the two doors above, the one ajar, the other locked » (GV, 68) – le sens est à la fois voilé/dévoilé. Enfin, ces deux phrases sont reprises en variation par la dernière phrase du troisième paragraphe : « a belt some two thirds of the way down, clearly dividing its surface [that of one of the two dark angular containers] into two unequal sections » (GV, 69). Ceci se lit bien sûr comme un commentaire sur la structure du texte, son pattern qui repose sur les doubles et la duplicité, les variations entre le similaire et le différent, « ajar and locked », et sur les deux sections du livre concernées, elles-mêmes inégales. Les variations du texte sur le même et l’autre, dans lequel la seconde occurrence est l’autre de la première, montre aussi le passage du temps entre les deux : temps phénoménologique, celui de la lecture, temps scriptural, celui du texte, temps musical aussi qui n’ignore rien des variations « à la Goldberg », justement. Le choix de l’écho comme structure, est d’ailleurs clairement affiché dans le texte lors de l’épisode de la curieuse maladie du jeune Westfield :

His head would lift as he stepped out into the woods on a bright summer morning, and he would laugh aloud for sheer joy, and then at once the image of himself laughing and the sound of the words his heart would lift as he stepped out would fill his head and drive the happiness from his heart and the laughter from his throat.
The way he put it to himself was that everything had developed an echo. And just as continuous echo destroys the initial sound so it was with his life. (GV, 14)

  • 20 Rosemary Lloyd, Shimmering in a Transformed Light: Writing the Still Life, Itha (...)

37Tout comme les inscriptions sur les livres et les objets sont visibles mais indéchiffrables « the writing on it too small to be decipherable », « a word in a beautiful, very elaborate but indecipherable script » (GV, 68), l’écriture elle-même se montre comme tour de force, comme « le transfert infini entre le sujet et sa représentation »20. La nature morte comme trompe-l’œil partiel, comme équivalent verbal d’un faux visuel dévoile la fausseté de la relation entre les deux personnages en « porte-à-faux ». L’objet transformé en trompe-l’œil puis en représentation verbale de ce trompe-l’œil, est ensuite projeté sur l’œil interne du lecteur produisant un effet pictural qui pousse le lecteur à chercher le modèle original de ce qu’il pressent être une nature morte pour que le flux et la fuite incessante entre le visuel et le signe cesse enfin. L’écriture a pour tâche ici de créer un équivalent verbal de la peinture en un « effet pictural ». L’œil est engagé dans une double tâche, celle de déchiffrer le lisible et de voir le visible, car en lisant on voit et on entend, l’œil et le souffle se combinent. La synesthésie règne.

Quand l’art « objecte »

38Pour terminer, je propose d’envisager une position plus large et de tirer quelques conclusions de cette analyse détaillée de ce que fait la peinture en texte.

  • 21 Jeanette Winterson, Art Objects: Essays on Ecstasy and Effrontery, London: Vintage, 1996, (...)

39Dans sa série d’essais intitulés Art Objects, Jeanette Winterson raconte sa première rencontre avec un tableau qui, littéralement, l’a happée depuis l’intérieur de la vitrine où il était exposé. Elle insiste sur la notion d’art, d’affect et d’événement : « Ceci me met du côté de ce que Harold Bloom appelle ‘l’extase du moment privilégié’. L’art, tout art, en tant que connaissance profonde, transport, en tant que transformation, en tant que joie »21 :

  • 22 Ibidem, 19-20.

We know that the universe is infinite, expanding and strangely complete, that it lacks nothing we need, but in spite of that knowledge, the tragic paradigm of human life is lack, loss, finality, a primitive doomsaying that has not been repealed by technology or medical science. The arts stand in the way of this doomsaying. Art objects. The nouns become an active force not a collector’s item. Art objects.
The cave wall paintings at Lascaux, the Sistine Chapel ceiling, the huge truth of Picasso, the quieter truth of Vanessa Bell, are part of the art that objects to the lie against life, against the spirit, that is pointless and mean. The message coloured through time is not lack, but abundance. Not silence but many voices. Art, all art, is the communication cord that cannot be snapped by indifference or disaster. Against the daily death it does not die22.

40L’art fonctionnerait comme rempart qui « objecte », même sous la forme spectrale du retour du refoulé. Et, en anglais, le signifiant joue sur les deux puisque la forme du nom et celle du verbe est la même. Seule l’accentuation diffère. L’art « objecte », il fait une objection quand il se dresse entre nous et notre mort quotidienne, grâce à ses objets et sujets d’art. Ce qui peut aussi constituer l’une des réponses à la série de questions posées en préambule : pourquoi le choix d’une nature morte dans Goldberg: Variations ? Que fait-elle au texte ? Comment l’affecte-t-elle ? Le narrateur lui-même fournit un élément de réponse. Quand il décide de ne pas accompagner Edith qui va voir Le Christ mort de Holbein au musée de Bâle, il choisit de se concentrer sur l’autre tableau significatif du roman Wander-Artist de Paul Klee :

I decided to spend the day in our hotel room, working on my book. A way had opened up for me in the past few days, when what had seemed intractable suddenly became possible, and seeing the Klee in the flesh, as it were, after having lived with a postcard of it for so long, had made such an impression on me that I wanted to have the day to myself to savour it and work out what it would do to my book. (GV, 95, je souligne)

41Ce qui est clairement déclaré ici, c’est l’effet que peut produire un tableau sur l’écriture, ce qu’il peut lui faire. Le Wander-Artist de Klee affecte aussi Goldberg: Variations mais ce serait l’objet d’un autre travail. Ce qui est intéressant c’est que le lien entre affect et effet soit postulé depuis l’intérieur du livre. Et l’on a vu que la nature morte affecte aussi le roman dans sa structure et sa thématique.

42En outre, la nature morte/trompe l’œil avec ses recoins et son obscurité, son effet unheimlich, représente des objets servant à guérir et s’offre en tant qu’objet d’art elle-même comme rempart, comme remède, pour lutter contre la mort. Edith est celle qui lutte contre sa vie désormais comme morte, inerte. Ce tableau peut se lire comme une contre-vanité car il fixe aussi la représentation de l’objet pour l’empêcher de disparaître. Et la nature morte de Unterlinden était probablement un panneau commandé par un barbier ou un médecin qui vantait donc les propriétés curatives de leur art, comme le bezoar l’atteste. C’est aussi le portrait d’un médecin ou d’un barbier à travers les outils de sa pratique en 1470 incluant le bezoar les plantes, les drogues et autres fluides et liquides étranges.

  • 23 Rosemary Lloyd, op.cit., 129.

43Du point de vue de la répartition des rôles entre le féminin et le masculin, la nature morte est un genre domestique qui se réfère à un domaine domestique défini comme restreint/contenu, « contained 23» traditionnellement en accord avec le rôle des femmes. Rosemary Lloyd développe une réflexion orientée dans ce sens et provoquée par la nature ancillaire de la nature morte. Ce qui renvoie au rôle des hommes et des femmes et aux questions de domination et d’assujettissement, en termes d’objets/sujets, déjà abordées plus haut :

  • 24 Ibid., 158.

Still life, in all its manifestations, has demonstrated that it is a remarkably flexible device for exploring not just the domestic areas of human experience but also much broader areas of experience, and for adding its own sometimes subversive, sometimes nostalgic, often wry and always energetic voice, a voice that proves to be just as potent in the written form as in the painted form. Above all, and perhaps precisely because it has tended to be overlooked in novels where other, louder modes of narration compete with it for our attention, it often acts as a subversive commentary on perception itself, on how we perceive reality and our place in it but above all on whose gaze is seen as dominant, on which gender is presented in control, on which individuals are to be assigned the role of objects and which will be elevated to subjects. And in the hands of many writers, both male and female, it throws into doubt those modes of thinking that refuse to grant subjecthood to anything designated as an object24.

  • 25 Ibid., 158.

44La célébration d’objets d’ordinaire méprisés car trop familiers et domestiques et d’un genre de peinture longtemps relégué au bas de la hiérarchie des genres, s’avère subversive. C’est ce que Lloyd a appelé une réaction contre l’histoire de l’art à orientation masculine, « male-centered art history »25. Dans Goldberg: Variations, c’est Edith qui a le courage de rejeter les conventions et le confort matériel. En face de la nature morte/trompe-l’œil, elle choisit la solitude de la liberté et de la vérité à elle-même contre la médiocrité la lâcheté et les mensonges. Grâce à l’énergie qu’elle déploie, ce qui nous rappelle aussi l’antique notion d’energeia, la nature morte produit un effet et affecte le spectateur dans l’espace diégétique.

  • 26 Ibid., 152.

45Quand la peinture fait irruption dans un texte, elle l’interrompt, le bouleverse à cause de sa présence hétérogène que l’on ne saurait ignorer. Elle peut causer un choc ou au moins fait objection, au sens où elle fait barrière, se dresse entre le texte et l’œil interne du lecteur, en tant qu’objet d’art. La notion d’énergie est développée par Lloyd à propos du Cabinet d’art de Domenico Remps : « the energy of this painting belies its categorization as still life, indicating the wonderful power inherent in the finest of these works26 ». Ce tour de force est aussi une tentative de « capturer des forces » (ce que Gilles Deleuze voyait comme le travail de l’œuvre d’art), et nous trouvons au sujet de Wander-Artist ce mot révélateur du narrateur : « I know that this is what I need to capture » (GV, 173, je souligne). Nous savons à quel point ce tableau agit sur lui. En ce qui concerne Edith, la peinture a aussi un effet sur elle grâce à un troisième tableau dont la mort est aussi le sujet. En cela il se situe bien dans la ligne thématique de la Nature morte aux bouteilles. C’est le longiligne Christ mort de Hans Holbein conservé au Musée de Bâle :

And when she started to tell me about her day, about the effect on her of that extraordinary painting, two metres long and only twenty centimetres high which shows a gaunt bearded man lying in a coffin, the contemplation of which, said Dostoievsky in a letter, made him lose his faith, a sentiment he put in the mouth of prince Myshkin in The Idiot, I tried to show an interest, but my mind was with my book. (GV, 99)

46L’ironie ici réside dans le fait (et c’est là l’une des réussites du roman) qu’en ce qui concerne Edith, cette occasion perdue – celle de partager sa passion avec ceux que l’on aime – porte un coup fatal à la relation. Au musée Unterlinden, c’est aussi ironiquement là que se révèle l’aveuglement du narrateur tout préoccupé de lui-même.

Conclusion

  • 27 William J. Thomas Mitchell, Picture Theory, Chicago: Chicago UP, 1994.
  • 28 Ibid., 124.

47Je peux dès lors confirmer ce qui n’était qu’une « idée de recherche » et espère l’avoir démontrée dans le cadre d’une poïétique du texte/image, d’une critique intermédiale. W. J. T. Mitchell déjà appelait à une iconologie du texte lorsqu’il déplorait : « a thorough re-reading or reviewing of texts in the light of visual culture is still only a hypothetical possibility »27. Lloyd a elle-même utilisé le pictural pour rendre compte d’effets thématiques et textuels. Dans Jacob’s Room, elle fait de la description des lettres, des natures mortes et avance : « By focusing so sharply on the written sign, Woolf is also raising questions about the nature of writing more generally and about the relationship between sign and suggestion, seme and implication »28.

48Dans Goldberg: Variations, le tableau sert à donner au texte son pattern/motif, modelé sur ses principes de fonctionnement et sur sa composition. Le texte double (avec ses deux narrateurs, et leur démultiplication en d’autres) se reflète dans les deux portes de la nature morte. Littéralement, le texte met sous les yeux du lecteur les règles de sa composition et certains de ses enjeux : c’est une nature morte en trompe-l’œil répétée en deux panneaux textuels. Le texte est ambigu, double et riche de ses potentialités unheimlich.

49Hanté par la peinture, dont plusieurs occurrences apparaissent et disparaissent : le Christ mort de Holbein, le Wander-Artist de Klee, une installation de Tinguely. En plus de La nature morte aux bouteilles, le texte justifie en retour l’utilisation critique de la peinture comme outil critique capable de rendre compte d’effets qui, sans cela, resteraient invisibles ou ignorés. Le pictural alors, comme événement de lecture, comme énergie et rencontre, une fois reconnu, offre ses propres modalités critiques comme supplément et suppléant aux manques de la critique littéraire, là où elle s’arrêterait sans cela. Et après tout, c’est ce qui a eu lieu depuis les débuts de la création littéraire et, par conséquent, de la critique. Une fois de plus, c’est ce que montre aussi le roman de Josipovici qui, plusieurs fois, inclut la référence au bouclier d’Achille, objet de la première ekphrasis et premier pattern. Élaborée sur le mode circulaire de son objet, la description figure également la circularité de la circumnavigation de l’Odyssée.

50La notion fondamentale de pattern de Forster peut donc ici s’appliquer à la nature morte. Elle découle de sa nature, pleine d’une énergie domestique et de ses potentialités. Subversive dans ses effets, comme elle l’est en art lorsqu’elle bouleverse la hiérarchie des genres, elle nécessite, lorsqu’elle apparaît dans le texte, le recours à l’histoire de l’art pour justifier et aussi rendre davantage visibles/lisibles les objets de sa description et leur portée symbolique. Ainsi, la nature morte peut faire partie du système que je propose dans lequel un art est véritablement le miroir critique d’un autre art, parfois en trompe-l’œil. Une variation à la Goldberg donc.

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Notes

1 Roland Barthes, « Une idée de recherche », in Gérard Genette, Tzvetan Todorov (Dir.), Recherche de Proust, Paris : Seuil, 1980, 35.

2 Voir Edward M. Forster, Aspects of the Novel [1927], London: Penguin, 1990, 134-135.

3 Louis Marin, Études sémiologiques, Paris : Klincksieck, 1979, 89.

4 Rappelons-nous que krinein signifie ouvrir, séparer, juger.

5 Gabriel Josipovici, Goldberg: Variations [2002], New York: Harper Perennial, 2007, 67-69. Toutes les citations de ce court passage se réfèrent à ces pages.

6 En ce qui concerne la définition et les modalités d’action de « pantonyme », voir Philippe Hamon, Analyse du descriptif, Paris : Hachette, 1981.

7 Daniel Arasse, On n’y voit rien, Paris : Denoël, 2000.

8 Carlo Ginzburg, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », in Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces [1986], Paris : Verdier, 2010, 220-294.

9 Bien sûr, cette phrase fait allusion à l’ouvrage de Svetlana Alpers, The Art of Describing, L’Art de dépeindre, Paris : Gallimard, 1990, qui est dédié essentiellement à la peinture hollandaise, ce qui cadre bien avec le sujet de la nature morte.

10 Gabriel Josipovici, The Inventory, London: Michael Joseph, 1968.

11 Antonia S. Byatt, The Virgin in the Garden, London: Vintage, 1994, 90.

12 Gabriel Josipovici, op. cit., 107. La célèbre phrase de Warburg a été vite reprise par Benjamin selon Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris : Minuit, 2000, 92.

13 « put in the way of some of the senses », Webster’s Dictionary.

14 Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris : Seuil, 1982, 175.

15 Liliane Louvel, « La description picturale : pour une poétique de l’iconotexte », Poétique, n°112, Paris : Seuil, 1997, 475-490.

16 Je remercie ici mes étudiants de séminaire de Master 2 de Poitiers (2008) qui se sont bien pris au jeu et ont fourni des indices complémentaires à cette enquête.

17 Les deux textes ou panneaux du diptyque ont un statut narratif très différent bien qu’ils soient liés par l’objet d’art qu’ils ont en commun. La première occurrence est à la troisième personne : c’est une description (une ekphrasis). La seconde, est un récit à la première personne, appartenant à la section qui relate une crise conjugale. Le premier narrateur reste masqué, alors que la seconde section est narrée par le mari d’Edith, Gerald, un écrivain, dont le patronyme reste inconnu, mais dont nous sommes censés lire l’œuvre, c’est-à-dire, les chapitres consacrés à Goldberg.

18 Site des « Musées d’Alsace ».

19 Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité à nos jours, Catalogue de l’exposition à l’Orangerie des Tuileries, 1952, n°5, 7-17, et site des « Musées d’Alsace ». Patricia Falguières, Le Maniérisme, une avant-garde au XVIe siècle, Paris : Gallimard, coll. Découvertes, 2004, 40.

20 Rosemary Lloyd, Shimmering in a Transformed Light: Writing the Still Life, Ithaca, London: Cornell UP, 2005, 123.

21 Jeanette Winterson, Art Objects: Essays on Ecstasy and Effrontery, London: Vintage, 1996, 5-6.

22 Ibidem, 19-20.

23 Rosemary Lloyd, op.cit., 129.

24 Ibid., 158.

25 Ibid., 158.

26 Ibid., 152.

27 William J. Thomas Mitchell, Picture Theory, Chicago: Chicago UP, 1994.

28 Ibid., 124.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Liliane Louvel, « La nature morte ou : Quand l’art « objecte » »Revue LISA/LISA e-journal [En ligne], vol. XII-n° 2 | 2014, mis en ligne le 27 mai 2014, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lisa/5825 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lisa.5825

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Auteur

Liliane Louvel

Université de Poitiers, France. Liliane Louvel est Professeur à l’Université de Poitiers où elle enseigne la littérature britannique du XXe siècle. Elle a écrit de nombreux articles en français et en anglais sur les relations entre le texte et l’image. À ce sujet, elle a publié : Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale (PUR), L’Œil du texte (PUM), The Picture of Dorian Gray. Le double visage de l’art (Ellipses), Texte/image. Images à lire, textes à voir (PUR).

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