- 1 Gabriel Josipovici, The Inventory [1968], in Gabriel Josipovici, Steps: Selected Fiction and (...)
- 2 Gabriel Josipovici, Words, London: Victor Gollancz, 1971.
- 3 Gabriel Josipovici, The Present, London: Victor Gollancz, 1975.
- 4 Gabriel Josipovici, Migrations, Hassocks, Sussex: Harvester Press, 1977.
- 5 Gabriel Josipovici, The Air We Breathe [1981], in Gabriel Josipovici, Steps: Selected F (...)
- 6 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, London: Methuen, 1984.
- 7 Gabriel Josipovici, Now, Manchester: Carcanet Press, 1998.
- 8 Gabriel Josipovici, Everything Passes, Manchester: Carcanet Press, 2006.
1The Inventory1, Words2, The Present3, Migrations4, The Air We Breathe5, Conversations in Another Room6, Now7, Everything Passe8 : voilà quelques titres de romans de Gabriel Josipovici qui parlent d’eux-mêmes, n’annonçant en rien des aventures singulières et extraordinaires, mais nous invitant, au contraire, dès leur paratexte, à réfléchir sur ce qui fait le propre de l’existence quotidienne et l’essence de l’ordinaire. On y lit le moment présent, le moment-là, l’ancrage hic et nunc ainsi que l’être-là dans son attachement à la vie et au monde ; on y devine l’air que l’on respire, les espaces que l’on parcourt ou que l’on habite ; ou encore l’accumulation des objets que l’on aura possédés et les interactions que l’on aura engagées avec autrui le temps de notre passage éphémère ici-bas.
- 9 Gabriel Josipovici, Distances, in Gabriel Josipovici, In the Fertile Land, Manchester/N (...)
- 10 Gabriel Josipovici, After and Making Mistakes, Manchester: Carcanet Press, 2009, 3-5.
- 11 Ibidem, 141.
2Dans les œuvres romanesques de Josipovici les personnages sont représentés en train de vaquer à leurs occupations quotidiennes ou d’interagir entre eux. Dans Conversations in Another Room, une femme âgée, Phoebe, vit avec une autre femme, Mary. De temps à autre, elle reçoit la visite de sa nièce. Et ce sont leurs entrevues qui donnent forme au roman. Now est l’histoire d’une famille ordinaire, contée non pas ab ovo, comme une forme de récit chronologique ou généalogique, mais par bribes – les vicissitudes de la quotidienneté d’une cellule familiale et d’un réseau d’individus proches représentés dans leurs interactions habituelles. Everything Passes nous laisse entrevoir le quotidien répétitif d’un homme qui reçoit le visite de ses enfants et se remémore le passé (jeux, conversations, promenades). L’acte ordinaire peut se résumer à l’écoute de soi dans le quotidien (la faim, le froid) ou à de simples réactions à des stimuli extérieurs, des tropismes ordinaires face aux objets et à l’espace environnant, comme dans Now où le personnage réagit à la chaleur ou à la vue d’un cytise en fleurs. Les situations quotidiennes se centrent sur des détails insignifiants d’une vie : une femme marche (Distances9) ; une femme raconte son vol New York-Londres (After10) ; une femme est sur le point de servir une salade de fruits à ses invités (Making Mistakes11). La pacotille – cet objet quelconque, médiocre – est au cœur des disputes et fait partie intégrante du quotidien romanesque chez Josipovici en tant qu’elle constitue le locus de l’acte ordinaire, du jeu et de l’interaction.
3L’œuvre de Josipovici a indubitablement partie liée à des formes ou à des effets de l’ordinaire, mais quel est cet ordinaire ? Au sein de cet article nous concevons l’ordinaire comme la qualité de non-saillance, associée la plupart du temps au cours quotidien des choses, à ce qui se produit tous les jours, à la qualité dite normale et familière du monde, partagée et communément acceptée de tous, mais aussi connue de tous. Il est sans doute plus logique de parler de formes de quotidien, car si l’ordinaire englobe, en quelque sorte, la notion de quotidienneté, ce qui est quotidien n’est pas forcément ordinaire. Nous nous intéressons à au moins deux versants de l’ordinaire : d’une part, il y a le dire, le langage ordinaire, le langage commun ; d’autre part, il y a le faire, le geste, mais aussi l’acte raconté et le discours sur le geste, le récit donc. La qualité ordinaire qui nous intéresse ici, c’est celle qui fait que le dire et le faire – l’événement et la parole – apparaissent comme lisses, si bien qu’ils n’accrochent pas, ne pointent pas vers nous par une singularité, une marque, une saillance, et peuvent passer inaperçus, travaillant à l’anéantissement du mythe de la plénitude du sens et de la profondeur.
- 12 Voir le propos sur le temps chez Saint Augustin, Confessions, Paris : GF-Flammarion, 19 (...)
- 13 Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, Paris : Allia, 2005, 18.
- 14 Gabriel Josipovici, The Echo Chamber, Brighton, Sussex: Harvester Press, 1980.
- 15 Gabriel Josipovici, The Present, op. cit.
- 16 Gabriel Josipovici, Everything Passes, op. cit.
4La non-saillance, c’est cette existence sans relief, sans ressort, sans éclat, mais sans qu’il ne s’agisse d’une absence. L’ordinaire est bien là et s’impose par sa simplicité et son évidence. Le trop-plein de l’évidence quotidienne est cet ordre de l’impensé, un peu comme le temps : si je n’y songe pas, je sais ce que c’est, car je le vis, mais dès que je tente de le définir, l’objet de ma pensée se dérobe à moi12. L’ordinaire paraît indicible, indescriptible, innommable, mais, surtout, il renverse, par l’évidence, le sens caché : « le monde quotidien représente le dernier endroit où j’aurais l’idée d’aller quérir quelque chose de secret13 ». Le quotidien est donc affaire d’évidence, de ce qui est là, de ce qui crève les yeux et qui répudie presque nécessairement le mystère. Et s’il y a un ingrédient mystérieux, celui-ci est à chercher dans le frêle équilibre des conciliations ordinaires, dans la balance entre l’oubli et la mémoire, entre le su et le refoulé, dans la manière dont le corps ordinaire se débat dans son propre quotidien. L’une des problématiques centrales de l’ordinaire chez Josipovici ressortit au quotidien post-traumatique ou au quotidien de la convalescence (The Echo Chamber14, The Present15, Everything Passes16). C’est là que s’expose la fragilité du corps ordinaire se démenant avec sa quotidienneté ou s’y résignant, fragilité liée au traumatisme, à la maladie, à l’obsession ou au vieillissement, dévoilant l’ordinaire en tant que résistance quotidienne du corps à l’extraordinaire dont l’ultime paradigme sera sa propre fin, réticence à la réforme et quête du réconfort dans l’immuable.
- 17 Désactualisation ou mise en insignifiance au sens d’oubli constant de ce qui semble moins (...)
- 18 Bruce Bégout, op. cit., 18.
- 19 Gabriel Josipovici, Distances, op. cit.
- 20 Gabriel Josipovici, Everything Passes, op. cit.
5Chez Josipovici, il y a une spécificité du discours ordinaire, celle avant tout que marquent les dialogues, mais qui n’est pas sans s’immiscer dans la narration. Elle tient de certaines logiques, comme l’évidence, ou de certains modes d’interaction, comme le conflit. Mais il y a aussi la spécificité du raconter. Un trait notable de l’avènement des choses dans le quotidien est la tension quelque peu paradoxale entre le réglage minutieux imposé par la routine et l’absence d’ordonnance que dicte l’événement anodin et banal, le non-événement. Ce dernier ignore la dispositio, se désolidarise de l’agencement, fait fi du lien causal et ne connaît pas le développement logique, hiérarchique et téléologique. Un acte ne mène pas forcément à un autre, n’entraîne pas systématiquement de conséquence et ne se solde pas à chaque coup par une finalité univoque. Dans ce sens, l’ordinaire est le contre-pied de l’acte narratif au sens traditionnel du terme. Il ne nous tient pas en suspens, ne procède pas à des liaisons et ne nous conduit pas à des conclusions certaines. Le propre de l’actuel, sur lequel la quotidienneté se construit, réside, sans doute, paradoxalement, dans son pouvoir de désactualiser et de désarticuler les événements insignifiants entre eux. Ces petits riens se chassent les uns les autres, chacun semblant plus important que le précédent, tout en réajustant leur propre importance, comme par une perpétuelle mise en insignifiance17, et construisent le pattern quelque peu chaotique de la quotidienneté faite d’infimes fragments, « un filet inextricable de petits ennuis de tous les jours18 ». Le propre de l’agir quotidien est cette répétition informe de bribes que le récit de Josipovici reprend à son compte privilégiant le principe du fragment, de la reprise, de la brièveté (Distances19, Everything Passes20).
- 21 Nous empruntons cette notion à Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, op. cit.
6Nous souhaitons postuler que l’ordinaire chez Josipovici n’est pas simplement un thème, mais qu’il fait partie intégrante de la poétique romanesque qui caractérise la langue et la conduite de la narration, menant à des implications symboliques et créant des effets de lecture liés à l’expérience de la quotidienneté même. Plongé dans son propre quotidien, le lecteur se voit proposer l’expérience fictionnelle d’un autre quotidien. La première question que nous soulèverons est celle de la configuration de l’ordinaire par la spécificité linguistique. La deuxième partie de cet article traitera du récit et de la manière dont la narration scelle la notion de l’ordinaire dans les romans de Josipovici. Dans un troisième temps, nous nous intéresserons au phénomène de la quotidianisation21 tel qu’il découle de la représentation de l’ordinaire. Nous finirons en interrogeant la nature de la conception de l’ordinaire que la fiction de Josipovici nous propose.
- 22 Du point de vue linguistique, on peut consulter les ouvrages de Catherine Kerbrat-Orecchion (...)
7Ce qui frappe dans de nombreux textes de Josipovici, c’est à la fois la place centrale qu’y occupent les dialogues et l’extrême simplicité de la langue. Cette simplicité ne repose pas seulement sur une sobriété stylistique, mais aussi sur une forme de neutralisation linguistique – un état de langue commune, potentiellement partagée par tous, une langue sans qualités. Naturellement, le degré zéro d’une langue n’existe pas. Aussi, dans le contexte de textes littéraires, il est inexact de parler d’un état ordinaire de la langue, car celle-ci y est forcément parole singulière de par son statut. Toutefois, il semble difficile de passer à côté de certains traits linguistiques qui font la spécificité des dialogues chez Josipovici. On pourrait parler d’effets de langage ordinaire, avec ses failles, ses maladresses, ses vacances et ses béances22.
- 23 Au sens d’oralisation ou d’imitation de l’oral, d’un registre ou d’un dialecte.
8Si dans tous les textes cette spécificité n’est pas la même, on la remarque surtout dans les romans qui sont dialogués. D’une certaine façon, la langue y est moyenne, commune – une langue passe-partout, obéissant à un standard linguistique. Cette neutralisation se manifeste dans l’état de correction relativement neutre, lié en grande partie au parler de la classe moyenne à laquelle appartiennent nombre des personnages chez Josipovici. Dans certains textes, cette neutralisation va jusqu’à prendre une forme d’aseptisation se traduisant par une absence de stylisation23, une langue dépossédée de toute marque. Est-ce alors à dire qu’il s’agit là d’un phénomène linguistique non marqué ? Est-ce un phénomène de langage ordinaire ?
9À un premier niveau, il faut faire la distinction entre la langue des dialogues et celle du récit. Les deux versants des textes se répondent à première vue : si les conversations relèvent de la simplicité du langage ordinaire, le récit aussi met en place une extrême simplicité, brièveté et concision linguistiques. Il y a donc un lien entre dialogue et récit à ce premier niveau, où l’ordinaire de la langue est perçu surtout en fonction de la simplicité, de la sobriété, de l’absence de marque de singularité. La langue n’est pas saillante. D’une part, on pourra distinguer des procédés liés à l’emploi de la langue dépouillée. D’autre part, on peut parler de modes d’interaction spécifiques.
10Parmi les procédés mis en œuvre pour créer des effets de l’ordinaire dans les conversations, on relève des caractéristiques énonciatives que l’on peut regrouper sous trois catégories : celle de l’incomplétude, celle de l’évidence et celle de la redondance.
11Dans une certaine mesure, l’incomplétude est prédiquée sur la notion d’économie linguistique qui caractérise le langage ordinaire. Cette économie entraîne forcément un effet d’insuffisance ou de déficit informationnel, car il n’est pas nécessaire de tout dire et le dialogue ordinaire ambitionne avant tout la concision.
- 24 Parlant de « scories » ou de « ratés » dans la communication, Kerbrat-Orecchioni en disting (...)
12Le fragment dans les textes de Josipovici peut découler de ce principe de concision ordinaire. Y règnent des procédés de rupture, telles que l’aposiopèse, des figures d’absence de lien, telles que l’asyndète, ou encore des techniques elliptiques comme la phrase simple, la phrase nominale ou la réponse brève. Autrement dit, dans la concision et dans l’économie linguistique, la langue ne suit pas forcément un développement logique et ignore souvent la complétude garantie par des termes de clôtures qu’un discours oratoire ou un récit traditionnel pourraient assurer24.
13La notion d’économie linguistique sous-tend aussi la catégorie de l’évidence. Le langage ordinaire, c’est ce qui va de soi (où il n’y a aucun besoin de tout expliciter) et ce qui va sans dire (où il n’y a pas du tout besoin d’expliciter quoi que ce soit). Ainsi, ce qui va de soi, c’est la référence contextuelle évidente et non explicitée. Les déictiques, l’article défini ou le pronom personnel ancrent le discours dans un système posé comme déjà connu, fait de références cotextuelles et contextuelles. Si tout texte construit son système de renvois sur l’évidence, les textes de Josipovici soulignent cette construction référentielle en renforçant les effets d’évidence ordinaire par des structures linguistiques liées à la sphère du connu. Autrement dit, si elles ne le sont pas forcément, certaines choses sont considérées comme connues, pour les interlocuteurs des dialogues et pour le lecteur. C’est ainsi que procède la langue ordinaire qui ne se soucie pas d’expliciter tout et de tout définir à chaque occurrence nouvelle : la langue ordinaire renvoie toujours à des éléments considérés, à degrés différents, comme évidents. Le système anaphore-cataphore le montre bien, posant le pré-requis d’un dire antérieur et ultérieur.
14La parole ordinaire est aussi un espace linguistique toujours incomplet fait de vides, de non-dit, de sous-entendus, de silences. L’ellipse est justement le deuxième volet de l’évidence, c’est ce qui va sans dire. Elle participe à l’évidence en ce qu’elle élimine ou laisse en suspens ce qui ne semble pas nécessaire à la compréhension.
- 25 C’est tout le contexte physique et social de l’interaction où importent la proxémique ou le (...)
15La troisième notion, celle de redondance, constitue en apparence un paradoxe si on la considère à l’aune de celles d’incomplétude et d’évidence, car elle saturerait le discours plutôt que d’impliquer l’économie linguistique. La redondance passe, en effet, par la répétition, la reprise de certains propos ou, pour le récit, de blocs narratifs. Or ce paradoxe n’est qu’apparent dans l’interaction ordinaire, où la redondance joue un rôle essentiel qu’est celui d’assurer l’efficacité du message, allant donc de pair, paradoxalement, avec l’économie linguistique. En outre, la répétition montre quelque chose du langage en tant qu’acte, car la reprise signifie différemment selon qu’elle constitue un re-faire (reconduction d’un geste) ou un redire (réitération d’un sens)25.
16Les trois notions – l’incomplétude, l’évidence et la redondance – viennent nuancer l’image de la représentation de l’interaction ordinaire chez Josipovici.
17L’incomplétude se joue au niveau du conflit et de l’incommunicable dans l’ordinaire. La figure de l’ellipse est alors surtout celle de la rupture syntaxique (anacoluthe) ou celle de la suspension pure et simple de la parole (aposiopèse), illustrant ainsi la gêne interactionnelle qui entre souvent en jeu dans les dialogues. Dans Everything Passes, on est en plein dans ce mode de rupture. Les dialogues privilégient le non-dit, le silence et l’ellipse :
- 26 Gabriel Josipovici, Everything Passes, op. cit., 3-4.
He says: ‘So.’ […]
He whistles. ‘So,’ he says again.
He stands next to him at the window. Runs his finger over the crack in the pane.
‘So,’ he says, for the third time26.
18C’est la mise en branle avortée d’un discours qui ne parvient pas à se former, qui finit par n’être jamais formulé. On omet, on coupe, on s’interrompt. C’est le bégaiement, le non-aboutissement de la parole, la rupture discursive. Le discours ordinaire est troué, fait de sous-entendus et d’implicites, mais aussi de vacuités et d’espaces d’indétermination, comme dans cette série d’aposiopèses et d’anacoluthes traduisant l’inaboutissement de l’interaction dans Now :
- 27 Gabriel Josipovici, Now, op. cit., 13.
‘I just thought…You don’t feel things are a bit difficult for her at the moment?’
Why? I just thought she…’
‘She what?’
‘I don’t want to pester her, you understand, Robin says. But I just thought…Could you tell her if there’s anything I can do…’27.
- 28 Pour une analyse du système d’alternance des tours de parole dans l’interaction, voir Kerbr (...)
- 29 Du grec « dialogue par alternance », littéralement fait de lignes (stikhos : « rangée », « (...)
19En outre, la rupture vient également aliéner l’alternance des tours dans le dialogue28. Cette alternance tient, elle aussi, de l’ordinaire et des formes ordinaires des règles interactionnelles. Elle se manifeste dans la brièveté des interactions, un peu à la manière des stichomythies29, ou encore dans l’inadéquation des répliques les unes par rapport aux autres sur le modèle du coq-à-l’âne :
- 30 Gabriel Josipovici, Now, op. cit., 1-2.
‘Let it go Dad,’ Freddy says.
‘The Laburnum’s in flower,’ Nina says.
‘If you’ve got something to do you don’t have time to feel tired,’ Sam says
‘I can see it from my window.’
‘If she hadn’t given up her job she wouldn’t feel so tired,’ Sam says.
Let it go Dad,’ Freddy says.
‘You can’t see it from here,’ Nina says. ‘But you can from my window.’ […]
‘She says she’s tired,’ Sam says. ‘I tell her what to do to stop being tired. What’s wrong with that?’
‘Soon the chestnuts will be in flower as well,’ Nina says. ‘First the white and then the pink’30.
20On aboutit ainsi à un contrepoint discursif, traduisant deux ou plusieurs conversations à la fois, participant au brouillage informationnel sous forme de quiproquo ou de malentendus.
- 31 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 95.
- 32 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 27-28.
21L’évidence peut être déconstruite. Le renvoi à une représentation antérieure, contextuelle, n’est pas toujours compris par les personnages eux-mêmes : « ‘It’s funny, but I’d quite forgotten about those tickets.’ ‘What tickets? ‘Do you think there’s something in that?’ ‘In what?’ »31. Dans le système construit autour de la sur-détermination dans l’ordinaire, l’évidence peut s’avérer fragile et basculer dans l’incompréhension à tout moment : « ‘What do you think is going to happen to him ? […]’ ‘Happen ? […] To whom?’ ‘David of course. Why don’t you pay attention?’ »32.
22Dès lors que la sur-évidence est subvertie par sa propre fragilité, l’ordinaire devient l’étranger, soudain incompréhensible, insaisissable. L’incomplétude et l’évidence déjouées permettent ainsi de représenter l’interaction endiguée, conduisant fréquemment à des malentendus :
- 33 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 51.
« ‘What are you trying to say, Lou?’ ‘What are you talking about?’ »33.
23La redondance, elle aussi, vient signifier le malaise interactionnel véhiculant l’obsessionnel et la manie ordinaire. Ce redire continu introduit un grain de folie dans le discours ordinaire. L’extension et le ressassement des mêmes sujets contribuent à représenter le fastidieux de l’interaction ordinaire. Certains dialogues rabâchent inlassablement les mêmes sujets, si bien que les propos sont démesurément étendus comme dans cet échange dans Now, où la fatigue de l’un des personnages occupe une grande partie du dialogue :
- 34 Gabriel Josipovici, Now, op. cit., 1.
‘I’m tired,’ Licia says.
‘Nobody’s tired at your age,’ Sam says.
‘I’m tired.’
‘At my age you’ve got the right to be tired,’ Sam says. ‘Not at your age.’ […]
‘Leave her alone Dad,’ Freddy says.
‘Nobody’s tired at her age,’ Sam says. ‘Are you tired?’
‘Sure.’
‘But what does she do?’ Sam says. ‘I’ll tell you what she does. She does nothing. That’s why she’s tired. That’s why she thinks she’s tired. If she got a job like everyone else she wouldn’t have time to feel tired’34.
24Dans ce retour du même se construit l’ordinaire qui est peut-être justement cette extension à l’infini de l’infinitésimal et de l’insignifiant.
25La redondance opère ainsi sur le mode d’insistance, comme dans le retour de la même interrogation dans Words. Le roman débute par un « why » qui est sans cesse reposé tout au long du roman :
- 35 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 60.
‘What I don’t understand,’ Louis said, ‘is why she had to come in the first place.’
‘Why?’
‘Yes. Why?’35
- 36 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 46.
- 37 Ibid., 56.
- 38 Ibid., 98.
26Sur ce mode obsessionnel d’insistance ordinaire sont prédiquées toutes les formes répétitives liées à l’habitude linguistique. Dans Conversations in Another Room, Phoebe répète la même expression à plusieurs reprises : « Am I a leper?36 » ; « I am not a leper37 » ; « I am not a leper, Phoebe had written in reply to her note38 ».
27On peut penser aux tics de langage, au radotage, au verbiage. Ce fonctionnement linguistique ordinaire, aussi, vit du mode obsessionnel et constitue l’antithèse de l’incomplétude. C’est le mode du remplissage : tantôt on meuble ou on parle pour ne rien dire ; tantôt on redit ou on abonde la parole dans des accès de logorrhée.
28Or cette redondance et ce flux peuvent conduire à un sens autre où le langage est surtout un faire, la parole traduisant alors une emprise sur autrui. En l’occurrence, « Am I a leper? » n’a de sens qu’en tant qu’appel à proximité interactionnelle et ne charrie d’autre réaction que le rapprochement des inter-actants.
- 39 Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », in Roman Jakobson, Essai de linguisti (...)
- 40 « On est ici à la limite du “dialogue”. Une relation personnelle créée, entretenue, par une (...)
29Un autre exemple de l’emploi de la parole en tant que geste est le recours à la fonction phatique39. Tout comme le performatif qui signifie l’acte par la verbalisation elle-même, la parole phatique opère un geste qu’est celui du maintien de l’interaction. En quelque sorte, la parole opère un acte sur elle-même, car la fonction phatique est aussi une forme d’autoréflexivité performative qu’Émile Benveniste nommait « communion phatique »40. Ce caractère phatique est aussi ce qu’il y a de plus commun dans l’interaction. C’est pourquoi, lorsqu’il est exacerbé, comme dans l’extrait de Words ci-dessous, il souligne le maintien artificiel de l’interaction et rend manifeste le désintéressement de la banalité :
- 41 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 81.
‘Southampton,’ Peter said. ‘Not a bad place when you get to know it.’
‘So I’ve been told,’ Jo said
Even the suburbs,’ Peter said.
‘Though they do stretch for rather a way,’ Peter said.
‘Yes,’ she agreed. ‘They do’41.
- 42 Surtout l’opérateur « so » suivi du couple sujet-auxiliaire, permettant d’ironiser la répon (...)
30On a l’impression d’être face à un acquiescement quasi-mécanique, comme si l’interlocuteur tournait le dos à l’interaction, tout en faisant mine de continuer d’y participer. Ce désintéressement se traduit par des éléments phatiques convenus sous forme de réponses brèves42, devenant un moyen de souligner l’aspect banal et fastidieux de l’interaction ordinaire.
- 43 Du grec agônistikos en lien avec la lutte, la compétition. De manière intéressante, l’origi (...)
- 44 L’idée de « performance/action » est soulignée par Sylvain Quidot, La Conversation banale. (...)
31Ainsi, la représentation de l’interaction souligne surtout des formes de gêne et d’échec dans la communication ordinaire. Le dialogue laisse percevoir un mal-être, une fragilité, un déboire du vivre-ensemble, laissant entendre que le mode interactionnel prépondérant est celui du conflit et que le langage ordinaire est surtout un acte se muant en un geste, en un appel, en un faire. Ces deux modes – le mode agonal43 et le mode pragmatique44 – jettent une lumière spécifique sur la représentation de l’interaction ordinaire.
- 45 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 117.
32Certains dialogues ressortissent alors à une véritable agonistique interactionnelle, où la logique du conflit semble être le seul mode et la seule raison d’être de l’interaction ordinaire. Autrement dit, cette tournure agonale nous incite à penser qu’il y a du dialogue, parce qu’il y a du conflit. La vie en interaction découlerait peut-être de ce besoin de confrontation permanente, comme s’il s’agissait d’un besoin vital, comme l’affirme l’un des personnages dans Words : « ‘In fact she has a multitude of grudges against me.’ […] ‘Mind you,’ Peter said, ‘I encourage it. It makes me feel I exist, you understand?’ »45.
- 46 La modalité radicale par opposition à la modalité épistémique régit justement l’interaction (...)
33Dans Conversations in Another Room, les conversations tournent autour des aspects ordinaires de la vie par le biais des reproches, fréquemment opérés par la modalité radicale46 :
- 47 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 46.
‘I have to do the shopping,’ Mary says.
You should have done it all yesterday.’
‘Food should be bought fresh every day,’ Mary says.
‘Why do you think I have a fridge?’ Phoebe asks her47.
- 48 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 45.
- 49 Ibid., 70.
34Dans Words, le reproche se construit sur le mode de l’obsessionnel retour : « ‘She goes on and on about things,’ he said. ‘On and on’ »48. Là aussi, la modalité radicale, associée au perfectif, véhicule l’irréel du passé sous forme de reproches et de regrets : « You could have written and said you couldn’t have us. Or not written at all »49. Tout porte à croire que c’est dans cette dynamique agonale que se joue l’essentiel de l’interaction ordinaire et que c’est par le mode conflictuel que le sujet se sait exister.
35Parachève la représentation de l’interaction ordinaire sa tournure autoréflexive. Face au vide du quotidien, il ne reste plus que les mots eux-mêmes, l’interaction elle-même. Dans la logique autoréflexive, on revient sur les mots, on s’y cramponne, on pinaille. Ce langage ordinaire crée une boucle métalinguistique et revient sur lui-même pour parler de la manière dont on parle ou dont on devrait parler, se muant en un duel de paroles sur la parole :
- 50 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 47.
‘I will go to a movie,’ Mary says.
‘Movie?’ Phoebe says. ‘Movie?’ […]
Why not say picture-show?’ Phoebe asks her.
‘Why should I say picture-show? Who says picture-show any more?’
‘Who says movie any more?’
‘What does one say then?’
‘Flicks,’ Phoebe says. ‘Flicks.’
‘Flicks!’ Mary says. ‘That went out ages ago.’
‘No it didn’t,’ Phoebe says.
‘Yes it did.’
‘No it didn’t.’ […]
‘It didn’t,’ Phoebe says again50.
36Tout se passe comme si l’ultime moyen de remplir le vide de l’interaction ordinaire – moyen de s’en détourner aussi – consistait à se tourner vers la manière dont cette interaction se déroule, et ce sur le mode agonal, celui qui permet la repartie, qui assure la continuité par le conflit et dans l’attente du retour du bâton.
37Peut-être que cette autoréflexivité révèle l’impossibilité de saisir et de cerner l’ordinaire, car l’autoréflexif dans Conversations in Another Room joue aussi sur la symbolique de l’image inversée ou spéculaire : les bavardages s’y déroulent, symboliquement, et ce grâce au titre, à distance ; elles sont ancrées dans un ailleurs, dans un espace toujours autre et insaisissable. D’où son implantation spatiale réflexive faite de miroirs, de glaces convexes, de peintures, ainsi que de multiples espaces de transition comme les portes entrouvertes, comme si l’ordinaire était condamné à n’être que des bribes partiellement intelligibles.
- 51 Monika Fludernik analyse les romans dialogués de Josipovici. Voir Monika Fludernik, Echoes (...)
- 52 À propos de Moo Pak, l’auteur souligne l’importance de l’interaction en tant qu’une forme d (...)
38Le dialogue occupe ainsi une fonction cruciale dans les textes de Josipovici51. Il met l’accent sur l’interaction dans le quotidien par des effets liés à une certaine logique du langage ordinaire. Le dialogue mine partiellement l’instance narrative, en la limitant, comme pour effacer la médiation de la voix du récit, pour proposer une forme plus directe — plus ordinaire — de relation narrative que permet le mode d’immédiateté du discours direct dans ces romans où la conversation reste prépondérante52.
39Parallèlement à la langue des interactions, la nature du récit chez Josipovici nous propose des formes spécifiques, fondées sur la reprise, le dépouillement ou la simplicité qui s’allient à l’ordinaire. Il ne s’agit nullement d’oralisation ou de stylisation, comme quand la langue du narrateur véhicule une oralité. Au contraire, les romans de Josipovici sont fréquemment narrés à la troisième personne et la narration est extrêmement simple, voire minimaliste. Dans les romans où le dialogue est dominant, le récit se limite à quelques verbes introducteurs, verbes de paroles et indications sommaires associées aux gestes, comme s’il s’agissait de didascalies. Certaines logiques narratives semblent pouvoir être mises en rapport avec l’idée de l’ordinaire : l’emploi de temps simples, une relative limitation du descriptif, du figuratif et de l’intrigue, ainsi que l’interrogation de la temporalité et de la production du sens.
- 53 La liste constitue un autre paradigme de l’ordinaire dans le récit, comme dans Gabriel Josi (...)
40Le roman Everything Passes offre au lecteur cette expérience d’extrême dépouillement. C’est qui est frappant au premier abord, c’est l’extrême brièveté de ce livre qui ne couvre que soixante pages. Sa fabrique se fonde sur la concision : de courts dialogues alternent avec de brefs blocs de récits. Le principe opérant relève d’une certaine logique de non-développement ou de non-aboutissement : il ne s’agit aucunement d’une histoire contée jusqu’à sa résolution, mais de fragments ou de moments tournant autour d’un geste, d’un acte ou d’un échange laconique. La langue du récit est presque austère dans sa simplicité minimaliste. Le roman a systématiquement recours à la phrase nominale sous forme d’un seul mot ou d’un syntagme nominal. Tout se passe comme s’il s’agissait d’indiquer l’existence d’une chose ou d’un objet sans passer par la prédication, donc sans mettre en branle les rouages traditionnels du récit. Comme si le récit ne faisait que pointer du doigt, car la simplicité de la phrase nominale a quelque chose à voir avec la deixis, par laquelle on confère aux objets une certaine autonomie, tout en les déliant, à savoir en entravant les liens causals qui pourraient s’amorcer entre eux53. Ce qui renforce cette absence de liens que garantit la prédication, c’est aussi l’espace blanc de la page qui entoure et sépare les mots, comme pour refréner le cours de leur continuité et laisser la signification se cristalliser dans un espace de sens isolé :
- 54 Gabriel Josipovici, Everything Passes, op. cit., 1-3.
A room. […]
Silence. […]
Cracked pane. […]
Greyness. Silence. […]
Grey light. […]
The window54.
- 55 Ibid., 5.
- 56 Ibid., 1-3.
41Sans doute a-t-on affaire à une forme de proximité avec la poésie, mais aussi avec le langage ordinaire, ne serait-ce que dans cette dynamique temporelle qu’est la reprise autocorrective « That smell. Her smell. »55. Même quand il y a prédication, elle est réduite à l’ordre canonique simple sujet-verbe-complément. Le récit se résume à quelques mentions de gestes simples, ordinaires et répétés : « He stands at the window. […] He stands. […] He stands at the window. […] »56. Le traitement de l’espace est également minimaliste, se cantonnant à quelques indications qui sont continûment rappelées : il y a l’espace du chez-soi (chambre), les espaces liminaires (embrasure de porte, fenêtre) et l’espace extérieur (jardin).
42Tout porte à croire qu’il y a une perméabilité entre le récit et le dialogue. Si les interactions se caractérisent par la notion d’incomplétude et celle d’évidence, qui défont la clôture et la totalisation, le récit est lui aussi dépendant de ce principe. Les romans commencent toujours in medias res, si bien que l’on n’a pas les clés nécessaires pour la compréhension de l’histoire. Si rien n’advient ab ovo, c’est que le récit lui-même se rapproche à la fois de l’expérience du quotidien (rien ne commence et rien ne se termine jamais, mais tout est toujours en cours) et de l’expérience du raconter quotidien (loin d’être structuré, articulé et agencé de manière logique). L’outil du dialogue en marche nous donne l’impression d’une conversation que l’on surprend, comme si l’on était, nous les lecteurs, planqués aux portes des personnages.
- 57 J’emprunte ces termes à Gérard Genette, « Fréquence », in Gérard Genette, Figures I (...)
43Ce qui contribue à la simplicité de la narration chez Josipovici, c’est aussi le recours aux temps simples, et surtout au présent simple. Ce présent est d’abord un présent de narration, censé relater des événements ancrés dans une succession passée (présent historique). Or il n’est pas sans ambiguïté en ce qui concerne les valeurs fréquentatives, car le présent singulatif57 prend très fréquemment des valeurs itératives ou gnomiques, comme dans Conversations in Another Room :
- 58 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 9.
The niece arrives at the same time every Saturday morning. […] In the spring and summer she carries a bunch of flowers. Two, sometimes […]. Sometimes she also brings a pretty plate or a teapot she has picked up in a junk shop […]. She is a great accumulator, a great giver58.
- 59 Le prétérit aussi prend en anglais les deux valeurs, tantôt singulative, tantôt itérative.
- 60 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 10.
44On voit que la valeur du présent est surtout itérative. Elle tient à la fois de l’habitude et de la valeur caractéristique que posséderait « will » au présent et « would » au passé59. Un peu plus tard dans le même chapitre, la valeur itérative cède à nouveau à la valeur singulative du présent : « But now, as the girl puts the plate, or it might be the teapot, on the little bedside table for her aunt to admire, and next to it the bunch of freshly picked flowers, Phoebe says […] »60.
45Ce sont les repères temporels qui confèrent au présent sa précision temporelle de fréquence. Ce « now » opère une coupure nette et ancre l’événement non pas dans un présent actuel mais dans un type de fréquence. Autrement dit, « now » ne signifie pas tant « à présent » qu’il ne sépare un moment de temps singulier d’une temporalité faite de répétitions signifiées par « sometimes ». Cependant, à la confluence de l’itératif et du singulatif, le présent reste ambigu :
So now he sits in the hall, waiting for the girl to finish with her aunt. […] Sometimes the man takes a notebook out of one of the pockets of his jacket and a pen out of another, and writes, leaning the notebook on his knee or on the wooden arm of the chair61.
46Les deux repères temporels semblent signifier ici deux temporalités différentes. Tout se passe comme si on passait subrepticement d’un « now » à un « now and again », d’un singulatif à un itératif.
47En outre, le présent gnomique se différencie aussi du présent itératif en ce qu’il peut ajouter à la notion de fréquence celle de modalisation ou de point de vue, comme si le narrateur devenait soudain intrusif ou comme si le discours du personnage s’introduisait dans celui du narrateur :
« At times he looks young, younger even than the girl, and she cannot be as young as she looks. At times he does not look young at all. There are people like that, they change almost completely from day to day. […] »62.
48La valeur d’habitude du présent dans la première phrase cède la place à la valeur gnomique de vérité générale dans la seconde.
49L’ambiguïté du présent simple est renforcée par une autre valeur encore qu’est celle du pictural, de l’impression visuelle figée par la mémoire : « I wake up and the impression is still vivid on my retina of this figure passing quickly yet without apparent hurry »63. Le présent simple fait avancer le récit, mais, en réalité, c’est aussi le temps verbal du pictural, de l’immobile, rendant compte d’images fixes. Celles-ci sont des contenus mémoriels, des images mnémiques, comme dans Contre-Jour :
- 64 Gabriel Josipovici, Contre-Jour, op. cit., 14.
« You rise up in my mind now, as I sit here, like a fish in a murky pond, and I wonder if it was the sight of you that day which settled the image inside me once and for all »64.
- 65 En l’occurrence, par référence à la peinture, et plus spécifiquement en tant que cl (...)
- 66 Gabriel Josipovici, Contre-Jour, op. cit., 24.
50L’image absente est recréée par cette actualisation mnémique dans le présent. Le pictural et le spéculaire s’allient à la temporalité du présent simple, comme si ce présent de l’habitude était aussi le temps pictural, le temps du descriptif, de l’ekphrasis65 : « I see you both in the mirror of my mind. You are seated at the table with the dog on your lap. There is a bottle in front of you and you have on your red blouse with the black stripes. As usual your head is bent as though you were talking to the dog or feeding him something »66.
51Dans Conversations in Another Room renforce cette ambiguïté temporelle du présent la conjonction de coordination « or » qui vient, par l’alternative, signifier une forme d’indifférence :
- 67 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 12.
« Sometimes the man takes a notebook out of one of the pockets of his jacket and a pen out of another, and writes, leaning the notebook on his knee or on the wooden arm of the chair ».67
52On peut comprendre ce « or » à la fois dans une nuance temporelle (tantôt…tantôt…) et dans une nuance logique soulignant la contingence de l’événement quotidien (ou bien… ou bien…).
- 68 Au sens de l’orientation du récit vers une fin univoque ou une résolution finale (du grec t (...)
53Un autre paramètre du récit chez Josipovici consiste à déjouer la continuité chronologique et la téléologie68. Plutôt que de s’arrêter sur un élément pour l’étendre et en développer la description, le récit avance en reprenant les mêmes détails. Ce faisant, la narration construit une temporalité motivique par le geste du quotidien, comme dans Only Joking, où un détail banal est sélectionné pour être ensuite repris et singularisé :
- 69 Gabriel Josipovici, Only Joking [2006], London: CB Editions, 2010, 6.
- 70 Ibid., 7.
- 71 Ibid., 11.
- 72 Ibid., 34.
Alphonse takes out a crumpled packet of cigarettes, selects one, lights it, and inhales with relish69.
Alphonse takes the packet of cigarettes out again, selects one, puts it in his mouth, lights it and, leaning back on the bench, closes his eyes as he slowly exhales70.
She takes out her compact, applies lipstick, snaps the compact shut and lights another cigarette. Soundlessly, a waiter removes the ashtray and in one movement substitutes a clean one71.
A waiter materializes, deftly substitutes a clean ashtray for the dirty one, and disappears again72.
54Le récit ne se contente pas de fournir au lecteur des détails liés au geste ordinaire. Il fait de ce geste une structure motivique, laquelle devient elle-même une expérience lectoriale de l’ordinaire qu’est le retour du même. Force est de constater que la structuration du motif est intrinsèquement liée à la notion de quotidienneté. Autrement dit, c’est le geste trivial ou insignifiant qui devient ainsi structure. Cette dernière est surtout affaire de fragments d’actes isolés. S’il est extrêmement réduit, tel un arrière-plan didascalique, l’insignifiant quotidien s’en trouve paradoxalement singularisé.
- 73 Gabriel Josipovici, The Present, op. cit., 41.
- 74 En l’occurrence, « aspidistra » comme symbole de la domesticité bourgeoise.
- 75 Gabriel Josipovici, The Present, op. cit., 7.
55C’est le non-événementiel qui triomphe. Dans The Present, dans le milieu urbain de classe moyenne, la quotidienneté se caractérise par l’absence : « ‘Just nothing happening.’ ‘Nothing all the time’ »73. C’est donc l’ennui de l’individu blasé : le personnage semble claquemuré dans sa quotidienneté médiocre, condamné à parler de l’achat d’étagères ou de plantes d’intérieur74. De manière symbolique, le non-événement (le quotidien) se passe à l’écart de l’événement (un accident de voiture) observé d’en haut, à distance, comme pour s’en protéger : « Alex, from the window, describes the scene to them: ‘One of the cars is a grey Ford hundredweight van. It is pushed up against the lamp-post, which is bent protectively over it. There are two people inside’ […] »75.
- 76 Voir Raphaël Baroni, La Tension narrative, Paris : Seuil, coll. Poétique, 2007.
56Josipovici semble proposer une forme de non-intrigue, en détournant le roman de son mécanisme central de la tension narrative76. Si le roman classique nous détourne de l’ordinaire, en nous proposant le singulier et en nous offrant la lecture tensive, dirigée vers un but, celui de Josipovici va à l’encontre de ce détournement de l’ordinaire en dénudant cet ordinaire et en faisant vivre au lecteur l’expérience de l’ordinaire. Cette non-intrigue n’est pas forcément anti-intrigue. Le récit qui subvertit l’extraordinaire (anti-intrigue) n’est pas forcément à l’opposé d’un récit qui privilégie le fait quotidien (non-intrigue). En outre, l’ordinaire se passe d’intrigue au sens où il apprivoise tout événement étranger en le transformant en quelque chose de familier. C’est là l’essentiel de la non-intrigue : non pas le combat contre l’extraordinaire, mais son apprivoisement et son intégration inéluctable dans l’ordinaire.
- 77 Voir l’essai « Linearity and Fragmentation », in Gabriel Josipovici, The Lessons of (...)
57Ainsi, si le roman traditionnel se construit contre l’ordinaire, en privilégiant l’événement notable, le déroulement linéaire et la tension narrative clairement orientée, le récit de Josipovici paraît, en un sens, a-tensif, en ce qu’il n’y aurait pas de suspens, de continuité, de curiosité77. Cependant, il s’agit peut-être de formes de tension autre, car quelque chose continue bel et bien à maintenir la narration. L’interrogation que l’on peut alors soulever, c’est celle de la représentation de ce non-événement qu’est le quotidien et du maintien de la narration qui en tire sa structure. C’est la question posée par le peintre dans Contre-Jour :
- 78 Gabriel Josipovici, Contre-Jour, op. cit., 92.
‘How to paint what happens when nothing happens?’ he used to say. I knew what he meant. Nothing happens and all of a sudden there is a whole life gone and you realize that all those nothings were in fact everything78.
58La structuration du récit dans cette dynamique de non-intrigue chez Josipovici nous offre peut-être justement la possibilité d’interroger la succession de petits riens qui constitue le propre de toute une vie.
59Par ailleurs, certains textes de Josipovici sont pratiquement dépourvus de toute description notable, comme si le descriptif signait la mort du récit. En témoigne cet extrait métalittéraire de Moo Pak :
- 79 Gabriel Josipovici, Moo Pak, op. cit., 11.
People who cannot write and cannot think and yet believe that they adore literature are in love with adjectives, he said, for them literature is synonymous with adjectives, they pass their lives in a bubble bath of adjectives. I, on the other hand, he said, cannot read a book when it is stuffed with adjectives […]. The best writers know that adjectives are the death of narrative79.
- 80 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 70.
- 81 Gabriel Josipovici, « Mobius the Stripper » [1974], in Gabriel Josipovici, Steps: Selected (...)
60Rares sont, en effet, les envolées lyriques chez Josipovici. Bien au contraire, le texte se passe de qualificatifs, de précisions, restant volontairement schématique, imprécis, comme une ébauche. Outre les romans qui contiennent des éléments biographiques (The Big Glass, Moo Pak, Infinity), l’identité des protagonistes est rarement traitée in extenso. On a affaire à une forme de récit anti-descriptif, notion qui va de pair avec le caractère non-figuratif du texte. En effet, il serait difficile de trouver force métaphores dans l’œuvre romanesque de Josipovici. Hormis les catachrèses liées au langage ordinaire, donc aux dialogues, la langue du récit semble œuvrer contre le figuratif. Cette absence est signifiante en elle-même si on l’interprète par le biais de la notion d’ordinaire. Il n’y pas d’image, non pas parce qu’il n’y en aurait pas dans le langage ordinaire, mais parce que le quotidien n’est pas censé déboucher sur un sens figuratif quelconque, ce en quoi le caractère anti-figuratif, anti-allégorique, va de pair avec l’existence ordinaire. À maintes reprises, on peut trouver chez Josipovici des personnages s’accuser de chercher un sens particulier à leur vie : « ‘You make a thing out of everything,’ she said. ‘You have a deep metaphysical hunger, Lou. You want to fill your life with meaningful actions’ »80. Mobius, qui travaille dans un cirque, semble être en quête d’une telle vérité existentielle : « ‘My motive. Is not seshual. Is metaphysical. A metaphysical motive, see?’ ».81 Ironiquement, Mobius mourra de sa propre main à la fin du récit sans qu’une vérité, sans qu’un sens ne surgisse.
- 82 Humberto Giannini, La « Réflexion » quotidienne, Paris : Alinéa, 1987, 20.
- 83 Gabriel Josipovici, Touch, New Haven, CT/London: Yale UP, 1996.
- 84 Voir Marcin Stawiarski, « Les épreuves de la marche : une lecture de Gabriel Josipo (...)
- 85 Gabriel Josipovici, “First Steps”, in Gabriel Josipovici, Touch, op. cit., 102-107.
61La vérité de l’ordinaire serait question d’acceptation de ce non-sens, ou plutôt de l’impossibilité de faire surgir un sens autre dans l’existence quotidienne. On ne cherche pas à comprendre, on vit. On n’a pas à interpréter, on vit. Il y a là une question épistémique qui ouvre la béance laissée par l’absence du figuratif en tant que véhicule d’un sens caché, d’une signification autre, d’un transport de sens. Toutefois, si les textes récusent cette idée de sens caché, ils ne virent sans doute pas vers l’anéantissement complet du signifié, mais dans une forme de tolérance à laquelle fait appel l’ordinaire. Ce non-sens ne traduit pas nécessairement l’absence de sens, mais plutôt l’évidence ordinaire, « l’antimystère par excellence »82. C’est aussi le sens-autre. Le sens inexplicable, mais pas forcément inaccessible. Ce sens-autre, c’est aussi le geste ; c’est la nécessité de faire, sans explication, sans rationalisation, mais dans la mécanique huilée et quasi-instinctive de la quotidienneté. C’est le ça-va-de-soi qu’est l’évidence quotidienne qui se passe d’herméneutique. C’est le ça-se-fait-tout-seul : la simplicité jamais remise en question dans le geste quotidien. La mélodie kinésique que Josipovici décrit dans Touch83, l’idée de cette mécanique ordinaire du corps qui ne se pense pas au quotidien, mais qui ne butte qu’une fois devant l’obstacle de l’extraordinaire (accident), est un exemple de cette absence de remise en question dans l’ordinaire. La proprioception84 est affaire de confiance en son corps dans le quotidien, et c’est cette mise en confiance ordinaire aussi que souligne l’auteur dans son analyse du premier pas de l’enfant dans Touch85.
- 86 Franz Kafka, « Un artiste de la faim », in Franz Kafka, Un artiste de la faim. À la (...)
- 87 Du lat. quia, « parce que ».
62Il y a peut-être là un lien avec le geste simple, mais incompris du jeûneur dans « Un artiste de la faim » de Franz Kafka86 où le corps devient une œuvre-spectacle, œuvre de frustration, motivée par l’absence d’adéquation. Le mystère de la simplicité dans « Mobius the Stripper » peut rappeler cette simplicité du refus de la facilité chez Kafka, simplicité mortifère du geste. L’acte semble rester sans mobile, issu d’un besoin qui ne se dit pas, ne s’explique pas, et surtout ne s’interprète pas. La dernière question dans le récit de Kafka reste sans réponse : il n’y a pas de réponse au « pourquoi ? » chez Kafka, comme il n’y pas de réponse au « why » sans cesse réitéré dans Words de Josipovici – il n’y a que ce désinvolte « parce que » qui nous met à quia87. Il y a quelque chose dans cette absence de motif qui nous conduit à appareiller l’insignifiant à l’a-signifiant dans le quotidien. Cette béance de l’ordinaire paraît scandaleuse, c’est pourquoi des mécanismes de dénégation ou de refoulement s’activent, phénomènes de remplissage ou de quête de sens qui n’aboutissent pas. Le sens reste toujours fragmentaire, incomplet, glissant, et c’est cette non fixation qui est signifiée par l’errance dans Migrations. Le sens migre à la fois comme le corps qui se transforme et le corps qui erre :
- 88 Gabriel Josipovici, Migrations, op. cit., 181.
Everything is always on its way to something else. Everything is turning into something else. All the time. Only it never gets there because there too is changing. Everything is slippery, we can’t catch it, can’t hold on. Even words are like that88.
63Symbolisée par le parallèle entre le personnage errant et la figure de Lazare, cette mutation/migration dans Migrations semble configurer l’ordinaire dans la dynamique de déterritorialisation continue. À la potentialité anti-descriptive et anti-figurative, s’ajoute cette tournure anti-herméneutique.
64Par conséquent, le récit ordinaire, n’est pas seulement le récit qui ne parle de rien ou qui parle de petits riens. C’est aussi un récit qui se moule dans une forme dépouillée et répétitive, une textualité narrative œuvrant à la limitation du descriptif et du figuratif, comme pour atomiser le sens, interroger la banalité par la forme narrative elle-même, privilégier l’instant ordinaire à la temporalité du roman traditionnel et nous pousser à interroger le potentiel du quotidien.
- 89 Voir Virginia Woolf, Mrs Dalloway [1925], Harmondsworth: Penguin, 1967.
- 90 Voir James Joyce, Ulysses [1922], Oxford: Oxford UP, 1998.
65Ainsi, les dialogues et le récit chez Josipovici entretiennent un rapport privilégié avec l’ordinaire. On n’assiste pas à un récit qui viserait à épuiser l’étendue de la durée d’un quotidien – celle d’une journée – comme chez Virginia Woolf89 ou chez James Joyce90, mais plutôt à saturer la spécificité de la temporalité de la quotidienneté elle-même, telle qu’elle nous advient ou telle que nous la construisons, par bribes incomplètes d’existence sans cesse reprises. Ce n’est donc pas une visée totalisante. Ce n’est pas une coupe dans le quotidien, mais le revivre démultiplié de cette coupe. Ce n’est pas tant l’image exhaustive d’un quotidien que l’expérience entraperçue de la quotidienneté elle-même. Dès lors, ce qui retient notre attention, c’est la représentation de la manière dont l’individu vit son quotidien – dans le menu détail, dans le geste ordinaire, dans la routine. De quelle manière le quotidien nécessite à la fois une forme de réajustement continu à soi et à autrui et une forme de refoulement de sa condition dans l’ordinaire (quotidianisation) ? C’est là que le geste et la mémoire jouent en plein, mais également la notion d’étrangeté assimilée et celle de territoires du quotidien.
66Le dialogue et le geste quotidien apparaissent comme une force majeure de la poétique de Josipovici. La narration s’y construit dans leur complémentarité, au sens où le récit n’est jamais longtemps récit pur, mais plutôt interstice du dialogue et le dialogue est toujours entrecoupé d’un détail portant sur l’activité des personnages. Un détail infinitésimal étant souvent choisi et repris plusieurs fois, il y aurait une insistance sur la partie, comme par métonymie, qu’évoque le geste isolé.
67Le geste comporte trois aspects qui nous intéressent ici : un degré de trivialité, une relative gratuité et une répétitivité. Dans Words un personnage ôte ses chaussettes une à une avant de se coucher alors que sa compagne se presse de les déplacer à cause de l’odeur désagréable :
- 91 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 124.
He sat down on the edge of the bed and pulled off his socks, first the left foot with the right hand, then the right foot with the left hand. […] ‘There’s something unpleasant here’, she said. ‘Something that smells’ […]. She picked a sock off the pillow and, holding it at arm’s length, dropped it in a corner of the room91.
68Cette banalité trouve son écho dans le geste non utilitaire, celui du loisir, du jeu, mais aussi celui qui ne mène pas forcément à une conséquence. Cette gratuité ou la non-nécessité du signifiant déjà mentionnée apparaît de manière intéressante dans la figure de l’enfant dans certains textes, comme dans ce jeu autour du vide dans Words :
‘What have you found?’ Peter asked the little girl.
‘A hole.’
‘Is there anything in it?’ he asked her.
‘Water.’
‘Oh,’ Peter said. ‘And you want to get the water out, is that it?’
She peered up at him, screwing her eyes up against the sun. ‘No,’ she said92.
69La simplicité du faire non-utilitaire ici est désarmante, désarçonnement qu’illustre bien l’interjection « Oh » et que convoque le vide creusé dans la terre. Le geste apparaît en série, sans cesse repris, ressassé, lié à un état post-traumatique, comme dans la nouvelle « Waiting », où la disparition d’un fils pousse sa mère à reprendre le geste d’adieu chaque jour par la parole :
- 93 Gabriel Josipovici, « Waiting », in Gabriel Josipovici, In the Fertile Land, op. cit., (...)
After that, each morning, before she got out of bed, and each night, before she turned over on her side – the position in which she found it easiest to sleep – she said aloud to herself: forehead, cheeks, eyes, nose chin, ears, arms, legs, hands, feet; shoulders, back, chest, stomach, arms, legs, hands, feet; shoulders, back, chest, stomach, arms, legs, hands, feet93.
70Cette reproduction est aussi projection en tant que fuite dans l’objet ordinaire semblant signifier la dénégation même de la réalité dont le fils ne fait plus partie. Mais la reprise du geste devient elle-même signifiante à la fois en tant qu’attachement de l’être au monde et en tant que rejet, refoulement, auto-dissimulation face au surgissement de l’étranger (absence) dans le familier (présence).
- 94 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 39.
71Il y a un certain attachement à la vie, au présent, à l’être. C’est un attachement à l’immédiat ; c’est l’ancrage dans le hic et nunc, dans le soi-là à tout prix. On en trouve derechef un exemple dans la figure de l’enfant et dans ses caprices en tant que réaction immédiate à l’immanent. On peut y voir des formes de hantise. L’enfant, comme dans Words, devient une figure spectrale, un revenant inéluctable d’un ordre quotidien qui n’arrête pas de se rappeler à nous. C’est la ténacité de l’ordinaire qui harcèle et hante. La ténacité de l’obsession, de la manie de l’objet en tant que projection, en tant que source d’angoisse autour de petits riens comme moyen d’oublier l’angoisse existentielle, de fuir et de se cloîtrer dans le quotidien, comme la vieille femme dans Conversations in Another Room qui n’arrête pas de chercher une lettre (« What have I done with that letter? »94). C’est justement dans la reprise que se cristallise cette angoisse et c’est dans la reprise textuelle qu’il semble possible de faire l’expérience fictionnelle de la quotidienneté. Là le geste n’est plus représentation, mais présentation, expérience proposée au lecteur.
- 95 Bruce Bégout, op. cit., 313 : « Nous nommons quotidianisation ce processus d’aménag (...)
- 96 Bruce Bégout, op. cit., 323 : « […] la quotidianisation combat toujours sur deux fronts en (...)
72Toute tentative de s’arracher au quotidien ou tout accident qui fait dérailler l’ordinaire de son cours normal finit par se solder par un retour à la normale, quand bien même éphémère. C’est la dynamique du réajustement continu, dynamique par laquelle l’étranger qui s’immisce dans le quotidien finit toujours par s’y intégrer. On tend à réajuster l’erreur, la faille, l’intrus dans l’ordinaire. Il y a là un lien direct avec le processus de quotidianisation décrit par Bruce Bégout qui fait de la quotidianisation95 le phénomène double par lequel on intègre les choses dans l’ordinaire, on les rend ordinaires, afin de repousser l’extraordinaire de la mort, tout en s’auto-dissimulant ce processus même. Phénomène double, car il y a dissimulation de l’ordinaire, et dissimulation de l’acte de dissimulation96. Bref, il n’y a de retour du même dans l’ordinaire que si ce retour est obnubilé en tant que processus. La routine peut être conçue comme partie de cette stratégie de sécurisation. Son arbitraire est souligné dans Moo Pak :
- 97 Gabriel Josipovici, Moo Pak, op. cit., 58.
Every day death creeps a little closer, the death we fear but also the death we begin to long for because it will put an end to these terrible days of emptiness and hopelessness. I have trained myself to lead a regular life he said. I get up at exactly the same time every day, I eat at exactly the same time every day, I walk at exactly the same time every day, I write for exactly the same time every day. […] But it often happens, he said, that I am aware of how arbitrary such routines are, how easy it would be to let them slide. Order […]. The regular discipline of a monastery97.
- 98 Il serait bien entendu intéressant de mener une étude à part sur l’espace de l’ordi (...)
- 99 Gabriel Josipovici, Migrations, op. cit., 61.
- 100 J’emprunte ce mot à Bruce Bégout qui le définit ainsi : « l’empaysement désigne ce sentimen (...)
- 101 Gabriel Josipovici, Migrations, op. cit., 231.
73Mais la routine est aussi une force temporelle qui permet de structurer l’espace. C’est le chez-soi qui s’oppose au territoire non ordinaire de l’ailleurs98. Il y a des territoires du quotidien, des espaces ordinaires en dehors desquels on ne s’aventure pas : « He knows the route by heart now. Unless his gestures grow too wild he can pass within inches of any of the little tables and upset nothing »99. Les personnages chez Josipovici sont présentés dans leur intimité. Intimité que l’on peut justement concevoir comme la mise en secret ou la mise à l’écart des territoires les plus ordinaires du moi, comme la solitude ordinaire et l’« empaysement »100 dans le territoire de l’ordinaire. Or dans Migrations, l’espace familier devient glissant, refuse de se fixer, malgré l’habitude. Le texte instaurerait une sorte de déterritorialisation constante (« What space do I occupy? »101) à laquelle est soumis le personnage, comme pour dénoncer du même coup l’illusion de l’enracinement, la fixité des territoires de l’ordinaire et l’arbitraire du sens stable.
74Josipovici nous montre des personnages dont la quotidienneté est en proie à un déraillement : un accident, une maladie, une mort. L’étrangeté, la défamiliarisation, le unheimlich conduisent à un désengagement, comme dans Now où, après un séjour à l’hôpital suite à une rupture d’anévrisme, Simon rentre chez lui et perçoit pour la première fois l’étrangeté de son chez-soi :
- 102 Gabriel Josipovici, Now, op. cit., 96.
‘I feel like a ghost,’ he says. ‘As if I’ve no right to be here any more.’
‘You’ll be fine once we’ve settled you back in,’ she says. […]
‘[…] The furniture isn’t expecting me,’ he says. ‘It had resigned itself to a new life, new owners.’[…]
‘When you live in a place for a long time,’ he says, ‘You stop seeing it. You just take it for granted. But when something like this happens to you, when you step back from the brink of death as I’ve done, then you realize how strange it all is.’
‘You’ll get into the habit of it in no time,’ she says.
‘I doubt it,’ he says. ‘Not now I’ve seen it all looking so strange, so… temporary’102.
75Josipovici montre ainsi l’individu face à sa fragilité ordinaire. On voit des êtres mal en point dans leur quotidien. Ces romans exposent des corps en inadéquation avec leur entourage. L’individu ordinaire est peut-être aussi cet être inadéquat et fragile, un être en irrespondance avec le monde. Dans Migrations, dans Conversations in Another Room, dans Everything Passes, la déterritorialisation semble à la fois interroger l’Ouvert et exposer la défamiliarisation des territoires de l’ordinaire. Des individus devenus des fantômes vivants, des présences spectrales, errant au sein de leur propre espace vital et délimité par la routine, dans un chez-soi flottant et instable.
- 103 La routine, c’est précisément cette cyclicité, ce retour au point de départ, du lat (...)
76Or l’arrachement au quotidien n’a jamais longue vie, débouchant sur la ré-habituation, sur la reprise, le triomphe du quotidien. Ce que certains romans de Josipovici soulignent, c’est justement ce processus auto-dissimulé de quotidianisation, ce processus rassurant par lequel on revient au point de départ103. Dans Words, l’ordinaire des personnages n’est chamboulé qu’un moment : par le retour de Jo, amour d’antan de Louis. Le récit nous fait traverser un moment inquiétant où l’on a presque l’impression que le personnage va choisir de rompre la routine de sa vie douillette, mais ce choix n’advient jamais ; Jo repart et le couple continue comme si de rien n’était. L’explicit du roman nous ramène au cliché de l’environnement rassurant :
- 104 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 142.
‘I’m glad they’ve gone, though. […] She wanted me to run away with her,’ he said. ‘She’s crazy.’
‘I know,’ Helen said.
‘You know?’
‘Yes,’ Helen said.
She’s crazy. I told you she was.’ […]
Louis looked at his wife standing by the table pouring the hot water into the tea-pot104.
77Ainsi, le lecteur se voit proposer un parcours circulaire du retour à l’ordinaire.
78Dans certains textes cette circularité est obtenue par la reprise continûment réitérée. On pourrait penser au principe de la répétition et de la variation que l’on rencontre dans Everything Passes ou Distances où l’on traverse et retraverse des fragments de textes semblables, incessamment réajustés. Il semblerait que cette technique narrative ne privilégie pas seulement le retour du même fastidieux, typique du quotidien, mais qu’elle tient en germe le processus de quotidianisation. La narration procède par de brefs tableaux, sans développement, comme dans cet incipit de Distances :
- 105 Gabriel Josipovici, Distances, op. cit., 117.
A woman.
The sea.
She begins to walk.
She walks.
She walks105.
79Trois traits en ressortent : l’inchoation continue, la notion de processus et la fragmentation. La mise en branle est réitérée, comme s’il s’agissait de recommencer à chaque fois la même activité, reprendre les mêmes gestes dans une inchoation continue. Si bien que c’est le recommencement qui semble devenir l’action à part entière, un processus toujours en cours, toujours repris. On prend le train en marche. Il n’y a pas de termes de clôture : pas de début, pas de fin, mais le recommencement et cessation en tant que processus. On ne fait qu’emprunter un cours de choses potentiellement reconductible à l’infini avec d’infimes modifications. Cela renforce non seulement la notion de routine, mais surtout le processus de quotidianisation lui-même, en tant que force dynamique du retour rassurant. Enfin, le fragment expose ce que la quotidianisation dissimule. La logique de la continuité devient un leurre, et, de ce point de vue, le récit totalisant, rectiligne et chronologique semble lui-même une forme de refoulement de la condition ordinaire. Ici, le récit rejette cette logique, privilégiant le fragment en tant que vecteur d’ostentation de l’étrangeté, de dénudation de ce refoulement, de manifestation du processus de quotidianisation en train de se faire, fragilisant donc le sens, la totalité, la cohérence et le temps des horloges, pour lui opposer le temps de l’ordinaire fait d’à-coups.
80Le procédé de blocs repris régissant la forme et le déroulement du texte tient donc de la notion de réajustement, comme si le texte lui-même était sans cesse refait, réajusté, réintégré. Le texte peut être vu alors comme une forme d’expérience de l’apprivoisement de l’étranger dans le quotidien en tant que principe d’assimilation toujours en marche et toujours inchoative. Tout se passe alors comme si ce que vivent les personnages était donné à vivre au lecteur dans les structures du texte elles-mêmes.
- 106 Paradoxalement, le fait-divers est une forme de l’a-mémorable extraordinaire. Le fa (...)
81Au centre de la question de l’ordinaire se trouve alors la notion de mémoire. Le fait quotidien est un non-événement au sens où il est toujours déjà advenu, relevant du déjà-connu. Le non-événement est alors ce paradoxe de l’universellement connu tout en étant a-mémorable ou de l’extraordinaire se moulant dans l’ordinaire106. L’ordinaire, c’est ce que l’on n’a pas besoin de se remémorer activement. L’ordinaire, on ne s’en souvient pas activement, on le sait mécaniquement, par et dans le corps. Paradoxalement, à long terme, ce savoir est producteur de l’oubli : si je sais quelque chose mécaniquement, je ne sais pas forcément rationnaliser ce savoir. L’intégration du geste, c’est précisément l’oubli de sa mécanique. Dans Now, l’oubli de l’ordinaire est justement souligné par cet événement qui va et vient, qui ne reste jamais ancré en mémoire :
- 107 Gabriel Josipovici, Now, op. cit., 20.
« ‘What did you give her last year?’ […] ‘Last year? I can’t remember. I must have given her something, mustn’t I?’ […] ‘You know […] I can’t remember. These things come and go, don’t they? All the time’ »107.
82Le propre de l’ordinaire réside justement dans ce double oubli, tantôt en tant que réaction à l’immédiateté continûment désactualisée – tous les tropismes et aléas de l’attachement au monde, ces sauts du coq à l’âne, ce désintérêt soudain d’une chose, cette inconstance de l’enfant envers le monde – tantôt en tant qu’anamnèse de la mort, à savoir la dissimulation rassurante du refoulement de la finalité de l’existence (quotidianisation). L’existence dans le quotidien s’oublie et doit pouvoir s’oublier, sinon son poids deviendrait insoutenable.
83Or, encore une fois, il en va peut-être de même dans l’expérience de la lecture dans les textes de Josipovici. Le non-événement, la non-intrigue, la simplicité du langage ordinaire et la banalité des interactions ou des gestes rapportés par le récit, le minimalisme dont nous avons parlé font qu’aucune singularisation, aucune saillance ne se produit. L’événement est commun donc a-mémorable. Les personnages, rarement décrits par le menu, n’accomplissant aucunement des actes grandioses, se complaisant dans la routine ou dans la convention, ne restent pas forcément en mémoire. D’autant que l’onomastique, réduite au strict minimum, privilégie M. Tout-le-monde, presque anonyme, la nomination ne passant pratiquement jamais par le patronyme, mais se limitant à quelques prénoms qu’il est facile d’oublier ou de confondre d’un livre à l’autre (Helen, Mary, Peter, etc.).
84Que reste-t-il lorsque la matière traditionnelle de la fiction et l’objet de la mémoire sont si frêles qu’ils ne perdurent pas ? Peut-on ou doit-on se souvenir de toutes ces reprises ? S’agit-il, à l’image de la quotidianisation elle-même, d’une forme d’amnésie semi-consciente ? Peut-être est-ce la fragilité du quotidien, sa propension à basculer à chaque instant, que ces textes ne cessent de souligner ?
85Mais pourquoi et comment lit-on ces effets d’ordinaire dans le texte ? Qu’est-ce qui fait que l’on continue à lire et que l’on ne suspend pas la lecture lorsque celle-ci n’est pas dirigée vers un but, un sens, une ligne droite ou ne comporte pas forcément la tension d’un récit traditionnel ? Comment lire la banalité, la trivialité et que faire de tout ce versant ordinaire connoté péjorativement ?
- 108 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 56.
- 109 Ibid., 62.
- 110 Gabriel Josipovici, Conversations in Another Room, op. cit., 53.
- 111 Gabriel Josipovici, Words, op. cit., 49.
86Le personnage dans les textes de Josipovici est cet individu moderne, plutôt éduqué, appartenant à la classe moyenne dont les activités ordinaires sont celles d’un milieu aisé que dénotent, par exemple, les jeux, les loisirs, l’oisiveté dans Words. Cet homme sans qualités bâille et s’ennuie (« She leapt up, stretched, then yawned. »108). Il est blasé et désabusé (« ‘You’ve had your fill of life,’ Peter said. ‘That’s the trouble with you, Jo.’ »109), et même ses rêves semblent fastidieux : « ‘Don’t tell me about your dreams, please,’ Phoebe says. ‘They are invariably dull’ »110. La position inerte, dorsale, celle d’un gisant, semble éloquente : « In the middle of the river Louis, floated on his back, looking up at the sky »111. En un mot, l’homme médiocre dont la banalité est parfaitement dépourvue d’intérêt, pourtant commune à tous. On décèle alors un regard satirique porté sur cet ordinaire banal comme dans ce début mondain de After où les propos du personnage n’intéressent que très vaguement son interlocuteur :
- 112 Gabriel Josipovici, After, op. cit., 3.
‘I flew from New York last night,’ the woman in the black leather pants says.
Did you really?’
Day flights are much easier,’ the woman says. ‘I don’t know why nobody takes them. I always do.’
‘Really?’112.
- 113 Voir, par exemple, Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris : Gallimard, coll. Fo (...)
87L’ordinaire devient un rite social d’une classe aisée œuvrant au maintien de sa normalité113 où chaque chose vient en son temps et où chaque chose est à sa place :
- 114 Gabriel Josipovici, After and Making Mistakes, op. cit., 155.
They are well used to the rituals of washing up after a dinner party. Tony is already at the sink, his sleeves rolled up, rinsing out the plates and stacking them in the machine, while Dorothy is busy shaking out and folding the tablecloth and restoring the room to its normal place114.
88Cette pratique sociale réglée, conventionnelle et normative, s’inscrit dans ce quotidien qui fait l’objet d’un regard satirique. Le triomphe de la norme qu’est le retour à la normale, l’ordinaire, le propre, semble moquer la victoire du besoin de quotidianisation à laquelle on ne peut échapper : « Everything ‘works out’ she says »115.
89C’est ce premier niveau de satire qu’on décèle dans l’exacerbation de l’universellement valable. Il y a donc cet ordinaire qui s’obéit, qui se monnaie par une place sociale et qui se quantifie. Mais parallèlement au regard satirique, il y a aussi une forme de fascination pour l’infinitésimalement petit, cet ordinaire qui ne prétend pas au mystère et qui configure l’existence dans son authenticité quotidienne et dans sa simplicité désarmante. C’est l’infra-ordinaire qui fascine Georges Perec :
- 116 Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris : Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 1989, 9 (...)
Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. […] Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques… Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines. Les « malaises sociaux » ne sont pas « préoccupants » en période de grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an116.
90Se demandant comment rendre compte de ce monde infra-ordinaire dans son évidence et dans sa simplicité, Perec prône « non plus l’exotique, mais l’endotique »117. Il semble que les textes de Josipovici s’inscrivent parfaitement dans cette interrogation. Là où Perec passe par l’épuisement de l’objet quotidien (la liste et le paradigme dans L’Infra-ordinaire), Josipovici semble proposer un espace conciliant la satire du banal et la fascination de l’infra-ordinaire. C’est ce qui apparaît de manière frappante dans un dialogue de After, où, comme par une boucle métatextuelle, la conversation portant sur l’infra-ordinaire est brusquement interrompue par le besoin ordinaire, corporel :
- 118 Gabriel Josipovici, After, op. cit., 132.
It’s basically concentrating on Ashbery and Heidegger, the woman with the green hair says. It’s to do with the infra-ordinary, as I like to call it, and with the limits of language of course, she says, I’m only dealing with the later Ashbery, the work that comes after the Convex Mirror.
‘Excuse me,’ Alan says.
‘I haven’t finished,’ the woman with the green hair says.
‘I realise that,’ Alan says, ‘But I need to pee’118.
91L’ordinaire rattrape et sape le grandiloquent et le mondain de la conversation intellectuelle, et ce de manière humoristique.
- 119 Coupure manifeste dans l’opposition ordinaire/quotidien, où l’ordinaire se situera plus fac (...)
- 120 Peut-être y a-t-il là un lien à l’art de l’ordinaire, comme le ready-made : ce qui ne (...)
- 121 Cette collusion satire-éloge se trouve soulignée dans un compte rendu de After and Making M (...)
92S’il est possible d’opérer une nette coupure dans l’ordinaire entre la satire qui se situe du côté du futile119 et l’éloge perécien de l’infiniment petit, il y a peut-être un champ intermédiaire chez Josipovici où s’expose120, dans la reprise et dans le paradoxe, l’inéluctable quotidienneté : le nécessaire attachement au monde. Champ de jonction entre le risible de l’imposture de la quotidianisation et sa nécessité incontournable. Ce temps ordinaire impitoyable, médiocre, insignifiant, mais auquel il est impossible de s’arracher. Il y a là une forme de résignation. Une forme d’acceptation qui navigue entre la sublimation de l’ordinaire et son persiflage121. Cette duplicité satire-éloge vient caractériser l’inscription de l’art dans les textes de Josipovici. Si l’art apparaît fréquemment dans les circonstances de la quotidienneté dans ses textes, c’est dans Only Joking que la confrontation entre art et vie ordinaire semble flagrante.
- 122 Gabriel Josipovici, Only Joking, op. cit., 30.
93Charlie dans Only Joking s’efforce de faire un film sur l’ordinaire. Il s’agit de rendre palpable la notion de transition. Il filme des portes : « A camera filming a door for one week »122.
- 123 Ibid., 31.
- 124 Ibid., 37.
94C’est donc la transition ordinaire dans la dynamique itérative du geste quotidien. Or l’ordinaire résiste. D’abord, il y a confusion entre art et vie, vidéo-art et cinéma : « ‘Send me an invitation,’ Lino says. ‘I love the movies.’ ‘I don’t make movies.’ »123. Il y a peut-être là une volonté de montrer non pas tant la confusion qui peut exister entre art, vie et fiction, que l’indifférence dans laquelle la consommation du produit commercial et celle de l’objet esthétique sont amenées à se côtoyer dans l’ordinaire contemporain. Cette indifférence engage aussi le geste. Qu’il soit celui d’un artiste ou d’un laboureur, il est d’abord un faire : « We were all artists. The women who wove the baskets, the men who ploughed the fields, the children who played games »124. La collusion de l’art et de l’ordinaire vire vers la satire du connaisseur d’art appartenant à la classe moyenne et quelque peu ridicule, se targuant de posséder des tableaux de peintres célèbres. La satire tient alors de la concurrence entre l’art (pain représenté) et l’ordinaire (pain quotidien) :
‘Who wants a picture when they can have the real thing?’ Felix says, cleaning his plate with a slice of bread. He puts the bread in his mouth and wipes his mouth with his napkin as he chews and swallows. […].
‘Four million,’ Felix says, when Lino has placed the cup in front of him. ‘Just for a piece of bread and some slices of ham’125.
- 126 Ibid., 101.
- 127 Ibid., 100.
95Charlie refuse de se rabaisser à faire une série de photos commerciales pour un restaurant : « ‘Just a few shots of the interior.’ […] ‘I’m not a photographer,’ Lino, Charlie says. »126. Il tente de captiver l’ordinaire, mais il butte sur le désaccord de ceux qui font le quotidien : « I want you to put away your camera and get out of my garden »127.
96Tout se passe comme si l’ordinaire résistait à l’esthétisation alors que l’artiste résiste à la banalité tout en essayant de captiver son essence.
97À la fin du roman, on assiste à une exposition d’œuvres d’art de l’artiste Charles O’Hagan, relevant à la fois du pictural et du video-art. L’exposition s’intitule Ajar signifiant la transition dans l’ordinaire :
You will see, on the walls here […] photographs of open doors and also photographs of doors in various stages of openness and closedness. But there is no drama here, as in Kafka’s parable of the door and its keeper. No allegory. These remain ordinary doors in ordinary houses and the people who go in and out of them remain ordinary people. […] Most of the time they seem unaware, simply living their lives, going about their ordinary business128.
98L’exposition est commentée par un critique d’art, Hector Zamora, qui se lance dans un discours érudit sur l’art contemporain, discours qui est à la fois description (ekphrasis) et interprétation symbolique (exégèse) :
For those photos you see on the walls and the videos you can watch on the two monitors, are all about the transition from the meaningless to the meaningful, from the raw to the cooked, nature to culture, and about the transition back again. About the loss this often entails and the gains that sometimes ensue. […] What is striking about the work you see around you is that it explores not the one state or the other but the nature of boundary between them and the nature of the transition from the one to the other. […] As the Romans knew, a door is a two-faced thing, a Janus. Closed, it is a mere surface, a part of the façade if the door is a front door, as most of these are. Open, it is a conduit, a passage from inner to outer and from outer to inner. An open door is in a sense a door no longer129.
99Force est de remarquer que le récit ne donne pas la parole à l’artiste lui-même, mais au critique d’art, rôdé à la paraphrase ekphrastique et à l’exégèse. C’est de là que vient la tension entre discours sur l’art et l’art sur l’ordinaire. Selon le critique, l’œuvre de l’ordinaire prend sa signification à travers le médium qui laisse voir le passage du temps :
This is why I would venture to say that these apparently secular, urban, uneventful images are in fact images which belong squarely to the religious tradition of the West, images which link the artist a long line of Catholic painters who have sought in their art to capture the mystery of incarnation, of the existence or appearance of the divine in our midst, its presence amongst the most banal and humdrum elements of life130.
100Ce faisant, le critique insuffle l’extraordinaire au sein de l’ordinaire, l’événement au sein de l’anti-événementiel. Cette attitude s’oppose diamétralement à celle que le spectateur ordinaire adoptera devant l’œuvre. Cette attitude ordinaire est celle du rejet du sur-signe :
Rosie turns to her father.
‘What do you think,’ Papa?
‘I had no idea,’ Lino says.
‘No idea of what?’
‘It just looked like doors to me. Now he says it’s Catholic and religious’131.
101C’est là que se cristallise peut-être la tension entre le besoin d’attribuer une signification et l’a-signifiant, et l’ordinaire constitue sans doute le locus de cette tension. C’est grâce à cet art contemporain que s’érige la tension entre la légèreté et la gravité. Il semble évident que le projet de ce roman, Only Joking, est davantage associé à cette légèreté dont l’ordinaire ne se défait jamais. À la fin du chapitre l’artiste lui-même rejette les commentaires sur son œuvre : « ‘It’s a new direction,’ he says. ‘Zamora hadn’t seen it of course. It throws his naff comments right out of the window’ »132. La légèreté de l’art, c’est l’art dans le rire, l’art sans gravité, l’art dans le rejet, mais c’est aussi l’art populaire. Dans les interstices, on lit la légèreté du rire dans l’art du cirque (ex-clown) ou dans l’art des marionnettes dans le théâtre d’ombres turc (Karagöz). Deux extrêmes donc, de l’art à la légère et de la légèreté de l’art. C’est peut-être justement là le secret de la duplicité de l’approche de l’ordinaire chez Josipovici où la satire n’est jamais très loin de l’éloge.
- 133 Voir Michel de Certeau, « L’innommable : mourir », in Michel de Certeau, L’Invention (...)
- 134 « […] in the ordinary course of things human lives are so spread out over time that we neve (...)
- 135 « ‘Sterne knew that living one’s life isn’t like sitting in the theatre and watchin (...)
- 136 Voir Gabriel Josipovici, What Ever Happened to Modernism?, New Haven, CT/London: Yale UP, 2 (...)
- 137 Voir Gabriel Josipovici, « The Bible Open and Closed », in Gabriel Josipovici, The (...)
- 138 Voir Gabriel Josipovici, « I Dream of Toys », in Gabriel Josipovici, The Singer on (...)
- 139 « […] there is nothing hidden which needs to be revealed; revelation means only the gradual (...)
- 140 « moments of ordinariness » et « moments of vulnerability », in Gabriel Josipovici, (...)
102L’étude de l’ordinaire présente l’avantage d’interroger à la fois la spécificité linguistique et narrative des textes de Josipovici et permet de mieux appréhender l’évidence, la simplicité, le fragmentaire ou la répétition. Nous avons démontré qu’il y a, chez Josipovici, une intégration et une acceptation de l’ordinaire qui infléchissent notre lecture, parce qu’elles nous permettent de vivre l’expérience de la quotidienneté fictionnelle à la fois comme thème et comme faisceau de structures. Cette expérience peut être passionnante comme elle peut être exaspérante et fastidieuse. Mais, justement, lorsqu’elle déborde et nous envahit, elle nous met face aux paradoxes de notre propre ordinaire et de notre approche du littéraire dans l’ordinaire. En exposant les tropismes du quotidien, les banalités et les mondanités, l’attachement à toutes ces pacotilles qui nous occupent, Josipovici montre indirectement le processus de quotidianisation qui se résume au travail minutieux contre la mort ordinaire, cette mort blasphématoire133. La reprise souligne que l’ordinaire n’est pas seulement affaire d’un esprit décidant, mais d’un corps exécutant charriant la mémoire de la mécanique quotidienne. Si la ruse de l’ordinaire consiste à faire oublier la mort tout en dissimulant ce travail de l’oubli, l’art du corps dans l’ordinaire se caractérise par la ruse qui consiste à nous faire oublier le pourquoi de l’agir. L’insignifiant, le fastidieux, l’évident œuvrent à l’anéantissement du mythe du sens hermétique, donnant toute la place à l’anti-mystère où se joue l’équilibre fragile de l’être. L’ordinaire entretient ainsi une relation privilégiée avec une forme d’authenticité. Plutôt que de constituer l’antichambre du roman en tant qu’il évacue le singulier ou défait la continuité logique et causale, l’ordinaire donne toute la place à l’indétermination, à l’anti-herméneutique de l’insignifiant dans l’infra-ordinaire, à l’Ouvert qui paraît plus fidèle au déroulement événementiel de la vie quotidienne134, où rien n’advient frontalement, mais se produit, en quelque sorte, au second plan, comme une mort entre parenthèses135. Mais comment investir cet espace livresque qui nous propose de nous réconcilier à l’ordinaire, tout en prenant nos distances ? Peut-être dans la pensée de l’acceptation du récit136 de l’ordinaire, acceptation de l’incertitude et de l’Ouvert137, acceptation du geste et du jeu138, acceptation du fin équilibre entre production de sens et mise en insignifiance139. Acceptation et reconnaissance comme confiance prêtée aux moments de fragilité ordinaire du récit140.