- 1 Dans son discours inaugural et ses trois premiers discours adressés à la nation, George Bush a pro (...)
1Les années Clinton sont souvent associées à une période de prospérité économique et de réformes sociales. Cependant, des affaires de mœurs à la fin de son deuxième mandat avaient assombri son bilan et fragilisé la candidature de son colistier à sa succession. C’est ainsi que le candidat républicain George W. Bush, peu averti des rouages politiques de Washington, a pu gagner, contre toute attente, les élections de 2000. L’une des raisons du ralliement à sa candidature était son habileté à se positionner sur l’échiquier politique non pas comme un candidat conservateur traditionnel, à l’image de Ronald Reagan, mais comme un candidat centriste soucieux du sort des plus faibles et des plus démunis. Ainsi s’est-il emparé de la question sociale, terrain de prédilection des démocrates, en se présentant comme le champion du « conservatisme compatissant ». De ce fait, le candidat républicain a réussi à satisfaire à la fois ceux qui craignaient une dérive droitière et ceux qui s’attachaient aux valeurs conservatrices des États-Unis. Conscient que les élections se gagnent « au centre », Bush a martelé que s’il était élu, il serait le président de toutes les couches sociales, au service des idéaux de l’Amérique: travail, justice, égalité et compassion1.
2Avec éloquence et efficacité, Bush s’est fait passer pour le meilleur défenseur des exclus et le meilleur garant de la paix sociale. En cela, il a réussi à enlever au candidat démocrate Albert Gore son meilleur atout politique sans s’aliéner la frange la plus dure du parti républicain.
3De façon plus concrète, Bush a promis de réformer le Medicare et la Sécurité Sociale tout en mettant en avant le programme-phare qui allait être au cœur de son « conservatisme compatissant »: les Faith-Based Initiatives. Il s’agissait de réformer la politique sociale en repensant les fondements de l’aide publique. De ce fait, la politique sociale préconisée par Bush reposerait sur la condamnation du gouvernement fédéral, le renforcement de l’initiative privée et la valorisation du travail accompli par les organisations religieuses. Ces dernières, longtemps confinées à la sphère privée, seraient au cœur du dispositif mis en place par l’administration Bush pour venir en aide aux plus nécessiteux.
4La mobilisation de « l’armée de la compassion » apporterait aux pauvres et aux exclus l’amour, l’attention et le réconfort nécessaires. Cette « armée », composée, selon Bush, d’hommes et de femmes habités d’une grande conviction religieuse et d’un altruisme inébranlable, prendrait la place des bureaucrates et des fonctionnaires « insensibles » et « inefficaces ».
- 2 Une étude effectuée par le PEW Research Center montre que 59 % des Américains admettent que la rel (...)
5Cet article traite des contours historiques de la mise en place des White House Office of Faith-Based and Community Initiatives dans un contexte politique plutôt hostile au président Bush. La mise en place de cet organisme par décret, quelques jours après l’investiture du président républicain, traduit une précipitation inhabituelle pour un sujet sensible qui touche à la séparation entre religion et politique, à laquelle sont attachés la plupart des Américains malgré leur religiosité2. D’ailleurs, malgré la popularité de Bush après le 11 septembre 2001, le Congrès n’avait pas pu trouver un terrain d’entente pour soutenir la proposition de loi sur les Faith-Based Initiatives (FBI).
6Par ailleurs, la catastrophe économique et humaine, provoquée par l’ouragan Katrina, en 2005, a conforté les conservateurs, notamment républicains, dans leur conviction que l’Etat fédéral ne pouvait pas répondre à une telle situation d’urgence, d’où la nécessité de renforcer légalement et financièrement les organisations caritatives et religieuses.
- 3 Pour les conservateurs américains, la politique d’assistance, mise en place depuis les années 1960 (...)
7Les Faith-Based Initiatives, que George Bush avait mises en avant pendant sa campagne électorale et sa présidence, sont fondées sur une conception, plutôt ancienne, de l’assistance : celle qui valorise la foi et la bienfaisance. En effet, avant la mise en place des programmes du New Deal dans les années 1930, les organisations caritatives étaient au coeur du dispositif d’aide sociale américain. Cependant, il est plus pertinent de faire remonter les origines, du moins politiques, du programme Faith-Based Initiatives aux années 1990 quand quelques conservateurs, révoltés par les prétendues dérives financières et comportementales liées aux programmes d’aide aux personnes (welfare)3, ont commencé à réfléchir à un nouveau mode d’assistance qui réduirait les dépenses, limiterait le rôle de l’Etat et revaloriserait les valeurs spirituelles et morales des Etats-Unis.
8La politique sociale mise en place depuis les années 1930 reposait sur l’idée d’une responsabilité collective vis-à-vis des questions d’exclusion et de marginalité. Or, cette idée n’a cessé d’être remise en cause par les conservateurs, notamment depuis les années 1970.
- 4 Lire Edward Banfield, The Unheavenly City, Boston: Little Brown & Company, 1970; Charles Murray, Lo (...)
- 5 MarvinOlasky, The Tragedy of American Compassion, Washington, D.C.: Regnery Publishing, 1992; John (...)
9Cependant, contrairement aux adeptes du conservatisme des années 1970 et 1980, tels que Edward Banfield, Charles Murray ou Laurence Mead4, qui voyaient dans la politique sociale une question économique, ceux des années 1990 et 2000, notamment Marvin Olasky, John DiIulio, Stephen Goldsmith5, ont mis l’accent sur la dimension spirituelle et religieuse de la lutte contre la marginalité. Pour cette école, la disqualification sociale des pauvres était souvent associée à une défaillance morale. Il était donc logique d’associer l’aide matérielle aux pauvres à une transformation morale.
- 6 Marvin Olasky, Compassionate Conservatism, New York: The Free Press, 2000.
10Marvin Olasky, par exemple, a milité dès 1992 en faveur d’un retour à un modèle de charité où la personne en état de pauvreté ou de marginalité serait traitée non pas comme un être anonyme mais comme un être humain, digne d’attention et de compassion. Une véritable compassion apporterait à la fois efficacité au système et bien-être et espoir aux exclus sociaux. Ainsi, dans la lignée d’une vieille tradition conservatrice, Olasky, DiIulio et d’autres ont prôné une politique qui changerait le comportement des individus, ce qui rappelle le vieux débat sur les pauvres « méritants » (deserving poor) et les pauvres non méritants (undeserving poor). Cependant, ce changement ne serait pas seulement le résultat de mesures coercitives ou punitives, mais aussi d’un travail de persuasion morale. Dans son livre Compassionate Conservatism, Olasky affirme que l’aide matérielle ne change pas les vies et les comportements : seule la foi religieuse est capable d’un tel changement6. Si, dans les années 1980, les observateurs, notamment conservateurs, ont mis l’accent sur la déficience individuelle du marginal, ceux des années 1990 et 2000, avec plus de subtilité et même plus d’efficacité politique, mettent l’accent sur l’ « armée de la compassion », censée apporter de l’aide aux démunis.
- 7 Voir Stephen Goldsmith, The Twenty-First Century: Resurrecting Urban America, Washington, D.C.: Re (...)
11Rompant avec la tradition sociologique des décennies précédentes, les conservateurs comme Olasky ont appelé à une relation tripartite (triangular relationship) qui réunirait l’Etat, les associations caritatives et les organisations religieuses. Dans la même logique, Stephen Goldsmith affirme que les institutions religieuses devraient avoir un rôle central dans la vie sociale et urbaine. L’Etat ne serait qu’un pourvoyeur de fonds, un catalyseur et un régulateur qui empêcherait le favoritisme, l’injustice et les abus7.
- 8 Il s’agit de la réforme du welfare signé par Bill Clinton en 1996. Cette réforme limite fortement (...)
- 9 Les fonds proviendraient du budget fédéral dans le cadre des Block Grants attribués aux Etats pour (...)
12The Tragedy of American Compassion de Marvin Olasky, devenu le livre de chevet de Newt Gingrich, le chef de file des conservateurs au Congrès dans les années 1990, a été recommandé à tous les sénateurs et représentants républicains. On comprendra donc mieux l’état d’esprit qui régnait à Capitol Hill quand le débat sur la réforme du welfare s’est alors engagé. D’ailleurs, une clause dans le texte de la loi de 19968, passée sous silence par la plupart des observateurs, ouvrait une brèche dans le fonctionnement du système d’aide sociale. Cette clause, appelée Charitable Choice, proposée par le sénateur évangélique et républicain John D. Ashcroft, devenu Secrétaire à la justice sous l’administration Bush, stipule que les Etats pourraient signer des contrats avec des œuvres caritatives à caractère religieux (Faith-Based Organizations) pour la prestation de services sociaux. Autrement dit, les programmes d’aide aux pauvres et aux exclus pourraient être « sous-traités » auprès d’organisations de bienfaisance9.
13Le texte de la loi de 1996 précise:
- 10 Section 104 (b) de la loi.
The purpose of this section is to allow states to contract with religious organizations, or to allow religious organizations to accept certificates, vouchers, or other forms of disbursement under any [block-grant] program [to provide-related services] [...] on the same basis as any other nongovernmental provider without impairing the religious character of such organizations, and without diminishing the religious freedom of beneficiaries of assistance funded under such a program.10
14Ainsi, le Welfare Reform Act, signé par Bill Clinton en 1996, protège les organisations religieuses, désireuses d’offrir des services sociaux, contre la discrimination « laïcisante » de l’Etat. De ce fait, ces organisations peuvent obtenir de l’argent public, d’une façon directe pour la prestation de services, ou d’une façon indirecte quand elles offrent des services contre des coupons spéciaux (vouchers).
- 11 En fournissant un service contre des coupons, les FBO ne sont pas tenues de respecter cette règle (...)
15Le caractère confessionnel des Faith-Based Organizations (FBO) qui s’engagent dans la lutte contre la pauvreté en collaboration avec l’Etat est protégé. De plus, l’Etat a l’obligation de traiter les FBO et les congrégations religieuses sur un pied d’égalité avec les autres organisations caritatives non religieuses. Non seulement les organisations religieuses jouissent d’une protection spéciale contre la discrimination de l’Etat, mais elles bénéficient également d’une exemption quant à l’interdiction de la discrimination telle qu’elle est définie par la Section 702, Titre VII du Civil Rights Act de 1964. Autrement dit, en procédant au recrutement de leurs employés, les FBO peuvent recourir à des pratiques discriminatoires sur une base religieuse ou comportementale tout en continuant à sous-traiter pour l’Etat. Cependant, la discrimination religieuse à l’égard des bénéficiaires est strictement interdite. De même, l’argent public ne peut servir à financer des programmes de prosélytisme ou d’instruction religieuse11.
- 12 Pour plus de détails, voir Solomon Lewis, In God We Trust: Faith-Based Organizations and the Quest (...)
16Pendant le dernier mandat du président Clinton, les républicains, et notamment le sénateur John Ashcroft, se sont mobilisés pour élargir, renforcer et consolider le rôle des FBO. Le Human Services Authorization Act de 1998 et le Children’s Health Act de 2000 en sont les résultats12.
- 13 The White House, The Unlevel Playing Field to Participation by Faith-Based and Community Organizat (...)
17Si la réforme de 1996 a établi les bases légales d’une intervention plus sensible des organisations de bienfaisance religieuse dans les programmes publics de lutte contre la pauvreté, le nombre de contrats passés entre l’Etat et les FBO demeurait négligeable avant l’arrivée de Bush au pouvoir. Dans ce sens, un rapport intitulé The Unlevel Playing Field, publié en août 2001 par le White House Office of Faith-Based and Community Initiatives, affirme : « [there was a] widespread bias against faith- and community-based organizations in Federal social service programs » et que « many Federal policies and practices [...] go well beyond sensible constitutional restrictions and what the courts have required, sharply restricting the equal opportunity for faith-based charities to seekand receive federal support toserve their communities13 ». Bref, comme l’atteste ce rapport, à l’exception du programme Welfare-to-Work, géré par le ministère du travail, qui d’une certaine manière offrait une place importante aux Faith-Based Organizations, la clause du Charitable Choice resta lettre morte jusqu’à l’an 2001.
18Avant son élection George W. Bush avait promis d’apporter son soutien au travail et à l’engagement des « armées de la compassion », à savoir les organisations religieuses au service des pauvres. Dans sa campagne électorale, il avait prévenu que s’il était élu, le rôle de l’Etat comme acteur social serait limité.
- 14 Contrairement à la politique keynésienne fondée sur le soutien de la demande, l’économie de l’offr (...)
19Après avoir été déclaré vainqueur d’une élection controversée le 13 décembre 2000, il annonça d’emblée l’engagement de son administration pour valoriser les initiatives privées et résoudre les problèmes sociaux. Dans son discours d’investiture, il définit les lignes de démarcation entre la sphère publique et la sphère privée. La pauvreté, l’exclusion et la marginalité n’étaient plus de la seule responsabilité du pouvoir public. En effet, avec les Faith-Based Iniatives il s’agissait d’une démarche résolument plus sociale, moins économique et à première vue plus « humaine » que celle imposée par la théorie de l’offre (Supply-Side Economics14) qui a marqué les années 1980. Selon George W. Bush, l’exclusion est un problème individuel ; en conséquence, c’est l’individu qui doit être au cœur du dispositif social. Il annonce dans son discours inaugural:
- 15 “Inaugural Address”, January 2001, Weekly Compilation of Presidential Documents, vol. 39, no. 4, 29 (...)
[...] compassion is the work of a nation, not just a government. And some needs and hurts are so deep they will only respond to a mentor’s touch or a pastor’s prayer. Church and charity, synagogue and mosque lend our communities their humanity, and they will have an honored place in our plans and in our laws.15
20Dans le même discours, le président Bush affirme: « [...] when we see social needs in America, my administration will look first at faith-based programs and community groups, which have proven their power to save and change lives »16.
21Pour éviter un débat long et politiquement risqué sur la séparation entre l’Église et l’Etat, George Bush fait appel à une rhétorique très connue des conservateurs américains : les FBI ne favoriseraient pas les organisations religieuses mais assureraient plutôt une concurrence loyale et saine entre ces dernières et les organisations caritatives à caractère laïc.
22Répondant favorablement à une ancienne demande des organisations religieuses, Bush a appelé le Congrès à voter en faveur d’une exonération d’impôts sur les dons aux organisations de bienfaisance ; une façon d’inciter les Américains à s’engager davantage dans le travail social. Par ce biais, Bush allait favoriser les œuvres caritatives à caractère religieux et même évangélique. Il prévoyait même, que par ces mesures, 14 milliards de dollars de donations allaient être collectés par les œuvres caritatives. Il annonçait également la création d’un fond fédéral pour superviser le travail caritatif (le Federal Compassion Fund) dont le budget serait de 700 millions de dollars, étalés sur dix ans.
23Dès le mois de janvier 2001, le président, flanqué d’hommes de religion de toutes les confessions, a signé deux décrets présidentiels relatifs aux Faith-Based Initiatives par lesquels il a créé l’Office of Faith-Based and Community Initiatives (OFBCI). Poussant l’aspect symbolique à son paroxysme, ce service, emblème du « conservatisme compatissant », a été installé à la Maison Blanche, non loin du bureau ovale. Le OFBCI n’était pas habilité à débloquer des fonds ou à aider directement les pauvres mais à faire la liaison entre le pouvoir exécutif et les organisations de bienfaisance. Il était censé aussi encourager et aider les œuvres caritatives à caractère religieux à obtenir des fonds publics.
- 17 DiIulio a fourni une explication personnelle et familiale à sa démission. Il affirmait également q (...)
24Pour diriger l’OFBCI, le président Bush a choisi John DiIulio, professeur à l’université de Pennsylvanie et spécialiste reconnu en criminologie et politique sociale. DiIulio, incapable de s’adapter au stratagème politique à Washington et déçu par le manque de financement de ses services, décida de démissionner, moins de sept mois après sa nomination à ce poste17.
- 18 Le bureau de l’OFBCI fonctionnait avec trois fonctionnaires au lieu des 25 demandés par DiIulio.
- 19 George W. Bush, “Radio Address of the President to the Nation”, < http://www.whitehouse.gov/news/releases/2001/08/20010818.html >, consulté le 25 novembre 2004.
- 20 George Bush, “Remarks at the White House Conference on Faith-Based and Community Initiatives in Ph (...)
25Cette démission signalait à la fois l’absence d’engagement politique réel en faveur des OFBCI18 et le manque de visibilité politique et même idéologique des initiatives de l’administration Bush. Cependant, le président n’a pas perdu espoir. Après le rapport Unlevel Playing Field, qui dénonçait l’ostracisme frappant les organisations caritatives à caractère religieux, George W. Bush a ordonné la création de cinq branches de l’OFBCI dans cinq ministères « to end this bias, and soon19 ». Ces cinq ministères (Education, Travail, Santé, Justice, Logement et Développement urbain) devaient modifier leurs règlements pour permettre un accès plus libre des Faith-Based Organizations aux fonds publics, estimés à huit milliards de dollars dans le budget du ministère du logement et du développement urbain (HUD) et à un milliard de dollars dans celui du ministère de l’éducation20.
- 21 Davantage de pasteurs noirs se sont mobilisés en faveur de G. Bush en 2004 qu’en 2000. La raison q (...)
26Si jusqu’alors les FBI ont fonctionné par décret présidentiel, sans grand débat politique, leur élargissement permanent et définitif nécessitait l’aval du Congrès. Rappelons que dès la première démarche législative pour renforcer le Charitable Choice (février et mars 2001), l’hostilité politique au projet du président a commencé à se faire sentir. Paradoxalement, l’opposition à l’initiative du président provenait non seulement de la gauche américaine à l’intérieur et à l’extérieur du Congrès mais aussi, de façon inattendue, de la droite religieuse. Par exemple, le révérend Pat Robertson, fondateur de la Christian Coalition et défenseur inconditionnel de Bush, ainsi que le révérend Jerry Falwell, fondateur de la défunte Moral Majority, ont exprimé publiquement leur désaccord avec les FBI. En effet, une frange de la droite religieuse craignait de voir l’Etat faire main basse sur les organisations évangéliques. De plus, elle a été inquiétée par des propos tenus par DiIulio qui affirmait que l’initiative du président visait essentiellement à encourager et à renforcer les organisations religieuses noires et hispaniques. Rappelons que les élections de 2000 ont mis en évidence l’hostilité de la communauté noire à l’égard de George Bush. Ainsi, un lien direct entre la Maison Blanche et l’Église noire (déjà très active sur le plan religieux), par le biais des FBI, pouvait déboucher sur des bénéfices politiques pour Bush en vue des élections de 200421. Par ailleurs, Marvin Olasky, l’un des instigateurs des FBI, a manifesté son mécontentement vis-à-vis du refus de l’administration Bush de soutenir les organisations religieuses à caractère ouvertement évangélique. Se voyant au bord d’un fiasco politique, l’administration Bush a déclenché une vaste opération de séduction et de lobbying. Selon le Washington Times du 10 juillet 2001, l’Armée de Salut avait accepté de dépenser 110 000 dollars par mois pour défendre l’initiative présidentielle en contrepartie d’une protection législative fédérale contre les poursuites à l’égard des FBO convaincues de pratiques discriminatoires contre des homosexuels. Cette révélation a rendu les Démocrates au Congrès encore plus sceptiques à l’égard du projet. Cependant, même après le 11 septembre 2001 et malgré le choc psychologique et politique provoqué par les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone, le président a maintenu la pression sur le Congrès pour l’élargissement du Charitable Choice.
- 22 “Remarks of President Bush and Jim Towey in Announcement of the Director of the Office of the Faith (...)
27Bénéficiant d’une plus grande légitimité politique et d’un regain spectaculaire du pouvoir de l’exécutif, Bush a réitéré ses demandes auprès du Congrès pour une action législative rapide en faveur des FBO. Rappelant dans son discours sur l’état de l’Union de 2002 sa conviction que les œuvres caritatives constituent la meilleure solution aux problèmes sociaux, il déclare: « I have faith that faith will work in solving the problems »22. Il revenait au sénateur démocrate Joseph Lieberman et au sénateur républicain Rick Santorum de défendre le projet au Sénat. Julius Caesar Watts (républicain) et Tony Hall (démocrate) se sont chargés de le défendre à la Chambre des représentants.
28Malgré la nouvelle donne, le Congrès s’est embourbé dans des controverses procédurières et politiques interminables. En fin de compte, avec l’accord du Congrès, le président n’a réussi à mettre en place que des programmes sociaux sans envergure. Ces programmes comportent essentiellement le Promoting Safe and Stable Families Amendments Act (2001) et le Keeping Children and Families Safe Act de 2003. Faute de trouver un soutien législatif plus large, George Bush a continué à agir sur la vie sociale par décret dans la plupart des cas.
- 23 Le President G.W. Bush a tenu les propos suivants: “I urge the Congress to get the bill on my desk (...)
29Enfin, signalons l’échec du projet de loi Charity Aid, Recovery, and Empowerment Act(CARE), qui, dans l’esprit du président, était un moyen de renforcer les FBO et un cadeau fiscal aux donateurs bienfaisants23. Le Congrès a montré que même après le 11 septembre, il n’était pas prêt à faire des concessions majeures sur des sujets sensibles tels que la séparation entre la religion et l’Etat. S’il avait accepté que le président fasse des choix fiscaux et militaires coûteux, il n’a pas voulu cautionner un projet jugé par certains comme contraire à la constitution et potentiellement dangereux pour la cohésion sociale.
- 24 Rappelons-nous la sortie fracassante de John DiIulio, premier directeur des FBI, et dernièrement l (...)
30Focalisé sur la politique étrangère et incapable de valoriser ses choix en matière de politique sociale, G. W. Bush semblait s’être résigné à l’idée que les FBI n’obtiendraient pas l’aval du Congrès. Malgré les difficultés politiques et les affaires de rivalités personnelles24 entre les hauts responsables du Bureau présidentiel des FBI, l’ouragan Katrina, qui a ravagé une grande partie du sud des Etats-Unis, notamment la Louisiane, a ravivé l’intérêt porté aux organisations caritatives.
31La réponse de l’administration Bush à cet ouragan était pour le moins inadéquate, lente et inefficace. Les précautions prises étaient également insuffisantes. Les images transmises dans les médias du monde entier montraient surtout une population, notamment afro-américaine, délaissée par les services de secours. C’était donc dans ce contexte que les organisations caritatives, notamment religieuses, se sont montrées généreuses, dynamiques et « efficaces ». Selon les travailleurs sociaux, plus de 500 000 personnes avaient trouvé refuge dans des endroits gérés par des Faith-Based Organizations.
- 25 Le directeur de cette agence, Michael Brown, n’avait pas une grande expérience dans l’aide d’urgen (...)
- 26 Cette organisation appartient au célèbre prédicateur évangéliste américain Pat Robertson.
- 27 James Carroll, “Church, State, And Katrina”, The Boston Globe, 13 septembre 2005. http://www.bosto (...)
- 28 MSNBC, “After Katrina, More Faith-Based Initiatives Seen”, 31 octobre 2005, < http://www.msnbc.msn (...)
- 29 Thomas Edsall, « Grants Flow to Bush Allies on Social Issues », Washington Post, 22 mars 2006. < ht (...)
- 30 Alan Cooperman & Elizabeth Williamson, “FEMA Plans to Reimburse Faith Groups for Aid”, Washington (...)
32L’ironie de cette affaire est que l’incompétence de l’agence fédérale FEMA25 et le fiasco en matière de relations publiques de l’administration républicaine ont tourné à une victoire idéologique pour George Bush. En effet, Katrina a semblé confirmer l’idée défendue par les conservateurs de l’inefficacité inhérente à l’action publique et la supériorité du secteur privé. Ainsi, ce qui paraît être une catastrophe politique pour Bush doit être relativisé. Le porte-parole de l’organisation Operation Blessing26 n’a pas hésité à déclarer que Katrina « presented a great opportunity for religious charities27 » et le gouverneur du Minnesota Tim Pawlenty a ordonné la mise en place d’un Faith-Based Office en notant que : « the churches’ hurricane response showed that Faith groups can help people in ways government can’t »28. Bush a utilisé le même argument pour justifier le transfert de fonds publics aux organisations caritatives pour services rendus pendant et après le passage de Katrina. Celui-là même qui avait qualifié auparavant les Faith-Based Initiatives de « Pandora’s box », Pat Robertson, avait obtenu de la FEMA une aide de 23,5 millions de dollars pour son organisation Operation Blessing29. Choisissant de sous-traiter les services sociaux auprès d’une liste d’organisations qu’elle avait établies, la FEMA a quasiment exclu les organisations caritatives à caractère non religieux. Seules deux organisations (parmi lesquelles l’American Red Cross) avaient été désignées pour bénéficier des fonds publics. La Red Cross n’a même pas été autorisée à accéder à la Nouvelle Orléans pendant le désastre. Le financement direct ou indirect des organisations caritatives a suscité une polémique sans précédent. La séparation entre l’Eglise et l’Etat était de nouveau au cœur de cette polémique. Mais, pour beaucoup, l’heure n’était pas à la controverse. Comme le dit de façon pertinente le révérend Flip Benham, directeur de Operation Save America dans le Washington Post : “[The] separation between church and state means nothing in a time of disaster ; you see immediately what a farce it is”30.
33Il est vrai que la loi de 1996 avait déjà défini le cadre dans lequel toute réforme, même conservatrice, devrait s’opérer. D’ailleurs, sur un certain nombre de questions, à savoir le « welfare », le travail et la dépendance vis-à-vis de l’assistance, Bush n’a pas agi différemment de son prédécesseur. Cependant, il semblerait que le choix et la persévérance de George Bush d’appliquer la clause du Charitable Choice répondent à deux impératifs, l’un idéologique et l’autre financier. Sur le plan idéologique, les FBI s’inscrivent dans une ligne conservatrice et religieuse à laquelle le président adhère avec conviction. Sur le plan financier, les FBI pourraient déboucher sur une réduction du budget social de l’Etat.
34En donnant une dimension religieuse à sa politique sociale, Bush s’est attiré les critiques des constitutionnalistes, soucieux de maintenir une séparation claire entre Eglise et Etat, de la gauche, qui craignait une privatisation des programmes sociaux, et de la droite religieuse, qui voulait associer les œuvres caritatives à des actions de prosélytisme et d’évangélisme.
- 31 Ce programme n’a jamais obtenu un financement adéquat pour un fonctionnement optimal.
35Bush a réussi à faire accepter des projets importants tels que le No Child Left Behind31, les réductions d’impôt et l’augmentation du budget de la défense. Cependant, son échec à faire passer sa proposition sur les Faith-Based Initiatives traduirait la sensibilité des Américains vis-à-vis des questions liées à la constitution.Les Américains, l’un des peuples les plus religieux parmi les pays occidentaux, sont très attachés à une séparation entre Etat et religion ancrée dans le premier amendement à la constitution. De ce fait, les Faith-Based Initiatives ont été interprétées par certains comme une atteinte à ce principe. Pour d’autres, la réforme du welfare de 1996 avait déjà apporté les réponses adéquates à un certain nombre de problèmes sociaux. Il n’y avait donc plus besoin de modifier les programmes d’aide sociale et d’aller plus loin dans la réforme du système.
- 32 Voir Stanley Carlson-Thies, “Charitable Choice: Bringing Religion Back into American Welfare”, Jou (...)
- 33 La réduction d’impôt sous l’administration Bush est sans précédent dans l’histoire américaine (188 (...)
36L’initiative de George Bush devrait donc être analysée dans le contexte de la réforme de 1996. Mais comme le fait remarquer Stanley Carlson-Thies, l’objectif principal de la réforme de 1996 était de libérer les Américains de l’emprise de la pauvreté et de la dépendance et non pas de réintégrer la religion dans la vie sociale32. Ainsi, les FBI de Bush ne sont en fin de compte que le prolongement logique de la clause du Charitable Choice incluse dans la réforme de 1996. Mais si les axes principaux de cette réforme étaient pour l’administration Clinton la réduction des dépenses, la décentralisation des programmes et la limitation du temps d’assistance, l’administration Bush, quant à elle, a privilégié les œuvres caritatives, approche qui pourrait s’apparenter à une privatisation et une individualisation de l’assistance. En effet, en optant pour un allégement fiscal sur les dons aux organisations caritatives, l’administration Bush a voulu une politique sociale qui s’autofinance avec un rôle purement régulateur du pouvoir public. S’ajoutant à sa politique fiscale de réduction d’impôts, la politique sociale de Bush peut être accusée de favoriser les plus fortunés33. Il semble donc que malgré la rhétorique du « conservatisme compatissant », ce sont les riches et non les pauvres qui se trouvent au cœur du dispositif social et fiscal de George Bush. Ces pauvres, stigmatisés dans les années 1980 par Reagan et Bush puis exclus du projet social de Clinton dans les années 1990, sont devenus les objets d’une « compassion » plutôt rhétorique sous l’administration Bush.
- 34 Cité dans Laurie Goodstein, “A President Puts His Faith in Providence”, New York Times, 9 février (...)
- 35 Lire le chapitre 5 et l’Epilogue de l’ouvrage de Ron Suskind, The Price of Loyalty, New York: Simo (...)
37Le penchant de George W. Bush en faveur de cette approche « compatissante » est expliqué par le porte-parole de la Maison Blanche, Ari Fleischer, non pas comme le résultat d’une nécessité historique, idéologique et sociétale, mais comme la traduction de l’expérience personnelle de M. Bush: « because of his own history of drinking, where faith did result in a change in him »34. Les témoignages de John DiIulio, premier directeur du White House Office of Faith-Based and Community Initiatives et de David Kuo, son adjoint, contredisent cette thèse. Les deux responsables insistent en effet sur l’instrumentalisation des FBI à des fins politiques et le manque d’engagement ferme de la part de la Maison Blanche35.
- 36 Le Compassion Capital Fund, dont le rôle est d’apprendre aux organisations religieuses comment pro (...)
- 37 Selon Daniel Zwerdling, qui a produit en septembre 2003 deux émissions sur les FBI pour le program (...)
38Du moins en apparence, le président Bush a montré une persévérance et une détermination inhabituelles dans la défense des FBI. Après deux défaites cuisantes au Congrès en 2001 et en 2002, il a continué à gérer et renforcer les FBO par décret. Il a consacré à ce but un budget considérable, non pas pour aider les pauvres mais surtout pour aider les FBO à accéder à l’argent public. Ainsi, une part de cet argent a été dépensée dans les procédures administratives et les réorganisations bureaucratiques36. Après le passage de Katrina, des milliards de dollars ont été attribués aux organisations religieuses dans une opacité quasi totale37.
- 38 Sur ces points, lire: David Kuo, Tempting Faith, op. cit., et Ron Suskind, “Why Are These Men Laug (...)
39Le manque de rayonnement de la politique sociale de Bush ne peut en aucun cas être attribué uniquement à l’opposition au sein du Congrès. En fait, les FBI ont été mises en place sans grand débat médiatique ou politique. Il semble plutôt qu’elles aient été victimes, non pas de la résistance des démocrates uniquement, mais surtout d’une conception peu convaincante et d’un mauvais jugement politique. Ainsi, l’absence d’objectifs clairs, le manque de précisions sur les organisations religieuses susceptibles de bénéficier de l’argent public ainsi que la sous-estimation de l’attachement des Américains à la séparation entre religion et politique ont eu raison du projet présidentiel. Le calcul de l’administration Bush dans la mise en place de ce programme a été également dommageable. Il semblerait que la raison principale de la mise en place des FBI était de séduire la droite chrétienne. En effet, sans planification rigoureuse, la Maison Blanche, favorisant l’aspect symbolique, a créé une centaine d’agences de liaison entre le secteur public et le secteur privé, et a recruté un nombre important d’employés sans missions claires38.
- 39 Voir Jo Renee Formicola, Mary C. Segers, Paul Weber, Faith-Based Initiatives and the Bush Administ (...)
40Le partenariat avec le secteur privé dans la mise en place des services sociaux a fait appel à 13 millions de personnes qui ont été rémunérées essentiellement avec l’argent public39. Ces actions ont permis à George Bush d’affirmer, dans quasiment chaque discours à l’Union, que les FBI ont été un succès incontestable.
41 La question sociale a été posée avec insistance lors de l’élection présidentielle de 2004. Mais avec l’enlisement de l’armée américaine en Irak, elle a été occultée durant les dernières élections législatives de novembre 2006. Si en 2000, Bush s’était présenté comme le candidat des classes défavorisées, en 2004, il s’est affiché comme le commandant en chef de l’armée, signe révélateur des limites de sa politique sociale. En 2006 et en 2008, le Président s’est montré discret sur son bilan social mais aussi militaire. Par ailleurs, l’ouragan Katrina a eu deux résultats contradictoires. D’une part, il a montré le besoin d’un fort engagement de l’Etat dans les cas extrêmes. D’autre part, il a conforté les conservateurs dans leurs convictions que le gouvernement fédéral ne peut pas se substituer au secteur privé dans le traitement de la question sociale.
- 40 U.S. Bureau of the Census, “Detailed Poverty Tabulations from the CPS”, < http://www.
census.gov/hh (...)
- 41 Center on Budget and Policy Priorities, “Poverty, Income, and Health Insurance Coverage”, octobre (...)
42Si l’on considère les FBI comme moyen pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion, le bilan semble mitigé. En effet, les chiffres publiés régulièrement sur la pauvreté montrent un accroissement régulier et inquiétant du nombre de pauvres. Le nombre de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté est passé de 31 millions (soit 11,3 % de la population) en 2000 à près de 36,5 millions en 2004 (soit 12.3 % de la population totale)40. Quant au nombre de personnes ne bénéficiant pas d’une assurance médicale, il a augmenté de 39,8 millions (14,2 % de la population) en 2000 à 45,8 millions (soit 15,7 %) en 200441.
43George Bush ne cesse d’attribuer ces mauvaises performances à la récession due aux attaques du 11 septembre. Rappelons tout de même que la récession de 2001 et 2002 n’était pas des plus sévères dans l’histoire américaine. Cependant, gérer cette récession par d’importantes réductions d’impôts ne semble pas être une démarche pertinente pour résoudre les problèmes sociaux. D’autre part, il semblerait que les chiffres sur la pauvreté et l’absence de couverture médicale reflètent plus les limites des Faith-Based Initiatives que les effets certainement néfastes du ralentissement économique. Bref, le « conservatisme» que George Bush avait propulsé au cœur de son projet social ne semble pas avoir abouti à une société plus harmonieuse, plus humaine et plus compatissante, comme il le prévoyait. La solution religieuse a montré ses limites sur le terrain social. Reste que sur le plan politique, les Faith-Based Initiatives ont été une arme redoutable dans les mains des républicains tout au long de l’ère Bush.