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Résurgence, déplacement, défamiliarisation

La distanciation dans l’œuvre régionaliste de Grant Wood comme moyen de mise en échec du nationalisme

Tactics of Estrangement”: Distance and the Negation of Nationalism in Grant Wood’s Regionalist Paintings
Kamila Benayada
p. 72-83

Résumé

Regionalist painter Grant Wood’s works complied with much of the regionalist ideology as defined by critic Thomas Craven with its nationalism and its rejection of European Modernism. Wood displayed his concern for an American idiom in many of his works. However, while they use pictorial elements that suggest acceptance of the nationalist rhetoric of both Craven and the New Deal art projects, Wood’s works actually show aesthetic preoccupations similar to those of Modernists, and a growing distance from the mythic representations of America often found in regionalist art. While Wood empathises with his countrymen, he also introduces elements within the narrative, and aesthetic elements, that contradict his acceptance of the dominant discourse. Strange, inappropriate and unexpected incursions question the theme and aesthetic affiliation of a work. This deviation, this escape from the frame imposed by Craven and the New Deal, this estrangement, can work as a questioning of America, its values, its myths and its self-representation.

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Texte intégral

  • 1  Voir Wanda Corn, Grant Wood, The Regionalist Vision, New Haven: Yale UP, 1983,  2.

1L’esthétique régionaliste a été décrite comme réponse aux insécurités de la Dépression, dans la mesure où les œuvres régionalistes offrent un tableau réconfortant, un lien continu avec un passé souvent glorifié et idéalisé1. Or, le processus de « Estrangement », ou de mise à distance, de déstabilisation identitaire, est à la fois contraire et inhérent à l’idéologie régionaliste : il s’y oppose dans la mesure où le régionalisme exige des œuvres d’art qu’elles soient directement accessibles, qu’elles s’intègrent à la société et qu’elles l’intègrent également, c’est-à-dire qu’il suppose une empathie entre art et environnement, entre l’artiste et son milieu ; il y est inhérent dans la mesure où le régionalisme, à travers cette exigence de lisibilité et de socialisation des œuvres, leur ôte leur identité d’œuvre d’art, et les réduit à un lien communicant entre spectateur et artiste.

  • 2  C’est le cas, par exemple, de Wanda Corn ou de James M. Dennis, Renegade Regionalists: The Modern (...)
  • 3  « Irony masks resignation to a situation one cannot alter or control. The human situation is seen (...)

2Grant Wood, l’un des trois principaux peintres régionalistes avec Thomas Hart Benton et John Steuart Curry, semble, à travers ses discours et les sujets de ses œuvres, mettre en image l’idéologie régionaliste en cherchant à produire des œuvres empathiques, où l’artiste et son œuvre sont en symbiose avec leur environnement, mais où le langage plastique est volontairement une négation du monde contemporain et de l’esthétique moderniste. Or, sorties du cadre régionaliste qui les définit,  les œuvres acquièrent une identité autre. Ce départ de la norme dans les œuvres de Grant Wood, cette altérité dans la normalité, ce décalage entre la lecture première et ce que révèle une analyse non régionaliste sont les questions que cette étude aborde. Alors que les historiens de l’art voient dans cette distanciation une ironie non critique2, je préfère la définition de l’ironie proposée par Lilian Robinson et Lise Vogel : « L’ironie cache la résignation à une situation que l’on ne peut pas changer et qui nous échappe. La condition humaine est perçue comme statique, avec quelques variations dans les formes externes, mais l’angoisse éternelle est une constante »3.  Il me semble, en effet, que cette définition permet de lire l’œuvre de Wood comme lieu non pas de la simple représentation statique d’un Iowa idyllique, mais plus comme le lieu de tension entre volonté empathique et distanciation nécessaire de l’artiste, c’est-à-dire le lieu de révélation de l’échec de la tentative d’élaborer une esthétique nationaliste.

  • 4  Voir Matthew Baigell, « American Art and National Identity, the 1920s », Arts Magazine, vol. 61, n (...)
  • 5  Cependant, Kathleen Pyne propose une lecture de l’œuvre de Stieglitz qui suggère qu’au-delà de la (...)
  • 6  Lewis Mumford, The Brown Decades, a Study of the Arts in America, 1865-1895, New York: Harcourt, B (...)
  • 7  Voir Frances K. Pohl, Framing America, a Social History of American Art, London: Thames & Hudson, (...)

3Dès les années 1920, Wood s’intégra dans le courant américaniste de la scène artistique américaine, où il était question de trouver un langage pictural américain4. Or la définition de ce langage chez les peintres régionalistes était négative, dans la mesure où elle supposait l’exclusion de tout élément esthétique étranger, en s’opposant notamment à l’Ecole de Paris. Alors que dans les années 1920, les intellectuels américains hésitaient à rejeter complètement une influence esthétique moderniste qui pouvait refléter la société industrielle et urbaine du XXe siècle, ils se référaient également aux premiers artistes qualifiés de réellement américains, comme Whitman ou Poe, pour exiger de leurs contemporains qu’ils suivent leurs exemples et se penchent uniquement sur l’Amérique pour y trouver leurs sujets. On retrouve à la fois chez les intellectuels comme Lewis Mumford ou Van Wyck Brooks, chez les modernistes comme Alfred Stieglitz5, et chez Thomas Craven, idéologue du régionalisme, les mêmes attentes, c’est-à-dire celles d’une expression nationale vigoureuse, virile, voire anti-intellectuelle, fondée sur l’expérience propre de l’artiste6. Ces attentes, en donnant des indications sur ce qui était souhaitable dans l’art américain, construisaient des frontières internes, qui rejetaient en dehors du domaine du possible les esthétiques européennes, et en particulier celles de l’Ecole de Paris. Elles définissaient une esthétique de l’intérieur (mais pas de l’intériorité), contre le modernisme et l’abstraction. Cette insistance sur un art reflétant l’expérience autochtone, « réaliste » de l’artiste se retrouve dans les programmes pour les arts du New Deal, avec l’espoir de redonner son dynamisme au pays à travers des œuvres lisibles et des représentations des mythes fondateurs des Etats-Unis, où les Américains pourraient se reconnaître, tout en échappant à la réalité de la Dépression7.  

  • 8  « alien to the nation’s best cultural interests » ; « crazy parade of Cubism, Futurism, Dadaism, a (...)
  • 9  Voir James M. Dennis (op. cit.) sur les attentes de la critique, en particulier les chapitres 2 et (...)

4Craven poussa la logique de l’exclusion jusqu’à la xénophobie, et il fut suivi par les critiques conservateurs, et les revues comme Time ou Art Digest. Ces deux revues reprenaient largement les idées de Craven en déclarant en 1933 et en 1934 que l’art abstrait « allait à l’encontre des meilleurs intérêts culturels de la nation », et qu’il fallait remplacer la « folle série du cubisme, du futurisme, du dadaïsme et du surréalisme », ou « les cargaisons de déchets produits par l’Ecole de Paris » par « un style représentationnel américain8. Et c’est Grant Wood, avec les artistes régionalistes, qui avaient, selon ces revues, les clés de cette esthétique figurative, représentative de l’Amérique9.

  • 10  Discours, 4ème conférence régionale annuelle de l’American Federation of Arts, Kansas City (cité i (...)
  • 11  « bring the arts to grass-roots America » ; Ibid.
  • 12  W. Corn y voit un lien avec le symbolisme de la fin du XIXe siècle où l’artiste, guide spirituel, (...)

5Dès les années 1920, mais surtout dans les années 1930, Wood choisit de renoncer à un langage pictural moderniste, et de produire un art à partir de son environnement provincial. Il prend donc comme point de départ non pas l’écriture, le langage pictural, mais le sujet. En même temps, comme Craven ou Benton, il affirme en mars 1931 chercher à produire un « style américain », « anti-colonial »10. Cette peinture est tournée vers la communauté, s’adresse à elle ; il s’agissait de « mettre les arts à portée de l’Amérique moyenne »11. Grant Wood produit, selon l’expression de l’historienne de l’art Wanda Corn, des « fables pour des temps difficiles », il crée un monde communautaire, non aliénant, homogène12. Sa peinture doit communiquer, elle doit s’inclure dans le monde tout en l’incluant. Le monde qu’il peint est figé, non dynamique, hors du temps. Wood crée ses « fantaisies américaines » à travers des combinaisons d’espaces connus, quotidiens, et d’espaces inconnus, imaginaires, à travers un jeu entre proximité et distance. Ce qui peut être perçu comme une contradiction dans l’œuvre de Wood, c’est-à-dire le fait que le présent est mis en image dans une dimension imaginaire, rejoint en fait l’esthétique chrétienne dans la mesure où Wood cherche dans le monde visible l’expression d’un monde idéal, où l’œuvre devient le lieu d’une épiphanie de l’unité perdue entre art et société, entre homme et nature, nature et culture, ou entre homme et femme.

6La société idéale et collaborative, prise en exemple dans l’idéologie du New Deal, est mise en image dans des œuvres comme Arbor Day (1932) ou Dinner for Threshers (1934). Dinner for Threshers reprend l’esthétique chrétienne dans la référence à la Cène et la forme du triptyque. La toile représente une époque révolue : Wood date la scène en 1892, et malgré la délimitation précise des domaines féminins et masculins, et de la scène peinte et du monde réel du spectateur, Wood crée des ouvertures, à la fois entre les mondes intérieurs et extérieurs, et entre la toile et le monde réel. Le spectateur est ainsi invité  à participer à cette scène collaborative, à joindre le mouvement qui s’y opère entre intérieur et extérieur. A travers cette invitation à quitter le monde réel pour entrer dans le monde créé par l’artiste, la peinture de Wood devient empathique.

  • 13  L’espace renflé, bombé est perçu par Maria Stavrinaki comme le signe caractéristique de l’expressi (...)

7Les paysages de Wood remplissent également cette fonction empathique. Dans Stone City (1930), Young Corn (1931), ou Fall Ploughing (1931), l’espace que crée Wood aspire le spectateur vers l’intérieur. Les vues plongeantes des deux premières toiles deviennent dans la troisième une trajectoire linéaire partant du spectateur et le menant jusque la maison à l’arrière-plan que Wood place au confluent des différentes lignes de force de sa composition. Les fuyantes sont donc non pas des routes vers un horizon inatteignable, mais le chemin vers le foyer et l’unité familiale. La maison dans Young Corn est au creux du paysage, dont les rondeurs et les formes concaves créent une nature utérine, protectrice, vers laquelle le spectateur est attiré, dans laquelle il est absorbé13. Les mondes dépeints sont faits de lignes droites et de courbes, de marques faites par la main de l’homme à travers la culture, et de courbes naturelles qui ne sont à aucun moment interrompues par les droites tracées par l’homme. Cette harmonie est située dans un monde clos, creux, qui suggère l’autosuffisance du mythe jeffersonien, un monde autre, hors du temps, mais dans lequel le spectateur a la possibilité de se projeter à travers le processus d’empathie rendu possible par l’attraction des courbes concaves.

8Cette empathie entre l’œuvre et le spectateur est complétée par une dissolution de la différence entre l’artiste et son environnement, que l’on voit dans la version initiale de l’Autoportrait de Wood, celle de 1932. L’artiste s’y présente en bleu de travail, suggérant ainsi un processus accompli de transformation, de métamorphose du peintre, de son assimilation dans le monde rural, et de l’assimilation de son métier en une activité rurale, artisanale. Cette dissolution est à nouveau le sujet de Return from Bohemia (1935), où l’artiste se met en image au milieu d’un groupe formé de spectateurs peints, fictifs ou non (Wood a inclus des personnes de son entourage), et de vrais spectateurs, nous, qui sommes la réflexion, comme dans un jeu de miroirs, des personnages peints. Cette organisation spatiale qui inclut le spectateur « réel » dans un cercle imaginaire autour de l’artiste crée une dynamique qui rompt la distance entre fiction peinte et réalité externe à la peinture. Elle inclut en même temps l’artiste dans un cercle composé de la communauté fictive, peinte, et de celle créée autour de l’œuvre par le regard du spectateur. La composition renforce donc le message du titre : Wood rejette l’isolement de la Bohème et du modernisme européen et fait le choix de rentrer dans sa communauté du Middle West et de travailler non plus pour lui seul, mais pour la communauté. L’artiste est ainsi au centre des deux mondes, celui qu’il crée, et celui qui le crée en regardant son œuvre.

  • 14  Karl Sheffler, Die Frau und die Kunst, Berlin: Julius Bard, 1908. Voir également Juliet Koss, « On (...)
  • 15  Barbara Melosh appelle cela « endorsement of female participation », inEngendering Culture: Manhoo (...)

9A la suite de l’essai de Karl Sheffler, Die Frau und die Kunst14, paru en 1908, les milieux artistiques considérèrent l’empathie comme étant du domaine d’une esthétique féminine. Scheffler y associe une passivité féminine au naturalisme et à une esthétique imitative. À cette esthétique de l’empathie, il opposait l’esthétique moderniste qualifiée de virile. Grant Wood ne s’inscrit ni dans l’une ni dans l’autre filiation. Pour lui, la femme appartient à la communauté idéale qu’il peint, elle y participe. Les paysages de Wood sont à la fois féminins et masculins, alliant courbes protectrices et droites symbolisant l’activité productive. L’artiste s’oppose ainsi à la séparation moderniste et régionaliste entre féminin et masculin, et serait alors plus proche de l’androgynie d’un Duchamp que de Stieglitz. Ses œuvres sont le lieu d’une organisation de rapports parallèles ou d’association, et non de la différence sexuelle, comme chez les modernistes. Son traitement de l’espace montre une mobilité des femmes, d’une pièce à l’autre, ou de l’intérieur à l’extérieur, comme dans Dinner For Threshers. Il situe les femmes dans des espaces de production et non de représentation : dans Home Economics (1934), il montre les différentes tâches qui incombent aux femmes, de l’éducation des enfants aux tâches ménagères, et l’œuvre fait partie d’un cycle avec Agriculture et Engineering, peints la même année. Wood met donc les tâches ménagères sur le même plan que l’agriculture ou la mécanique ; il s’agit d’une des différentes facettes de la production dans le monde rural15. Wood ne montre les femmes que dans ce rôle de travailleuses ou de mères. Elles ne sont pas un objet du désir, l’espace qu’elles occupent n’est pas un lieu de conflit. Ce qui est érotisé dans la peinture de Wood, c’est la nature, à travers ses courbes exagérées, sa fertilité et son abondance. C’est dans la relation homme/nature que Wood affirme l’harmonie entre principes féminins et masculins, l’œuvre la plus explicite étant probablement Fall Ploughing, avec la charrue montrée en pleine action, pénétrant dans la terre. Les couleurs contribuent à créer cette image harmonieuse : Wood limite sa palette au rouge et au vert, ces couleurs complémentaires étant complétées par le brun, c’est-à-dire la couleur obtenue en les mélangeant. Ce traitement des femmes est le signe d’un désengagement de Wood face aux discours (régionalistes autant que modernistes) qui placent alors l’art dans le domaine masculin. Les femmes étant incluses dans le monde idéal de Wood, elles y ont la même place que lui, l’artiste. Wood défie ici les lois de la bienséance moderniste et du New Deal.

10Cependant, de même que les femmes perdent leur féminité dans les formes simplifiées de Wood et l’aplatissement des poitrines (notamment dans American Gothic), l’artiste transformé en membre de la communauté travailleuse perd son identité d’artiste. On atteint alors l’envers de l’empathie, c’est-à-dire la dissociation, la distanciation. Plonger dans l’œuvre, s’y perdre, se perdre : alors que l’esthétique de l’empathie de Wood tendait à produire le réconfort dans un monde en crise, l’un des paradoxes de cette esthétique est qu’elle contient son contraire. Et alors que l’empathie passait par la figuration, le phénomène d’ « estrangement » mène à l’abstraction.

  • 16  « The background will be the usual loafing bystanders who find time to watch an artist sketching f (...)

11Grant Wood est ambivalent dans sa relation à son environnement. Cela est manifeste dans son traitement de l’espace, qui attire et repousse à la fois, qui inclut en même temps qu’il exclut. La nature et ses courbes qui forment un creux est à la fois le lieu d’une attraction magnétique et celui d’un vertige dérangeant. On ressent également un certain inconfort, de la perplexité face à la mise en scène de Dinner for Treshers où, alors qu’il crée des ouvertures permettant une fusion entre mondes interne et externe, réel et fictif, Wood détruit ce qu’il met en scène en soulignant les moyens de l’illusion : la maison n’est pas une vraie maison, c’est un décor, les personnages ont l’air d’être en carton pâte, l’empathie est impossible. On trouvait déjà ce que j’appellerais une « barrière à l’entrée » dans sa toile la plus connue, American Gothic (1930), où le personnage masculin place un poing fermé et une fourche entre lui et le spectateur, nous privant de toute possibilité d’ « entrer » dans l’œuvre. De la même manière, dans Return From Bohemia, Wood place sa main au premier plan, comme pour faire obstacle à toute intrusion dans le monde clos qu’il peint. Le spectateur ne voit que le dos de la toile et de la palette, il ne voit pas l’œuvre de l’artiste, il ne voit que l’artiste à l’œuvre. Il est dans une position inverse, mais parallèle, à celle des personnages dans la toile qui, eux, ne voient que le travail de l’artiste, et non l’artiste, dont ils ne voient que le dos. D’autre part, ils ont les yeux fermés, ils sont comme aveugles au travail de l’artiste, tout en formant un cadre indifférent, voire hostile, autour de l’artiste. Ils renforcent ainsi le cadre créé par la bâtisse en arrière-plan, qui enferme l’artiste plus qu’elle ne le protège, l’emprisonne. Wood était plutôt sceptique quant à la possibilité de réelle communication entre l’artiste et ses spectateurs : au sujet d’un éventuel autoportrait, il disait en 1931 : « À l’arrière-plan, il y aura les habituels badauds qui trouvent le temps de regarder un artiste dessinant des visages avec mépris et dédain, et un air qui dit ”je sais que je pourrais faire mieux que lui” »16.

12En même temps qu’il introduit des éléments contredisant l’esthétique régionaliste, le traitement de l’espace par Wood passe de l’abîme à des plans successifs qui s’éloignent de l’illusion de profondeur à travers les moyens techniques hérités de la Renaissance. Ces plans successifs excluent le spectateur, en même temps qu’ils suggèrent une distanciation de l’artiste par rapport au sujet. L’ « estrangement » devient alors une tactique permettant une distanciation par rapport aux mythes dont le rôle est de maintenir la stabilité de l’ordre social.

13La frontalité des personnages de American Gothic ou de Return From Bohemia annule la possiblité pour l’artiste de travailler l’espace en diagonales et en lignes fuyantes qui créent l’illusion de profondeur. Wood superpose alors les plans créés par les personnages et les éléments du décor. Il reprend la même technique dans Daughters of Revolution (1932), où les personnages plats ressemblent à des décors de théâtre. L’œuvre est alors une peinture de peintures, où l’artiste place ses personnages devant un autre tableau. Wood multiplie les moyens de distanciation face au sujet, c’est-à-dire face au principe du culte des personnalités historiques. Le portrait étant l’une des formes de culte des héros de l’Histoire, la mise à distance opérée par le traitement des personnages et de l’espace, ou par le placement d’une main, comme désarticulée, au centre de l’œuvre, sous la reproduction du tableau d’Emmanuel Leutze, George Washington Crossing the Delaware, Wood introduit dans cette œuvre une série de ruptures avec les conventions esthétiques, qui accompagnent les ruptures interprétatives de l’œuvre : le tableau de Leutze en arrière-plan, peint pendant la révolution allemande, repris ici à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Washington ; les femmes membres des Daughters of the American Revolution, association nationaliste, sont parodiées ; la main, bizarrement seule, n’est reliée à aucun personnage ; la tasse de thé renvoie à la Boston Tea Party.

  • 17  Or la définition de l’abstraction par Wilhelm Worringer est précisément une aversion pour l’espace (...)

14Grant Wood reprend cette étrange organisation dans Parson Weems’ Fable (1939). L’œuvre représente l’histoire (inventée) de George Washington enfant s’essayant à la hache sur un cerisier. Le peintre place le Pasteur Weems, auteur de la fable en 1806, à l’extérieur de la scène illustrant l’histoire. Weems est cependant également à l’intérieur de l’œuvre. Il est donc placé hors des deux mondes, réel et fictif, dans un espace étrange autant qu’il est étranger : Wood reproduit l’ombre du pasteur sur le rideau, alors que le personnage est à la surface de la toile, comme le rideau. L’espace est donc inexistant, alors que Wood en affirme la profondeur par le biais de cette ombre17.

  • 18  « to protect the myth from debunkers », in J. M. Dennis, op. cit., 88.
  • 19  Voir Francis V. O’Connor, WPA:Art for the Millions, Essays from the 1930s by Artists and Administr (...)
  • 20  « a good picture [is] something one looks into but […] keeps out of [through] rhythmic throwback t (...)

15Weems est dans un no man’s land, n’étant ni de la fiction ni du réel, il affirme l’espace plan, tout en révélant l’illusion de profondeur en désignant du doigt la scène derrière lui, celle où se joue l’illusion. Il montre donc littéralement du doigt l’illusion qui, elle, est éclairée, alors que lui est en dehors du champ des projecteurs. L’œuvre est une citation de la toile de Charles Wilson Peale, The Artist and his Museum (1822), où Peale semble inviter le spectateur à pénétrer dans un musée. Wood suggère ainsi que cette fable a sa place dans le musée des curiosités américaines. Il s’agit d’une fiction, et le spectateur n’a pas à entrer dans le jeu. La main joue à nouveau le rôle de barrière entre le spectateur et ce qui se passe dans la toile. Le spectateur est également repoussé par la manipulation de l’espace, où Washington et son père sont dans un croissant de lumière convexe du côté spectateur. De plus, Wood prend des libertés avec la réalité comme Weems dans la construction de cette fable : Washington est un enfant à tête d’adulte, son père, qui dans la fable symbolise la compassion, est en colère. Si l’illustration constitue une transgression en mettant en image le verbe qu’elle s’approprie, en lui imposant un sens et une interprétation, cet exemple-ci transgresse les principes qui régissent l’illustration dans la mesure où Wood souligne l’illusion de cette mise en image : il montre la manipulation qu’est la peinture narrative, et une dissociation apparaît entre le projet que l’œuvre semble devoir réaliser, et sa réalisation effective. L’œuvre va plus loin que ce que James M. Dennis y lit, c’est-à-dire « protéger le mythe de ses détracteurs »18. Elle déborde le texte que l’artiste dit vouloir illustrer, et en efface ainsi le sens. L’artiste apparaît, à travers l’introduction de Weems et cette affirmation critique des moyens mis en œuvre pour créer l’illusion, et cette intrusion de l’artiste rend impossible l’immersion dans l’illusion. L’empathie est bloquée par le processus de distanciation créé par l’artiste. Alors que l’esthétique régionaliste semblait destructrice de l’artiste, de sa différence et de sa spécificité, l’artiste réapparaît à travers cette tactique de la mise à distance. L’ « estrangement » était l’autre face de l’empathie, il est également un moyen de défense contre elle, une réaffirmation de l’identité de l’artiste, et de celle de l’œuvre, devenue « chose », étrangère au spectateur. Les corrections apportées par Wood à son autoportrait montrent la distance que prend l’artiste par rapport à l’idéologie régionaliste et celle du New Deal où l’artiste devait trouver sa place dans la communauté19 : Wood efface le bleu de travail de l’ouvrier et le remplace par la blouse du peintre. Il affirme ainsi sa spécificité, et renonce à toute dissolution dans le monde rural et dans la communauté. Sa peinture s’éloigne de la définition nationaliste du régionalisme par Thomas Craven ou Thomas Hart Benton. En même temps, la distanciation introduit une fonction critique dans son œuvre, en empêchant l’identification du spectateur à l’œuvre par des procédés narratifs, mais également par des procédés esthétiques qui vont au-delà de la définition de Leo Stein décrivant « a good picture »20, et qui fait de l’œuvre sa propre critique.

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Notes

1  Voir Wanda Corn, Grant Wood, The Regionalist Vision, New Haven: Yale UP, 1983,  2.

2  C’est le cas, par exemple, de Wanda Corn ou de James M. Dennis, Renegade Regionalists: The Modern Independence of Grant Wood, Thomas Hart Benton, and John Steuart Curry, Madison: The U of Wisconsin P, 1998.

3  « Irony masks resignation to a situation one cannot alter or control. The human situation is seen as static, with certain external forms varying but eternal anguish remaining », in « Modernism and History », New Literary History, vol. 3, n° 1, 196.

4  Voir Matthew Baigell, « American Art and National Identity, the 1920s », Arts Magazine, vol. 61, n° 6, février 1987, 48-55.

5  Cependant, Kathleen Pyne propose une lecture de l’œuvre de Stieglitz qui suggère qu’au-delà de la rhétorique de la virilité, le premier modernisme américain recherchait un principe féminin au sein même du masculin, en espérant y trouver puissance créatrice et renouveau psychique (in « On Feminine Phantoms: Mother, Child, and Woman-Child », Art Bulletin,   vol. 88, n° 1, mars 2006, 44-61).

6  Lewis Mumford, The Brown Decades, a Study of the Arts in America, 1865-1895, New York: Harcourt, Brace, and Co, 1931 ; L. Mumford, The Golden Day, a Study in American Experience and Culture, New York: Boni and Liveright, 1926 ; Van Wyck Brooks, « Preface », in Constance Rourke: The Roots of American Culture, New York: Harcourt, Brace and Co., 1942 ; V. W. Brooks, America’s Coming of Age, New York: Octagon Books, [1915] 1975 ; Thomas Craven, Modern Art, New York: Simon and Schuster, 1934 ; T. Craven, Men of Art, New York: Simon and Schuster, 1931. Sur Alfred Stieglitz et sa redéfinition nationaliste du modernisme, voir Wanda Corn, The Great American Thing, Modern Art and National Identity, 1915-1935, Berkeley: U of California P, 1999, ou Walter Kalaidjian, American Culture between the Wars: Revisionary Modernism and Postmodern Critique, New York: Columbia UP, 1993. Sur la virilité « américaine » des artistes du cercle Stieglitz, voir W. Corn, Ibid., ou Paul Rosenfeld, « American Painting », The Dial, n° 71, décembre 1921, 648-670.

7  Voir Frances K. Pohl, Framing America, a Social History of American Art, London: Thames & Hudson, 2006, 365-367.

8  « alien to the nation’s best cultural interests » ; « crazy parade of Cubism, Futurism, Dadaism, and Surrealism » ; « shiploads of rubbish from the School of Paris » ; « US Representationalism », in « The American Scene », Time, 24 décembre 1934, 23-28 ; et Maynard Walker, « Midwest is Producing an Indigenous Art », Art Digest, vol. 7, n° 1, septembre 1933, 10.

9  Voir James M. Dennis (op. cit.) sur les attentes de la critique, en particulier les chapitres 2 et 3.

10  Discours, 4ème conférence régionale annuelle de l’American Federation of Arts, Kansas City (cité in James M. Dennis, 52).

11  « bring the arts to grass-roots America » ; Ibid.

12  W. Corn y voit un lien avec le symbolisme de la fin du XIXe siècle où l’artiste, guide spirituel, entraînait le public hors du monde matérialiste et du commerce vers le monde des rêves et de l’imaginaire (in Grant Wood, op.cit., 9).

13  L’espace renflé, bombé est perçu par Maria Stavrinaki comme le signe caractéristique de l’expressionnisme et, chez Kandinsky, comme l’expression plastique de sa vision de l’histoire de l’expressionnisme comme période de transition, grosse d’un futur rêvé (in « L’abstraction est empathie : réflexions sur l’art et la vie de Franz Marc », Pratiques, Réflexions sur l’art, PU de Rennes, n° 16, mars 2005, 26-63).

14  Karl Sheffler, Die Frau und die Kunst, Berlin: Julius Bard, 1908. Voir également Juliet Koss, « On the Limits of Empathy », Art Bulletin, vol. 88, n° 1, mars 2006, 139-157.

15  Barbara Melosh appelle cela « endorsement of female participation », inEngendering Culture: Manhood and Womanhood in New Deal Public Art and Theatre, Washington DC: Smithsonian Institution Press, 1991, 4.

16  « The background will be the usual loafing bystanders who find time to watch an artist sketching faces with contempt, scorn, and an I-know-I-could-do-it-better look », cité in W. Corn, op. cit.

17  Or la définition de l’abstraction par Wilhelm Worringer est précisément une aversion pour l’espace : in Abstraktion und Einfühlung, [Munich : R. Piper, 1908] Amsterdam : Verlag der Kunst, 1996, 49.

18  « to protect the myth from debunkers », in J. M. Dennis, op. cit., 88.

19  Voir Francis V. O’Connor, WPA:Art for the Millions, Essays from the 1930s by Artists and Administrators of the WPA Federal Art Project, Greenwich, CT: New York Graphics Society, 1973.

20  « a good picture [is] something one looks into but […] keeps out of [through] rhythmic throwback to the frontal plane », in Leo Stein, ABC of Aesthetics, New York: Boni and Liveright, 1927, 156, 166.

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Pour citer cet article

Référence papier

Kamila Benayada, « La distanciation dans l’œuvre régionaliste de Grant Wood comme moyen de mise en échec du nationalisme »Revue LISA/LISA e-journal, Vol. VII – n°2 | 2009, 72-83.

Référence électronique

Kamila Benayada, « La distanciation dans l’œuvre régionaliste de Grant Wood comme moyen de mise en échec du nationalisme »Revue LISA/LISA e-journal [En ligne], Vol. VII – n°2 | 2009, mis en ligne le 02 juin 2009, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lisa/273 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lisa.273

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Auteur

Kamila Benayada

Dr., (Orléans, France)
Kamila Benyada est Maître de Conférences en Etudes américaines à l’Université d’Orléans. Parmi ses publications récentes, on signalera : « Résistance de la figure dans l’abstraction américaine : le cas de Stuart Davis », in Yves-Charles Granjeat (Dir.), Le travail de la résistance dans les sociétés, la littérature et les arts d’Amérique du Nord, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2008 ; « Nancy Spero : autour d’Antonin Artaud », compte rendu d’exposition, Transatlantica n°2 (2007), « Plotting against America », <http://transatlantica.revues.org/document1932.html> ; « Histoire de l’art et Visual Culture aux Etats-Unis : quelle pertinence pour les études de civilisation ? » avec François Brunet, in RFEA n°109, sept. 2006, 39-52.

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