1Par-delà les différences de géographie physique et humaine évidentes, le Canada et l’Irlande ont ceci en commun qu’ils vivent dans la sphère d’influence de puissances économiques parlant la même langue, qu’ils ont un élément natif à préserver, et doivent lutter pour conserver la spécificité de leur production culturelle dans un environnement juridico-politique qui la défie, entre les Accords de Libre-Échange Nord-Américains (ALENA) et l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) tentant d’ouvrir de part et d’autre de l’Atlantique l’audiovisuel à la concurrence et pénalisant toute tentative de défense de la culture nationale comme entrave au libre jeu de la concurrence. Les deux pays comparés sont donc obligés de mettre en œuvre une politique culturelle comportant des éléments protectionnistes, condition obligatoire de l’expression de leur singularité.
2Les décisions prises dans ces deux pays en matière de politique culturelle et en particulier de politique vis-à-vis de l’audiovisuel offrent la possibilité de comparer deux attitudes face à la pénétration du marché local par l’industrie culturelle américaine. La notion d’impérialisme renvoyant à une tentative de contrôle direct et d’asservissement de la part d’une puissance politique dans le but d’élargir sa sphère d’influence, il est légitime de se demander dans quelle mesure on peut parler d’impérialisme ici plutôt que d’hégémonie, de simple volonté de suprématie, à propos des mesures prises par les États-Unis dans le domaine de l’audiovisuel. Dans la mesure où il est possible de parler d’impérialisme, il sera nécessaire de s’interroger sur la dimension géographique de cette notion.
3En premier lieu, le Canada et l’Irlande présentent des éléments contextuels historiques et géographiques différents dont la prise en compte est nécessaire à la compréhension des mesures prises de part et d’autre. Au Canada, les publications officielles et la presse parlent d’ « impérialisme culturel américain », alors qu’en Irlande, elles louent un témoignage des bonnes relations historiques entre les deux pays. Les deux pays comparés y réagissent donc différemment, conformément à la relation différente qu’ils ont développée avec les États-Unis au cours de l’histoire.
4Le Canada et l’Irlande ont au cours de leur histoire formé des relations uniques vis-à-vis du secteur audiovisuel et des États-Unis, et un discours différent de ce fait au sujet de l’idée d’un impérialisme culturel américain.
5Le Canada a un long passé de résistance aux tentatives américaines de pénétrer dans son marché. Dès les années 1920, lorsque les premières émissions de radio américaines ont été diffusées au Canada, le banquier Sir John Airda présidé une Commission royale d’enquête. En réponse à ce qui était perçu comme une crise, le gouvernement crée la Société Radio Canada en 19361.
- 2 Jean Lesage, Notes d’un discours prononcé à l’Assemblée Législative en présentant le projet de loi (...)
6Le ministère canadien des Affaires Culturelles a été créé en 1961, pour remédier à la menace américaine, « maladie d’une gravité exceptionnelle »2, selon le Premier ministre Jean Lesage. Le ministère a ensuite été rebaptisé ministère de la Communication puis du Patrimoine Canadien en 1993. Ses prérogatives incluent l’audiovisuel. Parallèlement, la Conférence canadienne des arts fondée en 1945 est un groupe de pression actif contre les Accords de Libre-Échange. Dans le domaine du cinéma, le gouvernement soutient le National Film Board, et Telefilm Canada qui font la promotion du développement de la production télévisuelle et du cinéma canadiens.
7Le Canada voit la place de la production américaine dans son paysage culturel comme une « menace »3. La Loi sur la Radiodiffusion de 1968 puis celle de 1991 énoncent comme objectif premier la défense de l’identité nationale et de la souveraineté culturelle. L’audiovisuel est ainsi au cœur du discours sur la culture au Canada, le véhicule privilégié d’une identité culturelle à défendre.
8L’Irlande n’a pas les mêmes préoccupations ni les mêmes dispositions vis-à-vis de l’audiovisuel. L’audiovisuel relève de la compétence du ministère des Postes et Télégraphes depuis l’Indépendance en 1922 jusqu’en 1993 où un ministère de la Culture intégré a été créé pour en inclure les différents pans. Entre 1993 et 1997, l’audiovisuel relève de la Culture, et les décisions prises dans ce domaine sont motivées par des préoccupations liées au service public et à la défense de la production sinon nationale, du moins européenne. Le ministre de la Culture de cette période—et seul ministre de la Culture, cet intitulé disparaissant après lui—Michael D. Higgins, a joué un rôle moteur avec la France dans l’obtention de l’exception culturelle dans les négociations du GATT et dans la définition statutaire de la notion de service public. Lors de son mandate, a aussi été créée la chaîne de télévision gaélique, perçue comme relevant de la mission de service public du gouvernement.
9Depuis 2002, ce ministère n’existe plus. Un gouvernement libéral a réparti ses champs d’action entre plusieurs ministères, et l’audiovisuel relève à présent du ministère des Communications, de la Marine et des Ressources Naturelles. Le parti au pouvoir, le Fianna Fáil, n’est pas en faveur d’un soutien accru au domaine de l’audiovisuel, l’émetteur de service public devant—et c’est une singularité en Europe—tirer une partie de ses ressources de la publicité. Devant les difficultés financières de l’émetteur public, le Fianna Fáil refuse d’augmenter son aide par le biais de la redevance qui est la plus basse d’Europe. Parallèlement, le gouvernement attire par des incitations fiscales les compagnies étrangères venant produire des films en Irlande. C’est donc un discours différent qui va motiver les décisions concernant le secteur en Irlande où, hormis une parenthèse d’une dizaine d’années, l’audiovisuel relève du domaine de l’industrie. L’audiovisuel n’est pas aussi ouvertement qu’au Canada considéré comme une expression centrale à défendre de l’identité culturelle irlandaise.
- 4 Fintan O’Toole, The Ex-isle of Erin, Dublin: New Island Books, 1997.
10Un discours différent prévaut donc vis-à-vis du rapport de l’identité culturelle irlandaise face aux États-Unis, surtout depuis l’avènement de la ministre Fianna Fáil des arts Síle de Valera. En septembre 2000, lors d’un discours à Boston College, Massachusetts, celle-ci explique que si la participation à la Communauté puis l’Union européenne a beaucoup apporté à l’Irlande, là ne repose pas l’identité culturelle de la nation qui a des affinités beaucoup plus fortes et anciennes avec les États-Unis, faisant écho à la thèse de Fintan O’Toole dans son livre intitulé The Ex-isle of Erin4 selon laquelle l’île d’Irlande ne se situerait plus à l’ouest de la Grande-Bretagne, mais à l’est des États-Unis.
- 5 Concept proposé par Joseph Nye en 1990 dans son ouvrage intitulé Bound to Lead et qui définit l’év (...)
11Dans un cas, l’audiovisuel est au cœur de l’identité culturelle à défendre, dans l’autre un secteur de l’industrie. Le Canada se rapproche de l’Europe dans son combat pour une exception culturelle alors que l’Irlande revendique un rapprochement identitaire des États-Unis. Les deux pays laissent donc voir des prédispositions différentes face aux tentatives américaines de mise en place d’un empire culturel par le soft power5de l’audiovisuel.
- 6 Serge Regourd, L’Exception culturelle, PUF Que sais-je? , 2002, 17.
- 7 Conférence sur la diversité culturelle prononcée par Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Cu (...)
12L’affrontement au sujet de la circulation des productions audiovisuelles entre les États-Unis d’une part et le Canada et l’Europe d’autre part remonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale où les Accords Blum-Byrnes de 1946 imposent la diffusion des films américains en Europe en contrepartie du Plan Marshall. Face aux résistances rencontrées très tôt, les États-Unis proposent de façon récurrente de nouvelles mesures pour étendre leur zone d’influence. L’enjeu est de taille : pour les États-Unis, l’industrie culturelle est le deuxième secteur d’exportation après l’aérospatiale6 et en 2004, la part du cinéma américain sur les écrans européens est comprise entre 50 et 80 %7. La culture n’est donc pas un domaine à part, mais fait partie de la politique économique. Ces mesures affectent le Canada et l’Irlande de manière différente.
- 8 Serge Regourd, L’Exception culturelle, op. cit., 11.
13Dans la lignée de ces accords, le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) est créé mais aussitôt prévoit à l’article IV l’exemption du cinéma du champ d’application de la politique libre-échangiste et à l’article XX des restrictions sur le commerce de la culture, ceci à la demande des pays menacés par la production hollywoodienne qui s’élevait à plus de 3000 films produits pendant la guerre. La résistance s’organise donc rapidement au nom de ce qui va s’appeler en 1993 « exception culturelle »8.
14Le conflit reprend ouvertement entre 1986 et 1994 où les négociations de l’Uruguay Round proposent de transformer le GATT en GATS (General Agreement on Trade and Services) et de faire entrer les industries audiovisuelles dans le champ d’application du libre-échange. A ce sujet, la Communauté puis l’Union européenne entreprend de combattre au début des années 1990 une conception américaine industrielle de l’audiovisuel débarrassée de tout mécanisme protectionniste, menée dans ce combat par le gouvernement français, notamment sous le mandat du ministre de la Culture Jacques Toubon9. En 1994 est créée l’OMC et la libéralisation des services (dont l’audiovisuel) est entérinée. Mais le Parlement Européen a voté en 1993 deux résolutions qui prévoient un statut d’exception à la libéralisation pour l’audiovisuel qui doit continuer à recevoir de l’aide de l’État. La préférence européenne est votée. La production américaine ne bénéficie pas des conditions préférentielles européennes. L’exception culturelle semble avoir triomphé, jusqu’à une nouvelle offensive libérale au moment de la signature en 1995 d’un Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) qui ouvre aux investisseurs étrangers la culture au même titre que les divers domaines de service public. Mais devant le retrait de la France, l’AMI est démantelé en 1998. La conférence de l’OMC organisée à Seattle en 1999 sur ce sujet échoue également, opérant néanmoins une réforme sémantique à travers le passage de l’exception culturelle, trop européocentriste, à la diversité culturelle.
- 10 Ministère du Patrimoine, « Pour que la voix du Canada puisse être entendue », <http://www.pch.gc.c (...)
- 11 Voir notamment le rapport Monitor Report on US Runaway Film and Television portant sur les product (...)
15De l’autre côté de l’Atlantique, les Accords de Libre-Échange (ALÉ) ont été signés en 1989, interdisant les droits de douane et mettant en place la libre circulation, tout en en excluant le domaine culturel par une clause d’exemption culturelle (Article 1205). Mais en même temps, au Canada, les compagnies de câble doivent pour obtenir une licence diffuser les cinq réseaux américains de base. Ainsi, 60 % de ce que les Canadiens regardent vient des États-Unis10. Pour le seul volet cinématographique de l’audiovisuel, en 1997-1998, les distributeurs étrangers se partagent 45 % du marché canadien en matière de cinéma. En 1998, une campagne a été menée aux États-Unis contre la production étrangère, et le gouvernement a mis en place des incitations fiscales au bénéfice des compagnies tournant dans leur région11, pour endiguer la concurrence canadienne.
- 12 Cet article devient l’article 2106 de l’ALENA.
- 13 Voir le débat à la Chambre des Communes du 3 mai 2004 cité sur le site du Conseil des arts canadie (...)
16L’article 2005(2) de l’ALÉ autorise des mesures de rétorsion de la part des États-Unis sous la forme de sanctions économiques contre toute tentative d’entrave aux investissements américains dans l’industrie culturelle12, ce qui s’est traduit dans les faits par une lourde taxe (20 %) sur le bois exporté par le Canada à son voisin méridional. Les États-Unis cherchent ainsi à obtenir de la part du Canada le versement de droits compensateurs contre les émissions télévisées et les films réalisés au Canada et également à attirer les réalisateurs qui seraient tentés par les incitations canadiennes en offrant les mêmes incitations. Une nouvelle réglementation à la frontière prévoit un paiement de $1800 pour les musiciens canadiens allant se produire aux États-Unis, ce qui constitue un obstacle insurmontable pour la plupart. En revanche, les douanes canadiennes ont dû abolir les frais d’entrée pour les artistes américains13.
- 14 Hernan Galperin, “Cultural Industries in the Age of Free-Trade Agreements”, in Canadian Journal of (...)
17En dépit donc des résistances européennes et canadiennes, les exportations de productions audiovisuelles américaines, ont été multipliées par deux entre 1987 et 199114. On peut légitimement parler d’une volonté de créer un empire culturel de la part des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale dans la mesure où il s’agit de diffuser la production culturelle américaine au Canada et en Europe et de briser toute barrière entravant la libre circulation, asservissant les pays sur lesquels ces mesures s’appliquent. On aurait ainsi un empire animé par les mêmes références culturelles.
18Le Canada et l’Irlande auraient historiquement des raisons légitimes d’être de fervents défenseurs de la notion d’exception, d’exemption ou de diversité culturelle. Mais face à la mise en place des dispositifs américains, ces deux pays réagissent différemment.
19Le Canada a œuvré de manière active depuis le début du débat sur la place de la culture et de l’audiovisuel, en particulier dans les échanges internationaux pour une exception culturelle. Ainsi, le Canada a obtenu que la culture et les industries culturelles soient exemptées de l’ALENA (article 2005(1) et annexe 2106) et a gagné la reconnaissance de l’exemption culturelle face aux États-Unis. Au même moment, le ministre irlandais de la Culture Michael D. Higgins remporte le même combat en Europe. Il semblerait que l’on ait là un contexte propice à un rapprochement unique entre les combats des deux pays. Mais des divergences apparaissent rapidement du côté irlandais, ce qui remet en question la vision géopolitique d’un face à face nettement polarisé, entre deux grands empires culturels.
- 15 « Ou comment vivre aux côtés d’un géant », Radio Canada, 20 février 1970.
20Au Canada, la défense de la culture indigène contre ce qui est formulé de manière tout à fait explicite comme « la menace américaine » est la justification de toute initiative culturelle de la part du gouvernement canadien, depuis la création du ministère des Affaires Culturelles en 1961. Depuis lors, le gouvernement fédéral exige un contenu canadien de 60 % à la télévision, et dans le domaine de la radio, des exigences similaires apparaissent plus tard : au moins 30 % de la musique qu’elle diffuse doit être canadienne. Les États-Unis ne doivent fournir que 30 % des émissions étrangères. Pour le cinéma, il n’y a pas de quotas, ce qui fait qu’à peine un film sur vingt sorti en salle au Canada est canadien15.
- 16 Le Ministère canadien du Patrimoine, « Pour que la voix du Canada puisse être entendue »,<http://w (...)
21La Loi sur la Radiodiffusion de 1991 devient l’instrument le plus puissant d’affirmation de la culture canadienne. Les quotas de contenu canadien restent les mêmes : 60 % de la programmation télévisée, et plus de la moitié des canaux offerts par un distributeur doivent être canadiens. Le ministère du Patrimoine souhaite renforcer la suprématie canadienne et recommande que presque toutes les émissions à la télévision soient canadiennes et que les émissions commerciales et les séries américaines soient supprimées des heures de grande écoute. En 1996, un Fonds de télévision et de câblodistribution pour la production d’émissions canadiennes est créé et est considéré par le gouvernement comme un moyen puissant de promotion de l’expression culturelle canadienne. En 1997, le gouvernement accorde un crédit d’impôt pour l’installation de productions étrangères au Canada dans le but de tourner des émissions ou des films au Canada à condition qu’elles emploient des Canadiens. Le ministère canadien du Patrimoine formule donc une politique explicite d’ « affirmation culturelle » et de promotion du contenu canadien16.
22Cette politique est complétée par l’action menée par le Canada en faveur de la diversité culturelle, autre pan du combat contre l’impérialisme culturel américain. Un comité mixte spécial sur le Renouvellement du Canada se forme en 1992 pour faire en sorte que la politique étrangère protège la souveraineté culturelle du Canada. En 1993, le gouvernement publie un rapport intitulé Un Pays singulier dans sa diversité. Les activités de la politique culturelle canadienne depuis la fin des années 1990 se concentrent alors sur la diversité culturelle en réaction aux nouvelles tentatives d’incursion américaines.
- 17 Conférence canadienne des arts, Rapport final du Groupe de travail sur la politique culturelle au (...)
23Le Québec a, sans surprise, la politique audiovisuelle la plus protectionniste. Ces mesures, couplées à un financement par habitant beaucoup plus élevé qu’en Europe, ont, malgré un marché dominé par les producteurs américains, permis une demande en faveur d’un contenu canadien, et une confiance qui transparaît dans les discours et les sondages. Depuis 1992, la Loi sur le ministère de la Culture et des Communications québécoise défend l’identité culturelle québécoise. Dans cette même perspective, la Loi sur le cinéma exige une traduction en français dans les 45 jours qui suivent sa sortie, et exige que les distributeurs aient un siège au Québec. Par ailleurs, un Règlement sur les entreprises de télévision payante demande que les deux tiers du Conseil d’administration et toute la direction résident au Québec et que la programmation privilégie les émissions d’origine québécoise. Cette politique n’est pas interdite par l’ALENA ou l’OMC17. En 1999, le ministère de la Culture du Québec a formé la Coalition pour la diversité culturelle pour lutter contre l’inclusion de la culture dans les accords commerciaux. Résultat : la télévision québécoise se porte plutôt bien, avec des chiffres d’audience en hausse sur la période des années 1980. Les émissions d’actualité et d’analyse politique ou concernant l’éducation n’ont pas de difficultés à respecter le quota, mais en revanche, pour ce qui est de la fiction, la programmation est dominée par les émissions américaines.
24De manière générale au Canada, la politique audiovisuelle a été efficace. Les préoccupations sur la souveraineté et l’identité nationale ne sont définitivement plus de mise. Le Canada a pris la tête du mouvement pour la diversité, et en cela, a réussi à élever le niveau d’appréhension de l’identité culturelle canadienne au-delà des problématiques nationales, ce à quoi l’Irlande n’est pas encore parvenue.
- 18 John Horgan, Irish Media. A Critical History since 1922, Londres, New York: Routledge, 2001.
25L’Irlande a aussi mené un combat pour défendre son identité culturelle. Elle a joué un rôle essentiel dans la définition de la mission de service public des émetteurs nationaux et dans la mise en place de la Directive européenne Télévision Sans Frontières en 1989 qui libéralise les médias au sein de l’Union Européenne et protège l’Union des industries étrangères afin de permettre, par le jeu de la concurrence, l’émergence de conglomérats européens de l’audiovisuel. Le problème est que le quota pour les émissions européennes n’est pas clairement défini. Il ne s’agit que de la « majorité ». En même temps, la culture en Irlande s’est trouvée régie par une logique de marché en dépit d’un espoir nourri brièvement dans les années 1990, sous le mandat du ministre de la Culture Michael D. Higgins, de voir la mission de service public enfin définie et l’émetteur public Radio Television Éireann (RTÉ) en meilleure santé financière. Il est en effet le moins financé en Europe parmi les chaînes publiques. Les actions prises depuis 2001 ont été d’augmenter la part de revenus générés par la publicité, d’inciter RTÉ à acheter davantage d’émissions du secteur indépendant afin de faire des économies, de faire entrer RTÉ dans un bouquet de chaînes où elle n’aurait qu’une place minoritaire (28 % des actions), ce qui fragilise d’autant la mission de service public, et enfin de légiférer dans le sens d’une plus grande libéralisation (pas de limite sur la propriété étrangère des compagnies de câblodistribution). Certes, le Broadcasting Act de 2001 entend définir le service public afin que la société plus cosmopolite de l’Irlande soit mieux reflétée dans l’audiovisuel, mais en fait, cette mesure ne s’est pas traduite par une hausse du financement à l’émetteur public. En revanche, des cinémas multiplexes se sont construits. En 2003, John Horgan prévoit que l’Irlande aura accès à 200 chaînes, dont 98 % seront étrangères18, ce qui ne semble pas inquiéter les décideurs irlandais. Il n’y a pas de réglementation limitant la propriété étrangère des réseaux de distribution de câble en Irlande. De manière générale, il n’y a pas de législation limitant la propriété étrangère des médias en Irlande.
- 19 The Arts Council, The Cultural and Economic Impact of Cinema in Ireland and Wales, octobre 2004.
26Ainsi, le débat sur l’avenir de l’audiovisuel est dominé par la question du financement de l’émetteur public en l’état et dans une nouvelle configuration en gestation où il sera englobé au sein d’une structure plus grande chargée de la télévision numérique. Ainsi, il y a eu une controverse au moment de l’introduction de la télévision numérique (DTT) car le gouvernement voulait que RTÉ vende la majorité de ses intérêts dans les réseaux de transmission à une entreprise basée sur un partenariat public/privé, Digico. Le gouvernement a ensuite voulu que RTÉ vende tous ses intérêts. RTÉ a pu en conserver 28 %. La notion d’émetteur national public est donc remise en question par le gouvernement Fianna Fáil en place qui se concentre sur des questions uniquement intérieures à l’Irlande dans la formulation de sa politique audiovisuelle. Le secteur indépendant (Today FM et TV3) est passé aux mains d’investisseurs étrangers. Dans le domaine du cinéma, la question du contenu ne reçoit pas plus de considération : un rapport du Conseil des arts irlandais sur l’état du cinéma se montre beaucoup moins préoccupé du contenu national que le Canada19. Il s’agit, dans les recommandations, de mettre l’accent sur la formation, d’impliquer davantage les collectivités locales, d’améliorer l’architecture des cinémas, l’éducation et la formation.
27Le Canada semble donc plus conscient que l’Irlande et mieux protégé face à la politique audiovisuelle des États-Unis à l’étranger. Il parvient à faire entendre et valoir ses propres idées et sa vision du monde distincte par la radio et la télévision. En revanche, dans le domaine de l’imaginaire, la proximité des États-Unis et les mesures dissuasives prises par ce dernier l’empêchent peut-être de développer ses propres images, à en croire le faible succès du cinéma canadien. Moins d’un film porté à l’écran sur vingt au Canada est canadien.
28Le Canada a aussi su s’adapter à la conjoncture actuelle qui voit le financement de la culture baisser partout dans le monde, en relayant l’action de l’État à l’aide d’ONG (Canadian Conference for the Arts et Canadian Coalition for Cultural Diversity). L’Irlande a, elle, choisi de relayer l’aide de l’État par l’aide du secteur privé.
29Les États-Unis ont compris dès le début l’enjeu de la circulation des images : le soft power, permettant d’imposer des modèles et des valeurs et d’élargir leurs marchés plus subrepticement et profondément que le hard power des totalitarismes. Mais si le vingtième siècle voit la multiplication et le renforcement de leurs efforts dans le sens de la construction d’un empire culturel, il ne faut peut-être pas surestimer leur réussite. Dans le domaine de l’imaginaire, le Canada et l’Irlande opposent une faible résistance à la conquête américaine. En revanche, ces deux pays regardent leurs propres chaînes pour les informations et les débats sur l’actualité politique. L’exception culturelle n’est donc pas totalement acquise. Si malgré des motivations communes le Canada et l’Irlande luttent avec des degrés divers de succès pour cette exception culturelle à l’impérialisme des images, la raison semble s’en trouver in fine dans l’histoire et la culture politique des deux pays. Les Irlandais ont une dette historique envers les États-Unis, les Québécois « se souviennent » de leur héritage européen, comme on peut le lire sur leurs plaques minéralogiques. Mais il en tient aussi à la culture politique des décideurs : un discours haut et clair au Canada, même s’il n’a pas toujours été suivi d’actions efficaces, fait ressortir l’absence de discours théorique sur le sujet en Irlande.
- 20 The Department of Arts, Culture and the Gaeltacht, Active or Passive? Broadcasting in the Future T (...)
- 21 Benedict Anderson, Imagined Communities, Londres : Verso, 1991.
30L’Atlantique ne sépare donc pas un ancien empire britannique d’un nouvel empire américain : la véritable séparation oppose ceux qui répondent à la mondialisation passivement, par l’absorption, et ceux qui y répondent activement en se forgeant une capacité à déchiffrer plusieurs codes en même temps, les codes locaux et les codes internationaux. Cette distinction était pourtant dans les esprits des décideurs irlandais au milieu des années 1990 lorsqu’ils avaient rédigé leur livre vert sur l’audiovisuel, Active or Passive? Broadcasting in the Future Tense20. Que l’Irlande ait choisi la seconde voie est indicatif d’un appauvrissement du discours théorique sur la culture. Il apparaît donc que la notion d’empire n’a plus son sens géographique originel, mais qu’il existe bien un impérialisme a-géographique qui consiste en une « communauté imaginaire » selon l’expression de Benedict Anderson21.