- 1 Tzvetan Todorov, L’Esprit des Lumières,Paris, Robert Laffont, 2006, 99. Plus loin, Todorov expliqu (...)
Aujourd’hui les droits de l’homme jouissent d’un immense prestige et presque tous les gouvernements voudraient se présenter comme leurs défenseurs. Cela n’empêche pas ces gouvernements, même les plus éloquents dans cette revendication, de les rejeter en pratique lorsque les circonstances semblent l’exiger.
Tzvetan Todorov, L’Esprit des Lumières 1
1S‘intéresser à un auteur en particulier pour évoquer des problèmes proprement politiques peut donner quelques pistes de compréhension d’un phénomène complexe dans le cadre d’une recherche plus vaste qui concerne des mouvements politiques ou mouvances idéologiques. Certains auteurs ont étudié le groupe auquel Michael Ignatieff appartient qui est défini comme liberal hawks aux États-Unis et que l’on pourrait appeler « faucons de centre gauche » ou encore « humanitaires impérialistes » en français. Historiquement, ce groupe prend la suite des cold war liberals et il s’inscrit dans le sillage plus lointain des progressive imperialists de la fin du XIXe siècle. Ignatieff est un libéral progressiste qui se rallie à l’impérialisme et à la guerre américaine tout en affirmant très fort son libéralisme et son idéologie de la défense des droits de l’homme. Il m’a semblé intéressant d’analyser au plus près ce discours d’un ancien professeur de Harvard car il est complexe et se situe à un carrefour intéressant des débats idéologiques américains. En effet, on peut trouver chez Ignatieff tous les arguments habituellement utilisés par la gauche anti-impérialiste, mais ils sont complétés, annulés ou contrebalancés par des arguments de nécessité ou d’inévitabilité qui viennent renverser l’anti-impérialisme et justifier un impérialisme lite, comme Ignatieff le décrit lui-même.
- 2 Voir son Terror and Liberalism, New York, W.W. Norton & Company, 2003. Il est un exemple de ce que (...)
- 3 Todorov cite le passage où Havel invente le concept de « bombes humanitaires » qui a souvent servi (...)
2Ainsi, s’il y a des différences notables entre divers « libéraux de guerre », comme Gitlin, Berman, Walzer ou Packer qui ont parfois soutenu l’intervention américaine en Afghanistan mais pas celle en Irak en 2003 et Ignatieff, il n’en reste pas moins qu’Ignatieff illustre très bien l’approche de la troisième composante idéologique qui se situe entre faucons impérialistes et colombes anti-impérialistes. Michael Walzer, par exemple, est aussi un théoricien des humanistes liberal qui sont aussi des faucons de centre gauche et, comme lui il est professeur dans une université d’élite (Princeton) et il dirige une revue (Dissent). Néanmoins, son public est moins vaste que celui du chroniqueur du New York Times, qui a également travaillé à la BBC en Grande Bretagne. Paul Berman, quant à lui, s’inspire des « soixante-huitards » européens comme Kouchner et Fischer qui sont devenus des humanitaires de guerre pour critiquer la gauche radicale et il confond nazisme des années 30 et « islamofascisme », comme il dit, du début du XXIe siècle2. Vaclav Havel, ancien dissident tchèque ayant approuvé toutes les interventions américaines récentes au nom de l’humanitarisme supposé de celles-ci, est fréquemment utilisé comme caution car il a lutté vaillamment contre le communisme3. Ignatieff fait le lien entre les sphères universitaires, médiatiques et politiques en développant le même type d’idées, avec quelques évolutions dans le temps et selon ses publics.
- 4 Il écrit ainsi : “Conrad was right about the deep ugliness of empire. There is no point in nostalg (...)
3Michael Ignatieff, né en 1947, est canadien et a, en 2005, démissionné de Harvard où il enseignait la pratique des droits de l’homme et l’éthique pour être candidat du parti libéral à une élection au Canada. Sur un site québécois on l’appelle le « BHL canadien » car, comme BHL, Ignatieff parcourt le monde en compagnie de personnages célèbres ; c’est un homme cultivé et médiatique, il a publié une biographie remarquée d’Isaiah Berlin, le célèbre philosophe libéral britannique, il est aussi romancier à ses heures et passe d’une discussion de Conrad4 à une évocation de Dostoïevski ; il n’est pas à l’abri d’un oubli important ou d’un raccourci discutable.
4La guerre du Kosovo, puis celles d’Afghanistan et d’Irak ont donné lieu à des analyses d’Ignatieff, souvent dans le New York Times, depuis le début du XXIe siècle, qui ont retenu l’attention des médias et des intellectuels de centre gauche opposés au mouvement anti-guerre de la gauche américaine. Ignatieff y défend une thèse centrale énoncée dans le titre de son essai “America’s Empire Is an Empire Lite”. Le mot “lite” suggère à la fois que l’empire n’est pas pesant donc lourd et difficile à supporter pour ceux qui en font l’expérience, et qu’il est à l’image des produits allégés qui sont à la mode dans l’industrie alimentaire. Ce côté mode et branché explique en partie le succès d’Ignatieff qui écrit de façon claire et précise, « allégée » comme c’est habituel dans les médias. Si nous poursuivons son analogie culinaire, on pourra souligner que la nourriture allégée qui est populaire en ces temps d’obésité aggravée, a souvent une fonction de compensation imaginaire et que l’empire lite tente lui aussi de faire oublier les pesanteurs de l’empire réel.
5Que dit Ignatieff de cet « empire allégé » ? Qu’il s’agit d’une forme toute nouvelle d’organisation des relations internationales.
America’s empire is not like empires of times past, built on colonies, conquest and the white man’s burden. The 21st century imperium is a new invention in the annals of political science, an empire lite, a global hegemony whose grace notes are free markets, human rights and democracy, enforced by the most awesome military power the world has ever known.
6Tous les éléments essentiels de ses interventions tant universitaires que médiatiques sont là. Au contraire de néo-conservateurs comme Max Boot, il ne fait pas l’apologie du fardeau de l’homme blanc ou même, à l’instar de Sebastian Mallaby, de l’homme riche. L’Empire américain n’est pas colonialiste, dit-il, il est léger et garantit le marché libre, la démocratie et les droits de l’homme grâce à l’armée. La jonction se fait donc ici entre des valeurs libérales et la vénération de la puissance militaire. Ignatieff n’est pas très différent de Robert Kagan, un néo-conservateur qui évoque un « empire bienveillant ». Il ne diffère pas beaucoup non plus de Boot ou de Fergusson lorsqu’il écrit : “It is an empire without consciousness of itself as such, constantly shocked that its good intentions arouse resentment abroad.” Pourtant contrairement aux néo-conservateurs, Ignatieff sait que l’empire crée du ressentiment à l’étranger. Du reste, il critique les néo-conservateurs autour de Bush. Parlant du gouvernement, il écrit :
Its solution -- to create democracy in Iraq, then hopefully roll out the same happy experiment throughout the Middle East -- is both noble and dangerous: noble because, if successful, it will finally give these peoples the self-determination they vainly fought for against the empires of the past; dangerous because, if it fails, there will be nobody left to blame but the Americans.
7Ainsi, comme les néo-conservateurs, Ignatieff admire la puissance américaine qui peut réformer le monde et le rendre plus noble et heureux mais, comme la gauche, il sait que l’échec pourrait être cuisant pour les Américains. Il est tentant d’appréhender tout ceci en évoquant la schizophrénie idéologique mais, dans ce cas, les raisons du succès politique, médiatique et intellectuel d’Ignatieff deviendraient peut-être encore plus obscures. Il faut noter par ailleurs que d’un texte à l’autre il y a quelques glissements. Ainsi, dans son article du New York Times Magazine daté du 5 janvier 2003, Ignatieff parle du « fardeau de l’empire », l’article est d’ailleurs intitulé : “The Burden”. Son objectif semble être de convaincre les Américains (dont il parle souvent en disant “we”, ce qui est rare pour un canadien) que l’empire américain existe bel et bien en dépit du déni en vogue aux États-Unis. Là encore, il rejoint des conservateurs comme Fergusson, auteur britannique qui exhorte les Américains à prendre le relais des Britanniques qui auraient été de brillants impérialistes. Il est donc en position de nouveau Kipling.
8Aux déclarations assez typiques comme : “If Americans have an empire, they have acquired it in a state of deep denial” (Ignatieff, Spring 2003) ou encore “The United Nations lay dozing like a dog before the fire, happy to ignore Saddam, until an American president seized it by the scruff of the neck and made it bark.Multilateral solutions to the world’s problems are all very well, but they have no teeth unless America bares its fangs” (“The Burden”, 2003). Ignatieff ajoute des commentaires ou des rappels historiques. Ceux-ci semblent d’ailleurs être des mises en garde comme la fameuse déclaration de John Quincy Adams disant que si l’Amérique était tentée “to become the dictatress of the world, she would be no longer the ruler of her own spirit”.
9Il écrit aussi :
“To call America the new Rome is at once to recall Rome’s glory and its eventual fate at the hands of the barbarians. A confident and carefree republic -- the city on a hill, whose people have always believed they are immune from history’s harms -- now has to confront not just an unending imperial destiny but also a remote possibility that seems to haunt the history of empire: hubris followed by defeat.”
10Puis :
“The burden of empire is of long duration, and democracies are impatient with long-lasting burdens -- none more so than America.”
11Et plus loin encore :
- 5 Dans un autre article du New York Times (26 juin 2005), Ignatieff était encore plus «à gauche» pui (...)
“Being an empire doesn’t mean being omnipotent.” Ou encore : “As Vietnam shows, empire is no match, long-term, for nationalism.”5
- 6 “The Challenges of American Imperial Power”, Naval War College Press, disponible à l’adresse suiv (...)
- 7 Todorov Tzvetan, Mémoire du mal, tentation du bien, Paris, Robert Laffont, 2000, 395.
- 8 Tikkun, juillet-août 2006.
12Ceci ne l’empêche pas de conclure : “The case for empire is that it has become, in a place like Iraq, the last hope for democracy and stability alike” (“The Burden”, 2003). La plupart des mises en garde traditionnelles de la gauche modérée anti-impérialiste sont là, mais la conclusion est conservatrice et impérialiste. Les auteurs de la gauche radicale ont bien sûr dénoncé cette prise de position impérialiste qui s’accompagne de la désignation de l’autre comme barbare (“We have now awakened to the barbarians”, écrit-il pour un collège militaire)6, ce en quoi Ignatieff ne se distingue pas d’un Joseph Nye Jr., un autre liberal qui en revient à l’opposition barbares/civilisés typique du XIXe siècle. Todorov remonte plus loin pour établir la filiation entre le passé et les humanitaires de guerre actuels puisqu’il évoque « la première vague d’ingérence », c’est-à-dire les croisades au nom du bien qui, au XIe siècle, se confondaient avec la religion chrétienne7. Wallerstein fait un parallèle entre les débats actuels sur l’interventionnisme humanitaire et ceux entre Espagnols du 16e siècle8. Ignatieff, quant à lui, ne voit aucun lien entre les diverses « vagues d’ingérence » et tentatives occidentales d’imposer le bien.
- 9 The New York Times, 25 juillet 2004.
13Comme les autres faucons de gauche, Ignatieff en arrive donc à approuver et justifier la guerre américaine ou occidentale au nom des droits de l’homme. L’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 ou les interventions américaines en Afghanistan (2001) ou en Irak (2003) n’ont pas été approuvées par l’ONU et étaient donc illégales, mais les libéraux de guerre pensent qu’au moins certaines de ces guerres étaient légitimes, précisément au nom des droits de l’homme. C’est donc au nom de valeurs progressistes comme le respect de l’autre et des droits de l’homme, au nom de l’ordre, donc de la possibilité de la démocratie, que les interventions sont justifiées. Pour Ignatieff, qui au contraire d’auteurs comme Schlesinger ou Walzer a le mérite de reconnaître la nature impérialiste de l’hégémonie américaine, l’impérialisme allégé est un moindre mal. Comme le note avec justesse et ironie Ronald Steel dans une recension du livre d’Ignatieff The Lesser Evil: “Michael Ignatieff tells us how to do terrible things for a righteous cause and come away feeling good about it”9.
14Les néo-conservateurs comme Charles Krauthammer sont souvent plus directs dans leur apologie de l’ordre américain qui repose sur la force. Ignatieff, pour sa part, s’adresse à un autre public moins marqué à droite, plus intellectuel et cultivé, et son texte fourmille souvent de références littéraires il arrive cependant à des positions pro-interventions militaires fort similaires. Ainsi, on peut dégager deux types de défense et illustration de l’impérialisme : une défense sans scrupule des partisans de la force et une défense défensive, si j’ose dire, qui semble s’embarrasser de multiples scrupules pour finalement et presque à contre cœur les faire sauter et arriver à la notion de « l’empire bienveillant », c’est-à-dire à un genre de mission civilisatrice qui a des racines historiques au XIXe siècle.
15Il y a, bien sûr, une utilité politique et idéologique à ce type de discours. Tout comme les cold war liberals donnaient une caution de gauche à l’anticommunisme et aux chasses aux sorcières dans les années 50, les faucons humanitaires permettent à une partie de la gauche de rallier des positions impérialistes et interventionnistes qui émanent de leurs adversaires politiques sur la scène nationale. Il est significatif, en ce qui concerne l’Afghanistan, que des gens comme Kouchner en France ou Fischer en Allemagne aient une fonction semblable à celle d’Ignatieff aux États-Unis, même si l’on ne peut réduire les prises de position des humanitaires de guerre aux utilisations qui sont faites de leurs discours.
- 10 Le magazine allemand, Der Spiegel, dans un article intitulé “Der Krieg des Bilder” (« La guerre de (...)
16Si nous prenons Ignatieff au mot, alors nous devons nous interroger sur l’adéquation des discours aux réalités, des actes aux paroles. Les États-Unis et le reste du monde occidental, de façon plus générale, ont-ils favorisé la démocratie, les droits de l’homme et le libre-échange ? Nous ne pouvons pas dire que, dans les pays arabes amis des États-Unis, Arabie saoudite ou au Koweït, la démocratie soit florissante. La liste est longue des interventions américaines au côté de dirigeants ou mouvements carrément anti-démocratiques, du Chili à l’Indonésie au Venezuela où les États-Unis ont soutenu un soulèvement militaire contre Chavez, élu démocratiquement. Les États-Unis violent les droits de l’homme que ses dirigeants disent défendre, non seulement à Guantanámo mais aussi à Abou Ghraib et en transportant des prisonniers dans des pays pratiquant la torture sans la protection de l’État, notamment dans le monde arabe, par exemple en Égypte ou au Maroc. Ces faits sont bien connus et donnent une image négative des États-Unis10. Même sur le plan du libre échange, les États-Unis, comme tous les partisans officiels du libre-échange, savent parfois être protectionnistes (acier, textiles, automobiles) et réclamer l’ouverture des marchés japonais, chinois ou européens dans les secteurs où leur domination est forte (audio-visuel, armement, informatique).
- 11 Hoffmann Stanley, Une Morale pour les monstres froids; Pour une éthique des relations internationa (...)
17Au début des années 1980, Stanley Hoffmann, auteur se proclamant libéral et ami de Walzer, avait déjà analysé les impasses d’une politique étrangère dont le fondement serait les droits de l’homme. Il visait alors l’administration Carter et les intellectuels de la guerre froide de la revue Commentary ; ses remarques restent recevables dans le cas d’Ignatieff et des nouveaux faucons humanitaires. Après avoir montré le caractère nécessairement interventionniste et non respectueux de la souveraineté des États, il écrivait ainsi: « Allons plus loin : la politique des droits de l’homme est tout à fait impraticable, parce que l’État « bon » va se trouver face à un dilemme impossible à résoudre »11.
18Il est donc étrange que les humanitaires s’en remettent à l’armée d’un pays qui ne vit pas à la hauteur de ses idéaux proclamés et la tentation est forte de dire de ces intellectuels qu’ils sont soit hypocrites sont déficients. Néanmoins, il faut comprendre le mécanisme qui conduit à de telles prises de position : les auteurs humanitaires partent d’une constatation qui est souvent irréfutable : les régimes des Talibans ou de Hussein en Irak sont des abominations totalitaires, violentes et/ou sexistes, le régime démocratique des États-Unis est supérieur sur le plan moral donc une intervention américaine (ou de l’OTAN ou d’une coalition dirigée par les États-Unis) représente un gain éthique. Il s’agit là d’un syllogisme avec deux prémisses et une conclusion qui en découle. L’histoire et les relations internationales sont alors appréhendées comme un problème de logique et d’éthique. La rhétorique de Bernard Kouchner en ce qui concerne les Balkans était du même ordre. L’interventionnisme était présenté comme une éthique. Depuis qu'il est devenu Ministre des affaires étrangères en France, son masque humanitaire est tombé et il n'hésite plus à parler de guerre contre l'Iran, comme les néo-conservateurs américains. La rhétorique humanitaire est bien plus mobilisatrice chez les intellectuels et les journalistes qu’une rhétorique de la brutalité revendiquée, comme la pratiquent Boot ou Krauthammer aux États-Unis. Les massacres commis par Hussein ou dans les Balkans sont indéniables et l’appel à la conscience morale a de bonnes chances d’être entendu par des Occidentaux qui se sentent coupables de ne rien faire et à qui l’on rappelle constamment l’apaisement de Munich en 1938. Munich est ainsi convoqué avant la guerre du Golfe en 1990-91 comme en 2001 et 2003 sans que les situations historiques soient vraiment comparables.
19Ignatieff pratique un genre d’apologie de l’Empire par défaut : il sait bien que l’empire et les interventions américaines ne sont pas parfaits mais, quand même, il n’y a pas d’autre solution pour avoir un semblant d’ordre international. Le lecteur occidental est tenté par une adhésion à ces propos car, en effet, il ou elle vit dans un pays où les libertés d’expression sont mieux garanties qu’en Irak ou Afghanistan (y compris après les limitations liberticides introduites par le Patriot Act) et qui a mieux réussi sur le plan du développement économique. Il y a donc, sauf pour les plus pauvres, une réalité d’expérience qui semble valider les syllogismes humanitaires. Néanmoins, cette approche laisse de côté de multiples phénomènes qui ne peuvent être appréhendés par une connaissance médiatique superficielle. Par exemple, les États-Unis, comme les pays européens, ont coopéré avec Saddam Hussein, notamment au moment de la guerre Iran-Irak et lui ont fourni armes et renseignements militaires lorsqu’il massacrait diverses populations dans son pays. La moralité n’est évoquée que dans certaines circonstances historiques et à des fins politiques. L’immoralité d’une non-intervention décidée par l’ONU au Rwanda ou au Darfour ne fait pas la une des médias ; l’immoralité d’autrefois, celle du soutien à l’Afrique du Sud qui pratiquait l’apartheid ou à l’Indonésie meurtrière, est oubliée. Seule reste une comparaison explicite ou implicite entre les régimes démocratiques occidentaux et les régimes des « barbares », comparaison qui fait l’impasse sur la collaboration dans la création de la barbarie.
- 12 Edward S. Herman fait remarquer qu’Ignatieff parle peu des violations de droits de l’homme par l’I (...)
20Ignatieff s’inscrit dans une longue lignée de penseurs impérialistes humanitaires qui pratiquent le deux poids, deux mesures12. Chomsky, dans un entretien avec David Barsamian qui l’interrogeait sur Ignatieff répond en se référant à John Stuart Mill :
OF COURSE, the apologists for every other imperial power have said the same thing. So you can go back to John Stuart Mill, one of the most outstanding Western intellectuals, now we’re talking about the real peak of moral integrity and intelligence. He defended the British Empire in very much those words. John Stuart Mill wrote the classic essay on humanitarian intervention. Everyone studies it in law schools. What he says is, Britain is unique in the world. It’s unlike any country before it. Other countries have crass motives and seek gain and so on, but the British act only for the benefit of others13.
- 14 The New York Times, 2 mai 2004.
21Ce qui rend Ignatieff plus complexe et intéressant intellectuellement que d’autres faucons humanitaires, c’est sa prise en compte des multiples défauts, imperfections ou même, crimes américains ou occidentaux. Ignatieff déploie la rhétorique de la gauche anti-impérialiste à laquelle il semble adhérer un moment avant de la quitter brutalement. Par exemple, dans un article intitulé Lesser Evils14, il écrit : “We have a history of lynching in this country, and by the time fear and paranoia settled deep in our bones, we might repeat the worst episodes from our past, killing our former neighbors, our onetime friends.” Donc Ignatieff pousse son américanisation jusqu’à endosser la responsabilité pour des crimes racistes anciens. Il s’agit là d’un signe d’une certaine grandeur éthique qui est immédiatement mise au service de la guerre contre le terrorisme, définie par des gens comme Cheney ou Rumsfeld qui n’ont aucun scrupule ni aucune envie d’endosser une responsabilité quelconque pour des crimes anciens. Le libéral Ignatieff se rallie à la war on terror en ces termes : “But defeating terror requires violence. It may also require coercion, secrecy, deception, even violation of rights” puis, quelques lignes plus loin : “Sticking too firmly to the rule of law simply allows terrorists too much leeway to exploit our freedoms”.
22On pense immanquablement aux techniques d’interrogation dites “good cop, bad cop” en anglais tant l’effet de douche écossaise est fort. Tantôt les libertés, les dangers de l’impérialisme et des interventions militaires et la dénonciation des crimes sont mis en avant, tantôt c’est la rhétorique brutale du pouvoir ou des néo-conservateurs qui prend le dessus. Là aussi il y a un syllogisme : nous commettons des crimes, ils commettent des crimes encore plus affreux donc nous représentons le moindre mal et notre intervention est juste car elle est démocratique et donc sous le contrôle du peuple.
- 15 “Lesser Evils”, The New York Times, 2 mai, 2004.
- 16 Financial Times, 15 mai 2004, “Evil under Interrogation: Is Torture ever Permissible?”; “Liberal d (...)
- 17 “Given the uncertainty about the facts, it would seem essential for Congress to insist on the righ (...)
- 18 Cette expression de Lénine est appliquée aux humanitaires impérialistes par Jean Bricmont in Bricm (...)
- 19 Friel and Falk, op. cit., Chapter 5 “The Torture Overture: Human Rights, Harvard, and Iraq”, 151-1 (...)
23On a accusé Ignatieff de faire l’apologie de la torture et il s’en est défendu en disant explicitement qu’il était contre celle-ci. (“If you want to create terrorists, torture is a pretty sure way to do so”15). Il distingue la torture de ce qu’il appelle “lesser evils” ou “permissible duress”, c’est-à-dire des formes de coercition qui ne sont pas, selon lui, l’équivalent de la torture. Dans un article publié en Angleterre, il prend position contre la torture et pour le contrôle démocratique dans les sociétés libérales16. Argument clair, libéral de gauche. Mais le même article montre la position pathétique et peut-être naïve de ceux que l’on pourrait baptiser war on terror liberals. Ignatieff demande un contrôle effectif des conditions de détention par le Congrès, ce que précisément la présidence et le Patriot Act voté par ce même Congrès empêchent de faire17. Le pouvoir l’ignore donc superbement après avoir engrangé les bénéfices de son soutien rhétorique. Ignatieff accepte, de façon plus ou moins clairvoyante son rôle de « compagnon de route » de l’impérialisme américain et ses déclarations morales prêchées dans le désert mais, bien sûr, jamais suivies d’effets par les faucons au pouvoir qui n’ont que mépris pour l’humanitaire, le transforment en « idiot utile »18. Friel et Falk démontent très bien les tergiversations d’Ignatieff autour de la torture et montrent que son discours a changé entre mai et juin 2004 ; après les révélations des actes de torture d’Abou Ghraib, Ignatieff s’est soudain souvenu que la torture était illégale selon la loi internationale mais aussi la loi américaine. La définition de la torture était pourtant assez claire depuis le procès de Nuremberg en 194519.
- 20 Sur le décalage entre rhétorique humanitaire et réalité impériale voir : Noam Chomsky, “On The U.S (...)
24Cet « idiot utile » donne cependant toutes les preuves de son intelligence et de sa grande culture mais les enjeux ne se situent pas là. Pas plus que Mill, Ignatieff n’est déficient intellectuellement. Il est pris dans une idéologie et un type de propagande contre lesquels il se défend, mais qui restent ses cadres de référence. Cette idéologie est faite non seulement d’une conviction de la supériorité de l’Occident qui a des racines dans les justifications impérialistes du XIXe siècle, mais aussi d’une croyance à un exceptionnalisme américain. Cette approche intellectuelle semble supposer que les grands textes fondateurs de la défense des droits de l’homme (la déclaration de 1948, par exemple ou les conventions de Genève) sont des sources d’inspiration réelles des États-Unis20. En somme, la continuation de l’idéologie de la mission civilisatrice se conjugue avec la confusion entre rhétorique et réalité et débouche sur un aveu d’impuissance et de marginalité (que la profusion de modaux comme “should” et d’appels désespérés et non suivis d’effets à la démocratie souligne). Comme tant d’autres, Ignatieff interprète l’indéniable grande liberté d’expression au cœur de l’empire comme une absence de barbarie, alors que depuis les empires coloniaux du XIXe siècle, notamment le britannique, on sait que la plus grande liberté d’expression ou même liberté politique dans la métropole peut s’accompagner de la plus féroce répression et de barbarie à la périphérie, dans les colonies. C’était le cas pour l’Angleterre et l’Inde au moment de la révolte de 1857-58, pour la France et l’Algérie en 1945 ; c’est aujourd’hui le cas si l’on compare la liberté d’expression sur le campus de Harvard et à Guantanámo.
- 21 “The Liberal Quandary Over Iraq”, New York Times Magazine, 8 décembre 2002.
25Sur l’échiquier politique et idéologique, Ignatieff semble donc être un centriste entre impérialistes et anti-impérialistes. Comme il l’écrit, il cherche à trouver un équilibre entre efficacité anti-terroriste et respect des lois démocratique et ses textes, souvent répétitifs comme il est inévitable lorsqu’un intellectuel s’engage dans le combat politique, évoquent une danse, une valse-hésitation entre deux pôles. Étant donné le rapport de forces dans la société américaine, Ignatieff, comme les autres humanitaires impérialistes, est happé par le pôle dominant à qui il apporte un soutien critique. Un autre liberal hawk, George Packer est fort explicite sur la fonction de ces intellectuels qui disent respecter la loi, internationale ou américaine, mais soutiennent les interventions illégales : “Oddly enough, President Bush needs them [liberal hawks], too. The one level on which he hasn’t even tried to make a case is the level of ideas. These liberal hawks could give a voice to his war aims, which he has largely kept to himself. They could make the case for war to suspicious Europeans and to wavering fellow Americans. They might even be able to explain the connection between Iraq and the war on terrorism”21.
- 22 London Review of Books, 6 Avril 2006 “Nobody Has to Be Vile”, disponible à l’adresse suivante : <h (...)
26Il manque une profondeur historique aux textes d’Ignatieff, comme à ceux de Walzer le philosophe du reste, bien que la culture de ces auteurs soit impressionnante. L’histoire américaine depuis 1945 ne semble pas valider l’approche éthico-humanitaire des faucons de centre-gauche. Seule la seconde guerre mondiale s’est soldée par une victoire contre le totalitarisme nazi et a permis de restaurer la démocratie dans certains pays (mais aussi au prix de quelques crimes monstrueux comme ceux commis à Dresde, Hiroshima et Nagasaki). Les guerres du Viêt-Nam, les interventions en Amérique latine, la guerre du Golfe n’ont pas donné les résultats escomptés par les humanitaires. La guerre d’Irak, commencée en 2003, continue à servir de rampe de lancement du terrorisme, l’Afghanistan est en proie au chaos. Il semble bien, en effet, que l’aveuglement des « compagnons de route » ait changé de camp. Ignatieff oublie systématiquement de noter que seuls des pays faibles sont attaqués par les États-Unis ou l’OTAN, et que des pays dotés d’armes redoutables, comme la Corée du Nord, peuvent continuer à opprimer leurs populations ou que des pays oubliés parce qu’ils n’ont aucune importance géopolitique, comme le Soudan, ou le Rwanda il y a une décennie, sont abandonnés à leur triste sort et aux conflits génocidaires. De même que les intellectuels staliniens, eux aussi convaincus, ou semblant l’être, que l’URSS et le communisme luttaient pour la liberté des peuples, le bien et le bonheur de l’humanité, ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir les crimes et impasses des régimes communistes et continuaient, contre toute évidence et toute enquête rationnelle, à espérer des lendemains qui chantent, les compagnons de route de l’impérialisme américain continuent à espérer l’avènement de la démocratie et de la liberté là où les conditions de leur instauration sont très fragiles. Slavoj Żižek parle de liberal communists pour évoquer des gens comme Bill Gates ou George Soros qui arrachent d’une main ce qu’ils offrent en charité de l’autre. Attitude très proche de celle des faucons humanitaires. L’expression de Żižek a le mérite de lier les deux mouvances idéologiques qui ont produit une variété hybride22.
- 23 Son livre L’Opium des intellectuels date de 1955 (Calmann-Lévy). Pour la citation de Marx/Engels : (...)
- 24 Gary Dorrien, Imperial Designs, Neoconservatism and the New Pax Americana, New York, Routledge, 20 (...)
27Les compagnons de route du communisme stalinien étaient en quête d’idéal et ne voyaient pas le goulag. Leurs convictions étaient souvent généreuses et chevillées autour du rejet des injustices de la société capitaliste. Une partie de leur discours était d’ailleurs très pertinent, précisément lorsqu’ils analysaient les manques, crimes et hypocrisies des sociétés occidentales démocratiques, inégalitaires, colonialistes ou racistes. L’autre partie était un aveuglement, parfois à moitié revendiqué. Aujourd’hui, les humanitaires impérialistes, qui sont souvent des intellectuels, sont également prisonniers de leur bonne conscience et de leur désir d’atteindre un idéal démocratique. L’opium des intellectuels pour reprendre la formule de Raymond Aron23 qui moquait celle de Marx a changé de camp et vient, si l’on peut dire, d’Afghanistan. Les humanitaires de guerre vivent dans la théorie et le « il faudrait que », et même s’ils voyagent beaucoup comme Ignatieff qui narre ses voyages avec diverses personnalités à travers les lieux de conflit du monde, ils restent spectateurs depuis leur bureau sur le campus de leur université. Dans son rejet du marxisme, Ignatieff a jeté le bébé avec l’eau du bain : il parle de la terreur, du terrorisme et de la war on terror comme les néo-conservateurs, en oubliant les conditions historiques qui favorisent le terrorisme et en oubliant que gagner la guerre contre le terrorisme ne passe pas par la guerre, comme les guerres d’Algérie et du Viêt-nam et le conflit au Proche-Orient le démontrent abondamment. Comme l’indique Gary Dorrien dans la conclusion de son livre sur les néo-conservateurs : “The candidates for invasion would double or triple if Ignatieff’s aggressive vision of humanitarian interventionism were adopted. To wage a war as an instrument of policy rather than as a last resort in a supreme emergency is to render meaningless the last resort criterion.” Il ajoute quelques lignes plus loin : “Ignatieff’s proposal is a prescription for perpetual war, this time waged by a U.S.-led United Nations; tellingly, he supported America’s invasion of Iraq”24.
- 25 Friel and Falk, op.cit., 63.
28La rhétorique humanitaro-militaire avait plus d’audience durant les années Clinton et Ignatieff était plus en phase avec les propagandistes de cette époque qu’avec ceux de Bush fils. Sur le plan de l’efficacité rhétorique auprès des intellectuels et de la classe médiatique, l’approche plus soft, plus light (lite), plus proche de Joseph Nye Jr. que de Krauthammer, a un meilleur rendement car elle efface les marques de la brutalité, du machisme de westerns et tient compte des scrupules moraux et des problèmes de conscience. L’éthique invoquée par Ignatieff cependant est bien faible face aux pratiques militaires, pendant qu’Ignatieff prêche dans le désert Bush bombarde en suivant les conseils des real men comme Cheney et Rumsfeld, arrivés au pouvoir avec lui. Friel et Falk dans leur livre sur le New York Times et ses reportages biaisés sur la politique étrangère américaine montrent qu’en suivant les conseils d’Ignatieff, le Conseil de Sécurité de l’ONU aurait pu autoriser une intervention contre les putschistes anti-Chavez au Venezuela, contre les États-Unis qui ne respectent pas l’article VI du traité de non-prolifération des armes nucléaires25. Ces cas de figure, littéralement impensables politiquement, montrent bien que les principes invoqués sont un habillage mais ne sont pas destinés à être appliqués à tous.
- 26 Sur le chaos, voir : Alain Joxe, L’Empire du Chaos, Les Républiques face à la domination américain (...)
29En général, les faucons de gauche ne corrigent pas leurs opinions face au chaos créé par les interventions qu’ils ont appelées de leurs vœux. Ignatieff pense que seul l’empire allégé des États-Unis peut créer de l’ordre et de la stabilité, il n’analyse pas profondément les formes et les causes du chaos militaire même s’il parle de certaines de ses manifestations26. Pour lui, comme pour Berman, le combat entre la liberté et la tyrannie est un combat philosophique entre deux concepts portés par deux groupes de pays mais il est en grande partie a-historique. Le déni de l’histoire par les faucons humanitaires fait d’eux des perroquets du pouvoir ou des mandarins commissaires. Ignatieff n’est qu’un nouvel avatar des liberals va-t-en-guerre dont la fonction est de rallier les intellectuels au programme impérialiste guerrier, mis au point par des dirigeants politiques qui eux n’ont pas d’états d’âme.
30Le 5 août 2007, cependant, Ignatieff a publié un nouvel article dans le New York Times intitulé « Getting Iraq Wrong » qu’il commence de cette façon :
The unfolding catastrophe in Iraq has condemned the political judgment of a president. But it has also condemned the judgment of many others, myself included, who as commentators supported the invasion. Many of us believed, as an Iraqi exile friend told me the night the war started, that it was the only chance the members of his generation would have to live in freedom in their own country. How distant a dream that now seems.
31Il ne s’agit pourtant pas d’un vrai mea culpa car les références abondent pour minimiser son erreur. Ainsi, il écrit : “The philosopher Isaiah Berlin once said that the trouble with academics and commentators is that they care more about whether ideas are interesting than whether they are true.” Puisqu’il connaît bien Isaiah Berlin n’aurait-il pas du s’interroger sur ses propres assertions avant de prendre parti pour la guerre ? Ce nouveau tournant correspond plus à un meilleur positionnement médiatique à un moment où l’opinion a évolué. Ignatieff est retourné au Canada et espère peut-être devenir Premier ministre d’un pays moins guerrier que son voisin du sud. On peut se demander s’il regrette d’avoir participé à une entreprise criminelle et mis ses talents d’écrivain au service de la barbarie « humanitaire ».