- 1 L’auteur remercie les deux relecteurs anonymes pour leurs commentaires détaillés et d’une grande pe (...)
- 2 Pour des travaux récents, voir inter alia Druetta (2020) sur diathèse active / passive, Borel (2024 (...)
- 3 Héritée de Saussure, cette perspective est par exemple celle de l’approche structurale de Lazard (2 (...)
1C’est sans doute une « vieille lune » que de se pencher sur l’alternance des constructions syntaxiques, et la question de leur synonymie. Depuis plusieurs décennies, de nombreux linguistes se sont en effet confrontés à cette problématique, qui reste en quelque sorte en permanence à l’ordre du jour2. Notre étude adoptera une perspective relativement peu éprouvée en syntaxe, celle d’une conception du système linguistique qui ne serait pas exactement la même pour tous les sujets parlants3. Ce « jeu » dans le système (Berrendonner & al., 1983) produit des fluctuations chez les usagers de la langue, que les linguistes reportent en quelque sorte au plan méta-discursif (infra, §3.4).
2Cette étude ne se propose pas de décrire un phénomène en particulier, mais elle consiste plutôt en une réflexion sur quelques pistes possibles à propos du « pourquoi » de la variation : « Ce qui reste à mieux comprendre et ne peut l’être qu’en tenant compte des usagers des langues, c’est ce que les humains font des ressources variationnelles que leur langue met à leur disposition : soit s’interroger sur le pourquoi de la variation (sa portée sociale) » (Gadet, 2020 : §4). Nous prendrons comme point de départ l’existence de constructions syntaxiques en alternance.
- 4 Le pronom du type lui est tenu ici pour un datif, mais la question n’est pas tranchée (Blanche-Benv (...)
3Dans (1) à (5), voyons quelques exemples des alternances qui vont nous intéresser dans cette étude. Dans (1), il s’agit d’alternances datives4 liées au locatif (Blanche-Benveniste, 2001, Porquier 2001) du type elle lui a couru après / elle a couru après lui, il lui tourne autour / il tourne autour d’elle, elle lui a passé devant / elle a passé devant lui, il m’a sauté contre / il a sauté contre moi :
(1) (a) si on la met cette sculpture dans dans la nature on dirait que c’est un homme qui vous arrive dessus quoi + qui qui vient qui marche (oral, Ofrom : Avanzi & al., 2012-2024)
(a’) L1 : à quel moment tu défends la vie de ton chien ou tu décides que le monstre qui arrive sur lui ben :
L2 : je pense que tu laisses ton chien mourir (oral, Ofrom ; à propos d’un molosse qui a agressé un petit chien)
(b) La montagne m’est tombée dessus. (Ramuz, Derborence, 1934)
(b’) La secousse a été épouvantable ; la marquise est tombée sur moi, et moi sur le chien de la marquise que j’ai écrasé involontairement... (Mérimée, Le Carrosse du Saint-Sacrement, 1829)
(c) on est sorties de l’avion c’est comme si on avait un un coup de chaud qui nous arrivait contre (oral, Ofrom)
(c’) On voyait toute une longue troupe qui arrivait contre nous. (Cérésole, Le journal de Jean-Louis, 1884)
4Dans (2), ce sont des transitivations (Condamines, 2017 ; Zayed, 2021), du type pêcher (dans) une rivière, défendre (contre) un adversaire, surfer (sur) une vague. Dans une analyse possible de ces configurations, un syntagme prépositionnel ajout (a’, b’, c’) est promu objet (a, b, c) :
(2) (a) « […] Ces athlètes, qui sont deux gros leaders, créent une émulation. […] Ça leur donne des repères, des informations importantes et un challenge très fort », reprend Dénériaz. Lui a skié la Norvège des Kjetil Aamodt, des Aksel Svindal ou la Suisse de Didier Cuche en carrière. (presse, Le Dauphiné Libéré, 16.1.2023)
(a’) Je ne savais pas à quoi m’attendre, puisqu’on n’a pas skié contre les autres pays depuis le début de la saison. (presse web, ici.radio-canada.ca, 14.11.2010)
(b) Dans le skyrunning, il y a des petits glaciers à courir ou encore des passages dans les pierriers. (presse, La Liberté, 27.7.2022)
(b’) Courir sur les glaciers est toujours dangereux parce que d’année en année, il y a de plus en plus de crevasses […]. (web, francais.radio.cz)
(c) Dans la main droite de Maxime Lambert, le cor moderne, à pistons, qu’il jouera à Morat. (presse, légende d’une photo, La Liberté, 18.8.2022)
(c’) Maxime Lambert joue du cor entre quatre et cinq heures par jour. (presse, légende d’une photo, La Liberté, 8.4.2021)
5Différents des cas de transitivation (2), ce sont dans (3) des alternances objet-oblique (Huyghe & Corminboeuf, 2022), entre une construction à régime direct et une construction prépositionnelle, du type demander (après) quelqu’un, ressembler (à) ses parents, dévaler (de) la montagne, influer (sur) la politique :
(3) (a) Les ventriloques pour enfant font souvent de leur partenaire de scène un personnage qui ne les obéit pas en racontant des blagues et en faisant des bêtises. […] Dans certains spectacles de ventriloque, le magicien est opposé à sa marionnette. Ils sont parfois récalcitrants et refusent d’obéir à ce dernier. (web, lesalondelafamille.fr)
(b) La vieille grogna d’abord. Pour l’apaiser, Carmen lui donna deux oranges et une poignée de bonbons, et lui permit de goûter au vin. (Mérimée, Carmen, 1845)
(b’) […] on nous propose, à nous les petits, de descendre faire un tour à la cave pour goûter le vin. (Heinich, Maisons perdues, 2013)
6Les extraits (4) présentent des alternances qui concernent la diathèse ; (4a) fait alterner une diathèse impersonnelle avec une diathèse active, alors que (4b-b’) fait alterner deux variantes (avec ou sans l’opérateur faire) d’une même diathèse causative :
(4) (a) Il n’est venu personne. Il a attendu encore toute l’après-midi du jour suivant : personne n’est venu. (Ramuz, Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles, 1943-1947)
(b) Le Qatar fait tomber la France en Golden League. § Les handballeurs qataris, auteurs d’une prestation renversante, ont mis en lumière les carences de l’équipe de France […]. (web, francetvinfo.fr, 9.1.2016)
(b’) Mondial : Le Brésil tombe la France ! § L’équipe de France a connu la première défaite de son Mondial, mardi, face au Brésil, hôte de la compétition (26-22). (web, tahiti-infos.com, 7.12.2011 ; à propos de handball)
7Dans (5), c’est l’ordre des mots qui est en cause : négation de la finalité dans (5a-a’) où (5a) est la version non normative (Adler, 2017), et positionnement du SN régime ses (petits-)enfants – immédiatement après voir à l’infinitif, ou à la suite de la lexie voir grandir, dans (5b-b’) :
(5) (a) Je la tiens avec une corde pour pas qu’elle tombe […]. (web, ledevoir.com)
(a’) J’ai balancé ma radio par la fenêtre / En priant pour qu’elle tombe pas / Sur la tronche du môme, en bas (chanson, Renaud, « L’Aquarium »)
(b) Rétablie de son cancer, Renée Martel veut voir grandir ses petits-enfants. (web, 7jours.ca, 24.11.2021)
(b’) Emily vit mal le fait de voir ses enfants grandir sans elle. (cairn.info, revue Ethnologie-française)
8Dans les faits (1) à (5), l’existence de deux constructions a priori interchangeables pose la question de leur place dans le système. Si une opposition sémantique est décelée, cela légitime la coprésence dans la structure des deux termes de l’alternance. Dans le cas contraire, l’opposition est-elle pertinente à un autre niveau de l’organisation langagière ?
9Dans la littérature scientifique, on observe au moins deux explications à l’existence dans un état de langue donné de structures en concurrence :
(i) d’une part, le fait qu’une des constructions va finir par disparaitre à terme (« réduction synonymique » d’Ullmann, 1952), ou qu’une des constructions va se différencier sémantiquement (« loi de répartition » de Bréal, 1897, « besoin de différenciation » de Frei, 1929). Ce postulat est en accord avec l’idée qu’au principe d’un changement linguistique il y a une situation de variation.
(ii) d’autre part, le fait que l’opposition est située à un autre niveau de l’organisation linguistique que le plan sémantique ; généralement c’est une explication dia-systémique qui est convoquée (dans une perspective socio-corrélationniste) – une des deux constructions étant par exemple réputée diatopiquement ou diastratiquement marquée (Huyghe & Corminboeuf, 2022 : 189-190).
10(i) et (ii) préservent le principe d’absence de synonymie exacte (Dostie, 2018 : 46sq) et, partant, la notion de système au sens strict (infra, §2). Ces explications concernent essentiellement le plan lexical, et non les constructions syntaxiques du type (1) à (5).
11Or, dans le domaine des alternances de constructions verbales, plusieurs observations affaiblissent les postulats (i) et (ii) :
- il existe manifestement des variantes en concurrence sur le très long terme (obéir x / obéir à x, supra ex. 3a ; v. Goyens, 1998), sans processus d’élimination ni de spécification ;
- il y a apparemment des situations de synonymie, sans « contrepartie » socio-pragmatique (hériter un appartement / hériter d’un appartement) ;
- pour deux constructions en alternance, la distinction entre opposition sémantique et variante libre n’a parfois rien d’évident, à témoin les divergences d’analyse chez les linguistes (infra, §3.4).
12De ces observations émergent deux questions fondamentales, qui imbriquent trois problématiques : la (para-)synonymie des constructions en alternance, l’extension du concept de variante et la conception du système linguistique que l’on se donne :
- à quel niveau de l’organisation langagière se situe la pertinence oppositive des variantes qui coexistent dans le système ?
- comment établir les frontières entre variante libre et opposition sémantique ?
13Répondre à ces questions revient à documenter la seconde explication (ii). Dans un premier temps, nous exposerons la conception du système linguistique que nous adoptons (§2). Nous établirons ensuite une typologie embryonnaire des alternances syntaxiques (§3), puis, avant de conclure, nous proposerons un échantillon illustratif de l’exploitation pragmatique des variantes par les sujets parlants (§4) – témoignant par là de la conservation du principe oppositif à un autre niveau que le plan sémantique.
- 5 « En syntaxe, un lecte est à concevoir comme un micro-système de contraintes, permettant de générer (...)
14Nous reprendrons à notre compte une conception polylectale5 de la variation au principe de laquelle il y a le postulat d’une structure sous-spécifiée :
[…] la variation est un mode pertinent de structuration des langues naturelles, considérées en tant que purs systèmes de signes. […] s’il y a du jeu dans les systèmes, c’est que cela est nécessaire pour permettre le déroulement optimal des opérations d’encodage. Le fait que la structure linguistique est partiellement indéterminée, et laisse aux locuteurs la possibilité de faire librement certains choix conjoncturels, a pour fonction de prévenir les conflits de contraintes, et de remédier à d’éventuels « grippages » de la combinatoire. (Berrendonner, 1982a : 3-4)
15Retenons l’idée que cette conception du système considère la liberté dont disposent les sujets parlants, eux qui peuvent tirer avantage de cette sous-spécification pour répondre à certains impératifs communicatifs. Si l’économie (élimination ou spécification, supra §1.2) est sans doute un facteur d’efficacité, la marge de manœuvre dont disposent les locuteurs, la maniabilité du système sont également les garants de l’optimalité communicative.
16Cette conception de la variation véhicule l’idée saussurienne que la parole n’a pas un effet désorganisateur. Elle a au contraire un effet structurant, si bien que parler c’est « parachever » la structuration du système, rajouter de la structure :
Il y a donc bien dans la langue un « noyau commun » […], mais incomplètement structuré : il s’agit là de la part du système qui ne comporte aucun écart intrinsèque (tous les locuteurs la possédant identiquement), et qui permet la variation (puisque sa structure reste en partie indéterminée). Chaque lecte ne fait qu’inscrire dans ce matériel commun tel ou tel trait de structure supplémentaire, de manière à parachever – spécifier, raffiner, etc. – son organisation, en lui ajoutant des caractéristiques structurales idiosyncratiques et « libres ». (Berrendonner & al., 1983 : 50-51)
17Cette perspective conduit toutefois à repenser et renverser la représentation habituelle du couple langue / parole, en définissant la langue comme un système avec du jeu et la parole comme une structure ajustée, resserrée. Parler c’est en quelque sorte choisir.
18Le système étant sous-spécifié, il n’y a pas de raison que chaque locuteur s’en figure exactement la même image :
Entre tous les individus ainsi reliés par le langage, il s’établira une sorte de moyenne : tous reproduiront, – non exactement sans doute, mais approximativement – les mêmes signes unis aux mêmes concepts. (Saussure, 1916 : 29 ; nos italiques)
19Nous reviendrons sur le contenu de la parenthèse délimitée par les tirets.
20Notre questionnement à propos de la façon dont les sujets parlants se figurent le système sera conduite à partir de l’esquisse d’une typologie de ces alternances syntaxiques. Bien que modeste, cette contribution à un inventaire des variantes morphosyntaxiques du français nous semble profitable, dans la mesure où les variantes en circulation restent méconnues – parce que fréquemment masquées par le discours normatif.
21Nous parlons d’alternance lorsque deux constructions syntaxiques parasynonymiques entrent en concurrence (supra, ex. 1-5). Le choix terminologique d’alternance permet de se garder de préjuger de leur statut dans le système – variante libre ou opposition sémantique.
22Au paragraphe 3.1, nous présenterons des alternances pour lesquelles une différence de sens est manifeste, puis nous évoquerons des cas où des alternances sont réanalysées par les locuteurs ou les méta-discours normatifs (§3.2). Le paragraphe 3.3 exposera le phénomène de variation libre, puis il sera question des alternances qui présentent une différence de sens subtile – alternances que certains linguistes reversent toutefois dans la variation libre (§3.4).
- 6 L’opposition entre futur simple et futur périphrastique est sans doute plus discutable et tend à re (...)
23En raison d’une différence de sens nette, certaines alternances ne sont pas des variantes de système au sens strict. Ainsi, pour un verbe télique et sans verbalisation de l’agent, une diathèse active (Il cuit les pommes de terre) présente des propriétés aspectuelles différentes de la diathèse passive (Les pommes de terre sont cuites) ; le passif désigne en effet l’état résultatif, une fois le point d’aboutissement atteint (v. Wilmet, 2010 : 567-568 pour des observations convergentes). Quant au passé surcomposé (J’ai eu fait de la linguistique), il n’a nullement le même sens que le passé composé (J’ai déjà fait de la linguistique ; voir Borel, 2024), du moins pour les locuteurs qui possèdent les deux tiroirs verbaux6.
24Le besoin de différenciation (remotivation, §3.2.1 et 3.2.2) a son pendant qui est la neutralisation de l’opposition sémantique (démotivation, §3.2.3).
25Certaines remotivations sémantiques sont en quelque sorte légitimées par l’usage, comme attendre sur, calque de l’allemand warten auf / darauf warten chez les locuteurs de Suisse romande :
(6) j’ai dû attendre sur lui pour faire ma machine (oral, Ofrom ; ‘faire ma machine’ = faire ma lessive)
26Dans (6) attendre sur quelqu’un n’a pas le même sens que attendre quelqu’un, ni même – et c’est pour cette raison que nous parlons de « remotivation » – celui de warten auf / darauf warten. En effet, « le recours à la préposition marque, selon plusieurs témoins, une nuance d’impatience » (Thibault & Knecht, 2004, Dictionnaire suisse romand, entrée attendre sur). Il ne s’agit donc pas d’un simple calque, mais d’une spécialisation sémantique d’un terme de la paire attendre quelqu’un / attendre sur quelqu’un.
27Certaines variantes libres sont re-sémantisées artificiellement et sont converties en oppositions sémantiques, comme c’est le cas par exemple pour continuer à vs continuer de. Ainsi, dans une chronique de langage du Figaro, qui s’appuie probablement sur quelque source normative, on lit que « continuer à s’utilise pour commenter une action qui débute […] et qui se poursuit dans le temps. Continuer de, pour sa part, s’emploie pour faire référence à une habitude, à quelque chose que l’on ne cesse pas de faire » (presse web, lefigaro.fr, 4.9.2017). L’auteur de la chronique voit donc une différence de sens entre les deux constructions du verbe continuer. Gadet (2003 : 13) a soumis à 74 étudiants la paire il continue de fumer / il continue à fumer en leur demandant « si le sens est le même, et sinon en quoi il diffère […]. Les réponses se répartissent en 8 types : 1) pour 20 d’entre elles, le sens est le même ; 2) pour 32, il y a une différence : action ponctuelle [vs] habitude […] pour 20, mais répartition inverse pour 12 ; […] ». L’auteure en conclut que « les locuteurs peuvent se satisfaire d’une intercompréhension assez approximative » – ce qui s’accorde avec notre perspective – et que « quand ils sont confrontés à la variation, ils cherchent à y mettre du sens » (ibid.)
- 7 A propos de ce qui est appelé ici « remotivation » arbitraire, la position de Frei est sans appel :
28Dans les faits de langue exposés aux §3.2.1. et §3.2.2., des variantes libres sont transformées en oppositions sémantiques7.
29On parle d’hypercorrection lorsqu’il s’attache à certaines formes une croyance qui leur accorde plus ou moins de prestige – hypertrophiant le volet sociolinguistique de la langue. Le procédé va toujours à l’encontre du but visé, provoquant une évaluation défavorable ; le choix de car plutôt que parce que (7), ainsi que celui d’un adverbe en –ment plutôt qu’un adjectif adverbal (8) pourraient être le résultat d’une hypercorrection :
(7) Si je vous écris, c’est car vos horaires ne correspondent malheureusement pas vraiment aux miens […] (courriel d’un étudiant)
(8) Coronavirus. Neuf élèves et deux enseignants de l’établissement glânois ont été testés positivement. (presse, La Liberté, 14.09.2020 ; glânois = de la région de la Glâne)
- 8 Voir Hummel (2018 : 10, 19) :
30Dans (7), le scripteur assigne au connecteur car le même calibrage distributionnel que parce que – comme s’ils n’étaient plus en opposition dans le système. Dans (8), l’adverbe en –ment, perçu comme plus prestigieux que l’adjectif adverbal (Hummel, 20188), vient se substituer à la forme attendue (positif(s)) : cela suggère que positif(s) est conçu comme un synonyme familier de positivement, alors qu’il y a sans doute une différence de sens (infra, §3.4.4).
31Dans (7) et (8), des oppositions dans le système sont éliminées et ramenées à des variantes libres, d’où le terme de « démotivation ». Si la remotivation (§3.2.1 et §3.2.2) transforme des variantes libres en oppositions sémantiques, l’hypercorrection – telle qu’elle s’observe dans (7)-(8) – transforme des oppositions sémantiques en variantes libres.
32Les variantes libres sont « des formes différentes qui sont munies de la même valeur dans le système, i.e. dépourvues de toute pertinence oppositive l’une par rapport à l’autre » (Berrendonner, 1982b : 87). De nombreuses illustrations d’alternances libres de constructions verbales peuvent être citées.
333.3.1. Dans certaines alternances objet-oblique (Huyghe & Corminboeuf, 2022), il n’y a aucun corrélat sémantique à la réalisation d’un régime objet ou oblique :
(9) C’est ainsi que quand il arriva au second palier, il atteignit à un sommet. (Ramuz, La Guérison des maladies, 1917)
- 9 Le Dictionnaire de l’Académie (8ème éd.) y voit une différence (supra, §3.2.2) : « atteindre à sign (...)
34Dans (9), l’absence de la préposition à ne changerait rien à l’interprétation9. De même pour les alternances suivantes : chercher (après), goûter (à), hériter (de), anticiper (sur), combattre (contre), consentir (à), voter (pour), compenser (pour), pallier (à), etc. A noter toutefois – et c’est là une difficulté descriptive – que pour une alternance donnée, en l’occurrence l’alternance objet-oblique, toutes les paires de constructions verbales ne sont pas en variation libre. Si goûter le risotto alterne librement (i.e. sans différence sémantique) avec gouter au risotto, ce n’est pas le cas de toucher le tableau [–intentionnalité] vs toucher au tableau [+intentionnalité] ou fouiller l’armoire [+holistique] vs fouiller dans l’armoire [–holistique] (Huyghe & Corminboeuf, 2022).
35Certains contextes syntaxiques, comme la coordination (10), semblent propices à l’apparition d’une variation libre :
(10) Les époux ont été appelés à aimer et obéir leurs épouses et vice-versa. (presse web, lerenouveau.digital)
36Dans (10), le régime direct leurs épouses est mis en facteur commun avec les verbes aimer et obéir, le second se construisant, à la faveur de la coordination, sur le modèle du premier.
- 10 On peut faire deux autres hypothèses pour expliquer la forme signer quelqu’un : un calque de l’angl (...)
373.3.2. Ces alternances sans corrélat sémantique peuvent résulter d’alignements analogiques : surestimer de ses forces (sur le modèle de présumer de), signer un artiste, un sportif (sur le modèle de le recruter)10, ou encore, dans (11), gagner les autres (sur le modèle de battre les autres) :
(11) y a celle de l’alpage celle qui gagne euh + toutes les autres sur les cent jours et y a la reine justement des matchs de reines + qui gagne toutes les autres mais sur un jour (oral, Ofrom ; à propos de vaches combattantes, les « reines » ; « les cent jours » = la période passée à l’alpage)
383.3.3. Certaines alternances entre clitique accusatif vs datif suivi d’un infinitif ne présentent pas non plus une différenciation sémantique : lui aider à + Inf. : l’aider à + Inf. / l’apprendre à + Inf. : lui apprendre à + Inf. / l’interdire de + Inf. : lui interdire de + Inf. / le conseiller de + Inf. : lui conseiller de + Inf. / lui empêcher de + Inf. : l’empêcher de + Inf., etc. Les clitiques des personnes 1-2-4-5 (me, te, nous, vous) neutralisant l’opposition accusatif-datif (cf. il m’aide à Inf.), ils fonctionnent comme un facteur favorisant l’alternance. On peut citer également les causatives en faire, du type je lui / le fais manger sa soupe (Lamiroy & Charolles, 2011). Comme pour d’autres alternances (infra, §3.4), on décèle parfois une différence de sens assez claire (Paul la fait penser à son chimpanzé vs Paul lui fait penser à son chimpanzé, ibid. 48). Mais le degré d’agentivité des sujets, volontiers avancé comme critère explicatif de cette alternance, « ne semble pas être un critère absolument décisif pour le choix du clitique […,] les théories proposées diverge[a]nt sur les facteurs à l’origine de la variation » (ibid., 52, 56). Et les auteurs de convenir que « la signification de ce genre de phrases ne fait pas l’unanimité des locuteurs, même linguistes » – un constat en accord avec ce que l’on veut montrer dans cette étude.
393.3.4. Certaines prépositions en alternance ne sont, elles aussi, pas toujours corrélées à une différence sémantique : sur le mur : au mur / parler avec : parler à / se venger contre : se venger de / infesté par : infesté de (ex. cités par Chaudenson & al., 1993 : 27). La fréquence de la préposition de fait qu’elle est, d’une part, sujette à une extension d’emplois. Mais d’autre part, symétriquement, sa faible charge sémantique l’expose ou au remplacement par des prépositions mieux dotées sémantiquement, ou à une disparition (ibid., 30). Dans les deux cas, une variation libre, comme dans les paires citées ci-dessus, peut s’installer.
403.3.5. D’autres variantes libres, qui nous intéresseront moins dans le cadre de cet article, peuvent être évoquées – illustrant l’extension sans doute sous-estimée du phénomène.
- 11 Ce type d’alternance peut bien sûr être investie d’une différence de sens ; c’est ce que suggèrent (...)
– L’ordre des mots11 :
(12) (a) Est-ce pour cela que le livre a été peu vendu en France […] ? (web, lemonde.fr)
(b) Serait-ce parce qu’il a peu été vendu en Suisse ? (web, audisport.ch)
– Le (non-)balisage :
(13) (a) quand tu rencontres un gars comme ça euh ça fait du bien je me rappelle Ø je l’ai rencontré + j’étais au volant de ma voiture + et ce con il était au milieu de la route (oral, Ofrom)
(b) Encore un peu et il allait crier « aux gendarmes ». (Rheims, Les greniers de Sienne)
(b’) Encore un peu, Ø il allait frapper Catherine. (Rheims, Les greniers de Sienne)
41Dans (13a), la quand-construction alterne avec une construction temporelle où la relation de discours est implicite (Ø je l’ai rencontré + j’étais au volant de ma voiture, v. Béguelin & Corminboeuf, 2020). Dans (13b-b’), le même enchainement tiré de la même œuvre littéraire est une fois syndétique, une fois asyndétique.
42Certaines variantes sont intuitivement beaucoup plus communes que leur concurrente, en termes de fréquence (p. ex. obéir x est beaucoup plus rare qu’obéir à x). Cela requiert une explication, mais d’un point de vue systémique, les différentes variantes attestées ont une valeur oppositive nulle. La fréquence semble entretenir une relation orthogonale avec le statut normatif ou non d’une variante :
Tableau 1 : Fréquence et statut normatif
|
[+ normatif]
|
[– normatif]
|
[+ fréquent]
|
obéir à x
|
se rappeler de x
|
[– fréquent]
|
se rappeler x
|
obéir x
|
43On conclura ce développement à propos de la variation libre en soulignant qu’il est paradoxal qu’une structure comprenne des formes coexistantes dans le système linguistique d’une part, et que ces formes soient pourvues de la même valeur d’autre part :
L’existence de tels faits pose un problème théorique important : en effet, on ne comprend pas du tout pourquoi une langue, si elle est une structure, contiendrait ainsi un si grand nombre de termes qui « font double emploi », et qui, tout en étant concrètement différents, ne s’opposent en rien. […] En fait, la sélection par les locuteurs de l’une ou de l’autre de plusieurs variantes libres semble conditionnée assez strictement par les conditions de production du message […]. Reconnaître une fonction oppositive à ces diverses variantes, c’est-à-dire expliquer leur coexistence, implique donc que l’on prenne en considération les conditions d’emploi du système […]. (Berrendonner, 1982b : 88)
44Au §4, nous tenterons de prendre en compte ces conditions d’emploi du système – c’est-à-dire que nous nous situerons non plus au plan sémantique, mais au plan pragmatique.
45Au préalable, nous allons voir que les linguistes placent parfois les termes d’une même alternance dans la variation libre, ou au contraire les investissent d’une différenciation sémantique.
46S’il existe des alternances où il y a divergence chez les locuteurs quant à la présence d’une différence sémantique, on peut penser que cette dissonance se retrouve dans le méta-discours des linguistes. Ces divergences sont accentuées par le fait, on l’a vu, que pour une même alternance, il y a parfois différence sémantique (penser un problème / penser à un problème), parfois pas (hériter un problème / hériter d’un problème).
47Quatre cas de figure sont illustrés ci-dessous (§3.4.1-§3.4.4), où les linguistes proposent des analyses différentes d’une même alternance syntaxique – l’assignant à la variation libre ou considérant que les deux constructions sont en opposition sémantique.
48Au XVIIe siècle, l’alternance de l’auxiliaire (être vs avoir) avec un verbe comme sortir était porteuse de sens :
Monsieur a sorti ce matin : cestadire qu’il est sorti et revenu ; car s’il n’était pas revenu on dirait, Monsieur est sorti, Monsieur est sorti dès le matin. Aussitôt que Madame est venue de la messe, elle a monté en sa chambre. Un tel écolier n’a pas monté en troisième, il est demeuré en quatrième. J’ay monté à cheval sous Arnolfini. (Ménage, 1675 : 511)
49Comme ce type d’alternance est encore observable dans la langue contemporaine, la question est de savoir si le choix de l’auxiliaire correspond encore à une différenciation sémantique. Ce qui a été baptisé la « controverse sur les synonymes » entre les équipes de Montréal et d’Aix-en-Provence (Sankoff & Thibault, 1977 ; Sankoff, 1988 ; Blanche-Benveniste, 1977, 1997) peut se résumer comme suit. Pour Blanche-Benveniste, qui apparie une différence de forme à une différence de sens, le choix de l’auxiliaire n’est pas gratuit. La valeur sémantique n’est pas la même : pour elle, ce ne sont pas des variantes, mais des oppositions pertinentes.
50Pour Sankoff & Thibault, les locuteurs échangent les mêmes contenus, et la différence dans le changement de forme s’explique par des différences sociales. En substance, d’après leurs données collectées dans les années 1970, moins les locuteurs sont formés, plus ils utilisent l’auxiliaire avoir. Sankoff & Thibault ne nient pas les différences de sens, mais estiment que dans le discours leur pertinence est neutralisée (« For certain identifiable sets of alternations, these distinctions come into play neither in the intentions of the speaker nor in the interpretation of the interlocutor », Sankoff, 1988 : 153).
51Pour Blanche-Benveniste (1997 : 24), « la controverse sur les synonymes achoppait sur ce qu’il convenait de retenir comme différence de signification ».
52Pour rappel, il s’agit de constructions où un clitique du type lui est lié à une préposition locative (v. supra, ex. 1) :
(14) (a) L1 : mais elle t’a gueulé dessus tout le long que t’es venue ? […]
L2 : elle me tournait autour + elle m’agrippait sur le pantalon (oral, Ofrom ; à propos d’une chatte)
(b) pis lui il essayait de la toucher tu sais il met- tend sa patte + elle lui soufflait contre (oral, Ofrom ; à propos d’une chatte ; pas le même enregistrement que (a))
53À propos de cette alternance, Blanche-Benveniste (2001 : 202) écrit que « tout le monde s’accorde à voir ici des différences de sens », rappelant l’analyse de Damourette & Pichon pour qui
les pronoms de type lui représentent la « personne ténue », par opposition à la « personne étoffée » à lui, à elle, et désignent une personne « particulièrement affectée » par le verbe (ibid., 210).
54Lorsqu’une personne est présentée comme ténue, elle est « affectée au plus vif d’elle-même » ; lorsque la personne est présentée comme étoffée, elle est « vue de l’extérieur » (Pichon, 1937 : 2812). Pour Damourette & Pichon, la valeur métaphorique des verbes de mouvement, en particulier, est plus marquée avec le clitique (D’où vous viennent ces pressentiments) qu’avec le tonique (Ils viennent à vous).
55Porquier (2001 : 124-5) écrit au contraire que « Il m’a sauté dessus […] peut être considéré comme équivalent à […] Il a sauté sur moi ». Goosse-Grevisse (2016 : 947) ne mentionne lui non plus aucune différence sémantique entre il lui court après et il court après lui. Expliquant l’alternance en termes de niveau de langue, Le Bon Usage traite les deux termes de l’alternance comme des synonymes.
56Il ne s’agit pas ici de prendre parti, mais de constater qu’il y a dissensus chez les linguistes – pour cette alternance comme pour les suivantes – quant au statut de l’alternance : variation libre ou opposition sémantique ?
57Traitant de la transitivation (v. supra, ex. 2) du verbe jouer, Serbat (1994) évoque un commentaire radiophonique d’un tournoi de golf où un journaliste spécialisé rapportait
qu’une pelouse durcie par je ne sais quel procédé, devenait « difficile à jouer », vu la rapidité étonnante qu’y acquéraient les balles. Peu après, il fut question d’un Gallois prêt à « jouer un champion basque ». Puis d’une invention américaine (une balle plus grosse) que les Français « avaient appris à jouer ». Ou encore l’impossibilité où se trouvait Untel de « jouer le Trophée L. » […] « jouer une pelouse durcie », c’est évidemment jouer sur ; « jouer le Trophée », c’est jouer pour, en vue de ; « jouer une balle plus grosse », c’est jouer avec ; « jouer le Basque », c’est jouer contre. Et d’ailleurs le journaliste employait aussi souvent, sans qu’on puisse discerner une différence, le syntagme prépositionnel au lieu de l’objet. (ibid., 56-57)
L’auteur considère les deux variantes – du moins telles qu’elles sont employées par le journaliste – comme des variantes libres (cf. « sans qu’on puisse discerner une différence »).
- 13 Il arrive que Zayed (2021 : 4-5) mentionne plusieurs hypothèses :
58Évoquant une plus grande affectation, Zayed (2021) fait au contraire, du moins pour une partie de ces transitivations, l’hypothèse d’une différence de sens13 :
Lorsque les locuteurs utilisent la variante transitive, ils veulent généralement présenter le référent du second participant comme plus affecté par le procès. L’affectation prend plusieurs formes : il peut s’agir d’une réflexion analytique (penser un problème), d’un changement d’état (tirer un lapin), d’une exploration poussée (investiguer le quartier), d’une zone entièrement parcourue (courir la piste) ou de la manipulation d’un instrument (skier des Head). [… pour certains verbes,] la variante transitive permet d’exprimer un procès télique (nager la rivière Saint-Maurice en trois jours), ce qui n’est pas le cas dans la variante intransitive (*nager dans la rivière Saint-Maurice en trois jours). (Zayed 2021 : 89-90)
59À nouveau, on constate que le statut de l’alternance n’est pas saisi de la même manière dans le discours des linguistes.
60Même question à propos de ces deux images : les formes tranquille et tranquillement sont-elles en variation libre ou en opposition sémantique ? (Corminboeuf, 2023)
Figure 1. Campagne contre le harcèlement : Université de Neuchâtel (affichage, septembre 2020)
Figure 2. Campagne contre le harcèlement : Université de Nantes (web)
61La forme tranquille n’est-elle que le « correspondant familier » de tranquillement ? C’est le postulat auquel semble souscrire l’auteur de la réécriture sur l’affiche de droite. De même, les linguistes qui font l’hypothèse d’une conversion entre adverbe en –ment et adjectif adverbal considèrent que les deux formes sont interchangeables. Par exemple, pour Bally (1944 : 310), les « adverbes ‘courts’ [ont] la même valeur que les adverbes en –ment ». A propos de constructions comme on peut causer calme ; il efface génial, mon effaceur ; il fait ça gratuit ; le jetski j’aime moyen, Noailly (1999 : 149) écrit que « la forme d’adjectif semble bien avoir une interprétation exactement identique à celle de l’adverbe en –ment correspondant. Comme s’il s’agissait d’une simple troncation » (l’auteure ne fait toutefois cette hypothèse que pour un nombre limité d’exemples).
62Le Bidois adopte pour sa part un positionnement radicalement différent :
On aurait tort, en effet, d’interpréter bête, humain, vrai, etc. comme des équivalents de bêtement, humainement, vraiment, etc. Ce qu’expriment ici ces adjectifs, c’est beaucoup moins la manière dont se fait l’action (d’une façon bête, humaine, etc.) qu’une « qualité » spéciale s’appliquant à un complément implicitement contenu dans le verbe. Vivre monotone ne signifie pas tant vivre d’une manière monotone que : vivre une vie monotone. (Le Bidois, 1967 : 586-587)
63Si on suit Le Bidois, dans elle étudie tranquillement, l’adverbe exprime « la manière dont se fait l’action » (‘d’une façon tranquille’), alors que dans elle étudie tranquille, la qualité est assignée au déverbal implicite étude (‘son étude est tranquille’).
64Les développements précédents ont montré que les méta-discours des linguistes présentent une analyse différente d’un même donné empirique. Notre hypothèse est que ces divergences d’analyse sont le reflet, au niveau méta-, d’une conception du système linguistique qui n’est pas exactement la même chez les sujets parlants, une approximation dont ils s’accommodent parfaitement.
65Le « matériau variationnel » (Berrendonner, 1988) est opportunément investi par les sujets parlants pour leur commodité pragmatique et pour les objectifs qu’ils ont à atteindre :
[L’analyse des faits de variation suppose] que l’on s’efforce de modéliser les opérations d’encodage accomplies par le sujet parlant, les initiatives qu’il prend vis-à-vis des paramètres ou éléments sous-spécifiés de la langue, les choix stratégiques qu’il accomplit, les besoins communicatifs auxquels il doit répondre, les buts que vise chacune de ses manipulations combinatoires... Bref, que l’on conçoive plutôt la syntaxe comme un sous-domaine particulier de la pragmatique cognitive, ou d’une théorie de l’action. (Berrendonner, 1997 : 87)
66L’adéquation à l’efficacité communicative des moyens linguistiques mobilisés suppose le recours à des stratégies d’exploitation des variantes. Nous allons parcourir quelques exemples de ces phénomènes de régulation.
67À propos du verbe se rappeler, Grevisse rend compte de son emploi comme transitif direct, impossible avec les compléments me, te, nous, vous ; en effet
on ne peut pas dire : *Je me te rappelle, *Tu te me rappelles, *Il se nous rappelle, *Je me vous rappelle, etc. et cela favorise le progrès des tournures °Je me rappelle de toi, °Tu te rappelles de moi, etc. […] Quand se rappeler est suivi d’un infinitif, la construction en de est vieillie, mais nullement incorrecte. (Grevisse, 1986, Le Bon Usage, §274)
68C’est parce que le système ne permet pas telle opération morphosyntaxique, en l’occurrence la cliticisation des personnes 1-2-4-5, que la postposition d’un SP (de + pronom tonique) se révèle une option appropriée, levant le blocage. L’explication de Grevisse est complémentaire de celle de l’analogie avec se souvenir de. Les deux constructions se rappeler x et se rappeler de x fonctionnent à notre sens comme des variantes libres.
69Neumann-Holzschuh & Mitko (2019 : 254) analysent comme suit la succession d’un adverbe en –ment et d’un adjectif adverbal dans l’énoncé deuxièmement professionnel ben tu penses pas à ça (oral, français du Canada, cité par Arrighi 2005) :
[…] la locutrice évite le cumul de deux formes en –ment, ne marquant que le premier adverbe qui sert à structurer le discours, alors que le deuxième – professionnel – indique le cadre de validité de son énoncé.
70Les auteures identifient une fonction pragmatique différente de ces deux unités antéposées (deuxièmement et professionnel), ce qui justifie – selon elles – le choix d’une autre forme (adverbe en –ment vs adjectif adverbal) ; leur analyse montre qu’elles situent la pertinence oppositive à un autre niveau que le plan sémantique. En usant de la fonction adverbiale de l’adjectif pour le distinguer de l’adverbe en –ment co-occurrent, la locutrice dissocierait la fonction de structuration du discours (deuxièmement) de celle de cadre de validité (professionnel ≈ « au plan professionnel ») – prévenant ainsi une éventuelle ambiguïté.
71Une autre application de ce principe de transparence, décrit en termes d’« iconicité » par Adler (2017), concerne la concurrence entre pour pas qu’elle tombe et pour qu’elle tombe pas (supra, §1.1, ex. 5a-a’). Réfléchissant à la motivation pragmatique de la construction non normative pour pas qu’elle tombe, Adler (2017 : 157) voit dans l’anticipation de la négation une réponse à un besoin de rationalisation du « champ d’application [de la négation et le garant d’une] meilleure correspondance entre syntaxe et sens (en ce sens d’une cristallisation de la portée négative) ».
72L’alternance des auxiliaires, ici être et avoir, met en lumière la façon dont une alternance peut être investie. Blanche-Benveniste note que les enfants ont une répugnance à utiliser l’auxiliaire être (il est mort) avec un effet d’occurrence, par exemple quand la forme auxiliée est suivie d’une datation ponctuelle (il est mort en 1950) :
La forme qu’ils utilisent est il a mouru en 1950, maintenant il est mort. La généralité de ce comportement laisse penser qu’il s’agit peut-être d’une analyse du procès de « mourir » différente de celle des locuteurs adultes. (Blanche-Benveniste, 1977 : 130)
73La forme a mouru est désambigüisante parce qu’univoque, comparée à la forme est mort qui admet les deux saisies aspectuelles. Avec avoir, le procès est clos, il s’agit d’un événement ponctuel, qui ne perdure pas. Avec être, le procès est non terminé, il s’agit d’un événement non borné, qui perdure.
74Le choix d’une variante peut permettre de réduire les coûts mémoriels ; telle est du moins la position de Gapany & Apothéloz pour qui la complexité de la structure de (15), avec deux parenthèses successives, expliquerait l’usage d’une relative pléonastique :
(15) Comment vont tous ces gens que, depuis si longtemps, bien que je les connaisse, je ne les ai pas vus ? (écrit, enfant 11 ans, cité par Gapany & Apothéloz, 1993 : 135)
75La double parenthèse mettant le programme-maitre en attente après le relatif que, le scripteur et son lecteur doivent gérer deux programmes en parallèle. La solution non normative adoptée par l’enfant, avec l’anaphorique superfétatoire les, prévient une éventuelle difficulté de planification ou d’interprétation.
76Il existe des enchainements, marquées et non marqués (Corminboeuf, 2017), qui semblent interchangeables, sans contrepartie sémantique : tu dis un mot (et) je m’en vais ; (comme) vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille. Parfois, le choix du non-marquage est au service d’une visée communicative singulière. Dans (16), l’absence de balisage argumentatif au moyen d’un connecteur entre les deux parties de ces enchainements laisse la relation de discours indéterminée :
(16) Delon est un truand, il a une parole. Depardieu est un honnête homme, il n’en a pas. (presse, Studio 78, p. 35, oct. 1993 ; attribué à J.-L. Godard)
77Il en résulte que l’interprétation des deux enchainements dépend du topos mobilisé, i.e. de l’image que l’on se fait d’un truand. Si on conçoit un truand comme quelqu’un qui n’a pas de parole, la relation est adversative (« pourtant il a une parole »). Si on le conçoit au contraire comme quelqu’un qui a une parole, la relation est conclusive (« donc il a une parole »). Godard joue ici argumentativement sur les deux tableaux. Le non-marquage a cette propriété fondamentale d’indéterminer les relations de discours, ce qui peut s’avérer une option tout à fait opportune.
78La formulation skier la Norvège (2a) indétermine également la relation entre le verbe et son complément, puisqu’on peut tout aussi bien skier contre (2a’) que skier avec ses adversaires (17) :
(17) J’ai pris ma chance sur cette course d’un jour. Et je me suis retrouvé le seul Français en demi-finale au départ. Je n’avais jamais skié avec mes adversaires. Je les connaissais de nom. Et au bout, il y avait la médaille. (presse web, ledauphine.com, 13.6.2017)
79On a vu que pour une partie des linguistes du moins, certaines alternances sont réputées investies d’une différence sémantique originale. Parfois cependant, la sélection d’un terme de l’alternance répond à une motivation pragmatique, comme si les différences sémantiques postulées pouvaient être inhibées. Ainsi lorsque Céline use de l’auxiliaire avoir, ce n’est à notre sens pas la saisie aspectuelle qui est concernée : la finalité est de construire l’image d’un narrateur populaire.
(18) Je m’ai soulevé encore avec mon bras. […] Là j’ai retombé dans les pommes […]. (Céline, Guerre, 1934 =2022)
80Lorsque Ramuz use de la structure avec lui suivi d’une préposition locative exploite-il une différence de sens ? Pour reprendre la description de Damourette & Pichon, l’actant nommé par lui est-il particulièrement affecté par le verbe (supra, § 3.4.2.) ?
(19) (a) […] de nouveau toute la beauté du monde et toute la grandeur du monde lui sautait contre. (Ramuz, Farinet ou la fausse monnaie, 1932)
(b) Mais, à présent, venez seulement en bas, montagnes, tombez-leur seulement dessus : […] (Ramuz, Présence de la mort, 1922)
81Pour Ramuz, il s’agit plutôt de ‘faire régional’ ou ‘faire oral’, stylisant le narrateur comme un membre de la communauté parlante dans laquelle se déroule l’intrigue. Porquier (2001 : 123) souligne de manière convergente que la construction du type (1), (14) et (19) est très bien attestée dans les écrits qui « reproduisent ou suggèrent du parlé ».
82Lorsque Boudard utilise un adjectif adverbal (hermétique) plutôt qu’un adverbe en –ment (hermétiquement), le procédé lui permet de ‘faire argot’, ‘informel’ (v. supra, §3.4.4 étudier tranquille) :
(20) Je la boucle hermétique. Je serre les dents, me prépare les répliques pour tout ce qui va suivre... (Boudard, La cerise, 1963)
83L’adjectif adverbal est réputé commun dans les écrits argotiques. Plutôt qu’une éventuelle différenciation sémantique, est exploité le potentiel marqué, non normatif de la variante pour la stylisation du narrateur ou d’un personnage.
84Lorsque sur un site dédié au cyclisme, un adepte transitive un lieu (21a) ou un instrument (21b), il se présente comme un ‘initié’ :
(21) (a) Rouler les meilleurs spots nécessite d’avoir un mode de vie de nomade. Retrouver des potes sur un parking isolé, repérer des chemins qui ne seront peut-être même pas roulable, rouler encore et encore ceux qui le sont, […]. (web, cyclisme ; sic)
(b) […] en ce moment, je roule un Specialized Fuse Comp 27.5+ optimisé. (web, cyclisme)
85Condamines (2017) observe qu’une construction comme pêcher une rivière est particulièrement attestée dans des forums spécialisés sur la pêche, ce qui la conduit à établir un lien entre transitivation et caractère affectif de l’activité, pour les scripteurs en question. Mais cette dimension pragmatique se substitue-t-elle ou se superpose-t-elle à une possible différenciation sémantique ? Zayed semble opter pour la seconde option :
Cette possibilité semble particulièrement exploitée par certains groupes sociaux liés par une activité qu’ils ont en commun, non seulement car leur activité implique une grande agentivité du sujet et une affectation de l’objet, mais probablement aussi pour des raisons pragmatiques comme le besoin d’identification à un cercle de spécialistes et la saillance du constituant transitivé. (Zayed, 2021 : 71)
86Transitiver permet en quelque sorte une stylisation de soi ou d’autrui comme appartenant à une communauté d’initiés.
- 14 On peut en outre penser à d’autres exploitations de ce type, par exemple l’utilisation par Claudel (...)
87Les exemples cités dans ce paragraphe 4 montrent qu’il n’y a pas forcément une exploitation de la seule dimension sémantique d’une alternance syntaxique. Le choix d’une variante peut également répondre à une visée pragmatique, en lien avec les besoins communicatifs des locuteurs14.
88Nous nous sommes fondé sur la conception polylectale de Berrendonner (supra, §2). Il est postulé un jeu dans le système linguistique, une malléabilité au service de licences langagières – ceci pour le confort d’un locuteur adaptant ses moyens linguistiques à la finalité communicative.
89Le discours des linguistes (par exemple la controverse Sankoff / Blanche-Benveniste, supra §3.4.1) reporte en quelque sorte au plan méta- la conception présumée un peu différente chez les sujets parlants de la structure du système – cette approximation dont parlait Saussure (supra, §2).
90Nous avons essayé de montrer (§4) comment les locuteurs tirent avantage de ces alternances, en spécifiant les zones d’indétermination, en « parachevant » le système de la langue. La pertinence oppositive est parfois à chercher ailleurs qu’au plan sémantique, mais pas forcément en dehors du système. Nous avons ainsi tenté de recourir le moins possible à l’explication dia-variationnelle (diatopie, diastratie, etc.). Mais la sélection d’un terme d’une alternance morphosyntaxique n’a de loin pas toujours des conséquences sémantiques : la variation libre vient dès lors affermir l’indétermination de la structure (supra, §3.3).
91Nous avons parlé d’alternances sans développer le fait que les constructions en concurrence ne sont pas toujours « à égalité » : parfois un terme de l’alternance est sous-exploité, ou au contraire sur-exploité, ce qui demande une explication. Parfois, une forme est « standard », l’autre pas. L’influence du discours normatif n’est pas anodine : si un terme de l’alternance est non normatif, il y a une propension à lui contester toute dimension sémantique propre. Il n’en reste pas moins que derrière la norme, il y a beaucoup d’opérations libres.
92Nous concluons avec une citation parfaitement en accord avec la démarche qui a été la nôtre dans cette recherche :
Mettre en valeur la notion de variante amène à négliger certaines différences sémantiques ou pragmatiques jugées mineures. S’intéresser aux moindres différences sémantiques ou pragmatiques c’est au contraire diminuer l’importance des variantes. Il en résulte des vues différentes sur ce qu’est la langue d’une collectivité. (Blanche-Benveniste, 2008 : 60)