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L’accord de C’est/ce sont : norme, variation et usages (1550-1705)

The agreement of C’est/ce sont: norm, variation and usage (1550-1705)
Odile Leclercq et Bérengère Bouard

Résumés

La coexistence en français moderne des deux variantes c’est et ce sont lorsque le verbe est suivi du pluriel comme dans c’est/ce sont des amis, représente un cas d’accord à part. Un regard historique porté sur la question nous apprend d’une part, que la variation est ancienne, d’autre part, qu’elle a retenu l’attention des premiers grammairiens du français à la fois témoins, descripteurs et prescripteurs des usages. En interrogeant plusieurs corpus électroniques (Grand Corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue XIVe-XVIIIe s., Frantext, Textes français privés des XVIIe et XVIIIe siècles), cet article tente de répondre aux questions suivantes : comment les grammairiens et remarqueurs du français perçoivent-ils et décrivent-ils cette variation entre le 16e et le 18e siècles ? Les discours métalinguistiques ont-ils pu jouer un rôle dans le maintien des deux variantes dans l’histoire du français ?

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Texte intégral

Introduction1

  • 1 Cet article est l’aboutissement de deux communications (non publiées). La première a eu lieu en aoû (...)
  • 2 Pour une synthèse, voir Prévost (2020 : 1331-1337).
  • 3 Comme en attestent les exemples de français classique cités par Tourrette (2020 : 63) : « ce pain d (...)
  • 4 Plusieurs linguistes mentionnent des cas de variation dans l’accord du verbe en français contempora (...)

1Au cours de son histoire, le français a connu plusieurs cas de variations dans l’accord du verbe. On peut citer, sans être exhaustif2, l’accord au pluriel avec un groupe nominal (GN) singulier évoquant une pluralité, l’accord au singulier et non avec l’antécédent dans les relatives avec qui, l’accord au pluriel dans les constructions impersonnelles avec un GN pluriel à droite, ou encore l’accord au pluriel du verbe être avec un GN attribut pluriel (pas seulement dans les constructions en c’est)3. Alors que la plupart de ces accords flottants ont été réduits au cours du 17e siècle4, c’est + pluriel connait une variation d’accord qui persiste, à l’écrit et à l’oral, jusqu’en français moderne, ce qui en fait une exception selon La Grande Grammaire Historique du Français :

« Ce dernier cas [les constructions attributives en ce] constitue donc une exception dans l’évolution de l’accord entre verbe et sujet, qui a consisté, d’une manière générale, à faire prévaloir les règles morpho-syntaxiques sur les considérations sémantiques et discursives. » (Prévost, 2020 : 1337).

  • 5 On peut aussi se reporter au Bon Usage, paragraphe 933, où on lit que « le singulier, qui est l’usa (...)
  • 6 « Ce étant un neutre non catégorisé, on s’attendrait à trouver le verbe au singulier, ce qui est ef (...)
  • 7 « Toutes deux [les variantes ce sont et il impersonnel + verbe au pluriel] sont (…) la trace d’une (...)
  • 8 Exemple issu d’une copie de dictée d’un élève de CM2 datée du 04/10/22 : « Sur le bord il y a un po (...)
  • 9 Exemple du journal « Le Monde » du 25/11/2021 qui titre : « La colère des associations après la mor (...)

2Selon l’approche linguistique, la concurrence entre les variantes est décrite de façon quelque peu différente. Dans les grammaires, la concurrence relève généralement de la variation diaphasique, c’est appartenant au registre courant et ce sont au registre surveillé (Riegel, Pellat, Rioul, 2004 : 761, Prévost, 2020 : 1337)5. Pour Marleen Van Peteghem, dans un numéro récent de Langue française consacré à ce, « l’accord au pluriel est plus fréquent » devant un GN pluriel6 et pour Alain Berrendonner et Marie-José Béguelin, dans le même ouvrage, le verbe au singulier correspond à la « version <standard> »7. Par ailleurs, dans l’enseignement du français, si la liste des tolérances orthographiques et grammaticales à l’école autorise les deux accords depuis 1977 : « ce sont là de beaux résultats » vs « c’est là de beaux résultats », « C’étaient ceux que nous attendions » vs « c’était ceux que nous attendions » (M.E.N., 1977 : 827), les élèves peuvent être pénalisés en cas de non accord avec le pluriel qui suit8. La presse écrite ou numérique affectionne également l’accord au pluriel9.

3Du point de vue de l’analyse, on donne depuis longtemps des arguments en faveur de la grammaticalité de l’une et de l’autre construction, en invoquant notamment pour ce sont un accord par « attraction » du pluriel de l’attribut et/ou par emprunt du nombre au GN repris explicitement ou implicitement par ce. On peut citer par exemple la Grammaire de la phrase française de Pierre Le Goffic, commentant « ces gens-là, c’est des Anglais / ces gens-là, ce sont des Anglais » :

  • 10 Voir aussi Fournier (1998 : 31).

« un fonctionnement de type logique voudrait l’invariabilité au singulier : quels que soient les éléments repris, ce, opérateur d’identification, les subsume et les rassemble dans une nouvelle entité (…) mais des raisons de « congruence » vont en sens inverse : de fait, la forme ce sont conjoint deux pluriels. (…) Il faut sans doute considérer qu’il y a à la fois transmission de la pluralité grammaticale et référentielle de ces gens-là par ce, et attraction du pluriel qui suit. » (Le Goffic, 1994 : 211)10.

  • 11 L’accord au singulier dans c’est nous pourrait être dû au fait que le pronom nous n’évoque pas « un (...)
  • 12 Carlier (2005 : 13) cite à ce sujet Wagner et Pinchon (1962).
  • 13 « Comment expliquer ceci ? Faut-il admettre qu’on est passé directement de ce sont ils à ce sont eu (...)
  • 14 « (…) l’évolution, en raison même de l’époque où elle devait se terminer, n’est pas allée jusqu’au (...)

4Plus récemment, Anne Carlier (2004, 2005) a donné une explication précise à l’accord en nombre, reposant sur les propriétés instructionnelles de ce, qui présente la particularité de référer en s’appuyant sur le contexte prédicatif : c’est l’attribut nominal qui non seulement rend le pronom démonstratif ce apte à se rapporter à des entités catégorisées, aptitude qu’il n’a pas intrinsèquement, mais qui aussi lui communique le trait pluriel. Ainsi ce, tout en n’ayant pas de forme plurielle, peut bien véhiculer le trait du pluriel et le transmettre au verbe » (Carlier, 2005 : 12). Les propriétés de ce font que l’accord au pluriel du verbe être ne contrevient pas à la règle de l’accord du verbe avec le sujet en français11. La variante avec l’accord du verbe au singulier pourrait quant à elle s’expliquer par l’analogie avec le singulier c’est nous/c’est vous12. Ce faisant, Carlier réfute un élément d’explication qui avait été avancé par Lucien Foulet (1920 : 46-83), puis par Ferdinand Brunot (1936 [1922] : 287), à savoir l’influence possible des grammairiens sur l’usage. Lucien Foulet proposait en effet au maintien de la variation une explication reposant sur un facteur externe : le mouvement naturel de la langue était d’aller vers le singulier et les grammairiens ont artificiellement freiné son essor en donnant leur préférence à ce sont eux13. Cette position est également celle de Ferdinand Brunot14.

  • 15 On pourra se reporter par exemple à Apotheloz et Roubaud (2018) ou à Rouquier (2018) pour les carac (...)
  • 16 On parle aussi de « spécification » ou « identification ».

5Par ailleurs, La Grande Grammaire Historique du Français, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une variation « qui traverse la langue de l’ancien français au français moderne » (Prévost, 2020 : 1115), distingue deux cas :
- en cas d’anaphore, ce s’accorderait avec ce qui précède (quel que soit le nombre de l’attribut),
- en cas de cataphore, dans une phrase clivée ou pseudo-clivée, ce s’accorderait avec l’attribut au pluriel (ibid. : 1337).
La forme c’est entre en effet dans différentes constructions avec un élément pluriel, soit comme présentatif comme dans « c’est/ce sont mes collègues » (en les désignant) où ce n’opère pas de reprise et a une forte valeur déictique, soit comme structure attributive où le pronom ce sujet de la copule est représentant du contexte gauche, avec clivage : « Pierre, Marie, Paul arrivent. Ce sont les collègues que j’ai vus hier » (phrase clivée), « Ceux qui arrivent, c’est/ce sont mes collègues » (phrase pseudo-clivée)15, ou sans clivage : « Pierre, Marie, Paul arrivent. C’est/Ce sont mes collègues de Nancy ». Dans ces derniers cas, ce s’interprète en appui sur le syntagme qui précède grâce à la relation d’équivalence établie par la copule être avec ce qui suit16, même si des exemples ambigus demeurent. L’accord au pluriel n’est possible que si l’attribut fournit une classification du contexte gauche (Van Peteghem, 2020 : 20).

6Le but de cet article est d’examiner plus en détail les descriptions grammaticales de cette construction en c’est entre le 16e et le 18e siècles, au moment où s’effectue la standardisation du français, et de confronter ces descriptions à l’évolution des usages, afin de voir s’il est possible de proposer de nouveaux arguments en faveur ou en défaveur d’une influence du discours grammatical sur l’usage des deux formes concurrentes c’est/ce sont. Nous nous demanderons notamment quels sont les critères que les grammairiens utilisent pour prescrire telle forme ou telle autre et quelles sont les conceptions sémantico-syntaxiques qui sous-tendent leur analyse. Pour mener cette étude, nous avons associé une recherche linguistique dans les textes à une recherche métalinguistique portant sur les prescriptions et commentaires formulés par les remarqueurs et grammairiens du français dans les bases Garnier Numérique (Ayres Bennett, Colombat, Fournier, 2011). Nous avons en outre choisi d’étudier l’usage de c’est/ce sont dans deux corpus : un corpus écrit majoritairement littéraire (Frantext) et un corpus de français écrit non standard, afin de mettre en lumière le rôle de la variation dans l’évolution des usages.

  • 17 On peut se reporter à Foulet (1920) qui en fait une description précise, ainsi qu’à Zink (1981).
  • 18 Ce attribut ou régime placé en tête de phrase et renvoyant au cotexte gauche est courant en ancien (...)
  • 19 Gréban v. 27723, cité par Foulet (1920 : 51).
  • 20 Renart XI, v. 632, cité par Foulet (ibid.).

7Avant de nous pencher sur la période que nous avons retenue, il est nécessaire de remonter un peu plus en amont dans l’histoire de c’est. Deux constructions coexistent en ancien français17 : d’un côté, ce suis-je, ce es tu etc., où le pronom qui suit le verbe être est clairement sujet et ce attribut18, comme le montrent l’accord du verbe et l’inversion sujet-verbe dans la phrase interrogative (suis je ce ?), d’un autre côté, la forme c’est invariable en nombre, où ce est sujet (on trouve notamment c’est suivi d’un groupe prépositionnel ou d’un adverbe comme dans c’est bien). Dans ce cadre, la construction c’est + substantif, est ambigüe. Comme le dit Lucien Foulet (1920), et plus tard Christiane Marchello-Nizia (1996), on trouve des séquences qui semblent identiques à ce suis-je, avec un GN sujet, par exemple « ce sont armeures esmolues »19, mais qui se comportent différemment à la forme interrogative : lorsque le verbe être se construit avec un GN et non un pronom, c’est le pronom ce qui se trouve alors immédiatement après le verbe et qui occupe la place du sujet inversé comme dans « est ce gorpilz ? »20. Finalement, sous l’influence de la locution c’est et parallèlement à la disparition des cas à la fin du 13e siècle (le sujet ne se distingue plus formellement du régime), ainsi qu’au figement de l’ordre Sujet-Verbe-X, la construction ce attribut + verbe être + sujet, est réanalysée : ce devient le sujet et l’élément postposé devient l’attribut. Quand cet élément postposé est un pronom, la flexion verbale en personne disparait au profit de la troisième personne, puis les pronoms clitiques postposés au verbe sont remplacés par des pronoms non clitiques. Ce suis-je décline au cours du 14e siècle et l’évolution est achevée dès 1500 pour tout le paradigme. Seul subsiste l’accord au pluriel à la personne 6 ce sont, à côté de c’est.

8Dans un premier temps, nous verrons comment les formes c’est/ce sont sont perçues et décrites par les grammairiens et remarqueurs du 16e au 18e siècles, dans un second temps nous comparerons ces positions aux usages observés dans les deux corpus considérés.

1. Description et analyse de la variation dans les textes métalinguistiques (16e-18e siècles)

  • 21 On relève une occurrence de c’est il chez Marguerite de Navarre (Trop, prou, peu, moins, 1544), et (...)

9Lorsque parait la première grammaire du français écrite en français, celle de Louis Meigret en 1550, la construction ancienne avec ce sujet et le verbe être fléchi a quasiment disparu21 (c’est, du moins, ce qui apparait dans le corpus Frantext). Pourtant, comme nous allons le voir, Meigret défend sans demi-mesure l’accord du verbe être au nom de la « congruité », et à contre-courant de l’usage. Ensuite, au cours du 17e siècle, malgré un changement de point de vue - c’est l’accord au pluriel qui, chez Vaugelas notamment, va contre la grammaire - un discours normatif s’affirme en faveur de la variante ce sont. En même temps, l’analyse des emplois de ce pronom s’affine chez les grammairiens.

1.1. De l’« anomalie » à la réanalyse (1550-1640)

1.1.1. Le problème de l’accord avec la personne au 16e siècle

  • 22 La notion de « congruité » est issue de la tradition grécolatine (Colombat, Baratin, Lallot, Rosier (...)

10Ce n’est pas la question de l’accord en nombre à la personne 6 qu’aborde Meigret, mais l’accord en personne pour ce suivi du verbe être et d’un pronom. C’est moi, c’est toi, sont pour le grammairien doublement « incongrus »22. D’une part, l’accord du verbe être pose problème, car l’élément qui est à droite du verbe est analysé comme le véritable sujet « quant au sens », dans le cadre d’une interprétation sémantico-référentielle de la construction. Ce point est abordé dans la section consacrée au verbe (« Des personnes ») :

« (…) comme le verbe substantif en sa propre signification (par laquelle il signifie subsistance) ne puisse être gouverné par démonstratif, que le gouverné ne soit la chose démontrée : comme çetuy çy et Pierre : il est donc force qu’il se range selon la personne du démonstratif ou du démontré. Parquoi, si le pronom de la première personne se rencontre après le verbe substantif, il faudra qu’il soit de même personne. A cette cause, puisqu’en disant ç’et moe, ce çe démontre la première personne, il démontre donc celle qui parle. Or est-il que la première personne du verbe est requise à la personne qui parle : il faut donc que je dise çe suys je. (…) Or, puisque le pronom de la première personne gouverne un verbe, il faut que le verbe soit de même personne et ainsi de la seconde, car ce serait une chose étrange qu’en parlant appertement de moi par le pronom démonstratif de ma personne ou bien de celle à qui je parle, j’y ajoutasse un verbe de tierce personne, qui ne peut convenir à celui qui parle ni à qui on parle : mais tant seulement à celui de qui on parle : comme si je disais je est Pierre, ou tu est Ian : pour je suys Pierre et tu es Ian, qui, par raison, seraient aussi recevables que c’est moi, c’est toi. » (Meigret, 1550 : 78-79).

Et dans la section consacrée aux pronoms (« Des cas et déclinaison des pronoms ») :

  • 23 « J’appelle le nom surposé ou apposé, celui qui gouverne le verbe et le sousposé ou souposé celui q (...)

« (…) d’autant que toutes les fois que le surposé ou sousposé23 est première ou seconde personne et nominatif, le verbe substantif doit être de même : comme je suis Piȩrre, tu ȩ’ Piȩrre. À la vérité aussi ils sont toujours le vrai surposé : car combien que nous disions çe suys je, ç’ ȩ’ tu : et que je et tu soient subséquents, ils sont toutefois, quant au sens, les vrais surposés : comme qui dirait je suys çe, tu ȩs çe. » (ibid. : 52).

  • 24 « Il faut aussi entendre que le seul verbe substantif suys, es, et veut toujours un sousposé nomina (...)

11D’autre part, le verbe être, quand il n’est pas suivi d’une préposition, doit être suivi du « nominatif »24. Or, sauf exception (dans le cas d’une coordination, moi et toi, ou seuls comme réponse à une question), les formes de régime moi et toi ne peuvent être en position de nominatif :

« Or faut-il entendre que combien que je et tu soient proprement les nominatifs des première et seconde personnes : et que moe et toe soient de leurs cas et que par conséquence ils ne dussent point être surposés des verbes : que toutefois ils le peuvent être, conjoints à toutes autres personnes par les conjonctions e ou ou : comme toe e moe le ferons : toe ou moe irons la : toe e Pierre ferez çela : toe, moe, e eus le ferons. Ils servent aussi quelquefois de surposés es réponses des interrogations : par telle condition qu’ils soient seuls sans verbe : comme qi a fet çela ? moe : toe : et non pas moe l’ey fet : et encore moins ç’et moe, ç’et toe qui est une façon de parler incongrue. » (ibid.).

12À la troisième personne du pluriel, la forme recommandée par Meigret est donc ce sont ils, c’est eux étant désigné comme une « incongruité » :

Venons maintenant aux responsifs : comme ç’ et moe, ç’ et toe, ç’ et nous, vous et ç’et eus (les mieux avisés disent çe sont ilz) et par négative çe n’et pas moe, toe, nous, vous et eus : pour lequel nous disons bien çe ne sont il’ pas : et çe n’ey je pas eté, çe n’a’ tu pas eté, çe n’avon’ nou’ pas eté, çe n’a’ vou’ pas eté, et çe n’ont il’ pas eté. Pour donc remédier à ces incongruités (…) (ibid. : 53).

13Pourtant, la tournure avec invariabilité en personne du verbe être est reconnue par Meigret comme une façon commune de parler. Voici ce qu’il écrit à propos des « interrogatifs » « esse moe, esse nous, esse vous ? » et des « responsifs » « ç’ et moe, ç’ et toe, ç’ et nous, vous et ç’et eus » :

« Or, pendant que nous sommes sur ce propos des première et seconde personnes, il nous faut examiner aucunes manières d’interrogatoires et réponses qui me semblent fort incongrues et toutefois tant communes et si promptes que le moyen sera bien difficile à observer » (ibid. : 52).

  • 25 « On vƒe de Moy & Toy quand on reƒpond a l’interrogation : comme, Qui a faict cela ? ou Eƒt ce toy (...)

14Par ailleurs, dans le Traicté de la grammaire francoise (1557) de Robert Estienne, qui parait quelques années après le Tretté, les tournures c’est moi et c’est toi, attestées à cette date dans Frantext, figurent comme exemples d’emploi des pronoms toniques moi et toi25 (en revanche, à la 3ème personne, c’est ce sont ils et c’est il qui sont mentionnés). On est donc chez Meigret dans un cas de discordance entre la règle et l’usage (Glatigny, 1982 : 101). Le grammairien la résout en partie grâce à une opposition diastratique, en renvoyant la tournure à la langue parlée, et en partie grâce au recours à un critère esthétique, en citant des constructions alternatives jugées plus élégantes : « moi » pour « c’est moi », et, à la forme interrogative, « as-tu ouvert cette porte ? » pour « est-ce toi qui a ouvert cette porte ? » :

« Pour donc remédier à ces incongruités, il faut premièrement entendre que combien qu’elles fussent congrues, elles ne seraient pas toutefois reçues entre les courtisans : par ce que nous les pouvons vider en langage plus propre, bref et plus élégant. Et pour commencer aux interrogatifs : qui ne confessera que cette façon de parler a’ tu ouvȩrt çete porte ? ne soit plus propre et plus élégante que ȩsçe toȩ, qi as ouvȩrt cȩte porte ? » (Meigret, 1550 : 53).

15Quelques années plus tard, dans sa Gramere (1562), Ramus oppose la même résistance que Meigret à la tournure c’est moi, c’est toi, c’est nous, c’est vous, c’est eux (dans le chapitre sur la « convenance » du nom avec le verbe) et il défend lui aussi l’ancienne construction :

« Il’ [moe et toe] servęt ausi dę supos en reponsę, san’ verbę : comę, Ci a fe’ sęla ? Moe, Toe, e non pas Moe l’e fet, e encorę’ moins, S’ e’ moe, S’ e’ toe, S’ e’ nous, S’ e’ vous, S’et eus : pour Sę sui’ ję, S’e’ toe, Sę somę’ nous, S’etę vous, Sę sont eus. » (Ramus, 1562 : 94)

  • 26 « De l’anomalie du nombre & de la personne », Ramus (1572 : 164-165).

16Mais, dans sa seconde édition, en 1572, l’auteur opère un revirement et modifie son jugement d’acceptabilité. La construction est désignée comme une « anomalie »26, elle fait partie des formes qui ne respectent pas la « convenance », mais l’usage prévaut contre la règle des grammairiens (« le Françoys ne seuffre jamais quun nom ou pronom supposé au verbe soit de nombre different »,1572 :164-165). « C’est moi », comme « je chanterons » ou « il est dix heures » font partie d’un ensemble de « francismes » qui rivalisent avec les atticismes et les latinismes que le grammairien revendique :

« Et si quelque Grammairiẽ vouloit despouiller nostre langue de tels ornemens, Est ce moy ? Est ce toy ? Cest moy, Cest toy, ce seroit cõme desgainer lespee luy tout seul a lencontre de toute la France » (ibid. : 168).

17La variante c’est devant pronom personnel n’est plus condamnée, elle est présentée comme un idiotisme, une trace de la spécificité du français.

  • 27 Une seule occurrence dans Frantext, comme on le verra ci-dessous.

18À la 3ème personne du pluriel, aussi bien Ramus que Meigret enregistrent les trois tournures, c’est eux, ce sont eux et ce sont ils. La première est, selon Lucien Foulet (1920 : 69), la forme appelée par « la logique de l’évolution », qui unifie le paradigme. Elle est encore très rare au 16ème siècle dans les textes littéraires27, peut-être moins dans la langue parlée. La deuxième, plus fréquente dans le corpus Frantext, avec accord du verbe être et pronom tonique serait, toujours selon Foulet, « une forme de compromis » (ibid.), préférée par les écrivains, entre ce sont ils, la tournure ancienne, et c’est eux.

19Cauchie, dans sa grammaire (1586), traite également la tournure avec invariabilité du verbe être comme une exception à l’accord du verbe en nombre et en personne avec le nominatif, mais aborde uniquement les première et seconde personnes :

« Nous ajoutons, en général, les pronoms de première et deuxième personne à un verbe de la troisième car, à la question Qui est- ce ? on répond moi, toi, ou c’est moi, c’est toi. Et, insistants, ils demandent est ce moi ? est ce toi ? Ajoute que, à ce verbe est, sont encore rattachés les pluriels nous, vous, ainsi que c’est nous, c’est vous. Est-ce nous ? Est-ce vous ? Dans ces exemples, il y a une diversité non seulement des personnes mais aussi du nombre, <diversité> que parfois nous évitons en disant pour c’est moi, ce suis-je et pour c’est nous, ce sommes nous. Ou bien nous répondons simplement moi, toi, nous, vous. [96v°] » (Cauchie 2001 [1586] : 478-479, traduction de Colette Demaizière).

20Ce n’est donc pas le problème de l’accord en nombre à la P6 qui retient l’intérêt des grammairiens du 16e siècle. Par ailleurs, la variation c’est/ce sont + GN n’est pas abordée. Le problème est ailleurs : l’évolution de ce suis-je à c’est moi et la difficulté à décrire la tournure française dans un cadre d’analyse qui est celui de la grammaire latine (Chevalier, 2006 [1968] : 236-239).

1.1.2. L’analyse grammaticale au début du 17e siècle (Maupas, 1618, Oudin, 1640)

21Au début du 17e siècle, commentant au chapitre « Des démonstratifs » les emplois du pronom ce, Maupas se distancie du terme d’« anomalie » employé par Ramus et acte l’invariabilité en personne du verbe être dans c’est + pronom en rapprochant la tournure des constructions impersonnelles :

« Ce verbe est le plus souvent employé comme impersonnellement, ou plus tost, les tierces singuliéres servent à toutes, quand il est appliqué à quelque pronom personnel. C’est moy. C’est toyC’est luyC’est vous, aucuns tiénent ces maniéres de dire, pour anomalies. Toutesfois les premiéres & tierces personnes se peuvent dire en deux sortes. C’est nous, & ce sommes nousC’est eux, & ce sont eux. Item le theme, ce suis-je, pour c’est moy, plus usité. » (Maupas, 1618 [1607] : 70)

22La variation c’est eux/ce sont eux, mise sur le même plan que c’est nous/ce sommes nous et, dans une moindre mesure, que ce suis-je/c’est moy, est simplement mentionnée, sans souci normatif.

23La disparition de ce sommes nous est entérinée un peu plus tard par Oudin, également au chapitre « Des pronoms démonstratifs » :

« Le demonstratif ce deuant le verbe estre, se construit en toutes sortes de phrases, auec tous genres & nombres, lors qu’il se rapporte directement audit verbe : comme, c’est vne belle chose : c’est la verité : c’est bien fait : c’est bien dit : ce sont de belles gens : ce doit estre : ce doiuent estre : de mesme aux interrogatiues : où est-ce ? est-ce elle ? est-ce luy ? est-ce moy ? quel homme est-ce ? quelles gens sont-ce ? c’est nous, & non pas ce sommes nous, &c. » (Oudin, 1640 : 111-112).

  • 28 En italien, « c’est/ce sont eux » se dit « sono loro », « c’est/ce sont des amis » se dit « sono am (...)

24Après lui, l’accord en personne du verbe être avec le pronom sujet postposé ne sera plus évoquée dans les grammaires. Il ne sera plus question que de l’accord en nombre avec l’attribut, non seulement dans c’est/ce sont eux mais également dans c’est/ce sont + GN pluriel. Pour cette dernière construction, Oudin ne formule pas de prescription explicite, mais choisit l’accord du verbe au pluriel dans tous ses exemples. Pourquoi cette préférence ? Est-il influencé par l’ancienne structure ? par la langue italienne28 ?

  • 29 Pour une présentation du genre des Remarques sur la langue française voir Ayres Bennett et Seijido (...)

25En somme, au 16e siècle, les premiers grammairiens du français décrivent une construction en ce suivi du verbe être » avec un pronom recteur postposé et un verbe fléchi selon la personne de celui-ci. Ils jugent la forme c’est devant une autre personne déviante, dans leur conception de la « congruence » ou de la « convenance ». Une fois admise l’invariabilité du verbe être en désaccord avec la personne du pronom personnel qui suit, l’attention du grammairien va se porter dans la période qui suit sur la variation en nombre c’est/ce sont devant pluriel, qui sera l’objet de commentaires descriptifs et/ou prescriptifs. Les commentaires métalinguistiques – qu’ils apparaissent dans une grammaire ou dans un recueil de remarques – sont généralement accompagnés de justifications ou d’explications qui dévoilent l’analyse que fait le grammairien ou le remarqueur de la structure, mais aussi ses outils et ses concepts d’analyse, sa réception des usages de son temps et de son milieu, ainsi que les représentations qu’il en a, en relation ou non avec une norme énoncée. Nous allons examiner le discours des remarqueurs29 et grammairiens sur c’est/ce sont dans la seconde partie du 17e siècle.

1.2. Les positions des remarqueurs et grammairiens (1647-1704)

26On distingue deux attitudes des remarqueurs à l’égard de la forme ce sont suivie d’un GN pluriel : l’acceptation ou le rejet.

1.2.1. Une variante acceptée et valorisée, une conception large de l’accord chez Vaugelas

27La première attitude consiste à accepter et valoriser ce sont. Vaugelas explique ainsi dans sa remarque « Ce, avec le pluriel du verbe substantif » que :

« CE a encore vn vsage en nostre langue, qui est fort beau, & tout à fait François. C’est de le mettre auec le pluriel du verbe substantif, par exemple les plus grands Capitaines de l’antiquité, ce furent Alexandre, Cesar, Hannibal, &c. & non pas les plus grands Capitaines de l’antiquité furent, ni ce fut. Ie crois neantmoins que furent, sans ce, ne seroit pas mauuais, mais auec ce, il est incomparablement meilleur. Pour ce fut, je doute fort qu’il soit bon, ou s’il l’est, c’est sans doute le moins bon de tous. » (Vaugelas, 1647 : 305)

28Dans cet exemple où ce est anaphorique du segment antéposé les plus grands Capitaines de l’antiquité, ce furent Alexandre, Cesar, Hannibal, Vaugelas opte pour le pluriel ce sont. Le non-respect de l’accord avec le sujet singulier ce est minimisé, car ce n’est pas obligatoire mais constitue une marque valorisée esthétiquement, une « grâce », un « ornement » :

« Cette petite particule a une merveilleuse grace en cet endroit, quoy qu’elle semble choquer la Grammaire en l’un de ses premiers preceptes, qui est que le nominatif singulier regit le singulier du verbe, & non pas le pluriel, & neanmoins icy on luy fait regir le pluriel en disant ce furent AlexandreCesar&c. Surquoy il est à remarquer, que toutes les façons de parler, que l’usage a establies contre les regles de la Grammaire, tant s’en faut qu’elles soient vicieuses, ni qu’il les faille éviter, qu’au contraire on en doit estre curieux comme d’un ornement de langage, qui se trouve en toutes les plus belles langues, mortes & vivantes. » (ibid.)

  • 30 Mais cette fois-ci pour justifier l’accord du verbe être avec l’élément situé à sa droite, un revir (...)
  • 31 Vaugelas traite ces exemples sous l’intitulé « Ce au commencement de la période ».

29On retrouve les mêmes arguments que chez Ramus : la comparaison avec les langues anciennes et la notion d’« ornement »30. Mais ce qui soutient ce discours, grammaticalement parlant, c’est une conception large de l’accord. Vaugelas accepte l’accord du verbe être avec ce lorsqu’il représente le contexte gauche pluriel comme en 1, mais aussi avec le contexte droit pluriel, que ce soit en tête de phrase comme en 2 et 331, ou même en relation avec un singulier antéposé comme en 4 :

1. les plus grands Capitaines de l’antiquité, CE furent Alexandre, Cesar, Hannibal

2. CE furent les Romains qui domterent

3. CE furent de grands hommes, qui les premiers inuentèrent

4. l’affaire la plus fascheuse que j’aye, CE sont les contes d’vn tel

(ibid. : 306)

30L’exemple 4 lui parait tout de même plus « étrange » car le verbe être est régi par le substantif qui suit. Il s’appuie notamment sur des exemples latins d’accord avec l’attribut pour justifier cette liberté, qui n’est pas étonnante à l’époque :

« Ces façons de parler des Latins ; domus antra fuerunt, omnia pontus erat, reuiennent à peu pres à celles que nous venons de dire. » (ibid. : 307)

31En revanche, dans la phrase pseudo-clivée « ce qui est plus déplorable, c’est que » dont on trouve des exemples dans la remarque « Ce devant le verbe substantif », Vaugelas condamne clairement l’expression de ce, car il s’agit d’une répétition (sauf s’il est éloigné du substantif, pour la netteté).

32De façon générale, chez les successeurs, il semble que, dans la continuité de Vaugelas, ce sont reste la variante valorisée, notamment chez Macé (1651 [1635 ?] : 127) avec le même exemple « Les plus grands capitaines de l’Antiquité, ce furent César, Pompée, Alexandre etc. » et chez Andry de Boisregard (1692 : 108), qui nuance toutefois : « Ce sont eux paroît meilleur ; néanmoins de bons Auteurs ont quelquefois parlé autrement, c’est eux qui ont bâti ce superbe labyrinthe ».

1.2.2. Le rejet de la variante, une conception restreinte de l’accord chez Dupleix

  • 32 Dupleix se démarque en plusieurs points de Vaugelas (cf. Kibbee et Keller, 2018 : 97-156).

33La deuxième attitude, isolée, puisqu’on ne la trouve que chez Dupleix32 consiste à rejeter la variante au pluriel considérée comme une « absurdité » :

« il s’ensuit que ceux qui parlent ou escrivent contre les regles, excellent sur les autres en l’elegance du style : qui est vne absurdité contre les principes de toutes langues. » (Scipion Dupleix, 1651 : 187-188)

34Les arguments sont, d’une part, la primauté de la règle et la « convenance » morphologique :

« ce aiant plus de convenance avec est (comme estant tous deux au singulier) qu’avec sont ou furent, qui sont au pluriel : il s’ensuit que c’est, comme plus regulier & plus naturel, est aussi plus elegant que ce sont ou ce furent. » (ibid.)

35D’autre part, le fait que ce est superflu :

« le pronom ce devant le verbe substantif, tant au nombre pluriel qu’au singulier, est superflu, & comme inutile : puis-que sans luy la phrase & le sens y sont aussi accomplis qu’avec luy. ce qu’on trouve de plus deplorable en luy, c’est ƒa negligence. » (ibid.)

36Dans ce cas, il n’y a pas d’analyse de la reprise faite par ce et la conception de l’accord est réduite.

37Par la suite, hormis Dupleix, aucun grammairien ne revient sur la préférence accordée au pluriel. Au contraire, on assiste dans la seconde moitié du 17e siècle à l’affirmation d’un discours normatif et prescriptif en faveur de ce sont, en même temps qu’à des tentatives pour rendre compte de la variation.

1.2.3. La prescription de la variante ce sont

38Chiflet en 1659 prescrit ce sont dans « ce sont eux qui ont fait cela » et non c’est eux :

« C’est moy, qui ay fait cela ; c’est toy, qui as fait cela ; c’est luy, qui a fait cela : c’est nous qui auons fait cela ; c’est vous, qui auez fait cela : ce sont eux, qui ont fait cela ; & non pas, c’est eux. Il en est de mesme aux autres Temps de ce Verbe. Ce sera moy, qui feray cela &c. Ce seront eux, qui feront cela. » (Chiflet, 1659 : 60)

39Mais il précise ailleurs :

« (…) le pronom Ce, estant pris neutralement, pour le pronom Cela, doit tousjours avoir avec soy, ou le relatif Qui, & et ses cas ; ou les troisièmes personnes du verbe Ie suis. » (ibid. : 43)

Comme dans « Ie sçay ce qui vous fasche » ou « c’est bien fait, « c’est bien dit », « c’est trop tard » (ibid.)

40En 1681, Vairasse d’Allais recourt à la « figure » pour justifier la variation c’est/ce sont :

« Il faut encore observer que le Pronom CE, par une figure assez ordinaire, se construit souvent avec les deux Genres & les deux Nombres. » (Vairasse d’Allais, 1681 : 157)

  • 33 Notons que les exemples de ces deux grammairiens sont en nombre réduit et n’illustrent pas les cas (...)

41Mais ses exemples33 ne contiennent que la forme ce sont devant un pluriel :

« C’est un homme de cœur. 

C’est la femme du monde la plus aimable.
Ce sont des gens sans honneur.
Ce sont eux qui m’ont trahi.
Ce sont elles qui vous estiment. » (ibid.)

  • 34 Dans les grammaires scolaires actuelles, on rend toujours compte de l’opposition c’est eux/ce sont (...)

42À la fin du siècle, dans les Remarques et décisions de l’Académie françoise, Paul Tallemant admet la variation diaphasique. Ainsi c’est eux est « excusable » dans le « discours ordinaire », mais il faut écrire ce sont eux34 :

  • 35 Remarques composées vers 1692-1693.

« (…) on a dit enfin que pour parler plus regulierement & sur tout en écrivant il faut, ce sont eux, mais dans le discours ordinaire, c’est eux peut s’excuser. » (Tallemant, 169835 : 136-137)

43Quelques années plus tard, dans les Observations de l’Académie française sur les Remarques de Vaugelas, Thomas Corneille, rejette l’accord au singulier plus fermement que ne le faisait Vaugelas et exclut la variation :

« ON est demeuré d’accord qu’on ne doit pas dire les plus grands Capitaines de l’antiquité ce fut Alexandre, Cesar, & Annibal. Il faut mettre le verbe au pluriel, & dire, ce furent ; mais cette phrase, les plus grands Capitaines de l’antiquité furent Alexandre, Cesar, &Annibal ne laisse pas d’estre bien construite, s’il y avoit un plus grand nombre de mots au commencement il seroit mieux d’employer ce furent. Dans l’autre exemple que M. de Vaugelas rapporte, l’affaire la plus fascheuse que j’aye, ce sont les comptes d’un tel, on ne pourroit mettre c’est les comptes d’un tel. Si ce pluriel ce sont sans aucun nom substantif pluriel qui le précede, est une irregularité, elle est authorisée par l’Usage. » (Académie française [Corneille, T.], 1704 : 290)

44En réalité, ce qui semble central et apparait sous la plume de certains remarqueurs ou grammairiens au 17e siècle, c’est moins l’entorse à la règle de convenance, que le statut et l’analyse de ce, pour justifier la variation.

1.2.4. L’analyse de ce 

45Thomas Corneille, qui réédite les Remarques de Vaugelas en 1687 avec ses propres commentaires, distingue deux cas. Dans un premier cas de figure ce ne représente qu’une « particule vide » qui neutralise le nombre, alors que dans un second cas (celui de la relative périphrastique en « ce qui ») ce est l’équivalent de « la chose » :

« La particule ce dans ces façons de parler, ce sont, ce furent, ne doit pas estre regardée comme ayant un singulier & un pluriel, mais comme une particule sans nombre, qu’on ajoûte à sont, & à furent, pour leur donner plus de grace. En effet, ce, dans ces endroits ne signifie rien, au lieu que dans, ce qui est de plus déplorable, cette particule a un singulier, & signifie autant que si on disoit, la chose qui est la plus déplorable. Ainsi on ne peut pas dire que dans, ce furent, le singulier regit un pluriel, puisque ce en cét endroit n’a pas de nombre, & ne signifie rien. » (Corneille, T., 1687 : 460-461)

46Ce que Tallemant thématise également en se demandant si ce est recteur ou non :

« La question précédente a amené celle-cy, on a trouvé dans le Dictionnaire, c’est les François qui ont gagné la victoire, ce qui peut appuyer cette opinion, c’est que le nominatif ordinairement regit le verbe, ainsi ce estant un nominatif singulier il faut dire c’est, mais la question est de sçavoir si ce, est un substantif capable de regir, ou simplement une particule qui ne peut rien regir » (Tallemant, 1698 : 136-137)

47Thomas Corneille, reprenant en effet les exemples de Vaugelas avec un SN pluriel anteposé les plus grands Capitaines de l’Antiquité, (ce) furent Alexandre, Cesar, mais aussi les phrases clivées ce furent les Romains qui etc. justifie l’emploi de la variante ce sont par l’accord uniquement avec ce qui suit :

« On pourroit ôter ce, dans le premier exemple de M. de Vaugelas, & dire, les plus grands Capitaines de l’Antiquité, furent Alexandre, Cesar &c. mais non seulement cette particule a beaucoup de grace au commencement de la periode, mais il faut necessairement l’y mettre comme en ces autres exemples, ce furent les Romains qui, &c. ce sont de grands hommes, qui les premiers, &c. Cela fait connoistre que quand ce est devant le verbe substantif, ce verbe n’est determiné à estre mis au singulier ou au pluriel, que par le nominatif qui est après, & non point par ce, ny par le nominatif qui le precede. » (Corneille, T., 1687 : 460-461)

48Bouhours, lui, dans un premier temps, conseille c’est suivant l’usage et cite ses contemporains :

« C’estoit environ quatre mille Grecs prisonniers (Vaugelas).

C’est ceux qui en usent ainsi, qui accomplissent comme ils doivent ce precepte du Sauveur.

C’est ceux-là qui sont les bons & fidelles serviteurs. (abbé Régnier Desmarais)
 Quand il avoit receu avis de quelque voitures d’argent qu’on portoit aux coffres du Roy il dispoƒoit si bien toutes choses que c’estoit ses amis qui en faisoient la prisée. (M. Charpentier)

Ce n’a pas seulement esté les Arriens qui ont varié de cette sorte (M. de Meaux).

M. Constance qui examina leurs comptes, fit voir au Roy que c’estoit eux au contraire qui luy estoient redevables de plus de soixante mille écus.

C’est moy qui ay fait cela ; c’est vous qui avez relevé mon secret ; c’est eux qui m’ont trahi. » (Bouhours, 1693 : 361-363)

  • 36 La remarque s’intitule « C’est eux, ou, ce sont eux qui ont fait cela ».

49Nous pouvons remarquer que ce se situe plutôt en tête de phrase ou dans des phrases clivées et qu’il est majoritairement non représentant dans les exemples donnés36. Mais Bouhours autorise ce sont lorsque que ce sert de reprise claire, soit dans l’interaction en réponse à une question, soit dans le texte qui précède :

« si vous demandez à un homme qui vient de voyager, quels gens sont-ce que les Persans ? il doit vous répondre : Ce sont des gens polis ; & non pas, c’est des gens polis : parce que l’on sous-entend ces gens là, & ce en tient la place. Quelque mépris que nous aïons pour les Arabes, & quelque horreur que leur seul nom nous inspire, ce furent dans leur tems les premiers hommes du monde pour la guerre & pour les sciences. C’est à dire, ces Peuples là furent. » (ibid. : 363)

50Il ajoute que « ce prend le régime de ce qu’il représente ». Il donne d’autres exemples où ce fait une reprise d’un SN pluriel anteposé :

« Cesar ne trouva pas dans les Gaules de veritables armées, dit M. de S. Evremont ; c’estoient des peuples entiers qui s’armoient tumultuairement pour la défense de leur liberté. C’est comme s’il disoit : les armées qu’il trouva dans les Gaules, estoient des Peuples entiers. » (ibid. : 364)

51Ou bien entre dans un clivage encadrant un SN pluriel :

« C’estoient de grands hommes que les Romains. Ce sont de braves guerriers que les François : c’eƒt à dire, les Romains estoient de grands hommes ; les François sont de braves guerriers. » (ibid.)

52Ce que nous observons, c’est que, contrairement à ce qui se passe vraisemblablement pour une variante graphique ou morphologique (voir les contributions de Weyh et Parussa par exemple dans ce numéro), c’est principalement l’analyse grammaticale, à côté du critère esthétique et de l’usage – il est vrai –, qui justifie l’emploi d’une variante plutôt que l’autre, ici ce sont au détriment de c’est. Ceci s’explique notamment par la configuration spécifique de cette variation qui via la copule être et le pronom ce ne rend pas agrammatical en français l’accord avec ce qui précède comme avec ce qui suit.

53Bouhours n’est pas le premier à faire la distinction en ce représentant et non représentant. Les réflexions sur le rôle anaphorique du pronom sont anciennes et se développent dans la description du français de façon remarquable aux 17e et 18e siècles (Colombat, Bouard, 2019). L’idée que ce est un pronom représentant, de tout genre et de tout nombre, circule dans le discours grammatical au 17e siècle. On la trouve notamment chez Oudin qui déclare que « Le demonstratif ce devant le verbe estre, se construit en toutes sortes de phrases, avec tous genres & nombres » comme dans « ce sont de braves gens » ou sous la plume des Messieurs de Port-Royal :

  • 37 Cette remarque sur ce apparait à propos de l’usage du relatif sans article dans les exemples « c’es (...)

« Ces façons de parler, bonnes ou mauvaiƒes ; C’est gresle qui tombe. Ce sont gens habiles qui m’ont dit cela : ne sont point contraires à la regle ; parce que le qui ne ƒe rapporte point au nom qui est ƒans article, mais à ce qui est de tout genre & de tout nombre. » (Arnauld et Lancelot, 1660 : 86-87)37

  • 38 Buffier décrit clairement le rôle de mise en relief du clivage c’est…que (208-209), mais aussi supp (...)
  • 39 Comme chez Wailly qui déclare « Mais si ce & être sont suivis des pronoms eux, elles ; ou d’un subs (...)

54Cette caractéristique du pronom ce se diffuse dans les grammaires du 18e siècle notamment dans la grammaire de l’Académie publiée par Regnier-Desmarais qui déclare que « le pronom ce est souvent employé substantivement dans nostre langue, & alors il est toujours relatif à ce qui précède » et qu’il « Sert à désigner une personne ou une chose » (1705 : 280-281) ou dans la grammaire de Buffier qui, parlant de pronom « incomplet » (1709 : 54, 207), précise que ce « indique les objets de divers genres & et de divers nombres » (1709 : 206-207)38 comme dans « ce n’étoit pas un pédant mais un courtisan, ce sont d’honnêtes gens ». Au début du 18e siècle, la reconnaissance de la spécificité de la forme ce va dans le sens de la défense de la variante ce sont devant SN pluriel (Girard, 1747 : I, 307, 357-359 ; Wailly, 1786 [1754] : 211)39. L’Académie, en 1704, intègre une partie de ces analyses dans sa prescription qui distingue différents cas de figure. Elle condamne c’est suivi d’un pluriel :

« On est demeuré d’accord qu’on ne doit pas dire les plus grands Capitaines de l’antiquité ce fut Alexandre, Cesar, & Annibal. » (1704 : 290)

Et ajoute que la présence du ce est recommandée en cas de long détachement à gauche :

(…) mais cette phrase, les plus grands Capitaines de l’antiquité furent Alexandre, Cesar, & Annibal ne laisse pas d’estre bien construite, s’il y avoit un plus grand nombre de mots au commencement il seroit mieux d’employer ce furent. (ibid.)

  • 40 Ayres Bennett et Caron voient dans le discours de l’Académie sur le Quinte-Curce de Vaugelas la vol (...)

reconnaissant ainsi le rôle de relais anaphorique que constitue ce40. Mais en cas de détachement singulier à gauche, ce sont est une irrégularité toutefois autorisée par l’usage :

Dans l’autre exemple que M. de Vaugelas rapporte, l’affaire la plus fascheuse que j’aye, ce sont les comptes d’un tel, on ne pourroit mettre c’est les comptes d’un tel.

Si ce pluriel ce sont sans aucun nom substantif pluriel qui le précede, est une irregularité, elle est authorisée par l’Usage. (ibid.)

55Ce qui cristallise l’attention des Académiciens et justifie (ou interdit) l’accord c’est la reprise réalisée par ce du pluriel anteposé.

56En somme, au début du 18e siècle, on peut affirmer que, à l’issue d’un processus de réanalyse de la structure ancienne avec sujet pronominal postposé (ce suis je devient c’est moi) laissant place à deux variantes c’est ou ce sont devant pluriel et à la faveur d’une conception large de l’accord sujet-verbe et d’un développement de l’analyse du fonctionnement du pronom ce, la variante ce sont est unanimement préconisée devant un pluriel, en particulier en cas de détachement long pluriel à gauche (comme dans « les plus grands Capitaines de l’antiquité ce furent Alexandre, Cesar, & Annibal ») car ce est reconnu comme élément de reprise, mais uniquement toléré quand le détachement en tête est singulier (comme dans « l’affaire la plus fascheuse que j’aye, ce sont les comptes d’un tel »). La forme c’est est proscrite dans les deux cas devant un pluriel : « les plus grands Capitaines de l’antiquité ce fut Alexandre, Cesar, & Annibal ; l’affaire la plus fascheuse que j’aye, c’est les comptes d’un tel ». Or, comme on va le voir dans notre seconde partie, il existe une évolution des usages de ce sont/c’est entre le 17e et le 18e siècles.

2. Les usages : recherche dans deux corpus

  • 41 Ernst, G., Wolf, B., 2005, Textes français privés des XVIIe et XVIIIe siècles, Cédérom, Tübingen, N (...)

57Nous avons interrogé deux corpus : Frantext, sur une période allant du 16e au 18e siècles, et les Textes français privés des XVIIème et XVIIIème siècles41. Nous avons cherché à représenter l’évolution, d’une part, de c’est et ce sont suivis du pronom de personne 6 eux et, d’autre part, de c’est et ce sont suivis d’un GN pluriel commençant par les et des. Nous présenterons notre méthodologie, puis nos résultats avec des commentaires, pour chacun des deux corpus.

2.1. Remarques d’ordre méthodologique

  • 42 Nous avons contrôlé une dizaine d’occurrences par siècle.

58Concernant le corpus Frantext, nous avons fait le choix d’interroger tous les textes disponibles, quelle que soit leur date d’édition. Les éditions des textes du 16e et du 17e siècles retenues par Frantext datent pour beaucoup des 19e et 20e siècles. Elles peuvent poser des problèmes de normalisation, concernant les graphies essentiellement, mais écarter par principe toutes les éditions tardives aurait rendu le corpus non pertinent en raison du faible nombre d’occurrences de c’est sur la période considérée. Nous avons toutefois effectué des tests sur chaque siècle42, en comparant l’édition de Frantext et l’édition originale de plusieurs textes et nous n’avons constaté aucune correction portant sur les formes c’est et ce sont (notamment aucun c’est corrigé en ce sont).

59Nous avons également choisi de comptabiliser les occurrences de c’est/ce sont non seulement au présent de l’indicatif, mais également au passé simple. Cela nous a semblé nécessaire pour le second corpus étudié, Textes français privés des XVIIème et XVIIIème siècles, qui contient assez peu d’occurrences de la construction c’est, dont une partie est conjuguée au passé simple (ce qui s’explique par la nature des textes qui relatent pour la plupart des faits passés). Afin de rendre possible la comparaison, nous avons retenu les mêmes tiroirs verbaux dans le corpus Frantext. En revanche, nous n’avons pas pris en compte les occurrences des variantes à l’imparfait (qui sont homophones c’était/c’étaient), partant du principe qu’une opposition entre singulier et pluriel existant seulement à l’écrit pouvait ne pas être pertinente chez des scripteurs maitrisant imparfaitement l’orthographe grammaticale.

2.2. Corpus Frantext

60Les résultats de notre recherche dans Frantext sont représentés dans les tableaux 1 et 2.

Tableau 1. Nombre d’occurrences de c’est/ce sont eux et de c’est/ce sont + GN pluriel introduit par lesdes au présent et au passé simple

16e

17e

18e

c’est eux

1

17

12

Ce sont eux

14

50

115

Ce fut eux

0

0

0

Ce furent eux

0

4

8

C’est + les/des

1

15

16

Ce sont les/des

191

1631

2261

Ce fut + les/des

2

10

6

Ce furent les/des

14

37

86

Tableau 2. Pourcentage d’accord du verbe être au singulier relativement à l’ensemble des occurrences

16e siècle

17e siècle

18e siècle

c’est eux

7 %

34 %

10 %

Ce fut eux

0 %

0 %

0 %

C’est + les/des

0,5 %

0,9 %

0,3 %

Ce fut + les/des

14 %

27 %

7 %

  • 43 On trouve dans Frantext un texte dans lequel sont successivement employés c’est eux et ce sont + GN(...)
  • 44 L’emploi de c’est eux dans le passage suivant par Mme de Sévigné, qui emploie plus souvent ce sont (...)

61L’accord au pluriel apparait largement majoritaire sur toute la période, que le verbe être soit conjugué au présent ou au passé simple, et que c’est soit suivi d’un pronom ou d’un GN. On constate tout de même que, au présent, la part relative de c’est eux est plus importante que la part relative de c’est + GN pluriel (c’est toujours le cas en français contemporain)43. Une tendance à l’uniformisation du paradigme pour c’est suivi d’un pronom personnel peut-elle contribuer à expliquer cet écart ? L’analogie, par rapport à c’est nous/c’est vous joue-t-elle un rôle ?44. En tout cas, l’accord au pluriel domine en français littéraire dès le début du 16e siècle, avant, donc, que le discours grammatical ne se prononce en faveur de ce sont. C’est l’un des arguments qui permet à Anne Carlier (2005) d’affirmer qu’une influence des grammairiens du 17e siècle sur l’usage, hypothèse défendue par Lucien Foulet et Ferdinand Brunot, est peu probable : visiblement, Vaugelas et ses successeurs n’ont fait que suivre la tendance.

62Toutefois, on remarque aussi que la part relative de c’est eux augmente assez nettement entre le 16e et le 17e siècle (elle est presque multipliée par cinq), avant de diminuer, nettement également, au 18e siècle. Elle réaugmentera au 19e siècle. On observe la même évolution pour ce fut + GN. Ainsi, s’il est clair que les grammairiens n’ont pas maintenu artificiellement en usage un ce sont sur le déclin, on ne peut exclure que le discours grammatical de la seconde moitié du 17e siècle, prônant l’accord au pluriel, ait pu freiner l’emploi de c’est eux en français littéraire au 18e siècle (et plus tard).

63Par ailleurs, nous disposons d’indices nous permettant de penser que l’accord au singulier dans c’est + pluriel était plus courant que les données du corpus Frantext ne le laissent supposer. Tout d’abord, on peut se rappeler que, alors qu’on ne trouve qu’une seule occurrence de c’est eux dans Frantext au 16e siècle (tableau 1), cette tournure est proscrite (au profit de ce sont ils ou ce sont eux) chez Meigret et Ramus. On peut penser qu’une construction critiquée est répandue. Ensuite, une analyse plus précise des occurrences de c’est conduit à penser que l’accord au singulier représente au 18e siècle un emploi oral, familier ou marqué socialement. En effet, sur la période 1700-1799, la grande majorité des occurrences de c’est + GN pluriel se trouve dans des textes théâtraux, donc dans des représentations de la langue orale, et/ou dans la bouche de personnages représentant les classes populaires. Nous en donnons ci-dessous quelques exemples :

« [Jacob] (…) mais si, par hasard, quelque jour vous aviez envie de prendre un camarade de ménage, là, de ces garçons qu’on n’envoie point dans une chambre à part, et qui sont assez hardis pour dormir côte à côté du monde ; comme appelle-t-on la profession de ces gens-là ? On dit chez nous que c’est des maris : est-ce ici de même ? » (Marivaux, Le Paysan parvenu, 1734)

« Blaise [paysan] : (…) Tenez, Monsieur, quand des maris amenont ici leurs femmes pour ça, les yaux n’y font rian. Quand les femmes venont toutes seules, les yaux operont que c’est des marveilles. » (Dancourt, Les Eaux de Bourbon, 1711, scène 2, 1711)

« Janot [garçon de boutique] : (…) les grands comme les petits, les enfants comme les personnes, dans le monde comme à l’école, on a beau venir se plaindre d’avoir eu des coups, autant de pris ! c’est toujours les battus qui paient l’amende.

Au public.

Encore, si du moins, messieurs, c’t amende là pouvait tourner au profit de vos plaisirs, je me croirais ben heureux de la payer tous les jours ! » (Dorvigny, Les Battus paient l’amende, scène XXI, 1779)

  • 45 Nous n’avons pas, pour le présent article, étudié les différences d’emplois éventuelles entre c’est(...)

64Au 17e siècle, les emplois de c’est sont minoritaires, mais n’apparaissent pas marqués de la sorte. On remarque également une variation intratextuelle qui aura disparu au siècle suivant. Bossuet, Mme de Sévigné, Boisguilbert et d’autres utilisent majoritairement ce sont, mais on trouve dans leurs textes des occurrences de c’est suivi d’un pluriel45 :

« ce sont les marchez seuls qui décident souverainement en cette occasion » (Boisguilbert, Le Détail de la France sous le règne présent 1)

« A l’égard des manœuvriers, comme c’est les plus miserables qui devoient faire la regle des autres, tout le monde sait (…) ». (ibid.)

65Cette évolution des emplois de c’est + pluriel dans Frantext entre le 17e et le 18e siècle suggère que le discours grammatical en faveur de ce sont, qui existe à partir de la seconde moitié du 17e siècle, a pu contribuer à creuser un écart entre les usages des deux variantes, d’un point de vue à la fois diastratique et diamésique.

66Que l’usage dominant de ce sont dans Frantext pour la période considérée puisse masquer un usage plus important de c’est en français non littéraire semble par ailleurs confirmé par l’examen d’un second corpus rassemblant des textes de scripteurs non professionnels.

2.3. Corpus Textes français privés des XVIIe et XVIIIe siècles

  • 46 Ernst, G. (2010), « Textes privés des XVIIe et XVIIIe siècles : problèmes et chances d’une édition  (...)

67Les textes constituant ce corpus ont été choisis à partir de trois critères, explicités par son auteur Gerard Ernst dans un article datant de 201046 : l’origine sociale modeste des auteurs, leur faible degré de formation scolaire et la « privauté » de l’écrit, c’est-à-dire le fait que leur auteur n’ait pas envisagé d’être lu (il s’agit de journaux personnels, journaux de famille ou de raison). Les résultats obtenus sont à considérer avec précaution, notamment en raison de la taille du corpus. Celui-ci compte au total douze textes (et environ 485 000 mots), mais nous n’en avons exploité que cinq. Quatre textes ne contiennent aucune occurrence de la tournure c’est/ce sont eux ou c’est/ce sont + GN pluriel, quel que soit le temps (Trividic, Goyard, Mercier, Desnoyers), et trois textes ne contiennent que des occurrences à l’imparfait (Valuche, Dusson, Montjean). Or, comme nous l’avons déjà mentionné, nous n’avons pas pris en compte les occurrences des variantes à l’imparfait, la différence entre les formes n’existant qu’à l’écrit. L’analyse se base donc sur les cinq textes du corpus qui comportent des occurrences de c’est et/ou ce sont + pluriel au présent et/ou au passé simple (Durand, Chavatte, Réveillaud, Girard, Ménétra). Tous les textes apparaissent dans le tableau 3 dans l’ordre chronologique et on précise pour chacun la période couverte, la région de l’auteur et le métier qu’il exerce ou le groupe social auquel il appartient.

Tableau 3 Pourcentage d’accord du verbe être au singulier relativement à l’ensemble des occurrences (ce + être accordé au singulier ou au pluriel + pluriel)

  • 47 Et non les dates d’écriture.

Scripteur

Périodes couvertes par les textes47

Région

Groupe social

Pourcentage d’accord du verbe au singulier par rapport à l’ensemble des occurrences

Durand, journal

1610-1624

Poligny (Franche-Comté)

Chirurgien

67 %

Trividic, journal

1610-1644

Guingamp (Bretagne)

Bourgeoisie

-

Goyard, livre de raison

1611-1643

Bert-en-Bourbonnais (Auvergne)

Procureur d’office

-

Valuche, journal

1607-1662

Candé (Pays de la Loire)

Petite bourgeoisie

25 %

Chavatte, chronique

1657-1693

Lille (Nord-pas-de-Calais)

Tisserand

45 %

Mercier, livre de raison

1650-1661

Paris

Petite noblesse

-

Dusson, journal

1658-1685

Couches (Bourgogne)

Tisserand

67 %

Desnoyers, journal

1689-1725

Blois (Centre)

Chirurgien

-

Réveillaud

1696-1745

Saintes (Poitou-Charentes)

Greffier

38 %

Girard, journal

1722-1725

Blois (Centre)

Horloger retraité

100 %

Ménétra

1764-1802/3

Paris

Vitrier

35 %

Montjean

1774/75

Paris

Mercier

67 %

68Comme on peut le constater, le pourcentage d’accord du verbe être au singulier lorsque l’élément postverbal est au pluriel est en moyenne beaucoup plus élevé que dans Frantext. Ce constat nous permet de faire l’hypothèse que, aux 17e et 18e siècles, c’est + pluriel était, relativement à l’emploi de ce sont, plus fréquent parmi des scripteurs peu lettrés que parmi des scripteurs professionnels. Dans la mesure où il parait raisonnable de penser que ces scripteurs peu lettrés étaient moins influencés par la norme grammaticale alors en train de s’établir (que celle-ci émane des grammairiens ou de leurs relais dans la société), on peut également faire l’hypothèse que cette norme a pu influencer les emplois de c’est et de ce sont dans les écrits des lettrés, c’est à dire que le discours grammatical qui préconise l’emploi de ce sont à la fin du 17e siècle a favorisé ce sont et a freiné c’est dans ces écrits.

  • 48 « Ch. Dangibeaud, le premier qui s’est occupé, en historien, du manuscrit que nous allons publier ( (...)
  • 49 « (…) en jugeant de la forme linguistique, il faudra toujours se rappeler que nous sommes devant le (...)

69Il est difficile d’affiner davantage le lien entre usage de c’est et maîtrise de l’écrit. On pourrait souligner que l’un des deux auteurs utilisant le plus ce sont, Michel Réveillaud, est probablement celui qui a le plus l’habitude d’écrire (G. Ernst rapporte qu’il aurait été procureur et greffier48), tandis que l’autre, Jean-Louis Ménétra, est probablement celui qui a le plus réfléchi à la forme linguistique de son texte (sans cependant se montrer soucieux de la norme49). Les auteurs utilisant le plus la forme au singulier, Guillaume Durand, Pierre Ignace Chavatte et Isaac Girard sont chirurgien ou artisan. Cela pourrait constituer un autre indice d’un facteur social de variation. Cependant, il nous semble difficile d’établir une corrélation pertinente à partir de cinq textes seulement. En outre, il existe, comme le montre le tableau 4, une variation intratextuelle importante. Hormis Girard, qui emploie exclusivement l’accord au singulier, les auteurs emploient les deux formes, sans que le contexte soit discriminant :

Tableau 4 : Exemples d’occurrences de c’est/ce sont + pluriel dans le corpus Textes français privés des XVIIe et XVIIIe siècles

C’est + pluriel

Ce sont + pluriel

Réveillaud

Le lundy cest mrs les cures quy ont fait loffice

Le jeudy 23 dudit mois cest les peres jacobins quy ont fait le services

ce sont les penitans quy ont porté le corps

e sont mrs les cures de can pagne quy ont estes apelles archiprestre

Chavatte

ce furent ceux cy jean barier fils la moralle puissant jacque fauvar et un nommè caba

j`ai eu mon chapeau perdu qui me l`on ostè je croie que ce fut les mesmes

Ménétra

faire croire que cest des voleur quy ont manqué delasasiner

moy de penser que sesont des gens aposteé pour nous asasiner

Durand

c’est benoit bernard et le filz de feu francois benois le cler richard

se sont gens qui font unguentum de agripa sine oleo et cera

70Il n’apparait pas, par ailleurs, que l’on puisse relier les emplois plus ou moins fréquents de c’est et de ce sont à l’origine géographique des scripteurs. Enfin, le tableau ne met pas en évidence une évolution nette des emplois dans le temps.

Conclusion

71Les résultats obtenus pour l’étude des usages de c’est/ce sont montrent l’intérêt de prendre en compte, en histoire de la langue, dans la mesure du possible, des corpus de français non standard. Certes la littérature et Frantext peuvent accueillir la langue orale ou familière, mais, d’une part, il s’agit toujours d’une représentation, d’autre part, cette représentation est faible pour le français préclassique et classique (comme nous l’avons vu dans cette étude). Elle est plus importante à partir du 19e siècle, ce qui se traduit, concernant l’objet de cet article, par une hausse des emplois de la variante c’est à partir de cette période. Ainsi, dans ce cas précis, ce qui peut sembler une évolution de la langue n’en est peut-être pas une, ou est en tout cas à relativiser. L’examen d’un corpus de français non littéraire, mettant en évidence l’existence de la variation c’est/ce sont de façon plus importante que ne le suggère Frantext, permet de faire l’hypothèse que la domination de ce sont en français littéraire peut s’expliquer en partie par la grammatisation du français et le discours normatif qui l’accompagne, qui tendent à faire de ce sont une variante de l’écrit surveillé. Aujourd’hui, écrire ce sont en accord avec ce qui suit est considéré comme une marque de maitrise de l’analyse grammaticale. Ce sont apparait alors de ce point de vue comme une variante de l’écrivain ou de l’expert de l’écrit (ayant le choix avec c’est).

72Cette étude nous a également permis de constater que l’accord de c’est suivi d’un pluriel, est un accord particulièrement complexe, permis par le rôle de ce et la copule être, qui demande une analyse de ce qui précède et de ce qui suit en termes référentiels et morphologiques. La forme ce sont ne peut donc être considérée au même titre qu’une variante morphologique ou phonétique qui apparait à un moment donné de l’histoire du français puis disparait. Les spécificités de cet accord nécessitent une approche historique combinant histoire des usages et histoire de la syntaxe en termes de notions et d’outillage métalinguistique (catégories et terminologie).

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Bibliographie

Bibliographie primaire

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Bibliographie secondaire

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Notes

1 Cet article est l’aboutissement de deux communications (non publiées). La première a eu lieu en août 2017 au colloque ICHoLS 14 à l’université Paris 3 Sorbonne Nouvelle et la seconde en décembre 2018 au colloque « Ce disant, Que fait-on ? aspects grammaticaux et discursifs de ce en français » à l’université de Strasbourg.

2 Pour une synthèse, voir Prévost (2020 : 1331-1337).

3 Comme en attestent les exemples de français classique cités par Tourrette (2020 : 63) : « ce pain de l’âme sont les instructions solides de la piété (Nicole) », « tout cela sont des fautes contre la pureté du langage (Vaugelas) », « mon mal sont des vapeurs » (Sévigné), ou par Grevisse et Goosse (2008 : par. 932 et 933, 1158-1159), qui présentent des cas d’accord du verbe être avec un attribut pluriel malgré un sujet singulier. On en trouve aussi en français contemporain par exemple dans des copies d’étudiant : « le second texte sont les Confessions » (Tourrette, 2020 : 66).

4 Plusieurs linguistes mentionnent des cas de variation dans l’accord du verbe en français contemporain, notamment dans une construction impersonnelle ou dans une construction attributive avec être. Par exemple, Berrendonner et Béguelin (2020 : 51-64) citent : « Existent-ils des indices intonatifs de segmentation en unités macro-syntaxiques ? » (exemple d’un titre d’article) ou « Un champ lexical sont tous les mots qui ont une certaine parenté entre eux » (exemple d’une copie d’étudiant). Toutefois, ces deux chercheurs mentionnent eux-mêmes le fait que l’accord au pluriel du verbe être en construction attributive (avec un sujet autre que ce) relève « d’un état de langue ancien » ou « d’hypercorrections isolées » (ibid. : 55) et que l’accord au pluriel du verbe dans une construction impersonnelle n’est attesté qu’à l’écrit (hypercorrection également). Cette variation nous semble effectivement beaucoup plus marginale que celle touchant c’est/ce sont.

5 On peut aussi se reporter au Bon Usage, paragraphe 933, où on lit que « le singulier, qui est l’usage ordinaire de la langue parlée non soignée, n’est pas tellement rare dans l’écrit, soit parce que l’auteur veut reproduire cet usage populaire, soit parce qu’il se réfère à la tradition classique » (Goosse, Grevisse, 2008).

6 « Ce étant un neutre non catégorisé, on s’attendrait à trouver le verbe au singulier, ce qui est effectivement le cas lorsque l’attribut est adjectival (…). Cependant lorsque l’attribut est nominal et pluriel, l’accord au pluriel est plus fréquent et est généralement considéré comme plus formel en français contemporain. » (Van Peteghem, 2020 : 34).

7 « Toutes deux [les variantes ce sont et il impersonnel + verbe au pluriel] sont (…) la trace d’une alternance semblable, entre une version <standard> (verbe non accordé, invariable) et une version « de prestige » ou supposée telle (verbe accordé avec un argument droit). » (Berrendonner et Béguelin, 2020 : 55-56).

8 Exemple issu d’une copie de dictée d’un élève de CM2 datée du 04/10/22 : « Sur le bord il y a un pot avec des fleurs. J’ai demandé à Louise ce que c’étais, et Louise a répondu que c’étais des uraniums. Je lui est dis que c’étais dangereux. » (corrigé manuellement par l’enseignante en « c’étaient des uraniums »).

9 Exemple du journal « Le Monde » du 25/11/2021 qui titre : « La colère des associations après la mort de 27 migrants dans la Manche : ‘C’étaient des hommes, des femmes, des enfants, des humains’ ».

10 Voir aussi Fournier (1998 : 31).

11 L’accord au singulier dans c’est nous pourrait être dû au fait que le pronom nous n’évoque pas « une pluralité d’êtres de même nature », mais « un "je" étendu au "non-je" » (Carlier, 2005 : 13). « De même, vous, tout en pouvant évoquer plusieurs "tu", sert souvent à évoquer "toi et d’autres personnes", d’où également la forme verbale au singulier dans c’est vous. » (ibid.)

12 Carlier (2005 : 13) cite à ce sujet Wagner et Pinchon (1962).

13 « Comment expliquer ceci ? Faut-il admettre qu’on est passé directement de ce sont ils à ce sont eux sous l’influence de c’est lui ? Faut-il croire au contraire que de c’est lui on avait très logiquement conclu à c’est eux, et que ce sont eux est une correction après coup, le produit d’une réaction très consciente qui veut tenir compte à la fois des traditions de la syntaxe et des exigences de l’évolution linguistique ? Cette seconde hypothèse semble la plus probable. » (Foulet, 1920 : 69).

14 « (…) l’évolution, en raison même de l’époque où elle devait se terminer, n’est pas allée jusqu’au bout. Tandis que toutes les autres personnes se construisaient avec c’est invariable : c’est moi, toi, etc., la 3e personne du pluriel continuait, au XVIe s., à varier régulièrement : ce ne sont pas les gens de piedil faut que ce soient les gens de cheval (Brantôme, G. Cap., v, 125) ; de même devant le pronom eux : c’est eux ou ce sont eux. Sans aucun doute, si la langue avait été laissée à elle-même, elle aurait fini par ne plus connaître, au bout d’un temps plus ou moins long, que le seul c’est. On eût dit : C’est les gens de pied, c’est eux, comme on disait : c’est nous, c’est vous. Mais les grammairiens sont intervenus et ont fixé la règle avant que l’invariabilité totale fût acquise. » (Brunot, 1936 [1922] : 287).

15 On pourra se reporter par exemple à Apotheloz et Roubaud (2018) ou à Rouquier (2018) pour les caractéristiques des phrases clivées et pseudo-clivées.

16 On parle aussi de « spécification » ou « identification ».

17 On peut se reporter à Foulet (1920) qui en fait une description précise, ainsi qu’à Zink (1981).

18 Ce attribut ou régime placé en tête de phrase et renvoyant au cotexte gauche est courant en ancien français (Foulet, 1920 : 47-50).

19 Gréban v. 27723, cité par Foulet (1920 : 51).

20 Renart XI, v. 632, cité par Foulet (ibid.).

21 On relève une occurrence de c’est il chez Marguerite de Navarre (Trop, prou, peu, moins, 1544), et quelques occurrences de ce suis-je et ce sommes nous chez Calvin (Quart volume contenant 57 sermons […], 1558), dans un contexte particulier où elles peuvent être interprétées comme des archaïsmes (Carlier, 2005 : 5).

22 La notion de « congruité » est issue de la tradition grécolatine (Colombat, Baratin, Lallot, Rosier-Catach, 1999) et renvoie à des questions d’accord mais aussi d’interprétation ou de sémantique.

23 « J’appelle le nom surposé ou apposé, celui qui gouverne le verbe et le sousposé ou souposé celui qui est gouverné » (ibid. : 52).

24 « Il faut aussi entendre que le seul verbe substantif suys, es, et veut toujours un sousposé nominatif » (ibid.).

25 « On vƒe de Moy & Toy quand on reƒpond a l’interrogation : comme, Qui a faict cela ? ou Eƒt ce toy qui a faict cela ? Et on reƒpond, C’eƒt moy. ou C’eƒt toy. Quand auƒƒi nous niõs auoir faict ce qu’on nous impoƒe : cõme, C’eƒt toy qui as faict cela. Ce n’eƒt pas moy. » (« Des cas et déclinaisons des pronoms », Estienne, 1557 : 23).

26 « De l’anomalie du nombre & de la personne », Ramus (1572 : 164-165).

27 Une seule occurrence dans Frantext, comme on le verra ci-dessous.

28 En italien, « c’est/ce sont eux » se dit « sono loro », « c’est/ce sont des amis » se dit « sono amici ». Antoine Oudin est interprète du roi et auteur d’un dictionnaire italien-français.

29 Pour une présentation du genre des Remarques sur la langue française voir Ayres Bennett et Seijido (2011).

30 Mais cette fois-ci pour justifier l’accord du verbe être avec l’élément situé à sa droite, un revirement s’étant opéré depuis le 16e siècle : ce n’est plus le non-accord avec la personne (pronom personnel qui suit) qui est problématique mais l’accord au pluriel à la personne 6 uniquement.

31 Vaugelas traite ces exemples sous l’intitulé « Ce au commencement de la période ».

32 Dupleix se démarque en plusieurs points de Vaugelas (cf. Kibbee et Keller, 2018 : 97-156).

33 Notons que les exemples de ces deux grammairiens sont en nombre réduit et n’illustrent pas les cas évoqués par Vaugelas, il n’y a pas ici de contexte droit mentionné et ce n’est pas mis en relation avec qui.

34 Dans les grammaires scolaires actuelles, on rend toujours compte de l’opposition c’est eux/ce sont eux par le registre.

35 Remarques composées vers 1692-1693.

36 La remarque s’intitule « C’est eux, ou, ce sont eux qui ont fait cela ».

37 Cette remarque sur ce apparait à propos de l’usage du relatif sans article dans les exemples « c’est gresle qui tombe », « ce sont gens habiles qui m’ont dit cela » où les Messieurs reconnaissent le rôle prédicatif du clivage : « Car le nom sans article gresle, gens habiles, est ce que j’affirme, & par conséquent l’attribut, & le qui fait partie du sujet dont j’affirme. Car j’affirme de ce qui tombe que c’est de la gresle ; de ceux qui m’ont dit cela, que ce sont des gens habiles : Et ainsi le qui ne se rapportant point au nom sans article, cela ne regarde point cette règle » (Arnauld et Lancelot, 1660 : 86-87).

38 Buffier décrit clairement le rôle de mise en relief du clivage c’est…que (208-209), mais aussi suppression possible de ce dans d’autres cas (448).

39 Comme chez Wailly qui déclare « Mais si ce & être sont suivis des pronoms eux, elles ; ou d’un substantif pluriel, sans préposition, alors on met le verbe au pluriel. Ce sont vos ancêtres qui, par leurs vertus &leurs belles actions, vous ont mérité la qualité de Nobles ; ce sont eux qui vous rendent illustres : imitez-les si vous ne voulez pas dégénérer. Ainsi au lieu de dire avec M. Bossuet : c’est eux qui ont bâti ce superbe labyrinthe, je dirois : ce sont eux qui ont bâti ce superbe labyrinthe. » (Wailly, 1786 [1754] : 211).

40 Ayres Bennett et Caron voient dans le discours de l’Académie sur le Quinte-Curce de Vaugelas la volonté d’un « marquage morphologique maximal » et une certaine « déontologie de l’anaphore » (1997 : 36, 40).

41 Ernst, G., Wolf, B., 2005, Textes français privés des XVIIe et XVIIIe siècles, Cédérom, Tübingen, Niemeyer.

42 Nous avons contrôlé une dizaine d’occurrences par siècle.

43 On trouve dans Frantext un texte dans lequel sont successivement employés c’est eux et ce sont + GN : « Mais si j’estois assez injuste pour m’en faire honneur au prejudice de ces peres ; les chefs des troupes ennemis, tous mes officiers, ma propre armée me démentiroit. C’est eux, messieurs ; ce sont ces peres, qui par leur prudence, leur adresse, les justes temperamens qu’ils ont apportez, ont mis fin à cette importante affaire. » (Le Comte Le Père Louis, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, tome 2, 1696, p. 430).

44 L’emploi de c’est eux dans le passage suivant par Mme de Sévigné, qui emploie plus souvent ce sont eux, pourrait être influencé par la proximité de c’est nous : « J’ai demandé d’abord qui l’avait prise, si ce n’était point nous, mais non, c’est eux. » (Mme de Sévigné, Correspondances, tome 2, p. 401). 

45 Nous n’avons pas, pour le présent article, étudié les différences d’emplois éventuelles entre c’est + pluriel et ce sont + pluriel chez un même auteur.

46 Ernst, G. (2010), « Textes privés des XVIIe et XVIIIe siècles : problèmes et chances d’une édition », Linguistica, 50 (1), 55–68.

47 Et non les dates d’écriture.

48 « Ch. Dangibeaud, le premier qui s’est occupé, en historien, du manuscrit que nous allons publier (Dangibeaud 1914), nous présente Michel Réveillaud, auteur de ce texte, comme « sieur de Changrelou, procureur au présidial, greffier de l’officialité » et pour certaines périodes « receveur des revenus du Chapitre, jurat, garde minute dans la chancellerie du présidial de Saintes » (…). Ses fonctions professionnelles présupposent, certes, une bonne maîtrise de l’activité scriptural ; on peut ainsi présumer – au contraire des autres auteurs de cette série de textes – que le fait d’écrire était pour lui une chose ordinaire, de tous les jours. » (Ernst, 2005, Corpus Textes français privés des XVIIe et XVIIIe siècles).

49 « (…) en jugeant de la forme linguistique, il faudra toujours se rappeler que nous sommes devant le texte d’un artisan, d’un homme du peuple, mais que ce n’est pas un texte spontané, écrit à l’improviste, et qu’il y a contrairement à l’affirmation de l’auteur, non seulement de l’"obstentation" mais aussi de la "reflexition". » (ibid.).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Odile Leclercq et Bérengère Bouard, « L’accord de C’est/ce sont : norme, variation et usages (1550-1705) »Linx [En ligne], 87 | 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/linx/10503 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12zri

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Auteurs

Odile Leclercq

UMR 7597 HTL et UR STIH, Paris Sorbonne Université, odile.leclercq[at]sorbonne-universite.fr

Bérengère Bouard

UMR 7118 ATILF CNRS/Université de Lorraine, berengere.bouard[at]univ-lorraine.fr

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