1Cet article est consacré à la variation linguistique – plus particulièrement diatopique – dans trois séries de chroniques de langage publiées en Belgique au 19e siècle. Après une mise en perspective des discours sur le français pratiqué dans l’espace belge et une brève présentation des chroniques de nos trois grammairiens, nous interrogerons notre corpus d’un double point de vue : quels sont les arguments développés par les chroniqueurs pour identifier comme « belge » telle ou telle façon de parler ? Quels discours tiennent-ils sur ces faits de langue reconnus comme des « belgicismes » et peut-on qualifier ce discours de « puriste » dans la mesure où l’on a pu parler de « purisme belge » (Michiels, 1976 ; Ayres-Bennett, 2015) ?
- 1 En première approche, l’on consultera les articles (et les bibliographies) de Meier (2019, 2020) et (...)
2Alors que l’importance de la production des chroniqueurs belges a été plusieurs fois soulignée, peu de travaux ont été consacrés à une analyse détaillée du contenu de ces chroniques (Meier, 2019 : 256) et leur inventaire reste à faire1. Deux caractéristiques sont généralement attribuées à cette production (Osthus, 2015) : le « haut de degré de savoirs spécialisés en sciences du langage » des chroniqueurs en Belgique francophone (Meier, 2019 : 254) qui proposent des « informations linguistiques plus riches et davantage contrôlées » que celles de leurs contemporains français (Klinkenberg, 1995 : 745) de telle sorte que les chroniqueurs belges font souvent preuve d’une attitude plus souple dans la définition du bon usage et plus ouverte à la variation. Les variétés diatopiques sont toutefois moins concernées par cette attitude de tolérance – ce qui explique que le purisme belge a souvent été mis sur la sellette dans le traitement des belgicismes (Michiels, 1976 ; Klinkenberg, 1995 ; Dister, 2021).
3S’il est clair que l’attitude de ces chroniqueurs n’équivaut pas à la revendication jubilatoire affichée fièrement, de nos jours, par la Belge Angèle, qui intitule ses albums Brol et Nonante-cinq, ou par le chanteur Pierre de Maere, dont l’un des tubes clame à tue-tête « un jour, je marierai un ange », peut-on cependant parler, à leur égard, d’un purisme sacrificateur ? Nous postulerions plutôt que leurs réflexions à propos des variations diatopiques de leur pays et région sont quelquefois teintées d’hésitations ou d’ambigüités, mais toujours marquées par la volonté d’approfondir la recherche et d’explorer plus de sources, pour en établir l’origine et les éventuels emplois littéraires ou administratifs.
4La place prise par la présentation et l’analyse des trois chroniqueurs ne nous permet pas de présenter le contexte dans lequel ils ont publié leurs travaux. Nous renvoyons globalement aux travaux bien connus de Klinkenberg (1995, 2010) et de Francard (2017) pour l’impact de ces évolutions institutionnelles sur les attitudes linguistiques et leurs conséquences psychologiques (cf. notamment les notions d’« insécurité linguistique » ou de « lutétiotropisme »).
- 2 Sur ce point, cf. Berré et Pagani-Naudet (2018).
5L’on se contentera de distinguer dans les anciens Pays-Bas et la Belgique (1830-) trois types de discours métalinguistiques : des listes de calques français-flamand dès le 16e siècle et, plus tardivement, des « omnibus » wallons2 ; des dictionnaires des locutions vicieuses (dont les fameux belgicismes) qui naissent et se développent durant la période française (1792/95-1814/15) et prolifèrent durant les 19e et 20e siècles et, enfin, des traités de « remarques », genre grammatical qui apparait avec Vaugelas (1647) et dont les Pays-Bas espagnols puis autrichiens ont été friands. Les liens de ces traités avec les « chroniques langagières » (apparues au 19e siècle) ont été largement mis en évidence par Ayres-Bennett (2015) et Osthus (2015). Il va sans dire que les frontières entre ces trois types de discours sont poreuses et les influences constantes.
- 3 Certains passages de cet ouvrage avaient préalablement paru sous la forme de chroniques dans le Jou (...)
- 4 Quelques semaines avant Deharveng, le wallonisant J.-M. Remouchamps, sous le pseudonyme de l’Épluch (...)
6Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne sommes pas en mesure de proposer une date pour l’apparition des premières chroniques langagières en Belgique ; il semble toutefois évident qu’à la charnière des 19e et 20e siècles, ce que l’on appelle le « parler belge » (Cohen, 1906) suscite l’intérêt du public cultivé. Les publications qui traitent de ces questions sont si nombreuses que Léopold Courouble a pu en proposer une version parodique (Notre langue) où le terme censé corriger l’expression fautive est lui-même une forme incorrecte ou loufoque (Castadot, 2022)3. Cet intérêt ne faiblit pas et les chroniques de Deharveng dans les années 1920 fourmillent d’allusions à des articles de journaux belges voire français4.
7Né à Mons, en 1867, Joseph Deharveng a fait ses humanités au collège jésuite Saint-Stanislas de sa ville natale5. Il est entré au noviciat des jésuites à Tronchiennes [aujourd’hui Drongen, en Flandre orientale] en 1885 et a été ordonné prêtre en 1900 à Dublin (Irlande) où il a achevé ses études théologiques. De retour en Belgique, il devient titulaire de la classe de rhétorique à Liège (six ans), puis au Collège Saint-Michel à Bruxelles où il a enseigné la langue française et l’histoire jusqu’à sa mort (1901-1929). Fervent patriote, il a collaboré au journal clandestin La Libre Belgique durant la Première Guerre mondiale, ce qui lui a valu trois mois d’emprisonnement. Ce sentiment national belge est bien présent dans les chroniques et n’est pas perçu comme contradictoire avec la chasse aux belgicismes6.
- 7 L’Action française a été condamnée le 29 décembre 1926 par le Vatican ce qui n’a pas empêché Deharv (...)
8Dès 1910, ainsi que plusieurs catholiques conservateurs belges, Deharveng est influencé par les idées de l’Action française. Charles Maurras, Léon Daudet, Jacques Bainville sont des auteurs qu’il cite fréquemment dans ses chroniques et ses cours7.
- 8 Publiée par les jésuites, La Jeunesse se présente comme un « hebdomadaire illustré [qui propose] de (...)
- 9 Ces chroniques ont été réunies en six volumes. Ce sont les textes de cette version « livresque » de (...)
- 10 Il s’agit de la création de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (A (...)
- 11 « On me dit que deux mille exemplaires de Corrigeons-nous ! se sont rapidement écoulés. Tant mieux. (...)
9Le 18 novembre 1920, Deharveng a entamé sa collaboration avec La Jeunesse8 où il va tenir pendant les six années d’existence de la revue une chronique bimensuelle intitulée « Récréations philologiques et grammaticales » présentées par l’éditeur comme des « études très intéressantes sur le parler belge ». De fait, la majorité des chroniques concerne la variation diatopique (même si l’intérêt pour les belgicismes semble décroitre au fil du temps). Dans la première – sous-titrée « belgicismes » –, l’auteur part du constat que « la langue parlée et écrite en Belgique depuis le 19e siècle […] a mauvaise réputation […]. Que de tournures incorrectes dans nos conversations, et dans nos livres, et dans nos journaux et dans les discours de nos plus éloquents orateurs » (T1, 9)9. Dès lors, il sonne la mobilisation générale contre les belgicismes, ses chroniques ayant pour but, dit-il, d’en signaler « un très grand nombre à [la] jeunesse » et de « faciliter le travail de[s] futurs immortels » puisque la Belgique sera bientôt dotée d’une « Richelieu belge »10 (T1, 10). Cela suffira-t-il ? Deharveng en doute, tant le mal est profond, ancré dans toutes les classes et tous les secteurs de la société11. Et s’il lui arrive de consacrer l’une ou l’autre chronique à d’autres questions du « bon usage », il revient vite à ses belgicismes répondant à la demande de son lectorat : « un de mes amis me demande si j’ai oublié ma campagne contre les belgicismes. Non, mille fois non ! […]. La lutte contre les belgicismes, c’est le fond et le capital de ce petit ouvrage ! » (T1, 189 ; T2, 194).
- 12 Selon Stenuit (2005), la méthode a été rodée par les cours de rhétorique. Son préfacier, Éd. Ned, p (...)
- 13 Les appels de référence indiquent AMA et la page.
10Les chroniques de Deharveng nous sont parvenues sous trois « formes », leur point de départ – les leçons du professeur desquelles elles sont tirées12 – étant évidemment perdu : une première version dans la revue La Jeunesse (195 chroniques du 18/11/1920 au 23/12/1926) ; une deuxième dans les six volumes de la série « Corrigeons-nous » (entre 1923 et 1929) ; et, enfin, en 1929, une version condensée – les chroniques de plusieurs pages étant réduites à des notices d’une douzaine de lignes en moyenne – mais dont la nomenclature s’est accrue d’environ 30 % et qui porte le sous-titre Aide-mémoire et additions (AMA)13, sans que le terme « belgicisme » soit mentionné. La même année, Deharveng a publié le premier tome de Scrupules de grammairiens, une nouvelle série de « remarques » interrompue par la mort de l’auteur.
11Sans discuter ici de la valeur scientifique des Récréations, les chroniques de Deharveng constituent selon nous une réussite formelle et le lecteur d’aujourd’hui peut encore en apprécier certaines qualités stylistiques : accroche, chute, mise en scène d’interactions avec les étudiants ou d’autres lecteurs (cf. la fréquence élevée des termes d’adresse), apostrophes, citations (cf. les nombreux extraits de journaux), anecdotes, jeux de mots, ton humoristique, etc.
- 14 Leur dimension est assez variable, entre quatre et dix pages. Une chronique peut traiter de plusieu (...)
12Le passage au format livre permet une plus grande diffusion, principalement en France ce qui lui a valu quelques comptes rendus élogieux. Les textes ont été fidèlement reproduits avec l’indication de leur date de publication – ainsi que le nom de la revue pour les quelques cas où la chronique a paru ailleurs que dans La Jeunesse. Les ajouts éventuels sont indiqués après la date : il s’agit dans la plupart des cas de réponses à des questions des étudiants/lecteurs ou de compléments d’informations apportés par l’auteur14.
- 15 Louis Veuillot (°1813 †1883), homme de lettres français, fervent défenseur de l’enseignement cathol (...)
13Le principal changement, c’est l’ajout du sur-titre Corrigeons-nous ! qui a donné à la série son identité et sur lequel l’auteur s’est expliqué dans sa Postface (T1, 211) : « Corrigeons-nous ! Corrigez-vous ! Corrigez-moi ! », s’exclame-t-il… Ce triple appel invite chacun à se corriger soi-même, à corriger les autres et à corriger le professeur/grammairien s’il se révèle trop strict ou trop permissif : « ne craignez pas de réclamer voix au chapitre, dit-il à ses (anciens) élèves, jamais je ne me rebellerai là contre » (T1, 211). La notion de correction est centrale dans la matrice idéologique de Deharveng. En 1912, il a entamé une série d’articles intitulée « Louis Veuillot corrigé par lui-même » (Essais pédagogiques, 1912-1913, 1920) dans lesquels il loue l’homme de lettres français pour son constant souci de se corriger soi-même15. La correction évoque évidemment la faute, mais chez le père jésuite, elle s’intègre surtout, nous semble-t-il, dans une conception plus large, proche du sens que l’on donne aujourd’hui à la notion de révision de texte. Le locuteur/scripteur se doit d’exercer un contrôle sur ce qu’il exprime, tendre au « bon usage » – en particulier le Belge ! – et ne pas craindre « d’être dans l’obligation de se surveiller » plutôt que préférer « parler à la va-vite », c’est-à-dire, selon Deharveng, « lourdement et barbarement » (T1, 89).
14Quant à Maurice Grevisse (°1895 †1980), il n’est sans doute plus besoin de le présenter longuement. Cet enseignant et grammairien belge, né dans une famille modeste parlant le gaumais, variété du lorrain (Lieber, 1990 : 35), est bien sûr connu pour son Bon Usage.
15Si la renommée du Bon Usage s’est étendue jusqu’en France, il est un pan des réflexions sur les tours du français que Maurice Grevisse adressait, au travers de chroniques, en particulier au public belge francophone. Il a écrit d’abord pour les lecteurs de l’hebdomadaire populaire Le Moustique, de 1949 à 1954, puis, de 1955 à 1966 (Lieber, 1990 : 36), du quotidien généraliste La Libre Belgique, alors de tendance conservatrice et catholique (CRISP, 1959/1 : 10).
- 16 Les chroniques parues dans Le Moustique (de 1949 à aout 1954), dans une rubrique hebdomadaire intit (...)
16Il sera ici question des chroniques parues dans La Libre Belgique16, dans une rubrique intitulée Propos sur la langue française. Celles-ci étaient donc lues par un public bourgeois, favorable au maintien d’une structure politique centralisée (un « État unitaire ») et de la monarchie. La période de rédaction de ces chroniques constitue un moment de bouleversements socio‑politiques très importants pour ce public. J.-M. Klinkenberg, qui a étudié les représentations littéraires et culturelles au long de l’histoire de la Belgique, décrit ces années comme une « phase de ‘lutétiotropisme’ » (2010 : 46), où Paris et les modèles français sont de plus en plus révérés par les Belges francophones. En outre, dans les années 1950, l’économie de la partie néerlandophone du pays, la Flandre, a progressivement surpassé celle de la principale partie francophone, la Wallonie.
- 17 « difficile, certes, de présenter de façon stimulante des objets de nature disparate, mais l’on reg (...)
17En 1961, Grevisse rassemble et retravaille légèrement ses chroniques parues dans le quotidien pour en faire des recueils, des séries intitulées Problèmes de langage. Ce sont ces versions qui seront citées ici. Cinq tomes rassemblent chacun entre 55 et 75 chroniques, de 850 à 1200 mots. Ils reprennent les Propos, dans un ordre parfois remanié par rapport à la parution dans la presse – un ordre quelque peu « pêle-mêle ». Fred Jenkins, auteur de comptes rendus des tomes 4 et 5, regrettait d’ailleurs ce manque d’articulation : « difficult to present disparate subject matter in a stimulating way ; however, one regrets occasional overlap in the content of non-consecutive chapters »17 (Jenkins, 1976 : 251). En effet, comme le souligne A. Dister : « à aucun moment il n’est fait mention de la publication des textes sous forme de chronique, et aucune des cinq éditions n’a de préface qui permettrait une contextualisation. » (Dister, 2022 : 132).
18Grevisse y revient fréquemment sur quelques-unes de ses préoccupations favorites : des accords complexes, l’emploi de prépositions, le sens de quelques néologismes ou termes passant pour tels – « pylône », (T2, 62), « farfelu » (T3, 18)… Il s’agit moins, pour lui, par rapport à Deharveng, d’éducation et d’enseignement ; le lectorat de La Libre Belgique était plutôt constitué de diplômés de l’enseignement supérieur. Grevisse cherchait plus à développer une relation de connivence avec ses lecteurs qu’à imposer des listes du type « Ne dites pas… / Dites… ». Au contraire, il rejette ces approches, qu’il juge trop souvent faites « à la légère » (T5, 239). Toutefois, si le discours se refuse à un ton péremptoire, il reste plutôt prescriptif, et propose quelques « avertissements » par rapport à des variations diatopiques :
« Toutes sortes de questions de l’usage y sont traitées sans aucune systématisation de plan, mais toujours dans le même esprit : observer les emplois actuels, signaler sans les blâmer des écarts par rapport à de vieilles règles, ou simplement de vieux usages, accessoirement avertir les Belges de certaines divergences avec l’usage de France. » (Cohen, 1961 : 547)
19Ce rapport, « sans les blâmer », aux écarts et variations comprend donc aussi quelques avertissements complices à propos de particularités langagières propres à ses compatriotes. C’est à titre « accessoire », mais la dimension est suffisamment visible pour être épinglée par Cohen dans son compte rendu du premier tome.
- 18 Goosse fait de nombreuses références à Grevisse et renvoie parfois même à des chroniques de son pré (...)
20Avant de succéder à Grevisse à la tête du Bon Usage, André Goosse (°1926 †2019) avait déjà pris la suite de son maître et beau-père dans la rédaction de chroniques langagières pour la Libre Belgique18. De 1966 à 1990, il consacre plusieurs colonnes bimensuelles à l’observation de faits de langue, abordant tous les aspects de la variation, comme les registres, les langues de spécialité, les régionalismes et les dialectes, dans une approche étonnamment encyclopédique et philologique.
- 19 Parfois nettement anecdotiques, parfois liées à la parution récente d’un ouvrage linguistique, tant (...)
- 20 « L’avis de mes lecteurs serait aussi le bienvenu » (à propos du mot encore ; Goosse, 2011 : 202 [2 (...)
21Ces articles, de taille, de structure et de contenu variables, répondent à des occasions diverses, liées ou non à l’actualité19, à la question d’un lecteur ou du chroniqueur lui-même. Accentuant un trait déjà présent chez Grevisse, la démarche réserve, en effet, une place importante aux lecteurs, à la fois informateurs et véritables interlocuteurs (Dister, 2021) : non seulement le remarqueur leur demande de lui fournir des informations, en tant que locuteurs, témoins de faits de langue, mais il s’enquiert aussi de leur avis20. Le ton de ce dialogue surprend parfois, mêlant le discours objectif de la description savante à des interventions bon enfant, pleines d’humour, et à des prises de positions parfois très engagées.
- 21 Comme le rappel sur la situation linguistique particulière des Fourons (Goosse, 2011 : 174 [21/01/7 (...)
- 22 La chronique du 14/04/69 note ainsi l’emploi d’une forme régionale dans le Journal officiel des Com (...)
- 23 Cette fonction a pu contribuer à placer le français universel au centre des préoccupations du chron (...)
22Le contexte, historique et sociopolitique, l’évolution de la carrière de Goosse marquent de leur empreinte le texte des chroniques, où l’on perçoit quelquefois les échos de l’évolution politique du pays et des tensions entre les communautés linguistiques21. L’époque est ainsi marquée par la scission, en deux entités, néerlandophone et francophone, de l’Université catholique de Louvain, où enseigne l’éminent grammairien. Les années 1970 sont aussi celles des premières réformes qui mèneront, in fine, à la fédéralisation de la Belgique. Les billets font entrevoir également les effets d’une ouverture à l’international, probablement influencée par l’intégration, l’expansion et la montée en puissance progressives de la Communauté économique européenne22, mais également par les mouvements de promotion de la francophonie, tels les Biennales de la langue française, dont la première édition voit le jour en Belgique en 1965, ou le Conseil international de la langue française (CILF), créé en 1968, dont Goosse fut membre puis président23.
- 24 Qui ont servi de base à la présente analyse.
- 25 Goosse a rassemblé dans un volume paru en 1971 chez Duculot, les chroniques écrites de 1966 à 1968.
- 26 Chr. Delcourt et M. Lenoble-Pinson ont rassemblé et édité les chroniques de 1968 à 1990 qui portaie (...)
- 27 Les chroniques liées à la variation diatopique sont donc plus nombreuses que chez Grevisse.
- 28 Ils ne sont pas traités ici.
23Les textes sont aujourd’hui accessibles dans deux publications24, suivant toutes deux l’ordre de parution des chroniques. Le recueil Façons de parler25, édité par l’auteur, couvre les textes parus les deux premières années. Mais le grammairien ne poursuit pas cette publication, tant il est pris par le travail que requiert le Bon Usage, d’ailleurs alimenté par bon nombre de chroniques. Moins représentés dans cet ouvrage majeur, les articles consacrés à des variations régionales belges font toutefois l’objet d’une publication séparée en 201126 : un peu moins de cent-cinquante chroniques27 portant en tout ou partie sur des variations régionales du français de Belgique, mais aussi sur des questions dialectales : de nombreux billets28 témoignent ainsi des qualités de dialectologue de l’auteur.
- 29 La formule utilisée pour récuser « assez bien de » est révélatrice de la façon de procéder du père (...)
24Pour identifier les belgicismes, la méthode de Deharveng est simple : examiner un fait considéré comme douteux et se poser la question de savoir si cette façon de s’exprimer est attestée chez les bons écrivains en France. L’usage de ces derniers, « voilà le critérium d’une jurisprudence infaillible en matière de mots » (T1, 106)29. En cas de doute :
« qui doit trancher ? Les grammaires ? – Nenni. – L’Académie française ? – En aucune façon. L’Académie “enregistre” et puis, l’Académie française n’est pas un modèle d’activité. – Qui donc ? – L’usage, la “cour”, comme on disait au dix-septième siècle, l’usage des bons écrivains » (T1, 33).
- 30 Même s’ils ne sont pas infaillibles, « de très grands écrivains [ayant] parfois [des] défaillances (...)
25C’est à eux que Deharveng confie le privilège de fixer le bon usage : « Il y a comme un instinct qui conduit les grands prosateurs dans le droit fil de la langue. À les suivre, on ne risque pas de s’égarer » (AMA, 111-112)30.
- 31 « Laissons de côté la logique […] ; en matière de langage, [elle] n’a guère voix au chapitre » (AMA (...)
- 32 « Messieurs les grammairiens cessez donc de vous recopier les uns les autres » (AMA, 56).
- 33 Cela vaut aussi pour les auteurs français comme C. Vincent (Le Péril de la langue française, Paris, (...)
26Aux grammairiens, Deharveng adresse plusieurs reproches : ils accordent trop de place à la logique31, se recopient entre eux « à l’aveuglette » (AMA, 10)32 et, surtout, ils ne lisent pas assez (T1, 18) : « Sans vouloir être impoli vis-à-vis des grammairiens, je souhaiterais qu’ils eussent un peu plus de lecture » (T1, 198). C’est encore plus vrai pour les auteurs de recueils de belgicismes ou de traités du bon usage : ainsi V. Galand (Les 600 expressions vicieuses belges, Charleroi, 18922) manque de lecture (AMA, 115) et G.-A. D’Harvé (Parlons bien ! Recherches et trouvailles lexicologiques, Bruxelles, 1913 [19232]) fait preuve d’un « excès de sévérité et de purisme » (AMA, 10)33. Dès lors, il vaut mieux ne pas se fier aux grammairiens et contrôler leurs affirmations (T2, 176) ! Les lexicographes ne sont pas épargnés. Deharveng critique leur laxisme et leur manque d’explication, ne donnant d’autres raisons à leurs affirmations que leur propre autorité.
- 34 P. ex. Sidonie ou le français sans peine de Reinach (1913) ou la Grammaire française simple et comp (...)
- 35 Également élu à l’ARLLFB un an après Brunot.
27Une étude plus précise des ouvrages consultés permettrait sans doute de nuancer quelque peu le propos. Deharveng suit l’actualité linguistique et la plupart de ses références scientifiques sont récentes, même si certaines sont aujourd’hui bien oubliées34. Ainsi il cite volontiers Brunot (1922), Vendryes (1922), Nyrop (1899-)35, les dictionnaires de l’Académie française, d’Hatzfeld et Darmesteter (1895-1900) ou encore de Clédat (1912)… accordant, en bon philologue, une grande importance à l’histoire de la langue sans laquelle l’on ne peut, selon lui, en comprendre le fonctionnement.
- 36 Pour un point de vue critique sur les écrivains « jouant aux grammairiens », cf. Goosse (1978).
- 37 Avec les écrivains du 17e siècle, « on sent que l’on s’imprègne de la vraie moelle française » (T1, (...)
- 38 À titre indicatif, 24 auteurs sont cités dans les deux premières chroniques du T2, avec en tête Lou (...)
28Mais qui sont ces bons écrivains français dont le magistère s’exerce à la fois par les exemples qu’ils donnent et par les opinions qu’ils expriment sur la langue36 ? Le corpus des auteurs cités s’étend sans surprise du milieu du 17e siècle aux années 192037, la majorité des exemples prenant place dans la période 1860-1920. Deharveng précise qu’il doit s’agir d’écrivains d’une « nationalité française bien authentique, et non pas un Belge camouflé en Parisien » (T1, 119). L’on n’en saura guère plus. Dans ses chroniques, Deharveng cite quelques auteurs belges et leur sait gré de suivre le bon usage, mais il ne leur reconnait pas la légitimité de le fonder. Pour se faire une idée plus précise des garants du bon usage, il conviendrait d’établir la liste des auteurs cités, travail dont l’ampleur était inenvisageable dans le cadre de cette contribution38.
- 39 Selon Ned, il « a fureté et fait fureter dans un nombre incalculable d’œuvres littéraires, [et il] (...)
- 40 À Bruxelles, Giraud-Mangin, « […] très fin grammairien, pas entêté de purisme pour une miette » (T1 (...)
- 41 « Partir à est un affreux provincialisme parisien […] illogi[que] et très plébéien. » (AMA, 197).
- 42 Cumulet n’est pas compris par les Français, « la conclusion s’impose. » (T4, 38 n.1)
- 43 Les allusions aux autres pays francophones sont très rares et sans poids dans le processus de décis (...)
29Pour l’usage belge, Deharveng ratisse large et se base sur l’observation de productions langagières diverses : les livres (essais, romans…)39, la presse (nationale et locale), l’oral formel (débats à la Chambre des Représentants) et informel (conversation saisie dans le tram, le train ou la rue…), des documents officiels, des règlements scolaires, des affiches, des annonces publicitaires, etc. Ces deux corpus ne sont pas « comparables », puisque l’usage belge est pour l’essentiel évalué à l’aune des écrits d’une certaine intelligentsia française, pour ne pas dire parisienne. Deharveng en est bien conscient, mais le professeur de rhétorique du collège Saint-Michel – qui a 55 ans quand parait sa première chronique – avait-il les moyens de procéder autrement même s’il recourt parfois à des informateurs français40 ? Il n’est pas dupe, en tout cas, de la qualité du français de certains locuteurs de l’Hexagone : « la France, elle aussi, fournit son contingent de solécismes » ; aussi ne lui déplaît-il pas « de rompre une lance contre les fautes de français qui […] viennent en droiture de Paris » (T2, 194)41. « ‘Il n’y a pas de lieu en Europe où l’on parle le français plus mal qu’à Paris’ », précise-t-il en citant Faguet (T2, 50). Il est bien conscient aussi que les belgicismes se moquent des frontières d’État : « À Valenciennes, ville du Hainaut […] que d’expressions belges ! » (T4, 51). Mais tout cela est sans conséquence car « nous sommes en Belgique. Et c’est nous que nous devons d’abord corriger » (T2, 50). La question à se poser est : « êtes-vous sûr qu’un Français vous comprenne ? » (T1, 86)42. L’on ne peut pas dire plus clairement qu’il n’y a qu’une seule variété légitime43 même si cela n’exclut pas, comme on le verra, la possibilité de solliciter, avec plus ou moins d’insistance, l’adoubement de certains mots…
- 44 Curieusement oublié dans la nomenclature de l’AMA.
- 45 Chateaubriand l’utilise et « l’Académie aurait tort de lui fermer son dictionnaire » (AMA, 207).
30Deharveng se définit comme un modeste « grammairien réaliste », c’est-à-dire un grammairien qui se plie aux faits (T1, 73). Cette approche philologique (cf. le titre des chroniques) lui permet de démasquer toute une série de faux-belgicismes insérés à tort, selon lui, par les grammairiens belges dans les listes « ne dites pas, mais dites ». Quelques exemples : là contre (T2, 127-130), courir après (T1, 112-116), ça m’est égal (T1, 116), remettre quelqu’un (T1, 105-106), sur son trente et un (T1, 157-158), peser lourd (T1, 209), acter (AMA, 10), je suis en retard avec vous (T5, 186-187), récuser (T1, 116)44, accuser réception (T2, 169-170), payer de retour (T2, 168-169), retourner (T2, 159-160), en cheveux (T6, 171), en semaine (T2, 171), entretemps (AMA, 115-116), pl(e)uviner (AMA, 206-207)45…
31Dès lors que ces termes et expressions sont aussi utilisés par les meilleurs écrivains de France – ce sont là les « faits » que ses lectures lui ont permis d’établir – il ne s’agit pas de belgicismes. Même les emplois jugés fautifs comme jusque midi ou jusqu’à là en font partie : puisque cet usage de la préposition est attesté en France, « cessons […] de l’appeler un belgicisme » (T1, 42 ; T5, 200). Certains phénomènes relèvent de ce que Deharveng appelle des « tics de langage ». Ils sont sans doute répréhensibles – en tout cas ils ridiculisent leurs utilisateurs –, mais la fréquence plus élevée d’une expression (le fameux savez-vous ; T1, 110 et T2, 156) ne suffit pas à fonder le belgicisme. Les Français, eux aussi, ont leurs tics, « n’est-ce pas ? » (AMA, 250).
- 46 Ce sont les extraits de ce discours cités par Deharveng que nous reprenons ici. Pour sa version int (...)
32Deharveng aborde cette question dans sa chronique du 9/11/1922 (qui est aussi la dernière du T1) en se rangeant sous l’autorité du grammairien français, Ferdinand Brunot (°1860 †1938). Compte tenu des orientations politiques des deux protagonistes, ce choix peut surprendre, mais l’on rappellera que Brunot a été reçu, le 4 juin 1921, comme premier membre étranger au titre de philologue à l’ARLLFB46. Par ailleurs, le père jésuite se sent vraisemblablement proche du point de vue de l’auteur de La Pensée et la langue (1922) qui n’a cessé, tout au long de sa carrière, de critiquer les fondements logiques de la grammaire scolaire du 19e siècle trop imprégnée, selon lui, des théories de la grammaire générale et des Encyclopédistes. « Faut-il que le temps des Wallonismes corrigés continue toujours ? N’y aura-t-il pas, ne doit-il pas y avoir des Belgismes autorisés, reconnus, académiques ? », s’interroge Brunot (T1, 203). Pour Deharveng, on « devine [la réponse] sous le frémissement des mots […]. Des belgicismes forceront les portes de l’Académie […] » (T1, 203). Ce « pronostic » de Brunot, « j’en accepte l’augure d’autant que tout belgicisme ne mérite pas les condamnations sommaires des grammairiens intransigeants », précise Deharveng (T1, 204).
33Les laissez-passer ne sont pas si rares, limités toutefois au lexique et valent essentiellement pour l’espace belge, sauf si la France en décide autrement. Ainsi si Deharveng félicite le romancier belge Virrès d’avoir utilisé aubette (T1, 146 ; 205-210) et loue l’historien Pirenne de lui avoir préféré kiosque dans la Revue des Deux Mondes (T1, 206-207), c’est parce que le public de ces deux publications n’est pas le même. Les belgicismes sont en effet à « garder dans le pays d’origine […] à moins que l’Académie de Richelieu ne consente à admettre ce mot » (T1, 206) ce qui, selon Deharveng, serait justifié :
« à parler franc, l’Académie devrait cela à l’amitié belge […]. [Ces mots] et quelques autres, les Immortels devraient les recevoir tout de suite, tant [ils] ont l’élégance et le sourire français » (T1, 207).
- 47 Peu importe si certains mots concernés sont d’origine germanique (aubette, drève…). Reprenant l’éty (...)
34La demande est pressante, mais l’argument est équivoque : c’est l’« allure française » de ces mots qui en valide l’admission47.
- 48 La France devrait nous emprunter ce terme ainsi que l’acception belge de ramassette (ibid.).
- 49 « Ne rougissons pas de commander un pistolet en Belgique et à Montpellier » (ibid.).
- 50 Ce mot « devrait être accepté par l’Académie française » (ibid.).
- 51 « Les écrivains français devraient nous emprunter cet archaïsme » (ibid.)
- 52 « C’est un mot que la France devrait adopter » car il comble un vide lexical (les instruments pour (...)
- 53 Être busé pour être recalé (en France) : « Argot pour argot, j’aime autant le mot belge » (ibid.).
- 54 Avec cette solution originale : « Ne pourrait-on pas mettre d’accord Paris et les cours de mathémat (...)
- 55 Terme « plus euphonique et précis » que « se conduire mal » (ibid.)
- 56 « Nos puristes belges ont tort de le proscrire […] ; étant donnée son origine latine, [il] devrait (...)
- 57 « À conserver entre nous, en famille » (ibid.).
- 58 C’est un des rares cas où Deharveng reconnait une valeur argumentative à l’usage belge (même si ell (...)
35D’autres termes sont cités, en plus grand nombre que les invectives contre certains belgicismes le laisseraient supposer (cf. infra) : drève (T1, 205-208 ; AMA, 98), cliche (T1, 205), vigilante (pour fiacre ; T1, 204), ramasse-poussières (T6, 83-88)48, pistolet (AMA, 202-203)49, minerval (AMA 180-181)50, endéans (AMA, 108)51, piqueter (le blé) (AMA, 202)52, buser (AMA, 51)53, septante et nonante (T4, 140-146 et T5, 125-135)54, se méconduire (AMA, 176-177)55, minerval (AMA, 180-181)56, festivités (AMA, 135-136) ou les constructions aller au beurre (T5, 169), avoir bon (AMA, 46)57 ou thé de tilleul (AMA, 276-277). Il reste sans pitié pour d’autres termes, comme arboré dans le sens de planté d’arbres (T1, 104-106 ; T6, 22-25), cumulet qui remplace culbute en Belgique (T4, 38), drache – mot du terroir sans utilité puisqu’il existe averse, ondée et giboulée (T4, 160-162) – ou encore crolle et ses dérivés pour boucle de cheveux (T6, 210). Signalons que pour certaines expressions, Deharveng ne prend pas véritablement position ; par exemple pour bodega, féminin selon l’étymologie, masculin selon l’usage en Belgique58 : « Mettons l’affaire en délibéré » (AMA, 45), élude-t-il, laissant son lecteur dans le doute.
36Le souci de la « couleur locale » peut aussi justifier l’emploi de certains belgicismes, mais il doit alors être accompagné de guillemets à l’instar des normandismes dont Barbey d’Aurevilly a truffé certains de ses romans. Autorisation ambigüe car elle renforce la marginalité des façons belges de s’exprimer.
37Enfin, finissons sur une belle histoire, celle d’un belgicisme qui a réussi – avoir ses apaisements (T2, 15-19) – et à propos duquel Deharveng a modifié son discours. Depuis la guerre, constate-t-il, cette expression « règne de tout son lustre en nombre de journaux français » (AMA, 21). Conclusion : « ce n’est plus un belgicisme » (AMA, 21). La fréquence d’emploi – y compris dans les journaux – est donc un argument suffisant pour faire changer Deharveng d’avis… pour autant que la diffusion se fasse dans l’Hexagone !
38Ici, c’est l’abondance. En effet les belgicismes « grouille[nt] partout » (T1, 98). « [Ils] cour[en]t les rues ; il n’y a qu’à se baisser pour en prendre » (T2, 74). Ces expressions sont si « mal venu[e]s, équivoques, dénué[e]s d’élégance [que] jamais les Immortels ne les recevront » (T1, 205-207). Le vocabulaire utilisé pour les dénoncer révèle l’importance du mal et le mépris éprouvé à l’égard de ce que l’auteur appelle le « dialecte belge » (T1, 89) ou, avec ironie, « notre meilleur jargon national » (T1, 99). En voici un florilège.
39Ajoute (pour « addition ») est un « horrible belgicisme [...] » (T1, 78), renseigner (dans le sens de « signaler ») un « hideux belgicisme » (T1, 77), une « acception métèque » (T1, 53). Les constructions Je ne peux mal, il ne peut mal (dans le sens de « je me garderais bien de » et « il n’y a pas de danger ») ont « quelque chose de plébéien » (AMA, 211) ; il n’en peut rien, est un « belgicisme vulgaire et qui déshonore un homme tant soit peu cultivé » (AMA, 211). Mais le « solécisme national […] la pièce la plus noire de tout le dossier sur le parler belge », c’est la confusion de savoir et pouvoir ; pour l’éradiquer, « il faudrait lapider tous les Belges » (T4, 65-66 ; T2, 77-85). Quant à l’expression avoir facile (pour « il lui est facile de »), elle est « effroyablement vicieuse [et] doit être proscrit[e] » (T2, 36-37). À cela s’ajoute que « le Belge prononce mal » et que ses défauts de prononciation sont « nombreux » et « tenaces » (T2, 100 ; 131-137). En conclusion, Deharveng s’interroge : « nos belgicismes seraient une vermine ? » (TI, 86) et tranche : « en tout cas quelque chose d’approchant » (T1, 98).
40Ces excommunications sont prononcées sur la base de deux arguments, celui d’autorité (les bons auteurs français auxquels Deharveng a confié le rôle de législateur du bon usage) et celui de communication (la nécessité d’être compris par les Français).
- 59 Dans ce qui suit, nous nous inspirons librement de la typologie de Meier (2019).
- 60 Dans les tournures Ce vin goûte le whisky ; Ce vin vous goûte ? (T1, 13).
- 61 Utilisé de manière absolue pour « asseyez-vous ! ».
41Les autres arguments n’interviennent qu’en deuxième ligne et pas toujours de manière très cohérente. Parmi ceux-ci59, le systémique est le plus utilisé. C’est le cas de goûter (T1, 7-13)60, de mettez-vous (T1, 14-20)61, d’autant confondu avec tant (T1, 57-66) ou encore de découper un livre utilisé pour couper un livre (T3, 5-12), etc. La langue veut en effet que goûter ait « pour sujet […] un être doué du sens du goût » (T1, 12) ; se mettre « doit être déterminé par un complément ou par un adverbe » (T1, 14) ; la dérivation (un tantième) ou la composition (un coupe-livre) indiquent le véritable sens des mots. Quant aux expressions « c’est du flamand tout pur » (T1, 99, 190) ou « les Belges parlent flamand en français » (T1, 9), elles soulignent que les mots ou tours visés ne relèvent pas du système de la langue française. Mais il ne suffit pas que l’acception d’un terme soit permise par le système de la langue pour en légitimer l’usage. Ainsi les Belges donnent au nom « sujet » le sens de « domestique » (T1, 22-29). Cette évolution « n’est pas contraire au sens propre du mot » et est donc légitime sur le plan systémique. « Tout cela est fort bien », résume Deharveng, « mais il reste que le mot, dans son acception belge, n’est pas compris en France » (T1, 26). Donc inutile.
42La même incohérence se manifeste à l’égard de l’histoire des mots. Ainsi l’usage belge de arboré est rejeté car resté conforme au sens primitif du mot (T1, 106-107). En revanche, l’emploi d’assez bien de (T1, 118-128) est condamné parce qu’il s’est écarté du « sens primitif du mot » (T1, 124-125). La fréquence d’emploi est également un argument réversible. C’est sur cette base que Deharveng a accepté vis-à-vis dans le sens de « à l’égard de » (T1, 194-198). En revanche, quand il s’agit d’une façon belge de parler, la fréquence d’utilisation devient une raison supplémentaire pour en justifier l’éradication.
- 62 Sous réserve d’un examen plus attentif, il semble que Deharveng manifeste davantage de bienveillanc (...)
- 63 C’est le cas de Dister (2021 : 272) qui situe Deharveng dans une « veine puriste et prescriptive ». (...)
- 64 Voir aussi la quatrième de couverture (AMA) : « ce petit livre […] sans pédantisme […] dégoûte des (...)
43La cohérence argumentative de Deharveng est à géométrie variable. Cohérent, il l’est quand il trie les expressions en se fondant sur les faits, c’est-à-dire l’attestation de telle ou telle expression dans les écrits des meilleurs écrivains français et la nécessité pour un Belge d’être compris par les Français. En revanche, il l’est beaucoup moins dans les conclusions qu’il tire des autres arguments62. Certains commentateurs lui ont reproché son purisme63. L’auteur lui-même brouille quelque peu les pistes. « ‘Pas de purisme, mais le souci de la correction’, c’est la raison même », dit-il, en citant A. Lichtenberg (T1, 93)64. Mais ailleurs il se réjouit de l’activité des puristes afin que « la langue ne se corrompe pas tout à fait » à la condition qu’il s’agisse de « puristes intelligents […] qui s’en prennent à des fautes d’une indubitable réalité » (T5, 60). Cette sortie en faveur d’un purisme intelligent est, avouons-le, exceptionnelle. Le plus souvent, le couple puriste/purisme est utilisé par Deharveng pour parler des autres (les grammairiens) – et s’en distinguer – avec une visée péjorative, voire dénigrante. Morceaux choisis :
« il ne faut pas contrarier certains malades » (à propos des puristes et des grammairiens, T4, 97).
« [L’]anathème, lancé à ce verbe [se changer pour « changer de vêtements ») est l’échantillon le plus amusant de la fausse monnaie puriste » (T5, 31).
« Condamner par acquit de conscience, c’est « une chicane grammaticale » (AMA, 9-10).
« […] peu de gens sont aussi mal renseignés que les puristes » (T5, 33).
44Quant à Galand (op. cit.) – dont l’ouvrage est répandu dans les écoles – c’est « un puriste qui par ses exagérations, peut faire beaucoup plus de tort que de bien » (T4, 88). Heureusement, Deharveng peut se consoler car « tout caprice de grammairien et de puriste, n’est pas, Dieu merci, jugement irréformable » (T1, 105). Bref, il se moque des puristes avec une verve (presque ?) égale à celle qu’il emploie pour dénoncer les belgicismes ! Le pédantisme de ceux qui veulent conserver pour le pluriel les marques de la langue d’origine est aussi condamné (T5, 5-8).
- 65 À savoir : « seule une forme de la langue est correcte […] ; Cette langue est pure […] et toute mod (...)
- 66 « À parler franc, je pense que la conversation ne supporterait plus : “J’ai déjeuné d’un œuf”. Ces (...)
- 67 Tout en critiquant leur indifférence à l’égard du bien parler, en particulier en Belgique.
- 68 Exceptionnellement et dans une vision quelque peu idéalisée et condescendante, il fait une place au (...)
- 69 Exemple cité : « Il avait dans la terre une somme enfouie, son cœur avec » (AMA, 34).
45Si l’on s’en tient aux trois caractéristiques formulées par O. Walsch65, il parait difficile de classer Deharveng parmi les puristes. En effet, il reconnait à la langue le droit d’évoluer (cf. l’intégration de certaines variantes « régionales », l’assimilation de nouvelles manières de s’exprimer comme vis-à-vis, déjeuner avec, rien d’autre…) et il peut prendre en compte la situation de communication dans ses jugements, triant ce qui se dit dans la conversation et ce qui s’écrit66. Reprenant la distinction opérée par Ayres-Bennett (2015 : 61-63) entre promotion d’une langue pure et attitude puriste, nous dirions que Deharveng fait la promotion d’une langue pure dont la pureté tient principalement à la qualité de ceux qui parlent, à savoir une certaine élite sociale67. D’où les condamnations parfois très fermes à l’égard de ces façons de parler jugées provinciales ou populaires (« plébéiennes »), catégories qui ont tendance à être confondues68, alors que pour d’autres variations Deharveng se montre bien plus tolérant et ne révèle guère une mentalité puriste : ainsi il ne condamne pas en vélo (T1, 157-165), ni certaines constructions avec se rappeler de (T3, 9-16), ni les emplois adverbiaux d’avec69 (AMA, 34), etc.
46La variation diatopique ne constitue pas l’objet central des propos de Grevisse chroniqueur, ni pour Le Moustique ni pour La Libre Belgique. Dister remarque que la question des particularités de l’aire belge francophone apparait peu dans les cinq tomes de Problèmes de langage : « la variation en est pratiquement absente, non seulement la variation régionale mais aussi les variations diamésique, diaphasique et diastratique » (2022 : 133).
47Toutefois, les chroniques rassemblées dans les tomes 1 et 2 évoquent ouvertement quelques spécificités langagières belges, sans pour autant, bien sûr, les acclamer, alors que les chroniques rédigées après 1958-1960 (période charnière d’ébranlement identitaire et de montée du « lutétiotropisme ») comportent moins de passages consacrés essentiellement à des tours associés aux expressions de locuteurs belges. Le tome 4 se conclut d’ailleurs par la chronique consacrée au terme « francophone », dans laquelle Grevisse évoque la notion de « français universel » et assimile immédiatement celle-ci au « bon français ». Pour recommander une attitude par rapport aux termes et tours propres aux locuteurs non hexagonaux, il note ceci :
« Parler tout droit comme on parle chez nous, c’est […] si on l’interprète d’une façon un peu oblique en lui faisant signifier qu’il faut se conformer à l’usage général de ceux qui ont souci de bien s’exprimer : parler droit, c’est parler correctement. […] cela peut se comprendre aussi dans un autre sens : user de formes et de tours dialectaux. Bien sûr, quand on est entre soi en Belgique, en Suisse romande, au Canada, certaines façons de dire ont une saveur ou une couleur suae regionis et ne sont pas bien pendables, mais il convient néanmoins de s’en garder quand on fait profession de parler ou d’écrire le ‘bon français’, ‘le français universel’ ». (T4, 360-361)
48À l’instar des jugements de Deharveng, cette recommandation semble bien ambigüe. Elle ne condamne pas les variations diatopiques non hexagonales à la disparition pure et simple, mais leur ordonne la discrétion et l’intimité (puisque dans la sphère professionnelle et publique, il convient de suivre l’usage général des Français qui surveillent leur langage). Les francophones « marginaux » doivent en apprécier toute la saveur, mais ils doivent en même temps avoir conscience de l’apparence peu présentable de ces façons spécifiques de parler.
49Le nombre de mentions du terme « Belgique » reste assez stable dans les différents tomes, mais il se trouve un peu plus dans le premier et le dernier (T1 : 6 occurrences, hors citations, T2 : 3, T3 : 4, T4 : 5, T5 : 7). Le nom propre « Belge » ne figure par contre que dans les tomes 1 et 2. Dans le tome 4 ne figure aucune mention de « Bruxelles », pourtant plusieurs fois évoquée dans les tomes précédents. Et pour ce qui concerne la Wallonie et le wallon, il y est fait référence dans tous les tomes. Grevisse montre d’ailleurs son excellente connaissance de cette langue régionale et de ses variations. Dans le tome 4, il note : « en passant[,] le liégeois dit : ‘dji m’rapèle di coula, dji m’ènne rapinse’ » (T4, 83), « Si ‘je m’en rappelle’ est défendable », (nous soulignons).
50Le tome 5 rassemble les derniers Propos sur la langue française ainsi qu’un dernier texte, manifestement postérieur et rédigé fin 1969 puisqu’il mentionne qu’« Armstrong et Aldrin, puis Conrad et Bean ont ‘aluni’ ! » (T5, 344, « Au clair de la lune »). Ce tome voit réapparaitre une mention de Beulemans – nom auquel il était fait référence dans les T1, T2 et T3. Grevisse y mentionne, comme dans le tome 1, le terme « belgicisme », mais il se refuse toujours à attribuer lui-même cette étiquette à une expression. « Avoir ses apaisements », que Deharveng avait, comme Grevisse le rappelle, « dans [s]a première opinion » décrit comme « une de ces laideurs qui, en Belgique, offensent la beauté de la langue française » (T5, 128, « Avoir ses apaisements »), est selon lui courant en France et dans les œuvres de nombre d’auteurs.
51Dans la chronique la plus « à la belge » du tome 5, Grevisse répète son message ambigu au sujet de l’attitude à adopter vis-à-vis de ce qu’il appelle quant à lui des « provincialismes » :
« C’est une croisade exaltante sans doute, quoique assez souvent vaine, que celle que les défenseurs du bon langage mènent en Belgique contre les barbarismes et les solécismes nationaux, les « belgismes », comme disait Ferdinand Brunot. Est-ce toujours une faute mortelle si l’on manque à parler comme fait la bonne société de Paris ? Le français marginal peut avoir son charme et une certaine couleur pittoresque […]. N’empêche que, si l’on veut s’en tenir au bon français universel, on se méfiera, en principe, des provincialismes » (T5, 182).
52Sur les 297 chroniques, seule une vingtaine s’intéresse pour l’essentiel à des locutions ou termes explicitement associés à une origine « belge », ou à une région de Belgique (Bruxelles, Wallonie ou Flandre). Grevisse recourt, pour exprimer cet ancrage, à des expressions et modalités énonciatives diverses :
« on nous reproche, non sans raison certes, de manquer sept fois le jour aux règles du bon langage » (T1, 16-18, « poser un acte »)
« Il est certes des choses affreuses dans le parler français de Belgique, mais il y en a bien aussi quelques-unes de jolies » (T1, 134, « aubette »)
« caractéristiques du français des Beulemans » (T1, 194, « j’ai vu votre père ; j’ai parlé avec »)
« l’emploi qui se fait en Belgique de ‘rétroactes’ » (T2, 95, « rétroactes ») ;
« le français courant de Belgique ne s’embarrasse guère de cette distinction […] » (T2, 109, « la maison lui vendue »)
« à Bruxelles, nous les entendrions dire » / « la locution qui paraît toute naturelle à Beulemans » (T2, 119, « x francs trop court »)
« la construction wallonne est ‘déjeuner avec quelque chose’ » (T2, 303, « déjeuner avec deux œufs »)
« le tour tomber faible, si fréquent en Belgique, est-il correct ? » (T 3, 15, « tomber faible »)
« Ce tour […] reste bien vivant en Belgique, non seulement dans le parler des Beulemans et des gens de petite culture, mais aussi dans le langage de pas mal de personnes instruites » (T3, 299, « marier quelqu’un »)
« ‘assez bien’, que tant de gens, en Flandre comme en Wallonie, emploient tous les jours pour exprimer l’idée d’un bon nombre » (T5, 182, « assez bien »)
« monsieur le défenseur du bon français va nous reprocher de parler comme Beulemans ou comme Tchantchès. » (T5, 321, « trop pour que »).
53L’identification d’une tournure ou d’un terme comme une variation spécifiquement belge passe par des expressions qui visent un ancrage géographique : soit par la mention du pays ou d’une de ses régions, soit par l’évocation d’une figure littéraire emblématique d’une région – Beulemans pour Bruxelles, et Tchantchès pour la Wallonie. Grevisse n’emploie pas, à titre personnel, « belgicisme » pour qualifier un terme ou une tournure. Il s’agit sans doute d’une mesure de prudence : il a toujours à cœur de montrer, à travers de nombreux exemples, que les faits de langue peuvent se retrouver dans les emplois d’auteurs et de locuteurs de diverses régions, au-delà des frontières administratives et politiques. En outre, selon lui, ce qualificatif est trop rapidement attribué à des termes ou des expressions plutôt archaïques, ou à des tours qu’il conviendrait de qualifier d’abord et avant tout de solécismes.
- 70 Pour plus d’informations sur l’intrigue, le style et le succès de cette œuvre capitale pour le rapp (...)
54Lorsque Grevisse mentionne (en guise d’épouvantail) Beulemans ou Tchantchès, il n’ajoute pas plus d’explication car ses chroniques sont destinées à un lectorat belge, au fait de ces références culturelles – lectorat avec lequel il renforce ainsi sa relation de connivence ; lectorat qu’il flatte, puisqu’il suggère indirectement que ce lectorat est, quant à lui, bien entendu capable d’éviter les grossières erreurs de syntaxe et le lexique mâtiné d’emprunts au dialecte bruxellois. Monsieur Beulemans est l’un des personnages principaux de la pièce Le Mariage de Mademoiselle Beulemans, de Fonson et Wicheler, pièce qui connut en 1910 un succès retentissant, tant à Bruxelles qu’à Paris70. Monsieur Beulemans est un riche homme d’affaires bruxellois, dans le commerce de la bière (tous les stéréotypes du « Belge caricatural » s’y retrouvent déjà). Une grande part de ses répliques comporte des solécismes : « on ne sait pas manger à son aise ici… […] et ça est [sic] mauvais pour l’estomac » (Fonson et Wicheler, 2015 : 22). Quant à Tchantchès, il s’agit du plus célèbre personnage du folklore wallon liégeois, incarné par une marionnette en costume typique d’ouvrier. Contrairement à Beulemans, la figure de Tchantchès n’apparait qu’une seule fois, et dans le dernier tome. Peut‑on y voir le signe de la transition identitaire dans laquelle la Wallonie devra s’affirmer comme un socle plus important, pour la communauté belge francophone, par rapport à la Flandre et à Bruxelles ?
- 71 Notamment dans Dictionnaire du bon langage contenant les difficultés de la langue française, les rè (...)
55Divers termes ou expressions souvent considérés comme propres aux locuteurs belges sont mentionnés dans l’une ou l’autre chronique, sans que l’auteur du Bon usage en souligne l’ancrage géographique. Il suppose que son lectorat a connu, durant sa scolarité, les listes de belgicismes, wallonismes et tournures vicieuses à proscrire. Par exemple, il intitule l’une des chroniques « Entièreté » est-il français ? (T1, 203). Or « entièreté » se retrouve dans différents recueils de flandricismes et belgicismes71, et Grevisse répond à cette question dès la sixième ligne de sa chronique : « elles [les expressions contenant entièreré] ne le sont pas. » (T1, 203.)
56L’auteur des Problèmes de langage montre donc tout de même un intérêt récurrent pour des variations langagières plus familières à ses lecteurs belges francophones, et l’une ou l’autre chronique répond à cet intérêt sans qu’y figure pourtant aucune référence à la Belgique ou à une de ses aires. C’est le cas d’« entièreté », mais aussi « Du bon usage de ‘tantôt’ » (T1, 209), de « Ceux qui ne ‘savent’ ou ne ‘peuvent’ lire » (T1, p. 217), de « Réciproquer » (T5, 211)…
57Dans nombre de ses remarques, Grevisse cite Deharveng, sa principale référence en matière de tours « à la belge », et s’inscrit le plus souvent dans la lignée de ce prédécesseur. De manière générale, pour Grevisse, l’ancienneté, la cohérence morphologique ou syntaxique ne peuvent valider une tournure. La fréquence d’emploi ne le peut pas non plus, sauf emploi par des écrivains modernes et contemporains réputés.
58Les jugements portés sur les variations liées à la Belgique sont plutôt défavorables, quoique Grevisse puisse, pour des variantes lexicales, se montrer plus amène. S’il déconseille l’emploi de « rétroactes », il invoque le critère affectif et esthétique pour se montrer bienveillant à l’égard d’« aubette » (T1) et de « croche-pied » (T5). Certaines variantes lexicales plus formelles et administratives, telles éméritat, se voient aussi simplement signalées, sans aucun jugement : « il [l’adjectif émérite] survit toutefois, en Belgique, dans éméritat, qui se dit en parlant de magistrats ou de professeurs de l’enseignement supérieur » (T5, 243-244).
59À l’égard de la majorité des tournures syntaxiques signalées (« je l’ai rencontré et j’ai parlé avec » ; « trop + adjectif + que pour… » ; « il a marié une riche héritière »), le rejet est très net. Grevisse propose bien sûr une discussion ; il évoque des raisons qui pourraient sembler valider la tournure, mais explique tout de suite pourquoi celles-ci demeurent infondées. L’argument ultime réside dans l’emploi par des écrivains français reconnus, de la première moitié du 20e siècle, ou, plus rarement, du 21e siècle – écrivains dont Fred Jenkins a fait le relevé pour le tome 5 : Henriot, Mauriac, Hugo, Proust et Duhamel y sont les plus fréquemment cités (Jenkins, 1976 : 252).
60Cet argument d’autorité oblige cependant à s’accorder une marge d’interprétation. Par exemple, pour « il a marié une telle », Grevisse remarque que, s’il se trouve dans les œuvres de romanciers français, c’est seulement « pour des raisons de couleur locale, dans la bouche de leurs personnages. » (T 3, 299), et le verdict final sonne le glas : « ‘Robin marie Marion’ : archaïque, provincial, populaire », exclu du cadre du « bon français de France » (T 3, 300).
61Quand il s’agit de rappeler la distinction entre les semi-auxiliaires « savoir » et « pouvoir », la discussion se veut plus explicative et logique. Grevisse n’attribue pas l’étiquette infamante du parler « Beulemans » à l’emploi de « savoir » alors que « pouvoir » conviendrait. Il reprend, pour intitulé de sa chronique, une référence à un extrait d’un article du Code civil : « Ceux qui ne savent ou ne peuvent lire ne pourront faire de dispositions dans la forme du testament mystique ». Il commence par s’identifier à ses lecteurs, puisqu’il note, en ouverture, « On nous l’a déjà dit, mais il est toujours bon de le rappeler : il y a une distinction à faire entre savoir et pouvoir construits avec un infinitif » (T 1, 217). Il qualifie ensuite ce point de « tarte à la crème des chroniqueurs du bon langage », qu’il propose de couper en rappelant le lien de « savoir » avec la science ou l’habileté, et le lien de « pouvoir » avec la capacité ou la permission. Mais il ajoute, en citant Clédat et Deharveng, qu’il est bien compréhensible que certains glissements se produisent, « par connexion de cause à effet ». D’ailleurs, Grevisse appelle Mauriac et l’Académie à la rescousse : il cite le dictionnaire et le roman L’Agneau, dans lequel le prix Nobel écrit : « De quoi était-elle faite ? Il n’aurait su le dire ». La tolérance a toutefois ses limites, puisque cette invocation se trouve ensuite confrontée l’effet négatif sur l’intercommunication. Grevisse remarque qu’« à examiner de trop près, nous risquerions d’embrouiller l’écheveau » et que « mieux vaut, à [s]on avis, s’en tenir à la distinction fondamentale qu’[il a] indiquée ». Il ajoute, sans justification ni citation à l’appui, que la connexion de « savoir » à « pouvoir » par lien de cause à effet « a, ce [lui] semble, quelque chose d’archaïque » (T 1, 219).
62Pour en terminer avec le regard chronique de Grevisse sur quelques façons belges de parler, distinguons le traitement accordé à deux variantes lexicales, traitement annoncé dès l’intitulé des chroniques : l’une intitulée Un joli mot : aubette, et l’autre sobrement intitulée Croche‑pied. Grevisse nourrit une passion pour aubette, qui fait selon lui partie des choses jolies dans le parler français de Belgique. Il rappelle qu’« aubette » correspond, en suivant Deharveng, à « kiosque à journaux », ou , en citant le Glossaire archéologique de Gay, à « loge, guérite, cabane, maisonnette ». La discussion concerne moins le fait de justifier le fait que les locuteurs belges puissent l’employer, mais plutôt l’étymologie. Dérive-t-il de « aube » ? ou est-il d’origine germanique, puisqu’il s’écrit parfois « hobette » avec un « h » initial ? Grevisse le lie plutôt à l’ancien français « hobe », qui signifiait « abri » et était emprunté au haut allemand « hûbe ». Pas d’argument morpho-syntaxique ou d’emploi par des auteurs pour justifier l’appréciation positive. La conclusion de la chronique pose tout de même la question : « Aubette est un joli mot, on n’en disconvient pas, mais […] peut-on dire sans incorrection : ‘Je prendrai mon journal à l’aubette ?’ » (T1, 139).
63La réponse qu’il donne laisse entrevoir son attachement paradoxal à la communauté « belge francophone » et à l’intercompréhension intime que peut partager ce groupe, ainsi qu’un désir de se rattacher tout de même à une lointaine origine française. Il répond en effet, avec une certaine espièglerie dont il ne restera plus autant de traces dans le tome 5 :
« Entre Belges, pourquoi pas ? le mot sent le terroir, mais il mérite, à mon avis, de vivre. Et puis aubette a été français, nous l’avons dit, et s’il avait voulu, lanturlu ! il se serait bien introduit dans le français de Paris ! » (T1, 139-140)
64Le « croche-pied », en tant que terme (et non comme « action », bien sûr), se voit plutôt bien toléré par Grevisse. Il commence à nouveau cette chronique par un appel à la connivence avec ses lecteurs, en leur rappelant leurs souvenirs scolaires. Certes, il signale que ce n’est pas le terme du « français très régulier », qui emploiera « croc-en-jambe », mais il le justifie car il note que « croche-pied » correspond mieux à l’action physique réelle. En outre, « cela s’entend ailleurs encore qu’en Belgique » (T5, 205). Et enfin, des auteurs tels que Troyat l’emploient. Un extrait de la conclusion de sa chronique illustre bien ce désir d’une relation un peu plus dialectique avec le français idéalisé de France, du moins pour ce qui concerne les variantes lexicales : « Croche-pied est bien fait ; il est plus juste et non moins expressif que croc-en-jambe ; il mérite […] de vivre et de prospérer. L’Académie l’accueillera-t-elle […] ? Nous verrons bien. » (T 5, 207).
- 72 Cf. par ex. la méthode à appliquer en étymologie (2011 : 42) ou une réflexion sur la norme (1971 : (...)
65Les chroniques de Goosse présentent des cas concrets, mais également de larges réflexions plus théoriques72. Ces deux approches abordent le fait régional d’une façon similaire, les examens de cas particuliers appliquant la perspective annoncée dans les chroniques plus générales. En voici le portrait type.
66Les phénomènes étudiés embrassent les « belgicismes » lexicaux, bien sûr, mais aussi sémantiques, morphologiques, syntaxiques ou phonétiques, et même les traits régionaux consistant en une fréquence d’emploi. L’auteur traite les usages quotidiens et familiers, comme les emplois officiels et professionnels ; de la même façon, il s’intéresse aux langues de spécialité et aux régionalismes en général.
- 73 Une des chroniques s’intitule d’ailleurs « Notre langue » (1971 : 240). On trouve aussi « nos compa (...)
67Goosse nomme belgicisme le fait régional belge, ou, plus précisément, wallonisme ou flandricisme, « selon [son] lieu de naissance » (1971 : 203), mais il recourt fréquemment aussi à la simple indication « belge », « (français) de Belgique », à des précisions géographiques (pointant une ville, une province belge), ou encore, très souvent, à la première personne, l’auteur s’incluant au nombre des usagers concernés et confirmant son public cible73 : un seul « nous » ou « notre » note parfois, assez discrètement, le caractère régional de toute une chronique.
- 74 La naissance du Conseil international de la langue française, suscitant l’enthousiasme de Goosse, a (...)
- 75 D’autres tours, plus nettement appréciatifs, apparaissent lorsqu’il s’agit de qualifier le fait rég (...)
68Parallèlement, la désignation de ce qui n’est pas régional peut se faire par référence aux locuteurs (« les Français », « les Parisiens »…) ou plus souvent par désignation de la forme ou de la langue : « français » ou, plus précisément, « français commun », « central » ou « universel74 », « français de France », mais aussi « forme » ou « équivalent correct », « substitut régulier » ou « correction75 ».
69Avant de se prononcer sur le belgicisme, Goosse en vérifie le caractère régional. Le grammairien accorde un soin tout particulier à cette étape, qui occupe une place centrale dans sa démarche, pour plusieurs raisons.
- 76 C’est ainsi que la chronique du 16/05/87 s’intitule « Vrais et faux belgicismes » (2011 : 598). Bie (...)
- 77 Goosse propose une explication de ce fait, reprise à Gaston Tuaillon (2011 : 419 [6/11/78]).
70Tout d’abord, à l’instar de Deharveng, Goosse distingue des usages régionaux les fautes de français, commises en France également, mais que l’insécurité linguistique pousse à considérer comme belgicismes76. Ensuite, le chroniqueur tient à s’assurer que ses lecteurs identifient nettement ce qui est régional et ce qui ne l’est pas. Il note à plusieurs reprises, en effet, que les locuteurs belges ne se rendent pas compte qu’ils recourent à un belgicisme (par exemple, 2011 : 400 [11/09/78]) ; moins conscients que les Français de l’éventuel caractère régional de leur usage77, ils auraient donc besoin avant tout d’être mieux informés. Enfin, toute la matière récoltée lors de ces examens fonde la validation ou le refus de l’expression régionale.
- 78 La minutie et le caractère scientifique de ce travail expliquent la taille importante de certaines (...)
- 79 Explication loin d’être automatique : Goosse corrige ainsi l’Académie qui jugeait vieillis septante (...)
71Pour affirmer (ou infirmer) le caractère régional, Goosse mène des investigations érudites, à travers l’espace et le temps, pour réunir une multitude d’informations : attestations en français commun ou régional, en Belgique et en dehors, ainsi que dans les dialectes, informations historiques, origine du tour étudié, influences dialectales ou étrangères qui l’expliquent, histoire des États et des régions… Il convoque un nombre impressionnant de sources lexicographiques, grammaticales, documentaires et littéraires, auxquelles s’ajoutent les témoignages de lecteurs, y compris en langue orale78. Ces données éclairent l’existence ou l’apparition du trait régional, qui peut s’avérer un archaïsme79, un emprunt, etc.
72Le caractère régional une fois assuré, Goosse en interroge l’acceptabilité. Tant les analyses concrètes que les chroniques plus générales déterminent les conditions d’acceptation des belgicismes. Trois critères principaux se dégagent à leur lecture.
73Tout d’abord, l’expression ne doit pas nuire pas à la compréhension et à la communication hors de Belgique : « Un Français comprendrait-il… ? » (2011 : 14 [1/06/69].) L’argument n’est pas neuf ; cependant, appliqué avec constance, il rend quelquefois Goosse plus sévère que Deharveng, quoique pour des raisons plus objectives. Ainsi, bien que son registre et son histoire aient charmé le père jésuite, endéans, incompréhensible en français commun, est rejeté sans appel par Goosse : « endéans les trente jours » doit être remplacé par « dans les trente jours » (2011 : 24 [22/12/69]).
- 80 Le terme désigne une forme d’impôt indirect d’application en Belgique : « Notre administration des (...)
74Le régionalisme examiné doit aussi prouver son utilité : comble-t-il un vide lexical, une lacune du français ? La plupart du temps, le mot belge est déclaré « belgicisme légitime » lorsqu’il désigne, tels accises80 ou, dans un autre registre, cougnou (brioche sucrée traditionnellement consommée à l’époque de Noël), une réalité belge et qu’il évite « une longue périphrase » (2011 : 584 [10/01/87]).
- 81 Goosse trouve ainsi que soixante, septante, huitante, nonante feraient « une belle série » (2011 : (...)
75Troisième exigence : le respect formel du système linguistique, de son organisation structurale : un mot doit être bien formé, un tour doit s’accorder avec la syntaxe du français commun81.
- 82 Les chroniques évoquent les critères d’admissibilité du néologisme (à propos d’exemplatif, explorat (...)
76Ces trois premiers critères s’articulent et découlent logiquement les uns des autres. Un mot est utile s’il complète le système, il est intelligible s’il s’y conforme : la formation régulière réduisant l’arbitraire, permet à tous de déduire le sens du trait régional. La proximité des critères qui président à l’adoption d’un trait régional, d’un anglicisme et d’un simple néologisme (Goosse, 1971 : 318) montrent d’ailleurs combien, dans la perspective d’un français universel, les deux premiers ne sont finalement qu’un cas particulier du troisième82.
- 83 Exception notable, pour la phonologie : la validation du maintien d’une prononciation distincte, en (...)
- 84 « Les belgicismes les plus inutiles et, partant, les plus condamnables ressortissent, non pas au vo (...)
77En pratique, tous les types de belgicismes ne sont pas logés à la même enseigne. L’argument systémique et le critère d’utilité condamnent presque automatiquement les traits propres à la prononciation83 ou à la syntaxe84 belges. S’inscrivant dans la tradition, mais objectivant ses raisons, Goosse rejette ainsi les régionalismes syntaxiques parce que, inutiles, ils affaiblissent le système de la langue : peu compréhensibles en dehors de la sphère régionale, ils sont toujours évitables au profit d’un substitut commun au moins aussi clair (2011 : 584 [10/01/87]), alors que le fait régional lexical sera parfois admis, voire prôné.
- 85 Ainsi, indaguer, la maison à lui vendue… sont refusés sans ménagement (Goosse, 2011 : 13 [1/06/69])
78Parmi les belgicismes légitimes, se trouvent, dès lors, des désignations de réalités propres à la Belgique, notamment institutionnelles et administratives. Ainsi, pour Goosse, comme pour Deharveng avant lui, les Belges n’ont « pas à rougir » de minerval (droit d’inscription à l’université), d’autant que « les Français n’ont […] pas de terme propre (2011 : 551 [14/12/81]). Ce n’est donc pas, en soi, leur caractère officiel qui fonde l’acceptabilité de ces termes, mais bien leur utilité. L’appartenance à une langue recherchée ou pédante85 constitue, au contraire, une « circonstance aggravante » qui incite le grammairien à rejeter les expressions non justifiées par une réalité locale, tandis que les tours plus populaires bénéficient de plus d’indulgence (1971 : 129). D’autres réalités propres à la Belgique, comme les spécialités culinaires, méritent aussi de garder leur dénomination régionale : « notre cramique vaut bien le clafouti limousin ou le cake des Anglais » (1971 : 106).
- 86 Comme Goosse le note lui-même, il s’agit, en Belgique, « d’un véritable nom composé », alors que le (...)
- 87 Ce qui ferait de ces cas des régionalismes de fréquence.
- 88 On est loin du « lutétiotropisme » : parmi ces Parisiens se trouvent ceux qui « se jugeant déposita (...)
79Par ailleurs, le critère systémique explique peut-être une plus grande clémence pour les collocations que pour les mots : Goosse accepte bassin de natation (« piscine » ; 2011 : 82-83 & 89 [1/05/71 & 17/05/71]) ou action mue (« action intentée » ; 2011 : 13 [1/06/69]) alors qu’il refuse entièreté et intentement, les quatre expressions combinant pourtant des éléments réguliers et donc transparents. Si l’unité lexicale du mot semble pertinente dans l’appréciation du belgicisme, c’est que les collocations86 peuvent apparaître comme des assemblages libres87 aux locuteurs ignorant ces régionalismes : tout à fait compréhensibles en France, elles y seraient difficiles à identifier comme traits régionaux. Goosse prend-il ici en compte la seule économie du système lexical ou se soucie-t-il de la perception du parler régional belge en France ? La réception du régionalisme par des représentants du « français central » n’est jamais présentée en elle-même comme un argument, mais apparait tout de même dans les chroniques, qui évoquent plusieurs fois les « Parisiens moqueurs88 » (ex. 2011 : 83 [1/05/71]).
- 89 Ce rôle de l’usage, et même du bon usage, comme critère de légitimité, déjà annoncé dans les premiè (...)
- 90 De même pour avant-midi, « bien formé » mais « non sanctionné par l’usage » (2011 : 26 [19/01/70]).
80Deux critères supplémentaires complètent la triade centrale décrite ci-dessus. Parmi les belgicismes ne désignant pas une réalité propre à la Belgique, même ceux qui ont réussi les trois examens de l’intelligibilité, de l’intégration structurale et de l’utilité, sont parfois arrêtés par une exigence supplémentaire : Goosse demande que le trait qu’il examine soit aussi connu en France (2011 : 23 [24/11/69])89. Ainsi, c’est parce qu’elle connait quelques attestations en France que la locution par après est finalement acceptée – ce qui ferait du belgicisme acceptable un régionalisme de fréquence –, tandis qu’entièreté90 ne connait pas le même succès, bien que le mot satisfasse aux deux premières conditions et soit ardemment défendu par Mounin dans une correspondance avec l’auteur des chroniques. Mais Goosse use parfois d’une formulation plus problématique : le tour étudié devrait connaître « la sanction nette de l’usage, du bon usage » (2011 : 600 [16/05/87]). On sait tout le flou qui caractérise ce dernier concept (Dister, 2021 : 282) qui complique donc une bonne appréhension de ce quatrième critère.
81Enfin, le chroniqueur se veut réaliste et renonce à prôner des emplois belges dont il sait qu’ils ne pourront se généraliser : une recommandation doit avoir une chance, même minime, de se réaliser dans l’usage.
- 91 Une légère évolution apparaît toutefois : Goosse annonce qu’il ne s’attendrira pas sur aubette ni s (...)
- 92 Ainsi, dans le discours prononcé au colloque de Nice, inspiré de plusieurs chroniques : « je refuse (...)
- 93 Notamment à propos du rejet puriste des néologismes (1970 : 316).
- 94 « Mais je ne ferai pas miens les arguments du Père Deharveng […] Apprêté, guindé sont des jugements (...)
82L’origine romane ou germanique, le pédantisme d’une expression, son caractère archaïque ou nouveau, facteurs traditionnellement pris en compte, ne constituent donc pas en eux-mêmes des arguments, mais sont à rapporter aux critères découlant clairement de l’exigence d’intelligibilité. Par ailleurs, si des considérations esthétiques et affectives transparaissent çà et là, elles ne sont jamais, elles non plus, comptées au rang d’arguments : dès ses premières chroniques91, en effet, l’auteur se défend de tout attendrissement92 et déclare se méfier des arguments subjectifs93, qu’il critique d’ailleurs chez d’autres94. Mais c’est la formulation des rejets qui trahit la plus grande implication subjective.
- 95 Le cas contraire, une condamnation sans examen approfondi, est très rare : comme Grevisse, Goosse c (...)
83L’importance de l’observation, de la description et de la documentation confère à Goosse une place particulière dans la tradition des remarqueurs. Parfois même, aucun jugement ne sanctionne l’examen descriptif d’un cas95. Il ne faut cependant pas tirer de conclusion hâtive : la prescription devait être sous-entendue pour le public de l’époque, nourri de « Dites… ne dites pas… ». Toutefois, la visée prescriptive, indéniable et assumée par l’auteur, est, elle aussi, à nuancer car elle reçoit plusieurs limites.
- 96 « J’ouvre mes dossiers devant mes lecteurs. À eux de choisir en connaissance de cause la solution q (...)
- 97 S’il ne peut conseiller d’action efficace, Goosse exprime simplement des regrets ou souhaits : « So (...)
- 98 L’adaptation au contexte s’exprime également d’une autre manière : à quel titre entend-on s’exprime (...)
84Tout d’abord, le grammairien objective les fondements de son argumentation et son raisonnement en les soumettant à ses lecteurs, qui portent alors la responsabilité de leur usage de la langue. Le but premier de Goosse est d’instruire le locuteur belge du caractère régional des expressions qu’il emploie et des motifs qui justifieraient leur acceptation ou leur bannissement : décrire est donc essentiel, tandis que prescrire revient souvent à s’en remettre à la décision du lecteur96, auquel le genre de la chronique confère d’ailleurs un rôle central. En outre, la recommandation se veut réaliste97 : loin d’être toujours absolue, elle consiste souvent à réserver les termes régionaux à des situations de communication98 quotidiennes, familiales, ou simplement, belges : des cadres où ils ne généreront aucune mécompréhension (2011 : 584 [10/01/87]) :
« Le but de ces chroniques est d’éclairer la conscience du lecteur, en lui décrivant les faits tels qu’ils sont. À lui de décider, en connaissance de cause, s’il doit rester fidèle à septante ou se rallier à soixante-dix, ou encore employer les deux, septante lorsqu’il s’adresse à ses compatriotes, soixante-dix, s’il veut se faire lire ou entendre au-delà de nos frontières. » (2011 : 87 [17/05/71].)
85Enfin, la prescription est conditionnée. Elle est à suivre si l’on veut se faire comprendre, et cet objectif est lui aussi, soumis explicitement à l’appréciation du lecteur :
- 99 En réponse à un lecteur plaidant en faveur d’un belgicisme (Goosse, 1971 : 244).
« Notre ambition est-elle d’être compris seulement par les gens de notre village ? Alors ne nous fatiguons pas à éviter les tours régionaux […] À une époque où le tourisme, les congrès, etc. font sortir tant de gens de leur pays, devons-nous cultiver avec soin nos particularismes et refuser les avantages que nous donne la connaissance d’une langue internationale99 ? » (1971 : 244.)
- 100 Qui peut d’ailleurs s’avérer « plus riche et plus précis » (à propos de valves : Goosse, 2011 : 151 (...)
86C’est en ce sens que Goosse nomme parfois « usage majoritaire » la « formule de rechange » (2011 : 2 [16/12/68]), relevant du français commun, qu’il recommande à la place d’un régionalisme. Et c’est pour des raisons démographiques et historiques que cet usage est à chercher dans le français de France : ce n’est, donc, jamais par infériorité ou à cause de défauts intrinsèques que le régionalisme100 doit s’effacer. Ce n’est pas pour ses qualités propres que le français de France représente le français universel ou que celui-ci incarne le « bon français » : peut-être plus clairement que chez Grevisse, cette équation est subordonnée explicitement à la condition de l’intercompréhension au sein d’une langue internationale.
87Toutefois, en dépit de l’intention objective et descriptive de Goosse, la forme de l’appréciation – surtout de la condamnation – de certains traits régionaux montre une nette implication affective. Le ton parfois tranchant semble assez éloigné de ce qu’on attendrait aujourd’hui d’un linguiste (Dister, 2021 : 285) : la formule va du simple jugement de valeur (« défaillances », « faute réelle »…), au véritable blâme (« mauvaise graisse », « exposer au pilori », « infâm(i)e », « honteusement »…) en passant par le champ lexical du tribunal : « accuser », « condamner, « circonstances atténuantes / aggravantes », « exécuter »… La distorsion entre la scientificité de la démarche et la virulence de certaines conclusions étonne, mais reflète peut-être une tension entre le contexte, l’héritage de Goosse et l’évolution de son travail.
88Toutefois, s’il y a jugement, il y a bien norme… Quelle est-elle ?
- 101 « Si l’on estime que le français n’est appelé qu’à servir à l’intérieur d’un groupe social détermin (...)
- 102 « Pour le Canada, m’a dit un Québécois, c’est une question de vie ou de mort : le français y succom (...)
- 103 « Pour la Belgique ou pour la Suisse, les différences ne sont ni assez nombreuses ou assez profonde (...)
89Pour Goosse, la visée prescriptive se justifie par sa subordination à un but de communication et au maintien – voire au développement – d’une langue de civilisation, devenue internationale : « pour que la communication soit possible, il faut une norme à laquelle se réfèrent à la fois celui qui parle et celui qui écoute » (1971 : 308). Une « norme spontanée101 » (1971 : 309) serait insuffisante, qu’elle appartienne à une région, à un domaine ou à un groupe social : il faut une norme qui préserve l’unité de la francophonie, en particulier là où le système du français est menacé de désagrégation par le contact avec d’autres langues102 et de manière préventive ailleurs103. Pour que le français garde sa « place honorable » (1971 : 313) et « continue d’être le moyen grâce auquel communiquent Français de Marseille, de Besançon, de Paris, Belges, Suisses, Canadiens, Haïtiens, Mauriciens etc., il faut que l’instrument dont ils se servent ait une unité suffisante et, dans une certaine mesure, une permanence suffisante » (1971 : 309).
- 104 À propos de l’opposition des puristes aux anglicismes, Goosse note : « Les puristes assistent avec (...)
90Le grammairien doit soutenir cette unité et cette relative permanence : il a un rôle à jouer, pendant le « temps d’épreuve » qu’un nouvel usage met à « s’intégre[r] au ’bon usage’ ». Dans cette petite marge de manœuvre, le grammairien ne doit pas « passivement, se borner à enregistrer tout ce que le besoin et la mode lancent chaque jour ». Il peut « tenter d’agir […] », mais sans aller jusqu’à une norme puriste qui s’opposerait au mouvement naturel de la langue104 :
« sans entraver le développement légitime et vital, il [lui] faut essayer de le canaliser, de le ralentir peut-être, en tout cas de conserver à la langue ses qualités propres, celles qui permettent de s’exprimer et de se comprendre mutuellement » (1971 : 290).
- 105 Sur le néologisme : « Si la réponse est non, elle sera peut-être oui demain. » (2011 : 359 [12/04/7 (...)
91Goosse distingue donc nettement sa démarche du purisme – ou de ce qu’il définit comme tel – qui prône un conservatisme dur, un refus absolu de l’évolution. Si le grammairien agit, c’est dans le laps de temps qui sépare l’apparition d’un nouvel usage de son intégration au système ou de sa disparition : s’il tente parfois, raisonnablement, d’infléchir l’évolution de la langue, il doit avant tout la suivre, la décrire et l’accepter, conscient de la précarité de ses jugements, provisoires105 parce que soumis à l’usage. Goosse ne suit pas non plus les puristes lorsqu’ils considèrent la logique, l’esthétique, l’ancienneté historique ou les emplois littéraires comme arguments en soi. Il lui arrive même de modérer la sévérité et la soif de prescription – puriste ? – de ses lecteurs : « la grammaire n’est pas la morale » ; il n’y a pas d’« absolu en matière de langage » : « Le langage est une convention variable selon les lieux, selon les temps aussi. […] Ce qui compte, c’est de se faire comprendre des hommes d’aujourd’hui. » (1971 : 88.)
92Le rôle dévolu au grammairien éclaire, du reste, la sévérité à l’égard des expressions pédantes, des discours confus largement diffusés ou, pires, enseignés. Les intellectuels et tous ceux qui jouissent d’une audience sont certes fustigés lorsqu’ils manquent à leur rôle de détenteurs d’une « légitimité linguistique » (Dister, 2021 : 287), mais c’est aussi l’expression volontairement obscure (qui réserve la compréhension à un groupe restreint d’initiés et en exclut les autres) qui est blâmée, comme un « mauvais usage », une entrave à « la compréhension entre les hommes » (2011 : 24 [22/12/69]).
- 106 À propos d’auditorium : « réaction puriste ou reflet d’un usage réel ? » (2011 : 433 [4/12/78].)
- 107 Goosse regrette que les grammairiens « de l’école belge » ne se soient pas tournés vers la langue p (...)
- 108 Même idée dans les chroniques : « L’information tirée des dictionnaires et des grammaires ne suffit (...)
93Dans la même perspective, Goosse oppose le purisme à l’usage réel106, qu’il veut suivre « jusque dans ses caprices » (2011 : 26 [19/01/70]). Il revendique ainsi son appartenance à ce qu’il a lui-même nommé « l’école belge de grammaire ». Celle-ci aurait, pour Goosse, donné à la norme « un fondement positif » – sous l’impulsion de Deharveng – en se tournant « vers la langue des écrivains », en réaction à la prescription arbitraire et aux défauts des sources lexicographiques. Aux yeux de Goosse, la « méthode belge », cultivée par Grevisse, a donc précisément consisté à sortir du purisme en mettant les prescriptions arbitraires ou trop peu documentées à l’épreuve de l’usage, d’abord littéraire107, il est vrai. Mais Goosse a amplifié cette recherche documentée de l’usage : pour lui, les auteurs – qui ne sont plus réduits aux « grands auteurs » – ne représentent pas d’abord les gardiens d’un usage supérieur, mais les témoins d’un usage plus réel que celui dont témoignent les dictionnaires, jugés archaïsants108 (1970 : 96-97). Il a aussi élargi ses sources aux écrits non littéraires et s’est ouvert aux différents registres, aux langues de spécialités, aux variétés régionales et à la langue orale, tentant ainsi de rendre la norme la plus objective possible.
- 109 Où le successeur cite abondamment son ou ses prédécesseur(s).
94Bien qu’on les ait tous trois accusés de purisme en raison de leur attitude prescriptive et du ton parfois acerbe de leurs critiques, Deharveng, Grevisse et Goosse s’en sont toujours défendus et ont attaqué ceux qui leur semblaient les vrais puristes, conservateurs et « pédants ». Tous trois traquaient l’expression gonflée et obscure, tous trois reconnaissaient l’évolution de la langue comme un mouvement naturel, adaptaient la prescription à la situation de communication et recherchaient un usage avéré. Quels que soient le flou entourant la définition de l’usage, et l’évolution qu’a connue la définition des détenteurs de cet usage, la démarche a été, chaque fois, de se désolidariser d’une grammaire de décret en cherchant dans des emplois attestés de quoi assouplir et actualiser le discours des dictionnaires et des grammaires. On peut bien parler de lignée109 ou peut-être d’école, comme la nommait Goosse, unie par la volonté d’observer les faits de langue, mais au sein de laquelle se dessine une progression.
- 110 Aux dires mêmes de Goosse (1999 : 4).
- 111 « Souci de cohérence » qui a aussi présidé à son travail sur le Bon Usage (Goosse, 1999 : 9).
95Le premier de ses représentants, enseignant de « rhétorique », mène une entreprise didactique, donc relativement prescriptiviste, dans une démarche assez empirique. Deharveng cherche l’appui – encore autorité – des bons auteurs. Il tient des propos marqués par l’élitisme, admet un purisme de bon aloi, reconnait encore une force d’argument à l’archaïsme ou au registre de langue. En philologue et grammairien, Grevisse systématise cette démarche110, non seulement dans ses chroniques, mais aussi dans le Bon Usage. L’œuvre philologique va se poursuivre : Goosse la mène très loin vers le pôle descriptif, en l’ouvrant aux multiples variations linguistiques et à une énorme collecte de sources. Ces nouvelles bases permettent à l’héritier de Deharveng et de Grevisse, d’établir plus objectivement l’usage. Comme ses prédécesseurs, Goosse assume la subordination de la norme à la communication francophone générale, et donc à un emploi déterminé de la langue, mais tente encore de systématiser la démarche et de la rendre plus cohérente111 et objective dans une entreprise clairement exposée à l’(inter)locuteur, qui devient maitre de son propre usage.
96Le rapport de filiation, marqué par l’opposition à la « grammaire de droit divin » (1970 : 96) qui a poussé ces trois grands noms vers une ouverture toujours plus grande à la variation, est d’ailleurs reconnu explicitement par Goosse, qui, rappelant que ce n’était pas à la lecture du Précis de grammaire française de Grevisse, mais à celle des six tomes des Corrigeons-nous ! qu’il devait sa vocation de grammairien, fait l’éloge de Deharveng en soulignant l’apport méthodologique de ce dernier :
« la nécessité de l’observation, le refus de l’apriori, du magister dixit, le libre examen grammatical en quelque sorte » – et la qualité des résultats obtenus – « la vérité absolue, intemporelle n’existe pas, […] la logique ne règne pas en maitresse, […] l’erreur d’hier peut être la vérité d’aujourd’hui, […] la langue est perpétuellement en mouvement » (Goosse, 1999).