1La dernière étude de la DEPP sur la question (Eteve et Nghiem, 2021) a confirmé ce qu’avaient déjà montré des études universitaires (Manesse et Cogis, 2007) : le niveau orthographique des élèves français recule depuis au moins les années 1980. Par ailleurs, si l’orthographe des mots telle qu’elle apparait dans les dictionnaires continue à évoluer sans que la majorité du public en ait conscience (Martinez, 2012), elle n’a pas connu de réforme majeure depuis le 19e siècle. Les rectifications orthographiques de 1990 constituent la seule tentative récente s’apparentant à une réforme et elles ont du mal à s’imposer. Lorsque l’Éducation nationale a tenté de les faire appliquer dans les classes en 2016, les réactions médiatiques ont été violentes et la mention de ces rectifications a depuis totalement disparu des programmes scolaires. La société française se trouve donc face à un double phénomène : une orthographe qui n’évolue plus officiellement et des scripteurs qui produisent des formes de moins en moins conformes à la norme officielle. En termes de variations, on pourrait ainsi pointer un décalage notable entre la fixité de la norme et l’augmentation des variantes observées dans les études portant sur le niveau orthographique des élèves français.
2La violence des réactions médiatiques, dès 1991 et périodiquement lorsque le sujet refait surface dans les médias, semble entériner l’idée selon laquelle la population française serait particulièrement hostile à toute évolution orthographique. On peut cependant se demander à quel point ces réactions médiatiques représentent le point de vue de l’ensemble de la population sur ces rectifications. On ne dispose pas d’études qui permettraient de répondre à cette question. Cependant, certaines se sont intéressées au point de vue de professionnels de l’écrit, d’élèves de l’enseignement primaire ou secondaire ou d’enseignants (Millet, Lucci et Billiez, 1990 ; Dister et Moreau, 2012). Celles-ci présentent des résultats contrastés qui témoignent à la fois de réactions conservatrices et d’un intérêt pour des évolutions qui faciliteraient l’accès des francophones à une écriture normée. On propose ici de compléter ces études en rendant compte d’une enquête menée auprès de 178 étudiants de section de techniciens supérieurs (STS) tertiaires en 2017-2018. Il s’agit d’un type de population peu étudié qui présente l’intérêt de ne faire partie ni des individus en échec scolaire (les étudiants enquêtés ont accédé à l’enseignement supérieur), ni de ceux dont le parcours scolaire fait partie des plus socialement valorisés. L’origine scolaire des enquêtés se répartit en effet entre baccalauréat général, technologique et professionnel, ce qui montre que leurs parcours sont divers. Même s’ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population française, ni même de l’ensemble de leur classe d’âge, il s’agit de locuteurs ordinaires, intéressants précisément parce qu’ils n’ont a priori aucune expertise linguistique particulière mais sont confrontés à des besoins sociaux en termes d’orthographe, les filières tertiaires impliquant un usage très régulier de l’écrit.
3Nous ne rendrons pas compte ici de l’ensemble de l’enquête qui s’intéressait à la fois au raisonnement orthographique de ces étudiants et à leur rapport à l’orthographe (Le Levier, 2019). Nous nous concentrerons sur les éléments de l’enquête en lien avec les rectifications de 1990 et plus largement avec l’idée de réforme de l’orthographe.
4À cette fin, nous commencerons par présenter les liens entre orthographe et variations, avant de présenter la méthodologie de l’enquête puis les résultats liés à la question de la réforme orthographique.
5Si on remonte aux étymons grecs qui composent le mot, l’orthographe, c’est littéralement le fait d’écrire correctement. Fayol et Jaffré (2014) la définissent comme « la représentation graphique et conventionnelle d’une langue donnée ». La référence à une norme socialement construite est donc inhérente à l’objet même d’orthographe. Qu’est-ce alors qu’une variante orthographique ? Sur le plan diachronique, il peut s’agir d’un état antérieur de la langue, y compris de la langue normée. Jusqu’au 19e siècle, l’orthographe du français a beaucoup évolué. Même en français moderne, il existe de nombreux mots qui possèdent plusieurs orthographes. Les rectifications orthographiques de 1990 ont d’ailleurs allongé la liste de ces variantes normées. Au-delà, on pourrait penser à des systèmes d’écriture alternatifs, telle l’écriture SMS, mais, dans une certaine mesure, c’est alors le code lui-même qui change.
6Restent les variantes auxquelles nous sommes le plus souvent confrontés : celles que nous appelons erreurs ou fautes. Il s’agit bien de variantes graphiques, dont certaines peuvent être très répandues. Mais là où la linguistique prend au sérieux les variantes lexicales et syntaxiques, jusqu’à produire une grammaire telle que la Grande grammaire du français (Abeillé et al., 2021), qui affiche l’ambition de documenter le français dans la diversité de ses variantes, les variantes graphiques sont rarement vues autrement que comme des écarts à corriger. Mortamet (2018) se demande d’où vient cette résistance, y compris chez les linguistes, à considérer les « pratiques orthographiques » comme les résultats d’une pression de l’usage. Elle identifie notamment deux causes qui éclairent l’enquête que nous présentons ici. Premièrement, une production écrite peut être révisée. Les « erreurs » produites sont jugées à cette aune : la variation graphique serait « une offense à la langue, mais aussi une offense à l’imaginaire d’une langue immuable, incontestable, et au symbole qu’elle représente. » (Mortamet, 2018 : 33). Deuxièmement, le poids du purisme est déjà bien documenté chez les francophones (Paveau et Rosier, 2008). Il alimente des discours idéologiques qui chargent la norme orthographique de valeurs symboliques fortes : « Pour ces conservateurs zélés, modifier l’orthographe, c’est renoncer à un destin commun, qui n’est rien de moins que la nation, son histoire, son avenir. » (Mortamet, 2018 : 35). Autrement dit, l’orthographe n’est pas traitée comme un outil technique permettant l’intercompréhension des francophones à l’écrit. Elle prend aux yeux de certains scripteurs une importance qui dépasse largement cette fonction technique du fait de son statut culturel.
7Mortamet distingue à cet égard la norme d’usage, qui « permet l’organisation de la variation » (2018 : 94) et est nécessaire à l’intercompréhension, et la norme du bon usage ou ce qu’elle appelle « surnorme » qui « est imposée, fixée par l’Académie française, le plus souvent ‘contre’ l’usage et les usagers de la langue, qui sont suspectés de mollesse, d’amnésie, de raccourcis et de négligence. » (2018 : 98). Ce phénomène n’est pas propre à l’orthographe mais toute variante orthographique qui n’ait pas été adoubée par l’Académie française est en effet traitée comme un écart à corriger. En somme, en matière d’orthographe française, la norme, telle qu’elle est enregistrée dans des dictionnaires et des grammaires normatives, prévaut sur l’usage.
8Mais, comme on l’a dit plus haut, il existe des mots pour lesquels la norme conventionnelle reconnait plusieurs formes. Sans être majoritaires, ils ne sont pas rares. Nous nous intéresserons ici à une catégorie particulière parmi ces mots : ceux pour lesquels la variante normée a été introduite par les rectifications orthographiques de 1990. Il est à noter que les auteurs de ces rectifications ont lié leur justification à l’usage. Maurice Druon (Conseil supérieur de la langue française, 1990) expliquait ainsi les ambitions de cette réforme dans la présentation du rapport du conseil supérieur de la langue française à l’origine des rectifications :
« écartant tout projet d’une réforme bouleversante de l’orthographe qui eût altéré le visage familier du français et dérouté tous ses usagers répartis sur la planète, vous nous avez sagement invités à proposer des retouches et aménagements, correspondant à l’évolution de l’usage, et permettant un apprentissage plus aisé et plus sûr. »
9Les recommandations s’affichaient donc au service des usagers : entérinant des évolutions et en facilitant l’apprentissage. Pour autant, si l’examen des rectifications confirme bien qu’il ne s’agit en rien d’une « réforme bouleversante », on peut se demander à quel point elle se met effectivement au service de l’usager. De fait, la régularisation d’une orthographe comme évènement, ou la francisation de graphies d’origine étrangère telles que mixeur ou le pluriel jazzmans entérinent des usages ou intègrent des régularités. D’autres propositions, quoique cohérentes linguistiquement, semblent plus difficiles à justifier en termes de facilité d’usage. Ainsi les graphies ognon et nénufar se justifiaient par une forme de rationalisation systémique mais en aucun cas par l’usage. De même, la proposition de supprimer les accents sur les i et les u en l’absence d’homophone mais pas sur les a et les o s’appuyait sur des arguments phonétiques et non sur des constats graphiques. On voit par ailleurs avec cette dernière règle la complexité de ces rectifications qui proposent certes des régularisations mais le font dans un cadre tellement précis et circonscrit que leur application exige une compétence linguistique avancée.
10La grande prudence de ces recommandations n’a en rien empêché qu’elles provoquent de très violentes réactions, comme les tentatives précédentes depuis la fin du 19e siècle. Michel Arrivé (1994) souligne la similarité entre différents épisodes survenus en 1893, en 1900 puis en 1990. À chaque fois, l’Académie française commence par se montrer plutôt favorable aux propositions des linguistes avant de prendre ses distances et de réaffirmer son pouvoir sur la langue suite à une violente campagne de presse.
11Sur quels arguments reposent ces discours hostiles à toute évolution de l’orthographe du français ? Klinkenberg (2013) exploite le courrier des lecteurs de trois quotidiens belges ayant proposé une version en orthographe rectifiée pour analyser ces discours. Il montre que ceux-ci révèlent un rapport essentialiste à la langue : ils s’appuient sur une « manœuvre idéologique de construction qui consiste à arracher les institutions à la contingence de l’histoire pour en faire un toujours-déjà-là » (p. 90). Dans le discours de ceux qui défendent le statu quo, l’orthographe n’est pas le produit d’un processus historique. Elle est fixe et ne peut donc en aucun cas évoluer.
- 1 Pour « Réforme orthographique ». Il s’agit d’un groupe de chercheurs qui a travaillé sur cette qu (...)
12Au-delà de ces discours idéologiques, qu’en est-il de l’application de ces rectifications dans les écrits des scripteurs ordinaires ? Le groupe RO1 (Dister et Moreau, 2012) a enquêté auprès d’enseignants de divers pays francophones en les interrogeant sur leur connaissance des rectifications et l’application qu’ils en faisaient. Il s’est avéré que les rectifications sont très peu connues des enseignants venant d’Afrique du Nord et de France mais majoritairement connues de ceux venant de Suisse, de Belgique et du Québec. Pour ce qui est de la mise en œuvre de ces rectifications dans leurs pratiques d’écriture, les réponses d’enseignants diffèrent en fonction de leur aire géographique, mais aussi en fonction du point concerné. Certaines recommandations semblent appliquées partout, notamment la régularisation des règles concernant les traits d’union et le pluriel des noms étrangers. D’autres résistent globalement davantage, notamment celles qui concernent des accents circonflexes et les verbes en -eler et -eter. Un numéro des Cahiers de praxématique (Lazar et Mudrochova, 2020) s’est récemment penché sur la postérité de ces rectifications. On y retrouve dans des corpus issus de la presse ou du Web, certaines forme rectifiées pour la graphie des mots empruntés et la soudure des mots composés (Dister et Naets, 2020) mais aussi d’importantes résistances, notamment là encore sur les verbes en -eler et -eter (Puchovska, 2020).
13Nous proposons ici de rendre compte de quelques données recueillies auprès d’étudiants de section de technicien supérieur. Nous nous interrogerons sur leurs pratiques d’écriture par rapport à quelques formes de 1990 et sur ce qu’ils savent et pensent de ces rectifications et de l’idée de réforme en général.
14Les données exploitées ici sont issues de 178 écrits (dictées + questionnaires) et de 65 entretiens recueillis auprès d’étudiants de sections de techniciens supérieurs tertiaires de l’académie de Lille pendant l’année scolaire 2017-2018. Ces étudiants étaient tous scolarisés dans des filières professionnalisantes les préparant à des métiers impliquant une utilisation importante de l’écrit : secrétariat de direction, support informatique aux entreprises et tourisme. La méthodologie retenue permettait de mettre en relation des données concernant leur production orthographique, à travers une dictée, et des données concernant leur rapport à l’orthographe, à travers des questionnaires et entretiens.
15Cinq variantes (en gras) conformes aux rectifications de 1990 ont été intégrées dans la dictée reproduite ci-dessous :
Je vais vous parler de deux étudiantes en commerce international parties étudier dans un pays éloigné. Elles ont préparé leur voyage avec beaucoup de soin et chacune a organisé ses affaires pour être prête le 20 aout, jour du départ. Ces deux jeunes filles ne manquaient pas d’amis/ies : elles ont consacré un weekend entier à faire leurs adieux à tout le monde. Le jour du départ, elles ont enfilé les vêtements qu’elles avaient choisis la veille et vérifié la liste de papiers règlementaires qu’elles avaient soigneusement préparée/és. Ces préparatifs achevés, la première s’est dépêchée de saluer une dernière fois ses parents, tandis que la seconde goutait ces tout derniers instants avant l’aventure. Quel évènement !
16Il s’agissait de deux accents circonflexes sur un u dans des mots sans homophone : aout et goutait ; d’une soudure de mot d’origine étrangère : weekend et de deux accents graves conformes à la prononciation : règlementaires et évènement. Le but premier de cette dictée, comme de l’ensemble du recueil de données, n’était pas d’explorer spécifiquement l’application par ces étudiants des rectifications de 1990 mais de tenter d’établir un lien entre leur rapport à l’orthographe et leur performance orthographique. L’introduction de quelques formes possédant des variantes liées à 1990 s’intégrait donc dans cette perspective et ne correspondait pas à une volonté de représenter l’ensemble des zones du système orthographique concernées par ces rectifications.
17Les questions abordaient des points assez divers liés à l’expérience d’apprentissage de l’orthographe, aux pratiques d’écriture et au rapport à l’orthographe des étudiants enquêtés. Deux questions portaient directement sur les rectifications orthographiques et la possibilité d’une réforme :
Êtes-vous au courant des « Rectifications orthographiques » de 1990 ?
□ Jamais entendu parler □ Très vaguement □ Je connais dans l’ensemble
□ Je connais
Si vous en avez entendu parler, pouvez-vous donner un exemple de rectification ?
Globalement, réformer l’orthographe française afin de la simplifier vous semble-t-il une bonne idée ?
□ Oui tout à fait. □ Oui mais à certaines conditions. □ Plutôt non. □ Non pas du tout.
Pouvez -vous préciser votre réponse ?
18Ces questionnaires ont été complétés pour 65 étudiants sur 178 par des entretiens qui se sont appuyés sur les questionnaires et ont permis de préciser et développer les réponses des étudiants.
19Le tableau 1 représente les formes conformes aux rectifications de 1990 et à l’orthographe traditionnelle pour les cinq mots où deux variantes existent. Dans ce premier tableau, nous avons neutralisé la conformité globale du mot à la norme orthographique et nous ne regardons donc que la zone du mot concernée par la rectification. Le tableau 2 complète cette information en notant la proportion de formes conformes à la norme pour ces cinq mots. Comme le montre la double graphie des mots dans le tableau, les deux variantes acceptées depuis 1990 sont considérées comme relevant de la norme. Il apparait que, dans l’ensemble, les variantes ne prenant pas en compte les rectifications sont dominantes mais avec des proportions différentes suivant les mots. Il est notable que la forme pour laquelle la graphie rectifiée est la moins représentée (aout / août) est aussi celle qui apparait la plus stable orthographiquement puisqu’elle est normée à 98 %. Les autres mots ont été graphiés conformément aux rectifications de manière plus fréquente mais ils sont moins souvent orthographiés conformément à une norme et le seul mot où la forme rectifiée est plus fréquente que la forme traditionnelle est le mot évènement qui rassemble par ailleurs plus de 30 % de formes non normées. On peut noter que l’hésitation sur les formes accentuées est un phénomène déjà bien documenté chez les scripteurs du français (Lucci et Millet, 1994 : 107). On pourrait donc considérer que la variabilité observée ici sur les formes accentuées témoigne avant tout de cette hésitation.
Tableau 1 : Graphèmes concernés par les rectifications de 1990 produits pendant la dictée (N =178)
Forme
|
rectifié
|
traditionnel
|
autre
|
aout / août
|
2 %
|
98 %
|
0 %
|
goutait / goûtait
|
32 %
|
68 %
|
0 %
|
weekend / week-end
|
12 %
|
80 %
|
8 %
|
règlementaire(s) / réglementaire(s)
|
16 %
|
71 %
|
13 %
|
évènement / événement
|
43 %
|
33 %
|
24 %
|
Tableau 2 : Conformité à la norme des mots concernés par les rectifications de 1990 (N =178)
Forme
|
Normé
|
Non normé
|
aout / août
|
98 %
|
2 %
|
goutait / goûtait
|
58 %
|
42 %
|
weekend / week-end
|
91 %
|
9 %
|
règlementaire(s) / réglementaire(s)
|
83 %
|
17 %
|
évènement / événement
|
68 %
|
32 %
|
20Malheureusement, les entretiens menés avec les étudiants n’ont pas permis de revenir précisément sur ces formes ni d’établir solidement si les étudiants interrogés avaient conscience de l’existence de deux formes normées en concurrence. Néanmoins, comme on le verra dans le paragraphe suivant, les connaissances déclaratives des étudiants sur la réforme de 1990 sont apparues très faibles. On peut donc supposer que, de la part de ces étudiants, il ne s’agit pas d’un choix parmi deux variantes normées dont ils connaitraient l’existence, mais de la production de la forme qu’ils croient être juste.
21La question consacrée spécifiquement aux rectifications dans les questionnaires a montré qu’elles étaient très majoritairement inconnues puisque 72 % des enquêtés répondent qu’ils n’en ont jamais entendu parler et que, sur les 28 % restant, la très grande majorité (24 % du total des enquêtés) déclare les connaitre « très vaguement ».
- 2 Ce qui montre qu’il assimile la rectification orthographique et la notion de variante normée puis (...)
- 3 Le numéro correspond à l’étudiant, sur un total de 178 étudiants, la lettre au mode de recueil de (...)
22Seuls dix étudiants proposent un exemple de rectification. Ceux-ci confirment qu’en effet leurs connaissances sur la question vont de très approximatives à totalement erronées. Cinq étudiants citent la graphie ognon ; deux étudiants citent une supposée alternance f / ph exemplifiée dans un cas par l’exemple *éléfant ; un étudiant parle d’accents circonflexes ; un étudiant parle de traits d’union et un étudiant cite l’alternance clef / clé2. Ces exemples montrent que les étudiants en question identifient certaines zones du système orthographique français en lien avec les rectifications de 1990 mais de manière approximative et parfois erronée. Par ailleurs, dans huit cas sur dix ces exemples sont associés à un discours très négatif sur les rectifications. Un étudiant dit ainsi que le mot « nénufar perd de son charme » parce qu’il est « trop simplifié. » (Q13)3.
23Les rectifications de 1990 sont donc trop mal connues pour que nous puissions en tirer des conséquences quant à ce que les enquêtés pensent de l’idée de réforme de l’orthographe. C’est pourquoi nous avons également posé une question plus large, pour laquelle la figure 1 présente les réponses des étudiants d’une part dans les questionnaires et d’autre part dans les entretiens.
Figure 1 : Réponse à la question : « Globalement, réformer l’orthographe française afin de la simplifier vous semble-t-il une bonne idée ? » par les 178 étudiants et par les 65 ayant l’entretien
24Les colonnes de droite correspondant aux entretiens renvoient aux réponses d’une sous-partie des étudiants ayant fourni les réponses aux questionnaires correspondant aux colonnes de gauche. La réponse prise en compte dans la colonne « entretien » est celle fournie par les étudiants à l’oral mais, dans la très grande majorité des cas, ceux-ci ne changent pas de polarisation au moment de l’entretien. Il leur permet de préciser et développer leurs réponses. Le décalage de proportions est donc lié aux opinions des étudiants qui ont accepté de participer à l’entretien. Or on peut noter que ces réponses sont plus polarisées, surtout parmi les étudiants hostiles. On peut alors émettre l’hypothèse que les étudiants qui ont accepté de participer à l’entretien sont davantage ceux qui avaient des idées déjà construites sur les questions liées à l’orthographe.
25Ce graphique dans son ensemble montre que les étudiants sont majoritairement favorables à l’idée d’une réforme qui simplifierait l’orthographe. Cependant les « oui mais... » sont plus nombreux que les « oui tout à fait », alors que que les « Plutôt non » sont moins nombreux que les « Non, pas du tout. » L’opposition à l’idée de réforme simplificatrice semble donc être plus souvent associée à un point de vue radical, là où l’ouverture à cette idée s’accompagne plus régulièrement d’une réflexion sur les problèmes et limites que celle-ci soulèverait.
26Ce phénomène se confirme dans les argumentaires que les questionnaires et les entretiens nous ont permis de recueillir pour ou contre l’idée de réforme.
27La figure 2 synthétise les principaux arguments mobilisés par les étudiants pour justifier un point de vue négatif sur une possible réforme de l’orthographe.
Figure 2 : Arguments défavorables à une réforme de l’orthographe dans les 178 questionnaires et les 65 entretiens
28Ces arguments ont été recueillis d’une part dans les explications données par les étudiants dans l’espace proposé pour justifier leur réponse dans les questionnaires et, d’autre part, lors des entretiens, à partir d’une question les invitant à justifier leur réponse ou à développer la justification qu’ils avaient fournie à l’écrit. Les catégories matérialisées sur les figures 2 et 3 ne sont donc pas des catégories données a priori mais des catégories construites a posteriori en rapprochant les réponses qui mobilisent des arguments similaires. Cette méthode de traitement s’inspire de ce qu’a pratiqué le groupe RO (2012). Les catégories recueillies recoupent d’ailleurs en grande partie celles du groupe RO. Les différences observables sont liées d’une part à la nature des enquêtés (des enseignants et de futurs enseignants pour RO) et d’autre part à l’économie globale de l’enquête. En effet, l’enquête de RO était centrée sur la question de la réforme de l’orthographe alors que l’enquête présentée ici utilise initialement la question de la réforme pour explorer le rapport à l’orthographe des enquêtés. Ainsi le thème le plus présent chez RO, à savoir la complexité ou difficulté de l’orthographe, apparait certes peu dans les réponses exploitées ici mais cet aspect avait été abordé plus haut dans le questionnaire et dans l’entretien et n’est donc réinvestie que par les étudiants qui éprouvent spécifiquement le besoin de le faire par rapport à la question de la réforme. Par ailleurs, nous choisissons ici de présenter les arguments en fonction de l’orientation de l’idée qu’ils défendent, que cet argument soit mobilisé par un étudiant qui se dit globalement favorable ou défavorable à l’idée de réforme. En effet, beaucoup de réponses étant nuancées, elles présentent à la fois des éléments favorables et des éléments défavorables à l’idée de réforme.L’argument qui est mobilisé le plus souvent dans les entretiens et cité dans un questionnaire sur dix est l’argument lié à la valeur patrimoniale de l’orthographe. Chez RO, cette même catégorie d’argument constituait la troisième catégorie la plus mobilisée. Cet argument qui fait fortement écho aux représentations relevées par Klinkenberg (2013) s’appuie parfois sur une représentation mythifiée de la genèse de l’orthographe : « L’orthographe est un trésor donné par nos prédécesseurs. » (Q53) ; « Il faut respecter ceux qui ont créé ces mots-là. » (E144) ; « Les mots doivent rester tels qu’ils ont été écrits depuis leur création. » (Q54). Cette valeur patrimoniale s’incarne également dans un discours esthétique sur la langue : on retrouve ainsi les termes de « beauté » (Q72), de « charme » (Q94), ou l’adjectif « magnifique. » (Q114). Ces termes très chargés sur le plan axiologique témoignent de l’investissement affectif de ces étudiants par rapport à la norme orthographique telle qu’elle existe. Cette importance des affects est relevée par Klinkenberg (2013 : 97-101) qui souligne à quel point répondre à ces discours chargés d’affects par des arguments techniques (comme cherchent souvent à le faire les linguistes) a peu de chance de faire évoluer les représentations sociales.
29Cependant, chez beaucoup d’étudiants hostiles à cette évolution, il s’agit surtout de se protéger eux-mêmes. En effet, le second argument est lié à la crainte du changement. Quand bien même une grande partie des étudiants interrogés ne sont pas particulièrement à l’aise avec l’orthographe du français, ils estiment l’avoir apprise et devoir la réapprendre leur fait peur :
« Nous apprenons une langue avec tels et tels mots qu’on nous apprend à bien orthographier. Les changer quelques années plus tard est inutile et nous fait justement faire des fautes. » (Q123).
30Cette remarque illustre une crainte du changement, la variation dans le temps apparaissant comme un danger par rapport à des compétences perçues comme acquises. Cette crainte du changement est liée à la peur d’un décalage entre générations. La cohabitation entre ceux qui ont appris l’orthographe actuelle et ceux qui apprendraient la nouvelle risquerait de poser des problèmes : « Si on simplifie certains paramètres de l’orthographe, je trouve que la nouvelle génération sera très différente de la nôtre et il y aura des difficultés d’entente. » (Q28). Cette appréhension est parfois élargie à la langue, suivant une assimilation qui n’est pas rare dans les données recueillies entre l’orthographe et la langue en général : « Il faut garder comme on a appris car les prochaines générations vont manquer de vocabulaire et ne vont plus savoir grand-chose. » (Q117). Cette crainte de devoir réapprendre, fortement présente dans notre corpus, peut être rapprochée de la notion de « stabilité » proposée par RO, mais les deux catégories ne semblent pas se recouper véritablement, ni avoir la même importance dans les discours recueillis. On peut émettre l’hypothèse que cette différence est liée à la nature des personnes interrogées. En effet, les enquêtés de RO étaient des enseignants ou futurs enseignants dont l’identité professionnelle implique a priori une plus grande aisance orthographique que chez des étudiants du supérieur technique.
31Mais s’exprime également parfois chez ces étudiants une intolérance aux variantes en tant que telles, notamment chez ceux qui ont conscience que les rectifications autorisent deux formes concurrentes : « Je pense qu’il est beaucoup mieux et beaucoup plus cohérent de garder une seule orthographe plutôt que d’en mélanger plusieurs, ce qui perturberait la plupart des gens ». (Q125). Il s’agit ici d’un refus de l’idée de variante orthographique normée en tant que telle. Ce n’est alors pas tant le changement dans le temps qui inquiète que l’idée même de disposer d’un choix, tant la nécessité d’identifier la « bonne » forme orthographique est perçue comme une priorité par certains.
32Ce que nous avons codé « valeur de l’effort », « prééminence de la langue » et « injuste » (figure 2), se mélange souvent dans les discours des enquêtés. Comme nous l’avons dit plus tôt, les catégories présentées ici ont été construites a posteriori à partir des réponses des enquêtés. Il n’a pas toujours été facile de les délimiter clairement et la présence de ces trois catégories pour coder des éléments qui s’entrecroisent souvent en est un témoignage. Ces réponses mettent en avant les déficits moraux attribués à ceux à qui pourrait profiter une réforme de l’orthographe :
« Je trouve que simplifier notre langue pour les personnes qui n’ont pas écouté en classe quand ils étaient jeunes, c’est faire reculer notre société. Ce n’est pas à l’ensemble de s’adapter aux minorités. » (Q27).
33Il est remarquable ici que la simplification est présentée comme ne pouvant servir qu’à ceux qui n’auraient pas fait l’effort nécessaire et qui représenteraient une minorité. Le fait que certaines propositions de réforme pourraient concerner des points qui ne sont pas maitrisés par la majorité n’est pas du tout pris en compte. On retrouve le même type de représentation dans l’extrait d’entretien suivant :
« On est en train de faire des réformes pour des personnes qui savent de moins en moins écrire. On est en train de se dire : oh ben comme ils savent pas écrire, on va leur laisser le privilège du doute et on va leur donner le mot quand même. Je trouve ça pas normal que y ait des gens qui aient travaillé l’orthographe et la grammaire et que au final on peut se permettre de retirer des mots, retirer des lettres, en se disant ça se prononce de la même façon… » (E13)
34Ces remarques recoupent ce que RO a rassemblé sous les catégories « Logique, rigueur, travail » et « nivèlement par le bas » et que l’on retrouve également chez Klinkenberg (2013 : 85) à travers cette même notion de nivèlement par le bas mobilisée par les commentateurs qui soulignent la valeur pédagogique de l’orthographe.
35On voit poindre derrière ce discours la question de la hiérarchisation des légitimités entre les besoins des scripteurs et l’intégrité de la langue. Un étudiant exprime ce problème avec beaucoup de clarté : « C’est aux Français de s’adapter à la langue et non l’inverse. » (Q76). En cohérence avec une vision fixiste, la langue est présentée comme première, préexistante : il ne s’agit pas d’un outil que l’utilisateur serait en droit de vouloir adapter à ses besoins, mais d’un état de fait auquel l’utilisateur doit s’adapter. Cette vision de la langue rejoint ce que Klinkenberg (2013 : 88) appelle « langue idéale ». Il s’agit d’une langue idéalisée qui n’a pas d’existence réelle hors des représentations de ceux qui s’en réclament et échappe donc à toute tentative d’analyse fondée sur la réalité linguistique. Dans cette perspective, la norme orthographique tend à être assimilée à la langue dans son ensemble. Ne pas s’adapter à cette langue idéale peut alors être vu comme un signe de déviance sociale : « Tout le monde est capable de l’apprendre sauf les « racailles » ou les dyslexiques. » (Q114). Pathologie mise à part, le terme « racailles » montre comment la norme orthographique participe de l’ordre social dans les représentations de ce locuteur. Son irrespect met alors en danger la société elle-même. Là encore, le phénomène est noté par Klinkenberg (2013 : 89) mais il n’est pas explicitement présent chez RO même s’il est possible que des remarques de ce type aient été classées dans la catégorie « stabilité ». Chez les étudiants de STS, l’extrait d’entretien suivant est encore plus clair sur ce point :
« Ben parce que comme je disais, elle fait partie de la culture, donc du coup la modifier ce serait on va dire entre guillemets, commencer à tout remettre en question. Si on commence à remettre en question l’orthographe, qui est quand même la base de l’apprentissage, ce serait entrer dans des cercles vicieux, c’est-à-dire que ben on remettrait quasiment tout en question c’est… si on accepte cette remise en question sur l’orthographe, on accepterait tout par la suite. » (E29)
36L’hostilité à toute réforme orthographique se nourrit donc des peurs liées à des souvenirs d’apprentissage parfois douloureux mais aussi et surtout d’un discours conservateur pour lequel remettre en cause l’immuabilité de l’orthographe ouvrirait la voie au désordre général. Comme on a pu le voir, ce discours conservateur n’est pas une particularité de la population étudiée ici. Il ressemble à bien des égards à des discours déjà documentés dans d’autres enquêtes (RO, 2012 ; Klinkenberg, 2013).
37Le mode de recueil des données en faveur de l’idée de réforme est le même que celui des arguments en sa défaveur. Le graphique ci-dessous agrège donc les réponses des étudiants en fonction de catégories construites a postériori qui ne s’excluent pas les unes les autre
Figure 3 : Arguments favorables à une réforme de l’orthographe dans les 178 questionnaires et les 65 entretiens
38Comme pour les arguments défavorables, le graphique agrège pour chaque catégorie des items issus de réponses contenant des éléments qui ne vont pas tous dans le même sens. Une même réponse peut donc contenir un item codé dans la figure 2 et un autre item codé dans la figure 3. C’est souvent le cas, par exemple, des étudiants ayant répondu « Oui, mais... ».
39Il est frappant de constater que, dans les questionnaires, l’élément qui revient le plus souvent dans les explications associées à un point de vue positif sur l’idée de réforme est le besoin de préciser le champ d’action possible d’une réforme souhaitable : « Qu’on n’écrive pas façon sms (texto) non plus. » (Q32), « Cela peut être une bonne idée à condition de ne pas déformer complètement les mots, que ça ne devienne pas n’importe quoi. » (Q52), « Ne pas tout changer non plus, juste les mots vraiment tirés par les cheveux. » (Q59). Ce phénomène est tout à fait cohérent avec l’importance des réponses en « Oui, mais ». Accepter le principe d’une évolution de la norme graphique, ce n’est pas accepter toute réforme. Ce phénomène est également noté par le groupe RO, dont l’une des catégories est intitulée « Pour une réforme limitée » et regroupe des éléments du même type. Néanmoins, les étudiants qui fournissent ce type de réponse se démarquent nettement de ceux qui refusent par principe l’idée même de réforme.
40L’autre élément récurrent dans les questionnaires et surtout dans les entretiens est la notion d’aide, qui rejoint les « besoins sociétaux » identifiés par le groupe RO comme une catégorie d’argument utilisée par tous les enquêtés favorables à une réforme de l’orthographe. Dans la majorité des cas, il s’agit d’aider les autres. Les plus jeunes : « Ben ça pourrait aider. Moi je sais que ma petite sœur, elle apprend à écrire et les lettres qu’on prononce pas, elle les oublie totalement quoi. » (E136). Les dyslexiques : « Cela pourra peut-être aider les personnes atteintes de dyslexie » (Q13). Les étrangers : « Plus de simplicité d’apprentissage, pour les autres nationalités aussi, les gens qui veulent apprendre la langue. » (E49). Chez de rares étudiants en souffrance orthographique, peut apparaitre l’idée qu’une telle réforme pourrait les aider eux-mêmes :
« Ben, comment expliquer, c’est mieux de simplifier la langue française puisque, déjà les Français font beaucoup d’erreurs, de fautes d’orthographe et avec les langues étrangères qui apprennent le français, pour eux, c’est aussi… c’est pas simple je veux dire. Et, moi, je trouve que la langue française à l’oral ça va, mais à l’écrit c’est très très complexe et très difficile. (…) Et ça me ferme quelque portes entre parenthèses donc du coup je peux pas m’expliquer oralement. Au jour d’aujourd’hui, il faut tout écrire à la lettre ou… c’est très difficile. » (E168)
41Si on retrouve ici la référence aux étrangers, elle s’accompagne d’une référence aux Français et débouche sur une réflexion sur le cas personnel de l’étudiante qui fait véritablement état dans son récit de difficultés d’insertion professionnelle liées à ses difficultés ressenties de maitrise de la norme orthographique.
42De manière peut-être plus inattendue, le troisième argument le plus utilisé concerne la langue elle-même. Une orthographe plus transparente pourrait favoriser la diffusion du français : « Simplifier pour que tout le monde puisse l’apprendre, y compris les étrangers. Ce qui permettrait que la France soit plus importante. » (Q30). Mais il s’agit aussi de rendre l’outil linguistique plus efficace et de fluidifier ainsi ses usages sociaux au profit des individus et des organisations :
« Déjà, je suis pour une réforme de l’orthographe parce que ça pourrait aider pas mal d’entre nous à nous améliorer pour trouver un travail vu qu’on a vu que... la moindre faute ça pouvait, être peut-être pas critique, mais ça pouvait remettre en cause l’image de l’entreprise. Du coup je me dis que peut-être en améliorant l’orthographe, il y aurait moins ce problème à l’avenir. (E14) »
43Les arguments traités ne semblent pas véritablement faire écho à l’une des catégories construites par le groupe RO, si ce n’est, peut-être, l’idée d’évolution normale de la langue. Il est probable que, là encore, apparaisse un effet lié à la différence entre les populations interrogées. L’extrait reproduit ci-dessus montre l’importance de la dimension professionnelle dans la perception des fonctions sociales de l’orthographe chez ces étudiants de STS. La focalisation professionnelle des enseignants les menait à insister sur les difficultés d’enseignement de l’orthographe. Celle des étudiants de STS peut les amener davantage à réfléchir aux effets d’une langue trop difficile à orthographier dans leurs pratiques d’écriture quotidiennes.
44Enfin, même si ces échanges ont été plus rares, certains entretiens favorables à l’idée de réforme critiquent les rectifications de 1990. C’est par exemple le cas de l’étudiante citée ci-dessous qui a, au cours de l’entretien, fait part de ses difficultés à appliquer les règles d’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir :
Étudiante : Pour moi, je pense que de pouvoir modifier, de faire des réformes d’orthographe, ça peut être bénéfique dans le sens où ça ne change pas forcément le sens d’un mot ou que, après, par exemple, les traits d’union, une fois que j’ai appris qu’il y a un trait d’union, c’est pas grave, qu’il en ait ou qu’il en ait pas, on m’a toujours appris celui-là il a un trait d’union, je mets un trait d’union, c’est pas grave, je l’ai appris comme ça. Ça change rien au mot, qu’il y en ait ou qu’il y en ait pas donc je vois pas l’intérêt de faire une réforme au mot ou sur oignon où on enlève le i alors que il y a d’autres choses dans l’orthographe qui peuvent être modifiées notamment simplifier …
Chercheuse : avoir.
Étudiante : avoir.
Chercheuse : Ça vous semblerait une bonne une idée.
Étudiante : Ça serait une bonne idée ou alors trouver une méthode plus simple pour qu’on comprenne mieux comment accorder avoir, ça ce serait plus bénéfique à la langue française et à l’apprentissage de l’orthographe et des conjugaisons et de toutes les règles de grammaire que de changer d’enlever un trait d’union ou un trait d’union ou que sais-je encore… ou simplifier juste un mot comme ça qui est dans les mœurs en fait. (E101)
45Cette étudiante remet en cause le fait que les rectifications de 1990 répondent aux besoins des locuteurs, là où d’autres propositions, par exemple sur les accords des participes passés, auraient plus de sens de ce point de vue.
46L’enquête présentée ici fait donc écho aux autres enquêtes qui se sont intéressées à la perception de l’idée de réforme de l’orthographe par diverses parties de la population francophone. Les principaux arguments mobilisés par ces étudiants l’étaient en effet déjà par les enseignants interrogés par le groupe RO ou par les lecteurs des quotidiens belges dont Klinkenberg analyse le courrier : attachement patrimonial à la langue, peur du nivèlement par le bas et, plus globalement, assimilation de la variation orthographique à une déviance sociale pour les arguments qui s’opposent à l’idée de réforme ; bénéfices sociaux d’une orthographe plus enseignable pour ceux qui sont favorables à l’idée de réforme. Mais l’originalité de la population interrogée ici explique probablement la prégnance de certains aspects moins documentés dans ces autres enquêtes. C’est en particulier le cas de la peur de devoir réapprendre une orthographe apprise dans la douleur, peut-être liée au fait de s’adresser à des enquêtés qui ne sont justement pas très à l’aise avec cette norme, même s’ils ne la remettent pas en cause en tant que norme. De même, la présence de discours abordant l’inadaptation de l’orthographe actuelle à certains besoins professionnels peut s’expliquer par les filières de scolarisation des étudiants interrogés liées aux métiers du tertiaire. La diversité des discours recueillis souligne l’intérêt de mener ce type d’enquêtes auprès de populations sociologiquement différentes, tant le rapport à la variation orthographique est lié au contexte de socialisation des locuteurs.
47Néanmoins, il est important de noter que la majorité des étudiants enquêtés se montrent plutôt ouverts à la variation normée de l’orthographe que représente la possibilité d’une réforme. Ils formulent des interrogations, notamment sur les limites d’une réforme souhaitable, qui font effectivement écho aux questions que peuvent se poser régulièrement les linguistes. Si la nécessité d’une norme orthographique fait consensus, beaucoup n’ont pas moins conscience des difficultés sociales causées par la norme orthographique française dans son état actuel. L’idée de réforme suscite alors autant d’espoirs que de craintes : crainte d’être dépossédés d’une langue qui est la leur, crainte de la perte de ce bien commun mais aussi espoir d’une orthographe qui s’adapterait davantage à ceux qui l’utilisent.
48La richesse des réflexions recueillies auprès de ces étudiants qui n’y avaient pas été préparés, mais aussi la relative naïveté de certains des discours produits, notamment parmi les propos les plus conservateurs, invitent à s’interroger sur ce qu’on enseigne de la langue à l’école. À l’exception des usages littéraires, autorisés par la licence poétique et le prestige auctorial, l’école s’appuie sur une vision normative parce qu’elle a pour mission de permettre à tous de maitriser la langue socialement valorisée. Mais, sans remettre en cause cette fonction sociale de l’école, peut-être pourrait-on plaider pour l’introduction dans les programmes scolaires d’outils linguistiques qui permettent aux élèves d’aborder la langue dans sa dimension historique et sociale. À cet égard, la notion de variation parait fondamentale. En ce qui concerne l’orthographe, elle serait à la fois productive d’un point de vue diachronique, afin d’acculturer les francophones au caractère socialement construit de leur orthographe, et d’un point de vue synchronique, ne serait-ce que pour faire prendre conscience de l’existence de formes normées concurrentes.