- 1 Nous remercions l’UMR ATILF 7118 (CNRS et Université de Lorraine), l’UR 1339 LiLPa (Université de S (...)
1Ce numéro 87 de la revue Linx intitulé « Interroger la variation en français au 21e siècle » est le prolongement des deux journées d’étude qui se sont déroulées à Nancy à l’ATILF les 17 et 18 novembre 20221. L’objectif de ces journées était de croiser les regards de jeunes chercheurs et de chercheurs confirmés (environ vingt intervenants au total) sur la question de la variation en français. Chaque journée était organisée autour de trois sessions thématiques interrogeant le statut de la norme dans l’histoire de la langue française, mais aussi les rapports entre l’oral et l’écrit ou encore le rôle des représentations et de l’école. Ces rencontres ont permis de multiplier les points de vue sur des objets linguistiques différents (variantes syntaxiques, lexicales, [ortho]graphiques, phonétiques ou morphologiques) dans différents corpus (textes anciens et écrits numériques modernes, corpus oraux, discours métalinguistiques etc.).
2Conceptualisée en linguistique américaine pour décrire la diversité des usages sociaux et fonder la sociolinguistique variationniste (Labov, 1972) et en linguistique romane par Coseriu (1998), la notion de variation, appliquée en linguistique française, sert à désigner la réalisation multiple d’une même unité phonologique, morphologique ou syntaxique, par des « variantes ». Cette diversité peut intervenir dans le temps (variation diachronique), dans l’espace géographique (variation diatopique), ou dépendre de différents facteurs sociaux (variation diastratique), individuels ou situationnels (variation diaphasique), voire du médium, oral ou écrit (variation diamésique), ces plans étant difficilement isolables les uns des autres. Cette « architecture variationnelle » (Gadet, 2007), sans être un modèle descriptif, sert souvent de point de départ ou de repère, comme c’est le cas dans la plupart des contributions proposées dans ce numéro. Elle est aussi régulièrement enrichie d’autres niveaux d’observation de la dia-variation (Dostie & Hadermann, 1999) qui montrent la nécessité de repenser la variation linguistique (Glessgen, Kabatek, Völter, 2018). Ce volume se propose de poursuivre la réflexion avec onze articles (présentés dans la section 5) en linguistique de l’écrit et de l’oral, linguistique computationnelle, histoire des graphies, phonomorphologie, acquisition, syntaxe, sur des périodes allant du Moyen-Âge au 21e siècle, portant sur le français, en France, en Belgique et au Québec. Le principal enjeu est de savoir si l’on peut traiter l’ensemble de ces dimensions à l’aide des mêmes outils théoriques et méthodologiques. Quatre problématiques scientifiques émergent, selon nous, pour analyser la variation : l’établissement des variantes (section 1.), le rôle des discours métalinguistiques (section 2.), le corpus observé (ou lieu d’observation des variantes) (section 3.), et l’identification des paramètres de la variation (section 4.).
3Si nous entendons la variation comme le fait que les locuteurs, dans certains cas, aient le choix entre plusieurs formes et constructions ayant la même signification ou bien entre plusieurs réalisations d’un même élément linguistique (Dufter et Stark 2003 : 81), identifier les unités appelées variantes n’est pas aussi simple qu’il n’y parait. À priori en phonétique et en morphologie, la situation pourrait sembler claire, les unités discrètes s’opposant dans la combinatoire. Ainsi Parussa décrit une variation phonographique entre -our, -eur, -ur, (dans douleur par exemple) et Weyh examine la cooccurrence des bases verbales du verbe trouver au présent de l’indicatif (treuv- et trouv-) qui a perduré jusqu’au 17e siècle. Certaines unités sont abordées par plusieurs articles, semblant ainsi traverser l’histoire du français comme des invariants de la variation. Ainsi est-ce le cas de la graphie de y, amalgamée ou non avec le verbe avoir dans un manuscrit du début du 16e siècle examiné par Bazin (yait, yavoit) ou dans les messages électroniques postés sur le forum Reddit au 21e siècle étudiés par Flesch (ya réduction graphique de il y a). La coexistence des deux accords du verbe être dans c’est/ce sont est aussi ancienne et perdure aujourd’hui (cf. Leclercq & Bouard). En diachronie, il est admis que le changement linguistique passe par une étape de variation. Parussa rappelle ainsi, suivant le principe que « le changement est une variante qui a réussi », que la variante phonographique -eur, régionale au départ, s’est étendue jusqu’à devenir la forme commune. Toutefois, si pendant longtemps on a considéré que le français provenait de la variété d’Ile de France, les diachroniciens sont aujourd’hui plus prudents et proposent plusieurs contre-exemples. La coexistence des variantes pose la question de la hiérarchie entre elles, de leur statut, de leur désignation. Glikman propose de parler de variante « émergente » et de « variante ancienne » à propos de différentes analyses de cas, montrant qu’une forme peut être marquée au début ou à la fin du processus de changement linguistique (comme à cause que). Flesch parle de variantes “non standard” (pour les six graphies de il y a) par opposition à celle enseignée à l’école ou présente dans Le Grand Robert de la langue française. Les études menées sur les variantes syntaxiques (Berré, Castadot & Van Gysel, Gillet & Benzitoun, Corminboeuf) réactivent le débat sur la synonymie. Les constructions syntaxiques en alternance à priori libre la montagne m’est tombée dessus / la montagne est tombée sur moi ; il joue contre un adversaire redoutable / il joue un adversaire redoutable, sont-elles réellement “équivalentes” sémantiquement ? Corminboeuf examine cette question à partir de plusieurs cas de construction verbale et d’un slogan éclairant : “(...) ai-je le droit d’étudier tranquille ?” versus ”ai-je le droit d’étudier tranquillement ?”. On suivra ici Dufter et Stark selon qui “À y regarder de plus près, les vraies équivalences grammaticales se font presque aussi rares que les synonymes dans le lexique (cf. aussi Blanche- Benveniste 1988). Où que ce soit dans la langue, de ‹bons› exemples de variation sont donc – du moins en dehors des variantes dialectales – moins nombreux qu’il n’y paraît au premier abord.” (Dufter et Stark 2003 : 82). D’ailleurs, la diversité de construction des interrogatives en français, dépendant du mot interrogatif, du verbe employé, de la personne, mais aussi du médium (oral/écrit) et de la situation de communication, amènent Gillet & Benzitoun à penser qu’il ne s’agit plus là de variantes. Cette observation pose alors la question de la place du locuteur : le choix entre différentes variantes dépend-il de la volonté du locuteur ou d’autres paramètres interviennent-ils ?
4À la lecture de ce numéro, un constat s’impose : l’étude de la variation ne peut se passer de l’examen des discours et des représentations qui y sont attachées. Une grande partie des contributeurs de ce numéro évoque l’intervention normative des imprimeurs (Bazin, Parussa) ou l’influence des prescriptions des grammairiens, remarqueurs ou académiciens du 17e au 21e siècles (Leclercq & Bouard, Berré, Castadot & Van Gysel, Weyh, Gillet & Benzitoun, Glikman), par exemple en utilisant le Grand corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue XIVe-XVIIIe siècles en ligne chez Garnier numérique (Ayres-Bennett, Colombat, Fournier, 2011).
5Les discours métalinguistiques ont des rôles différents selon l’époque et selon le phénomène concerné. Sur l’inversion du sujet dans l’interrogation, les prescriptions de l’Académie française et des programmes scolaires convergent pour en faire la variante de référence (Gillet & Benzitoun). Mais parfois les avis divergent sur une même variante car les descripteurs du français sont aussi des témoins de l’évolution. Ils peuvent considérer une graphie comme archaïque (Cauchie, en 1586, à propos de la graphie -our, dans Parussa), une forme verbale comme ancienne et non usitée (l’Académie, en 1704, à propos de treuver face à trouver, Weyh) ou au contraire refuser un accord déjà largement en usage, à savoir c’est eux (versus ce sont ils), en raison de la discordance avec la personne du sujet, comme le font Meigret en 1550 et Ramus en 1572 (Leclercq & Bouard). Différents critères peuvent justifier la prescription au siècle classique : l’euphonie, l’usage à la Cour, la netteté du sens, la convenance grammaticale, une théorie plus ou moins large de l’accord, etc. Mais c’est aussi le cas au 20e siècle, comme le montre la diversité des arguments avancés par Deharveng, Grevisse, ou Goosse, pour accepter ou rejeter un fait de langue (Berré, Castadot & Van Gysel). À propos de formes complexes, la prescription peut se construire par étapes, la norme énoncée reposant sur une véritable analyse grammaticale, comme celle de l’Académie sur l’accord de c’est suivi d’un pluriel, qui distingue plusieurs cas de figure en fonction du calcul de la référence et de l’analyse du pronom ce. Certains articles portant sur le français moderne s’intéressent en plus à la perception de la variation par le locuteur et à son jugement à l’aide de questionnaires et d’enquêtes (Glikman, Gillet & Benzitoun, Le Levier). Les enquêtes rapportées par Glikman montrent qu’il peut y avoir sélection d’une variante au détriment d’une autre par les locuteurs, choix qu’ils justifient parfois dans leurs commentaires métalinguistiques, mais pas systématiquement (par ex. pour j’ai été versus je suis allé). Gillet & Benzitoun approfondissent leur étude sur l’interrogative à l’aide de questionnaires proposés aux élèves permettant d’apprécier leur sentiment linguistique sur l’inversion (que fais-tu ? versus tu fais quoi ?). Le poids de la norme orthographique, rappelé par Parussa ou Le Levier, associé à la notion de “faute”, est pointé par la plupart des auteurs, de même que l’influence de l’école : programmes scolaires, manuels scolaires, registres de langue, etc. Gillet & Benzitoun font l’hypothèse que l’inversion verbe-sujet, quasi absente des interrogatives à l’oral, mais assez fréquente dans les copies d’élèves, résulte de l’influence du discours scolaire et académique prescriptif (en faveur de l’inversion) via une étude des chapitres sur l’interrogation dans différents manuels scolaires. L’utilisation d’une variante peut ainsi s’interpréter comme une adaptation au registre de langue. Le Levier décrit le fossé entre la pratique orthographique de moins en moins conforme à la norme officielle (à partir des écrits d’étudiants en BTS), et une orthographe qui n’évolue plus malgré la tentative de réforme de 1990, pas ou peu appliquée. Un rapport plus lâche à la norme orthographique, comme on l’observe au Québec ou en Belgique francophone, semble laisser plus de place à la variation. Pour Flesch, la tolérance des locuteurs du français québécois à la variation orthographique n’est sans doute pas étrangère à la multiplicité des variantes graphiques de il y a dans le forum québécois, comparativement au forum français. Le dépouillement des questionnaires de Le Levier révèle la résistance, voire l’hostilité, des locuteurs interrogés aux rectifications orthographiques, l’orthographe tendant à être assimilée à la langue française en général et son apprentissage à un parcours long et douloureux. L’article de Berré, Castadot & Van Gysel décrit la situation en Belgique, via l’étude des chroniques de langage, qui sont autant de remarques et d’observations sur la langue. L’article prolonge ainsi toute la réflexion sur la norme linguistique et le “purisme”, attitude d’ailleurs rejetée par les trois grammairiens auteurs de chroniques qui défendent l’idée selon laquelle « la langue est perpétuellement en mouvement » (Goosse, 1999).
6Les contributions de ce numéro étudient la variation dans divers corpus : des corpus textuels littéraires (comme Frantext) ou des corpus de textes privés (anciens ou modernes), des corpus scolaires écrits (productions d’élèves issues de Scoledit), des corpus oraux (interactions adultes-enfants et enfants-enfants chez Gillet & Benzitoun, Vocaux chez Glikman), ou encore de nouveaux écrits numériques de nature variée.
7Une ligne de force s’en dégage nettement : les écrits numériques (considérés comme corpus premier ou en parallèle de textes anciens) représentent un observatoire remarquable de la variation, au moins à deux égards. Premièrement, l’écrit numérique semble constituer un espace de liberté particulièrement propice à l’éclosion des variantes comme le suggèrent Flesch (forum Reddit), Parussa (à partir de SMS), Corminboeuf (avec des extraits de la presse sur le web). Il se rapproche ainsi de l’écrit provisoire ou intermédiaire au sens large (Doquet, 2011). L’article de Bazin montre notamment la variété des graphies sous la plume de Philippe de Vigneulles au début du 16e siècle dans le manuscrit autographe de ses Mémoires (en particulier sur des questions de soudure et d’agglutination des mots), faisant du brouillon le lieu même de la variation avant la fixation du mot comme unité de l’écrit. Parussa rappelle les corrections apportées par Montaigne sur l’imprimé de Bordeaux. Mahrer & Zuccarino examinent la réfection (ajout, suppression, remplacement et déplacement) dans les notes préparatoires de Barthes comparativement à la réalisation orale de son cours, interrogeant dans le même temps la notion de “textualité”. Deuxièmement, la proximité de l’écrit numérique avec l’oral (Mourlhon-Dallies & Gautier, 2021), autorise des graphies homophones du même syntagme (par exemple y a, y’a, ya, il ya, il y’a dans le corpus de Flesch, ou unnique/sa va pas dans le corpus Comere utilisé par Parussa). Ces variations graphiques sont parfois à l’origine de jugements sur le degré d’éducation du scripteur. On observe le même phénomène dans les éditions corrigées par les imprimeurs, ainsi que le montre Bazin. La question soulevée est celle du rapport entre le code écrit et le code oral. En français médiéval, le code écrit peut être une transcription de différentes prononciations à l’oral (graphies phonétiques), d’origine régionale ou non, ou d’une seule (le cas de oiseau ou de miroir dans Parussa). Les morphogrammes peuvent être interchangés sous la main des copistes s’ils se prononcent de la même façon, comme er/ez pour [e]. Si l’on considère que le code graphique est plutôt conservateur par rapport à l’évolution phonétique (par exemple dans la réduction des diphtongues évoquée par Parussa), il se trouve que différentes graphies ont aussi pu évoluer au sein même de l’écrit indépendamment de l’oral, sous l’effet de l’analogie notamment (cf exemples de treuve/trouve dans Weyh, ou puet/poet/poeut dans Parussa). En ce sens, les pratiques graphiques au Moyen-Âge et dans les nouveaux écrits numériques se rejoignent sur de nombreux points.
8De surcroit, dans les articles de ce numéro, une différence se fait jour entre le texte privé et le texte officiel, le texte littéraire et l’écrit des peu lettrés. Parussa montre qu’il existe une très grande variation graphique dans les lettres privées jusqu’à la fin du 16e siècle (touchant notamment les lettres muettes et étymologiques, les doubles consonnes, les morphogrammes) à rapprocher des phénomènes que l’on retrouve dans la communication médiée par ordinateur ou par les réseaux, et elle insiste sur la nécessité de recourir à de nouvelles sources en histoire de la langue (écrits privés, oral représenté, provenant de femmes, paysans, enfants etc.). Leclercq & Bouard rendent justement compte de l’apport du corpus des Textes français privés des XVIIe et XVIIIe siècles (journaux personnels, livres de raison etc.) d’Ernst (2005) à l’explication de la pérennité de la variante c’est devant un pluriel (c’est eux versus ce sont eux, c’est des amis versus ce sont des amis), en contrepoint des usages littéraires observés dans Frantext. C’est le recours à un corpus de français non littéraire et à des corpus oraux et de SMS qui permet à Glikman de confirmer la disparition de la conjonction à cause que. Ajoutons que dans certains cas précis, la visée du texte peut paraitre déterminante dans le choix de la variante : comparaison du manuscrit autographe et de celui du copiste par Bazin, mise en avant du rôle de la lyrique d’oïl dans la diffusion de la graphie amour par Parussa, hypothèse de Weyh de la spécialisation de treuve pour la poésie.
9Enfin, l’intégration d’un corpus de français du Québec (Flesch) et de Belgique (Berré, Castadot & Van Gysel) apporte un éclairage intéressant sur une même variante au sein de variétés différentes du français. Ainsi Flesch observe d’une part que la proportion de graphies non standard est plus importante en français du Québec, d’autre part que les préférences ne sont pas identiques dans le corpus québécois et dans le corpus français. Berré, Castadot & Van Gysel, en étudiant les chroniques sur les “belgicismes”, mettent au jour une réelle tension pour définir la variation diatopique en contexte de diglossie. La notion même de variété est ici questionnée, étant donné qu’il est difficile d’observer des usages un tant soit peu homogènes. Le concept de pluriphonie (Candea et Gasquet-Cyrus 2022), appliqué aux accents, a été forgé notamment pour tenir compte de cette hétérogénéité. Comme le rappelle Gadet : “Ainsi, malgré la difficulté qu’il y a à la définir de façon précise, la notion de variété apparait occuper une place dans la relation entre système, usage et société (Berruto, 2015), outre qu’elle peut engager l’adhésion de ses usagers. Mais son emploi soulève la question de l’objet du sociolinguiste, entre description savante et prise en compte des pratiques et des représentations des locuteurs.” (Gadet, 2021a).
10Toutes les contributions démontrent la difficulté, voire l’impossibilité, d’isoler les dia-niveaux de la variation. Par exemple, la variation diachronique de la variation diatopique (l’époque où écrit Philippe de Vigneulles et ses régionalismes évoqués par Bazin), ou encore la variation diatopique de la variation diastratique dans le cas de la répartition [we/wa] au 17e siècle et pour laquelle la graphie a eu un rôle stabilisateur (Parussa), les ateliers de copistes ayant leurs propres habitudes également. La confrontation d’une part des textes imprimés et des textes manuscrits, d’autre part d’écrits littéraires et d’écrits privés, permet aussi de faire ressortir les variantes selon le niveau d’instruction, la position sociale, voire le genre. Pour les corpus numériques, peu de travaux font encore le lien entre les pratiques d’écriture et des facteurs sociodémographiques comme le genre et l’âge. Flesch conclut qu’il n’y a pas d’influence du genre sur l’usage des variantes de il y a mais plutôt de l’âge (les internautes de quarante ans ou plus ont davantage choisi la variante standard), toutefois cet écart peut aussi être le signe d’un usage qui change, d’une évolution diachronique, la communication médiée par ordinateur ayant modifié les pratiques d’écriture ordinaire. La prise en compte du paramètre diastratique met ici en jeu en même temps la diachronie. En ces termes, il nous semble que la variation ne peut se penser que selon un continuum : “Tout énoncé comporte en même temps une dimension diatopique, diastratique et diaphasique, s’inscrit dans le continuum entre immédiat et distance, représente une modalité médiale et appartient à un genre textuel donné. Autrement dit : tout énoncé fait appel à chacune des dimensions diasystématiques qui sont ainsi à tout moment coprésentes.” (Schøsler & Glessgen, 2018 : 17). Dès lors, c’est le locuteur-scripteur qui nous apparait comme une clef pour la délimitation et l’interprétation des variantes : “ L’enjeu est d’établir s’il y a une réelle latitude de choix pour un usager.” (Gadet 2021b : 332). Glikman, en s’intéressant à la perception que le locuteur a de la variation, le place au centre du dispositif, comme un indice du changement. Corminboeuf déplace le trait oppositif interne au système, aux mains du sujet parlant, rappelant sa liberté de choisir entre plusieurs constructions du même verbe plus ou moins en variation libre comme se rappeler quelque chose/se rappeler de quelque chose, continuer à/continuer de, goûter au risotto/goûter le risotto, toucher le tableau/toucher au tableau. La représentation du parler populaire dans la littérature fournit de nombreux exemples de variation entre locuteurs lettrés ou non (voir les exemples de Corminboeuf, Berré, Castadot & Van Gysel, Leclercq & Bouard).
11Toutes ces questions se croisent dans les différents articles de ce volume, que nous présentons dans la section suivante.
12L’article de Gabriella Parussa aborde la question de la variation graphique à partir principalement de textes médiévaux (9e-16e siècles), en faisant le pont avec les pratiques actuelles. Elle met le scripteur au centre de sa réflexion et questionne la place des règles orthographiques dans l’évolution de l’orthographe. Elle interroge également la relation entre variation et diachronie et les problèmes méthodologiques de l’articulation entre oral et écrit quand on ne dispose pas d’enregistrement.
13À partir du manuscrit autographe des Mémoires de Philippe de Vigneulles (1471-1528), Sylvie Bazin montre la grande diversité des pratiques scripturales de l’auteur, en s’intéressant plus particulièrement aux phénomènes d’agglutination et de segmentation graphiques. Elle dresse ainsi un inventaire des cas relevés : agglutination avec et sans élision, et segmentation (dont les occurrences sont plus limitées dans le texte étudié). Sylvie Bazin montre l’importance de conserver cette variation dans les éditions, notamment pour l’étude diachronique du français.
14Observant l’allomorphie verbale du verbe trouver en diachronie (treuv- et trouv-), Charlène Weyh essaie de mesurer l’influence potentielle des discours métalinguistiques sur l’imposition d’une des deux variantes au cours du 17e siècle. Pour ce faire, elle s’appuie sur des textes extraits de Frantext et sur les ouvrages des grammairiens présents dans le Grand Corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue (XIVe – XVIIe s.) des éditions Classiques Garnier Numérique.
15Hélène Le Levier présente les résultats d’une enquête sur le rapport à l’orthographe d’étudiants du supérieur technique en se focalisant sur les rectifications de 1990. À partir d’une dictée, elle montre que la forme la plus souvent choisie est la graphie ancienne (août, goûtait, week-end et réglementaire) alors que la graphie rectifiée est préférée pour évènement. L’orthographe ancienne semble fortement ancrée dans les pratiques des étudiants interrogés, sachant que 72 % n’ont jamais entendu parler des rectifications orthographiques et 24 % très vaguement.
16Marie Flesch s’intéresse aux réalisations des variantes de il y a dans des textes produits par des utilisateurs du réseau social REDDIT en France et au Québec. Elle observe des différences significatives entre la France et le Québec concernant le recours aux variantes non-normatives. La position d’il y a au sein de la phrase a également un effet. En définitive, Marie Flesch illustre la fécondité de croiser approche sociolinguistique, statistiques et orthographe.
17En faisant une synthèse de plusieurs études de cas, Julie Glikman montre l’importance de la perception de la variation par le sujet parlant, que ce soit à travers les jugements linguistiques ou les métadiscours, pour notre compréhension du changement linguistique. Par exemple, la stigmatisation d’une forme peut apparaitre non seulement à l’apparition d’une innovation, mais aussi à la disparition de la forme. Elle propose ainsi de considérer chaque changement dans le statut des variantes comme un micro-changement. Elle revient également sur le rôle de la fréquence dans le changement linguistique, en particulier la basse fréquence.
18Michel Berré, Élisabeth Castadot et Bénédicte Van Gysel se proposent de décrire le traitement de la variation diatopique à travers des chroniques de langage rédigées par trois grammairiens belges au 20e siècle : le père Deharveng, Maurice Grevisse et André Goosse. Leur article interroge la place respective de la prescription et de la description dans ce type d’observations sur la langue. Ils montrent la filiation entre ces trois grands noms de la grammaire française, une prise en compte et une acceptation de plus en plus importante, au cours du temps, de la variation et des “belgicismes” et un rejet unanime de la “grammaire de droit divin”.
19Odile Leclercq et Bérengère Bouard interrogent la variation dans l’accord de c’est / ce sont devant pluriel du 16e au 18e siècles, en s’appuyant d’une part sur le discours grammatical de l’époque, d’autre part sur les usages en corpus. Au début centré sur l’accord avec la personne (c’est moi / ce suis je), pourtant déjà quasiment disparu à l’apparition des premières grammaires du français, le discours évolue au cours de la période étudiée, rejetant c’est au profit de ce sont. Pour les usages, elles montrent notamment l’importance de prendre en compte des corpus non littéraires, ces derniers pouvant donner une image faussée de l’évolution de la langue.
20Dans leur article, Pauline Gillet et Christophe Benzitoun se demandent comment les enfants s’approprient le système interrogatif et plus particulièrement la construction avec sujet clitique postposé au verbe. Pour ce faire, ils recourent à une analyse dans des corpus oraux et écrits, à un dépouillement de manuels scolaires et à une étude basée sur des questionnaires et des entretiens. Ils montrent qu’il existe un écart important entre les productions spontanés des enfants, le contenu des manuels scolaires et, plus largement, des sources prescriptives.
21Gilles Corminboeuf essaie de faire la distinction entre variante et opposition sémantique. Il remet ainsi au gout du jour la réflexion autour du repérage des variantes dans les domaines syntaxique et sémantique. Son propos tourne autour du juste équilibre entre la mise en valeur de la variation et des différences sémantiques et pragmatiques à travers principalement des exemples empruntés aux alternances syntaxiques.
22Enfin, Rudolf Mahrer et Giovanni Zuccarino proposent un rapprochement de la notion de “réfection” à l’oral et à l’écrit en s’appuyant principalement sur les notes préparatoires des cours de Roland Barthes et sur les enregistrements de ces mêmes cours. Ils plaident pour une comparaison entre production orale et écriture et non entre oral et écrit. Ils montrent que si la substance peut être considérée comme distincte, les mécanismes sous-jacents sont assez proches.