- 1 L’Assemblée de Corse a adopté, le 17 mai 2013, une proposition pour un statut de coofficialité du c (...)
- 2 Cet intitulé est uniquement celui du projet de l’UMR CNRS 6240 LISA. Pour le grand public, le nom c (...)
1Dans une vision « élaborationniste » de la langue corse, dans la dynamique de son officialisation1 et en perspective d’une coofficialité, l’objectif visé par le Cadre commun polynomique de référence de la langue corse2 est d’offrir un espace accessible aux usagers et professionnels qui trouveront une base de référence, notamment en matière de néologie et d’adaptation de la langue corse aux besoins professionnels actuels. Ce projet de portail gratuit en ligne est mené au sein de l’UMR CNRS 6240 LISA par des chercheurs de l’Università di Corsica. S’inscrivant dans un projet plus large intitulé B3C (Boost cultural competence in Corsica), bénéficiant d’une aide CPER (Contrat de plan État-région), le travail d’élaboration du cadre a débuté en janvier 2021 pour une fin de la première phase, et une mise en ligne, en décembre 2023. Les actions décrites dans cet article concernent cette période. Un prolongement du travail initié est prévu pour les années à venir avec une nouvelle incrémentation de néologismes, un renforcement des données concernant les lemmes (prononciation sonore, écriture phonétique, étymologie...) et une diversification des fonctionnalités du portail en ligne (banque d’aide linguistique, conjugueur, synonymie...).
2Le travail a débuté par une numérisation s’appuyant sur un dictionnaire historique du corse, U muntese, qui a connu deux éditions papier (1985 et 2014). Cette première base, d’environ 40 000 lemmes, a été incrémentée à la suite du recensement des données existantes et des recueils concernant la néologie. Cette première phase de trois ans du projet comprend aussi une numérisation de textes pertinents, issus d’un usage professionnel et littéraire de la langue corse entre 1970 et nos jours, à des fins de requête pour évaluer les usages.
- 3 Dans cet article, les termes et dérivés de normativisation et normalisation sont empruntés à la soc (...)
3Afin de mieux comprendre les enjeux sociétaux et linguistiques du projet, nous ferons, dans un premier temps, un point rapide sur la situation actuelle du corse. Ensuite, nous nous pencherons sur deux projets dont le but est de normativiser3 la langue. Dans un troisième temps, à l’aide d’une enquête de terrain réalisée auprès d’étudiants de l’Università di Corsica, nous évaluerons l’utilisation des rares dictionnaires et lexiques bilingues numériques existant pour le corse. L’analyse des résultats de l’enquête permettra notamment d’évaluer l’acceptation d’un cadre linguistique, forcément discriminant pour certaines formes, pour une langue minorée ayant une normalisation polynomique connue pour faire preuve de flexibilité. Enfin, nous présenterons les protocoles établis pour réaliser ce cadre de référence linguistique. Il s’agira ici de saisir la manière dont le projet est mené.
- 4 Correspondant à l’ethnic revival, observé dans différents pays, au travers duquel divers groupes ch (...)
4Le cadre commun de référence linguistique pour le corse s’élabore dans un contexte social qui semble propice au niveau insulaire mais qui connaît des réticences au niveau national. Le fait que, depuis les années 1970 et un mouvement de revendications politiques et culturelles communément appelé le riacquistu4, le corse soit le principal marqueur de l’identité corse joue un rôle déterminant.
- 5 Les deux enquêtes sociolinguistiques de grande ampleur réalisées en Corse (CdC et MSC, 2021 ; CTC, (...)
- 6 Pour schématiser, sont considérés comme nationalistes les partis politiques en faveur de l’autonomi (...)
5Le sujet linguistique est depuis plus de cinquante ans sur la table des discussions politiques. Au fil des années, sur l’île, un consensus est apparu, tant au niveau politique que des opinions diverses5, pour considérer qu’il est nécessaire de sauvegarder le corse. Ce consensus n’efface pas les visions divergentes du rôle que doit avoir cette langue au sein de la société corse. Cependant, il a apaisé les débats autour du corse qui se trouvaient uniquement, durant les années qui ont suivi la période du riacquistu, dans les revendications des partis dits nationalistes6.
6Aujourd’hui, si l’on se réfère à l’atlas des langues en danger dans le monde publié par l’UNESCO, le corse est considéré comme une langue en danger. Cette situation a engendré une réaction avec une volonté de revitalisation. En Corse, les trois piliers fondateurs des mouvements de revitalisation (le statut juridique, l’éducation et l’équipement linguistique) ont été concernés par des actions avec des succès différents et un investissement inégal. Effectivement, le secteur scolaire a pendant longtemps cristallisé les attentions. Exclu de la fameuse loi Deixonne, relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux, à sa promulgation en 1951 car il était soutenu alors que le corse figurait parmi les dialectes de l’italien, une extension, par décret, intègre le corse en 1974. Il faut cependant attendre les années 1990, à la suite de la création du CAPES de langue et culture corses, pour un développement du corse dans le secondaire puis les années 2000 pour le déploiement de classes bilingues (corse-français) au primaire. À l’heure actuelle, les débats concernant le corse à l’école se concentrent sur la forme que doit revêtir son enseignement, notamment bilingue ou immersif dans les premières années de scolarisation. En centralisant les attentions sur l’école, les autres aspects du volet éducationnel ont été quelque peu négligés, si bien que la transmission familiale, pourtant en chute constante depuis une centaine d’années (Branca et Sorba, 2023), n’a pas connu de politique particulière.
7Concernant le statut juridique, comme évoqué, les velléités d’officialiser le corse ont rapidement été freinées. À l’heure actuelle, malgré des pourparlers entre les élus de l’Assemblée de Corse, dont la majorité est nationaliste, et le gouvernement français, pour évoquer l’avenir de l’île et une éventuelle autonomie, cette position vis-à-vis de la langue corse ne devrait pas changer au regard des discours tenus. La modification du statut fait pourtant partie de l’une des principales recommandations d’un rapport (cf. Thiers, 2007), demandé par la Collectivité territoriale de Corse, datant de 2007, visant à mieux connaître la situation actuelle du corse mais aussi à s’appuyer sur l’avis de spécialistes concernant les décisions à prendre pour l’avenir de la langue corse. La sociolinguistique corse fournit depuis longtemps des outils d’aide à la décision politique et joue un rôle considérable dans le mouvement de revitalisation notamment concernant les normes linguistiques.
8Le corse est une langue faisant partie du groupe italo-roman. Dans un premier temps, la sociolinguistique corse s’est attachée à observer la glottogenèse de l’idiome insulaire (Thiers, 2019). Cela a été théorisé par l’individuation linguistique, par une distanciation relativement à l’italien et par la reconnaissance-naissance (Marcellesi, 1987 ; Marcellesi et al., 2003). Le concept de langues polynomiques (à distinguer des notions voisines de diasystème et de grammaire polylectale) a permis de résoudre la question de la forme linguistique à utiliser dans les situations formelles. Autrement dit, aucune variété n’est privilégiée quel que soit le contexte (cadre scolaire, médiatique, institutionnel ou autre), à l’oral comme à l’écrit. Les trois régiolectes sont donc d’égale valeur conformément aux discours épilinguistiques observés alors (Marcellesi, 1987). Cette « étape polynomique », permettant une décrispation des débats, ne clôt évidemment pas les travaux de revitalisation linguistique du corse, s’inscrivant eux-mêmes dans un processus social bien plus large, ni même le processus normatif. Le concept a été aussi l’élément clé d’une diversification des pratiques du corse. Cette élaboration linguistique (Kloss, 1967) a des retombées glottopolitiques. Elle permet ainsi une normalisation des pratiques du corse, et ce avant que la normativisation ne soit nettement clarifiée. Cette temporalité semble originale, au dire de Boyer, pour qui les étapes du processus normatif sont successives et suivent un ordre ne pouvant être inversé :
9...pour que la langue dominée soit normalisée, pour qu’elle soit une langue de plein exercice, il faut au préalable qu’elle ait été normativisée, c’est-à-dire que les membres de la communauté linguistique aient accepté le choix d’un standard, une codification, qui permettent à cette langue d’être écrite, enseignée et d’être utilisée dans tous les compartiments de la vie publique (l’administration, les médias...). Sans normativisation il n’y a pas de normalisation possible (Boyer, 2012 : 33).
10Pourtant, dans le cas corse, force est de constater que cela est effectif. C’est pourquoi :
11croire qu’il n’y a pas de promotion possible d’une langue minoritaire sans élaboration et imposition d’une norme standard de cette langue ; non seulement on sait qu’il y a d’autres stratégies qui fonctionnent bien et mieux, notamment l’approche polynomique, mais on a pu constater de multiples fois qu’une standardisation trop précoce, trop forte ou trop artificielle d’une langue minoritaire est contre-productive (Fishman, 2003) (Blanchet, 2012 : 23).
12Alors même que la labilité d’une normalisation de l’usage est considérée comme l’un des principaux traits des langues minorisées ou minoritaires, la polynomie a autorisé ce dépassement diglossique. Comme la pratique s’est normalisée dans quasiment tous les secteurs de la société, des initiatives éparses tentent de combler les lacunes normatives du corse.
13La norme du corse dénote une ingérence dans certains domaines d’usage, notamment de formes nouvelles, aisément identifiables. En fait, aucun organisme institutionnel, universitaire, associatif ou privé n’a mis en place de stratégie efficace pour répondre à cette problématique. Il y a eu des tentatives de formation d’une structure de gestion de la langue. L’article 6 de la proposition de statut pour la coofficialité et la revitalisation de la langue corse (CTC, 2013a) indique, effectivement, que « le Cunsigliu di a lingua corsa, instance consultative de la CTC en matière linguistique, est chargé de la promotion, de l’élaboration et de la normalisation de la langue. Il est compétent en matière de lexicographie, d’onomastique, de grammaire, de littérature et d’atlas linguistique ». Cependant, ce Cunsigliu n’a jamais bénéficié des moyens nécessaires à son bon fonctionnement et son existence a été très courte.
14Les néologismes illustrent, de manière probante, les balbutiements normatifs. À titre d’exemple, nous pouvons observer la quantité d’adaptations en corse, toutes relevées dans les médias insulaires, des mots français tri sélectif et masque (celui notamment utilisé durant la crise sanitaire liée à la Covid-19) :
15- Le tri sélectif : u scumpartimentu ; a trascelta ; u sceltu ; a scelta selettiva ; a racolta sfarinziata
16- Le masque : a mascara ; u maschettu ; a mascherina ; u mascu
17Précisons que la multitude de termes présentée ici n’intègre nullement des pratiques dites « polynomiques » (il y aurait alors encore plus de mots) mais découle d’une normativisation qui pourrait paraître lacunaire. Les bulletins d’information télévisés ou radiophoniques, comme la presse écrite (même si la présence du corse est moins marquée) diffusent ces néologismes. On peut donc les entendre, les lire dans ce qui s’identifie à une normalisation des usages mais, comme déjà évoqué, sans un cadre normatif clair préalablement établi.
18Pour répondre à cette problématique normative, deux initiatives méritent que l’on s’y penche car les travaux réalisés sont considérables. Des conventions sont en cours de rédaction pour permettre une collaboration avec les deux entités menant ces projets afin d’inclure un certain nombre de termes de leur élaboration.
- 7 Adecec signifie : Association pour le développement des études archéologiques, historiques, linguis (...)
- 8 Traduction : « La voix de chez nous ».
- 9 Texte issu du site de l’association. https://adecec.net/infcor/about.php
19L’Adecec7, fondée en 1970, s’est véritablement affirmée comme une référence d’un point de vue culturel et linguistique. Sa promotion passe notamment par une radio locale, Voce Nustrale8 qui propose une programmation exclusivement en langue corse depuis 1980. L’association a aussi créé un musée destiné essentiellement à l’ethnographie. Le programme intitulé Infcor porte, lui, sur le lexique du corse. Il se matérialise par l’édition de lexiques, des parutions diverses et la constitution d’une banque de données informatisée accessible en ligne via le site ou l’application (sur smartphone ou tablette) de l’association. Ce projet a été lancé en 1983 avec l’intention de créer une banque de données linguistiques la plus complète possible. Il prévoit notamment de répertorier une terminologie spécifique ancienne et moderne : « l’enregistrement, la mise en forme et le stockage de toutes les composantes de la langue : vocabulaire traditionnel dans ses variétés, terminologies spécifiques anciennes et modernes, noms propres, locutions... »9.
20Infcor, utilisable en ligne depuis 1999, c’est avant tout un dictionnaire numérique avec une définition des lemmes en langue corse. Sur le site ou l’application, chaque entrée comprend également la prononciation figurée, l’étymologie, les synonymes, les antonymes, les dérivés et composés, les analogies, les équivalents français, italiens, anglais, une illustration tirée des œuvres littéraires.
- 10 C’est ce qui a été confirmé par l’enquête que nous avons réalisée auprès d’étudiants de l’Universit (...)
- 11 Nous l’avons testé, les modifications sont apparues rapidement. Les modalités de vérification sembl (...)
21L’outil est très populaire en Corse et, malgré des discordances notables dans la banque de données, il se positionne comme la source préférentielle des personnes à la recherche de vocabulaire10. À noter que la base Infcor est aussi participative puisqu’une rubrique nommée « Reporter une erreur sur ce mot » permet de transmettre des données qui peuvent être prises en compte et modifier le contenu de la base11. L’association propose aussi d’autres documents annexes au travail lexicographique comme des lexiques thématiques.
22L’entité régionale du réseau de création et d’accompagnement pédagogiques, anciennement CRDP, nommée désormais Canopé, est très productive. « Depuis sa création en Corse en 1977, le CRDP a publié 140 documents pédagogiques en langue corse (manuels, recueils, récits, films, CD-Rom, …). » (Di Meglio, 2009) Un certain nombre de néologismes apparaît nécessairement dans les manuels édités. L’école étant un vecteur linguistique attesté et généralement perçu comme une référence, le poids de telles créations n’est pas négligeable.
23Depuis peu, via le site educorsica.fr, le Canopé de Corse met à disposition de tous un référentiel lexical. Il s’agit majoritairement du vocabulaire en corse créé par le réseau pour la production des dispositifs pédagogiques. La présentation faite de l’outil numérique sur la page d’accueil du site est assez explicite :
- 12 https://www.educorsica.fr/lessicu/
24Ce référentiel lexical met à la disposition des enseignants, des élèves, et plus largement de tout public, un corpus de mots spécialisés dans plusieurs domaines disciplinaires (histoire, géographie, informatique, mathématiques, chimie, art…). Ces milliers de mots résultent de choix, et parfois de créations, effectués par les chargés d’études du CRDP et du Canopé de Corse et par les inspecteurs pédagogiques régionaux en langue corse, lors de la traduction des différents manuels pour l’enseignement bilingue en langue corse. Ce lexique sera régulièrement complété, au fur et à mesure que d’autres domaines seront abordés dans le cadre des missions du Canopé de Corse.12
25L’outil numérique dispose de trois méthodes de recherche. Une première où l’utilisateur doit saisir un mot en corse (tout ou partie) pour trouver sa traduction française. Une deuxième, semblable mais selon laquelle le mot saisi doit être en français pour avoir une traduction en corse. Enfin, une troisième méthode où la recherche s’effectue par sélection d’un domaine dans le menu déroulant afin d’obtenir la liste des mots liés à ce dernier.
26Ainsi, si l’on choisit le domaine disciplinaire de la toponymie, les résultats affichés ne sont pas issus du territoire insulaire. Ce sont des termes très peu employés en corse que l’on ne retrouve d’ailleurs pas, pour une grande majorité d’entre eux, dans les différents dictionnaires du corse. L’objectif ici est de combler les lacunes du corse dans les domaines définis. C’est pourquoi si l’on fait une recherche et que l’on saisit un toponyme de Corse pour trouver sa traduction, aucun résultat n’apparaît. Cela ne signifie pas qu’il n’y a que des créations. Les termes issus de l’usage traditionnel y sont présents, soit avec la définition originelle, soit pour une extension de son sens afin de créer un néologisme. Pour illustrer cela, le domaine disciplinaire de l’alimentation est un exemple probant permettant de mieux comprendre le travail effectué par l’équipe du Canopé de Corse. Des mots recueillis dans l’usage traditionnel ont gardé leur sens, comme staghjunamentu/affinage, staghjunà/affiner ou caghjera/caillage, termes hérités du domaine pastoral et bien connus des bergers. On retrouve d’autres mots, issus eux aussi de l’usage traditionnel, mais auxquels on a donné un sens nouveau. C’est le cas de mattone qui a ici le sens d’emballage alimentaire. Ce n’est pas le sens originel du terme. Si l’on recherche sa définition dans la banque de données Infcor, présentée précédemment, la définition est celle d’un matériau fabriqué avec de la terre argileuse pétrie et façonnée. Il s’agit aussi en français d’une « brique » mais qui n’a rien d’alimentaire. L’extension du sens, qui dans l’usage usuel ne se rencontre pas à notre connaissance, est une initiative du Canopé de Corse. D’autres termes sont des créations à partir de radicaux de mots déjà utilisés ou des adaptations linguistiques assez évidentes. Pour illustrer ces deux actions, bieraria, dont la racine est biera (la bière) est un néologisme. Si l’on se réfère de nouveau à Infcor, on constate que l’unique terme proposé pour la traduction de brasserie est brasseria, et ce bien que bieraria apparaisse en synonyme. En revanche, dans le moteur de recherche du Canopé de Corse, le terme brasseria n’est pas proposé à côté de bieraria qui est donc, pour l’équipe ayant conçu la base, la seule référence pour ce terme. Enfin, pour conclure ces illustrations, bìfidu adaptation de bifidus (apocope de bifidobacterium). À noter que l’accent sur le premier i du terme n’est pas un changement graphique opéré par le Canopé de Corse mais simplement une indication concernant la place de l’accent tonique. C’est, en quelque sorte, un accent didactique pour ces termes dont la diffusion est faible.
27Les projets menés par l’Adecec et le Canopé de Corse ne sont pas les seules initiatives, d’autres existent, comme celles portées par les municipalités d’Aiacciu et de Bastia qui possèdent toutes les deux un service dévolu à la langue corse. Ces initiatives sont toutefois de moindre ampleur, comparativement aux travaux, de longue date, menés par l’Adecec et le Canopé de Corse qui demeurent, de loin, les plus poussés que l’on rencontre concernant la norme du corse. Les deux structures essayent, de manière assez similaire d’ailleurs, d’une part, de combler les vides linguistiques que connaît le corse et, d’autre part, de diffuser, notamment par le biais de l’informatique, leurs travaux.
28Lors de l’élaboration du cadre commun de référence pour le corse, il a été nécessaire de saisir comment les dictionnaires et traducteurs en ligne sont utilisés par les corsophones ou les personnes en voie de corsophonisation. Pour ce faire, une enquête par questionnaire a été menée dont le but, au-delà de comprendre l’utilisation des dictionnaires, est également de confirmer le choix de l’accessibilité en ligne du cadre de référence. Elle a été réalisée à l’Università di Corsica auprès d’étudiants. Le questionnaire comptait vingt-deux questions fermées, principalement des questions à choix multiples.
29Le public ciblé a été les étudiants, qui ont souvent besoin pour leurs cours d’avoir recours à la traduction. L’enquête a été menée auprès de 69 d’entre eux. Elle concernait tous les étudiants de licence de la filière dédiée à la langue et culture corses et l’ensemble d’une deuxième année de licence de la formation « Sciences de l’éducation ». Pour l’analyse, cette dernière a été scindée en trois groupes de niveaux de compétences, qui avaient été constitués antérieurement de manière formelle dans le cadre des enseignements du corse à l’université.
30La première question de l’enquête, relative au moyen de réaliser une traduction lorsqu’un mot en corse n’est pas connu, donne d’emblée une indication intéressante : 81 % des enquêtés répondent qu’ils utilisent un dictionnaire numérique. Le pourcentage chute à 37 % pour les dictionnaires imprimés (plusieurs réponses étaient possibles). Cette préférence d’usage entre les deux outils confirme une domination du numérique dans ce domaine et conforte le choix de s’orienter vers une publication en ligne pour diffuser le cadre de référence pour le corse. Les avis sur la qualité de ces outils en ligne sont plutôt négatifs puisque 50 % des répondants les considèrent comme « mal faits » ou « moyennement bien faits ». Cela en tenant compte des 14 % qui n’expriment pas leur avis car ils déclarent ne connaître aucun de ces outils. La grande majorité formule d’ailleurs le souhait d’avoir davantage d’outils.
31Concernant la confiance accordée aux dictionnaires, elle est plutôt modérée. En effet, ils ne sont que 4 % à leur faire « entièrement confiance » et 80 % « moyennement confiance », les 16 % restants ne leur font « pas du tout confiance ».
32Les avis sont moins tranchés lorsqu’il s’agit de juger la présence de formes anciennes, guère utilisées, dans un dictionnaire. Voici le résultat d’une recherche pour la traduction de œil dans la base de données Infcor, de l’Adecec :
ochju, ochiu, occhiu, ochji
français : œil ; source ; œil-de-bœuf ; bourgeon, greffon ; cellule, alvéole, trou ; regard, ouverture ; mauvais œil ; maillon
- 13 Le corse est une langue romane qui entretient des liens étroits avec le toscan qui constitue un sup (...)
33Les formes ochju et ochji correspondent à de la variation diatopique, leur présence témoigne d’une posture polynomiste. En revanche, les deux autres propositions utilisent une graphie désormais erronée13. Pourtant, 45 % estiment qu’il est normal de tomber sur ce résultat lors de la recherche de la traduction d’œil, alors que 18 % jugent cela anormal et 35 % n’ont pas d’avis à donner (2 % n’ont pas répondu à la question).
34Les réponses sont en revanche beaucoup plus claires lorsqu’il s’agit de savoir s’il serait bon de donner dans un dictionnaire une « écriture référence » à un terme. En effet, aucun n’a répondu négativement à cette question et 80 % déclarent qu’il serait bon que les dictionnaires les informent.
35Lorsque l’on élabore un outil de référence linguistique, le nombre de possibilités méthodologiques qui s’offre aux concepteurs est indéfinissable.
36Le choix a été fait de s’appuyer sur les principes ayant été utilisés lors de l’élaboration du concept de langues polynomiques, genèse du cadre qui se construit. Voici les trois principes identifiés (Sorba, 2019a) comme préalables à la conceptualisation de Marcellesi pour la mise en œuvre d’une politique polynomiste (idem) :
1. L’observation de l’activité langagière : la polynomie s’appuie sur un constat d’attitudes et de représentations linguistiques tout en les légitimant.
2. L’identification des tensions sociales : dans les projets de revitalisation linguistique, la langue n’est pas forcément l’enjeu principal, les fins étant souvent extralinguistiques.
La revitalisation linguistique n’est pas, in fine, une question de « langue ». C’est un mouvement dans lequel les questions linguistiques sont centrales dans l’expression de problèmes sociaux, politiques ou culturels. La « langue » devient, en contexte de revitalisation, un symbole sursaturé de sens, spatial, temporel et social. » (Costa, 2010, p. 323)
3. Le peuple au centre des décisions : les choix opérés ne sauraient être arbitraires et pris par une poignée de personnes. Le concept de polynomie s’est affirmé en reproduisant les attitudes tolérantes face à la variation linguistique, observées dans les discussions informelles, autrement dit celles du peuple, dans les situations plus formelles.
37Ces trois principes préalables à la conceptualisation positionnent la langue dans un processus politique et historique. Le travail à effectuer concernant les langues ne peut pas balayer d’un revers de manche cette réalité sociale. En posant ces jalons, Marcellesi veut construire une langue démocratiquement. C’est d’ailleurs l’objet d’un fascicule intitulé Pour une politique démocratique de la langue (Marcellesi, 1985), dans lequel l’auteur expose sa vision dans la construction des langues. Le concept se veut le reflet de ce que le peuple fait, d’où l’idée d’élaboration démocratique de la langue.
38En rendant le corse acceptable dans le débat public, le concept de polynomie représente la partie la plus aboutie de l’appareil de légitimation du corse. Grâce à un normalisme perméable soulignant l’unité abstraite d’une langue, cette phase normative pour le corse pose les premiers jalons de la réflexion actuelle.
39Le cadre de référence pour le corse est un outil de normalisation et de normativisation qui ne peut se référer uniquement à des productions informelles. La limite de ces usages langagiers se trouve dans le lexique commun fondamental. Or, le cadre doit à la fois stabiliser la norme de ce lexique tout en normativisant des mots spécifiques à certains domaines. De même, les principes de base exposés précédemment qui s’appuient sur des termes déjà conçus peuvent se heurter, face aux besoins naissants, à la réalité lexicale inexistante. C’est pourquoi ce projet au long cours a besoin d’étapes distinctes dans sa concrétisation. La première a été de stabiliser une grande partie du corse hérité. Ce lexique commun fondamental se retrouve dans le dictionnaire historique du corse, U muntese, qui sera accessible en ligne. De manière complémentaire, et non dichotomique, ce corse hérité sera mixé à un lexique issu d’un autre cadre qui englobe des termes nouveaux.
40Selon les principes préalablement définis, avant de créer des termes, il faut s’appuyer sur les pratiques existantes. C’est pourquoi l’une des manières de sélectionner les néologismes est la recherche intertexte. Pour ce faire, il convient d’abord de procéder à un choix de textes dont la préférence s’est portée sur des écrits issus d’un usage professionnel et littéraire de la langue corse entre 1970 et nos jours. Cette numérisation de textes pertinents à des fins de requête s’accompagne de la mise en place de techniques OCR (optical character recognition) de requête lexicographique dans la base des textes. La constitution de ce corpus a débuté et un élargissement est prévu dans les années à venir.
41S’appuyer sur les pratiques existantes, en termes de néologismes, c’est aussi prendre le risque, quasi assuré, de faire face à une diversité plus ou moins grande des mots proposés. Les deux exemples donnés, avec les néologismes tri sélectif et masque, illustrent parfaitement cette réalité langagière.
42Dans les néologismes du corse, on peut observer six modes de création avec des critères de variation indéfinissables. Autrement dit, la logique de réalisation diffère sans cesse. Voici les six modes de création relevés pour le corse :
- 14 Ils sont peu nombreux mais l’internationalisation d’un mot peut modifier son appréciation. C’est le (...)
1. Faire un emprunt total au français14 ;
- 15 Les exemples, comme scacchi (les échecs), encore une fois, sont plutôt rares car les corsophones on (...)
2. Faire un emprunt total à l’italien15 ;
- 16 Les emprunts partiels au français sont l’usage le plus fréquent actuellement.
3. Faire un emprunt partiel au français16 ;
- 17 Les emprunts partiels à l’italien sont nettement moins nombreux que ceux en français. Le recours se (...)
4. Faire un emprunt partiel à l’italien17 ;
- 18 La pratique est assez courante, comme u lavatoghju, pour laverie alors que le mot signifie initiale (...)
5. Utiliser un terme du vocabulaire traditionnel et en modifier le sens18 ;
- 19 Ce mode de création semble désormais connaître des jugements métalinguistiques plus positifs. Des n (...)
6. Créer un mot à partir du vocabulaire traditionnel19.
43Pour chaque néologisme, l’une de ces six manières de créer de nouveaux mots peut s’imposer, sans raison particulière bien identifiée. Lorsque dans la pratique plusieurs termes circulent, le rôle du cadre de référence est de favoriser l’un d’eux. Le choix a été fait de s’appuyer sur les pratiques existantes et de considérer comme référence le terme qui s’impose quantitativement. Cependant, il faut également que le terme soit considéré comme corse, l’authenticité linguistique reposant sur des facteurs souvent abscons où l’on voit des ambivalences dans les rapports aux autres langues. Car, souvent, dans la pratique populaire, le terme employé est un gallicisme et, bien qu’il soit majoritaire, se voit déprécié par les corsophones qui pourtant l’emploient. Concernant l’acceptation des nouveaux termes, les jugements des corsophones oscillent en fait entre :
- l’écart maximum : il s’opère avec les langues en contact, le français et l’italien en l’occurrence.
- la compréhension : les calques du français assurant cela alors que la maîtrise de l’italien et sa compréhension sont en net recul. L’italien n’étant, par exemple, que la troisième langue étrangère choisie en collège et lycée (après l’anglais et l’espagnol).
- l’italianité : si dans les années 1970 une volonté assez claire de prendre des distances par rapport à l’italien émerge, notamment pour certifier l’existence du corse, aujourd’hui les tensions avec l’italien sont nettement moins denses. Les relations de dominance linguistique ont été remplacées par le français. Cet apaisement pourrait laisser entrevoir un retour vers l’italien sans crainte de voir engloutir le corse par ce dernier. Cependant, comme indiqué, la maîtrise de l’italien étant toujours plus faible, cette voie se complique.
- les hypercorrections (qui s’amplifient à mesure que les pratiques usuelles reculent).
44Une équipe mixte composée d’experts de l’université et de professionnels (médias, enseignement, littérature) sera chargée de définir les néologismes posant problème. Ces experts devront prendre en considération les complexes jugements épilinguistiques avant de les soumettre à l’appréciation du terrain. Aussi les pratiques linguistiques seront analysées régulièrement pour évaluer leur usage.
45Construire un dictionnaire n’est pas évident, ni consensuel, ni synthétique, mais clairement contestable, conflictuel et, généralement, jamais figé. Cette fixation de formes dépend d’un moment donné et ne saurait appartenir à des situations sociales autres. Le cadre de référence pour le corse s’appuie sur des principes polynomistes qui sont au fondement de l’élaboration de la langue, conciliant l’héritage, les besoins sociaux et le conventionnel.
46Le processus de normalisation/normativisation, de prime abord, peut sembler quelque chose d’abstrait mais, en réalité, depuis le riacquistu, on assiste à une sorte de codification qui ne dit pas son nom, la plupart du temps déguisée. La plume diglossique privilégiant le « naturel » et l’« authentique », craignant d’être jugée « artificielle » ou « inauthentique », la normativisation est jusqu’alors rarement assumée. Pourtant, les auteurs de dictionnaires, d’outils didactiques, de romans, d’ouvrages de grammaire ou d’articles de journaux font nécessairement des choix : lexicaux, orthographiques, syntaxiques. L’analyse de cette régulation linguistique, plutôt anarchique donc, montre des données parfois incohérentes, désordonnées et contradictoires. Pour les langues minoritarisées (Blanchet, 2005), les représentations diglossiques pèsent lourd dans les jugements et les attitudes face aux volontés d’évolution normative. Les mutations sociales de ces dernières décennies tendent à modifier les jugements métalinguistiques et à conférer à des registres variés du corse des valeurs proches de celles données au répertoire traditionnel. L’apparition massive de néolocuteurs, plus enclins à la normativisation que les locuteurs traditionnels, favorise cet aspect. Aussi pour aider tous ces locuteurs, les perspectives sont innombrables car le manque d’outils à disposition des corsophones est patent. Au fur et à mesure que le projet d’élaboration du cadre de référence pour le corse se concrétise et progresse, la projection dans des tâches à venir s’opère : ajouter une version sonore du mot ; un dictionnaire des synonymes et antonymes ; une partie dévolue à la parémiologie ; un traducteur en ligne selon le contexte ; une banque de noms de lieux ; une banque d’aide linguistique qui consisterait à aider les corsophones en orthographe, accords, conjugaison …
47Le projet intitulé Cadre commun polynomique de référence de la langue corse peut donc être le socle de travaux divers œuvrant pour un renforcement de l’équipement linguistique du corse.