1Dans une société toujours plus tournée vers le numérique, nous proposons d’étudier le fonctionnement des dictionnaires spécialisés à travers la notion de point de vue en ajoutant à notre étude une dimension contrastive entre dictionnaire imprimé et dictionnaire numérique afin d’observer ce que ce second médium permet d’ajouter comme moyens d’expression ou d’orientation d’une opinion. Les ouvrages regroupés sous l’étiquette « dictionnaire » sont habituellement garants de légitimité et leur contenu n’est ainsi guère remis en question. Cela pose un problème dès lors que l’on y trouve des marques de l’expression d’une opinion et nous verrons que cela est fréquemment le cas dans les dictionnaires spécialisés. S’ils se distinguent des dictionnaires de langue pour différentes raisons (nomenclature, microstructure, auteurs…), ils n’en portent pas moins l’étiquette « dictionnaire » avec tout ce que celle-ci implique en termes de neutralité.
2Il nous semble utile de rappeler la spécificité des dictionnaires spécialisés, de brosser la diversité des formes que peuvent prendre les dictionnaires numériques et enfin d’évoquer ce qu’on a pu lire dans la littérature au sujet de la possible expression d’une opinion dans ces ouvrages. Nous verrons que si les deux premiers points ont été largement traités au cours de ces dernières années, le dernier reste plutôt confidentiel.
3Les dictionnaires spécialisés sont nécessairement très variés car destinés à des apprenants comme à des professionnels d’un domaine. S’ils se distinguent des dictionnaires de langue, on remarque également des spécificités en fonction des disciplines et même entre différents dictionnaires relevant d’une même discipline. Par nature, ils sont encyclopédiques et les informations présentes dans la microstructure portent davantage sur les référents que sur les signifiés comme le signale Van Campenhoudt (2017) : « Dans les faits, beaucoup de lexicographies spécialisées monolingues sont des ouvrages encyclopédiques dont les visées, et donc le contenu, varient en fonction du lecteur modèle ».
4Ce constat n’est pas surprenant dans la mesure où l’objectif des auteurs est notamment de permettre au public ciblé de comprendre l’application de certains concepts. Ils sont habituellement écrits par des spécialistes du domaine concerné, souvent chercheurs ou enseignants-chercheurs mais sans être, pour la plupart d’entre eux, soumis à des lexicographes. Trouillon (2010) signale que « ce couplage, rare en vérité, est le dispositif idéal ». Ils peuvent toutefois prendre dans certains cas la forme d’un dictionnaire de langue, les auteurs proposant alors une description du signe linguistique et des relations entretenues avec les autres signes dans le système de la langue. Richard (2016) formule très bien la complexité sous-jacente à ce type d’ouvrages :
On voit l’ambiguïté dans laquelle le genre baigne dès le départ : s’agit-il de simples lexiques fournissant une définition du vocabulaire utilisé par la langue des juristes ou faut-il y voir de véritables encyclopédies, transmettant aussi des connaissances larges sur les différents domaines abordés ? La fonction lexicale du dictionnaire, visant à donner la définition des termes, est parfois très réduite, au profit d’une fonction principalement juridique, expliquant les règles gouvernant l’institution concernée, ou encyclopédique, de transmission de connaissances systématiques. Le même terme recouvre des ouvrages très différents, tant par leur nature que leur volume.
5Pruvost (2006) abonde également en ce sens en mentionnant que « le choix de la dénomination de « dictionnaire de spécialité » ou d’« encyclopédie d’un domaine » demeure souvent très aléatoire ».
La plupart du temps, ces ouvrages relèvent du domaine de la terminologie.
6Les possibilités offertes par le numérique sont vastes et les dictionnaires numériques prennent des formes différentes (avec la version identique existant aussi sous forme imprimée ou non). Lew (2013) mentionne une trentaine de possibilités permises par les dictionnaires électroniques (liens vers des informations additionnelles, recherche non alphabétique, mise en forme, méta-caractères, filtres, assistance…) ce qui permet au final une grande diversité dans les ouvrages numériques existants. Selon lui : « It is clear that, from the user perspective, a major area of difference between electronic and print dictionaries is in how information is accessed. »
7Moisan (2020) étudie la façon dont sont utilisés les dictionnaires imprimés et numériques par des enseignants et mentionne le fait que la consultation d’un dictionnaire se fait plus rapidement numériquement que sur papier et « que la facilité de consultation [a] un impact positif sur l’appréciation des utilisateurs des outils numériques ».
8Nous aurons l’occasion au cours de ce travail de présenter et d’étudier des types de dictionnaires numériques volontairement variés (compilation d’articles existant sous forme imprimée, dictionnaire directement rédigé numériquement à partir d’un canevas contraint, etc.).
9La question de la prise de position dans les dictionnaires est peu évoquée dans la littérature. Richard (2016) nous apprend que « rares sont les exemples où un ton plus personnel, un point de vue, est assumé. »
10Preite (2005) consacre une monographie à la question de la relation entre la linguistique et le langage du droit. Elle s’intéresse plus précisément à l’organisation textuelle des arrêts ainsi qu’à leur organisation énonciative. Au sein de cette seconde partie, elle évoque la question de l’expression d’une subjectivité. Voici ce qu’elle en dit en premier lieu :
Si nous considérons le mot subjectivité dans son sens courant défini par le Petit Robert qui s’oppose à objectivité ou impartialité : Propre à un ou plusieurs sujets déterminés (et non à tous les autres) ; qui repose sur l’affectivité du sujet. […] – Opinions, critiques subjectives : personnelles et partiales, nous devons par conséquent admettre le manque de ce type de subjectivité dans les arrêts : en effet, le juge s’efforce de s’effacer devant les événements, de rester objectif en rapportant la réalité des choses, en particulier lorsqu’il relate les faits avec un style neutre, en bannissant sa partialité éventuelle.
11Nous verrons en ce qui nous concerne que de la subjectivité – au sens courant du terme tel qu’il est proposé ci-dessus – apparaît dans certains des dictionnaires que nous avons étudiés. Preite poursuit sur le sens strictement linguistique de la notion de « subjectivité » :
Au contraire, nous faisons référence à l’acception que ce mot assume en science linguistique selon laquelle la subjectivité est la « présence du sujet parlant dans son discours » ou la « capacité du locuteur à se poser comme "sujet" » d’une prédication. Il apparaît ainsi que la CJCE se pose effectivement comme sujet de ses prédications, bien qu’en utilisant exclusivement la non-personne qui n’est pas une personne véritable, selon Benveniste. (2005)
12La notion de subjectivité (avec le sens non spécialisé d’« absence d’objectivité ») a fait l’objet de nombreuses recherches en linguistique et certains chercheurs s’intéressent plus particulièrement aux modalités évaluatives ou affectives (Kerbrat-Orecchioni, 2009 par exemple) par lesquelles elle se manifeste. On trouve également la dénomination d’« évaluation axiologique » clairement définie par Jackiewicz (2014) comme : « l’ensemble des opérations et des marques par lesquelles l’énonciateur exprime un jugement de valeur de type bon/mauvais (souhaitable/regrettable...) ou une réaction affective empreinte d’une telle appréciation. »
- 1 Nous n’utilisons pas la notion de « point de vue » au sens plus strict des théories polyphoniques o (...)
13Dans un souci de clarté, nous préférons parler de point de vue1 lorsqu’une opinion est proférée plutôt que de subjectivité, réservant ce terme, comme c’est le cas en linguistique énonciative, aux marques indiquant la présence du locuteur dans le discours. La Sémantique des Points de Vue est par ailleurs développée par Pierre-Yves Raccah depuis une vingtaine d’années. Selon lui, les points de vue sont « cristallisés » dans les mots de langue. Raccah (2014) évoque les termes dysphoriques et les termes euphoriques, désignant respectivement des mots tels que des adjectifs systématiquement associés à un point de vue négatif (malhonnête) ou à un point de vue positif (honnête). Kerbrat-Orecchioni (1999) traite de cette même idée en proposant à un niveau lexical une « échelle de la subjectivité ».
14Un article plus récent de Preite (2017) revient par ailleurs sur la question de la lexicographie juridique en s’intéressant plus précisément aux ouvrages destinés aux étudiants et dans lequel elle évoque différents objectifs d’un dictionnaire juridique tels que la diffusion du savoir ou l’apprentissage du vocabulaire.
15Courbon (2021), enfin, évoque les principes de lisibilité et d’informativité qui guident la production lexicographique. La question du point de vue et de la nécessité d’y prendre garde apparaît en creux dans la notion d’informativité.
16De manière générale, nous constatons que si l’expression de l’opinion est très étudiée, notamment au sein des sciences du langage (en lien avec les émotions ou les genres de discours par exemple), elle l’est assez peu dans le domaine de la lexicographie et lorsque c’est le cas, les observations vont dans le sens d’une part assez faible observée dans les répertoires lexicographiques.
- 2 Les références complètes et les liens sont disponibles à la fin de cet article. La date indiquée co (...)
17La question de l’étiquette choisie (lexique, dictionnaire, dictionnaire encyclopédique, etc.) étant fondamentale dans la légitimité conférée à l’ouvrage, nous avons conservé ce critère de choix et opté pour un « dictionnaire » pour chaque élément (numérique ou imprimé) de notre corpus. Celui-ci compte sept dictionnaires spécialisés (six dictionnaires numériques et un dictionnaire imprimé) relevant de cinq disciplines très différentes (droit, économie, médecine, philosophie, linguistique). Nous avons intégré un dictionnaire imprimé afin de disposer d’éléments permettant d’établir une comparaison. Dans certains cas, les dictionnaires numériques étudiés ne sont que la numérisation à l’identique d’un dictionnaire imprimé avec l’ajout des fonctionnalités permises par la dimension numérique et dans d’autres cas ils ont été directement conçus à partir d’un canevas en ligne comme on peut le trouver sous Cairn. L’analyse ne peut bien entendu être exhaustive à l’échelle de l’ouvrage. Le corpus2 se décline ainsi :
Droit :
Dictionnaire de la fonction publique d'État et territoriale (2018, imprimé)
Dictionnaire des politiques territoriales (2020, en ligne)
Economie :
Dictionnaire d'économie politique : capitalisme, institutions, pouvoir (2018, en ligne)
Dictionnaire des Idées & Notions en Économie (2015, en ligne)
Médecine : Dictionnaire de l’Académie nationale de médecine (2015, en ligne)
Philosophie : Dictionnaire des philosophes antiques (2020, en ligne)
Linguistique : Dictionnaire de la sociolinguistique (2021, en ligne)
18Avant d’aborder l’analyse, une précision méthodologique s’impose. Les ouvrages n’ont pas pu être étudiés dans leur globalité en raison de leur taille importante. Nous n’avons pas mené d’analyse lexicométrique mais une analyse qualitative à partir de différents extraits choisis aléatoirement dans le corps de l’ouvrage. S’en est suivi une lecture rapide d’une part significative du reste du dictionnaire afin de pouvoir confirmer la forte présence ou non de marqueurs de point de vue.
19Le Dictionnaire de la fonction publique d’État et territoriale a été publié en 2018 ; il s’agit d’une première édition de l’ouvrage. Il comprend 300 entrées, ce qui peut paraître modeste à première vue mais s’explique aisément par la spécialisation affichée. Le nombre d’auteurs est également réduit (cinq), tous assurant des fonctions d’enseignement dans le domaine juridique. Dans l’avant-propos, les auteurs reviennent sur l’objectif principal du dictionnaire qui s’adresse à un public résolument large (« rendre accessible au plus grand nombre […] les sources de la fonction publique »). Nous avons relevé dans ces pages liminaires un passage intéressant qui permet de mieux comprendre la forme particulière que revêt l’ouvrage. Il y est fait mention de « l’état des réflexions actuelles » dans les entrées et de la question de la « réforme de l’État ». L’ouvrage offre en effet une dimension prospective (à ce moment-là) en envisageant l’année 2022. La macrostructure s’apparente à un plan de cours avec des parties très structurées. Comme l’évoque Richard (2016), « Un dictionnaire n’a pas de début ni de fin », or le Dictionnaire de la fonction publique d’État et territoriale se lit davantage du début à la fin plutôt qu’il ne se consulte ponctuellement. Nous observons aussi dans la forme de la microstructure une similitude avec un plan de cours de par la présence de titres et de sous-titres mis en forme et numérotés et aux intitulés évocateurs. Nous trouvons par exemple sous la première entrée « Abandon de poste » le plan suivant :
I. Des conditions strictement contrôlées
II. Des conséquences radicales : l’éviction de la fonction publique
A. Une conséquence immédiate
B. Des conséquences différées
20La première information que l’on obtient sous cette entrée est la suivante : « aucune définition juridique précise de l’abandon de poste n’existe ». Cette indication montre bien à quel point les auteurs de dictionnaires spécialisés ne peuvent pas se cantonner à des définitions métalinguistiques mais se trouvent dans l’obligation de lier la théorie à la dimension pratique. De manière générale, la microstructure prend la forme de paragraphes rédigés avec des renvois vers différents textes juridiques et des liens avec l’actualité. On observe également des titres proposés sous la forme de question comme « Une position utile ? » Nous avons semble-t-il affaire à une forme hybride entre un dictionnaire et un manuel de cours. Le dernier phénomène qui a attiré notre attention est la présence très forte de marques axiologiques. Nous n’en citerons que quelques-unes ici :
- « le statut actuel ne reprend heureusement pas cette liste d’affectations. »
- « une tentative décevante »
- « les grèves à répétition à la SNCF ont probablement été à l’origine du dispositif de l’alarme sociale »
- « les textes n’ont sans doute pas su prendre en compte les particularités des relations de travail au sein de l’administration. »
21Rappelons qu’un souci de facilitation de transmission des connaissances (si telle est la volonté des auteurs) n’entraîne pas automatiquement le recours à de telles marques de jugement. Il n’aurait pas été particulièrement difficile de fournir des données chiffrées à la place de « à répétition » et de ne pas faire usage d’adverbes de modalité ou bien de ne pas faire figurer les informations pour lesquelles l’auteur n’a pas de certitude.
22Le second ouvrage relevant du domaine du droit est à présent sous forme numérique. Il s’agit du Dictionnaire des politiques territoriales publié sous Cairn en 2020 (pour la seconde édition). Cairn impose un format très contraint avec une structure préétablie. Nous aurons d’ailleurs l’occasion au cours de ce travail d’étudier deux dictionnaires d’autres spécialités et proposés dans ce même format. Dans l’introduction, on peut lire :
Le temps était donc venu d’engager une seconde édition en conservant l’esprit initial, celui de l’ouverture disciplinaire, d’une conception ouverte et pluraliste des sciences sociales, où les controverses sur l’analyse du pilotage de l’action publique n’étaient pas escamotées mais, au contraire, exposées et débattues.
23La controverse appelle par nature le point de vue et celui-ci est donc revendiqué ici. Cela sera également le cas dans l’ouvrage suivant qui traite du domaine économique. Les auteurs précisent également que : « Ce dictionnaire est conçu comme un outil pour faciliter la transmission des savoirs sur un large spectre de questions et de thématiques autour des politiques territoriales. »
24Les articles sont toutefois globalement assez neutres avec parfois des approximations du type « semble », « souvent », « surtout », « couramment », « largement », « parfois » et dont la présence s’explique certainement davantage par la volonté de faciliter la lecture que par celle de mettre en place une argumentation. Cela rejoint la distinction lexicale que nous évoquions au début de ce travail et nous observons qu’il s’agit essentiellement d’adverbes et non d’adjectifs (euphoriques ou dysphoriques au sens de Raccah).
25On remarque aussi l’emploi de verbes de modalité tels que « doivent » ou « peuvent » (dans l’article « capacités politiques »). Nous avons relevé quelques marques d’opinion dans l’entrée « éducation ».
[L]es liens entre éducation et territoires ne s’imposent pas avec évidence : l’image en France d’un système d’enseignement fortement nationalisé et d’établissements scolaires « sanctuarisés » est très prégnante depuis la Troisième République. […] Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que les régulations des politiques éducatives territoriales soient imprévisibles et peu homogènes à l’échelle nationale.
26Les guillemets permettent de transmettre une opinion sur le choix du terme « sanctuarisés » en refusant de l’assumer ou bien en citant sa source. Le paragraphe dans son ensemble s’apparente à un reproche fait à l’État sur la mise en place des politiques éducatives essentiellement par le recours à des adjectifs (imprévisibles, homogènes…). A l’échelle de l’ouvrage toutefois, ce type de formulation argumentative est peu fréquent. Au niveau du canevas général, on remarque une section « Voir aussi » qui fait référence à d’autres entrées du même dictionnaire mais sans lien hypertexte à la fin de l’article. On note aussi la présence d’un pop-up « besoin d’aide » intégré à Cairn et qui vise à faciliter l’utilisation de la ressource.
27Si l’on en restait à l’étude de ces deux ouvrages, on pourrait en conclure qu’il y a davantage de point de vue dans l’ouvrage imprimé que dans celui en ligne. Nous verrons qu’il est en réalité difficile d’attribuer une part plus importante à un médium ou à un autre, tant les contraintes et les paramètres qui entrent en jeu sont nombreux. Il sera en revanche possible de lister des possibilités supplémentaires dans les documents numériques (voir 4. Synthèse).
28Le premier ouvrage traitant du domaine économique et qui a retenu notre attention est le Dictionnaire d'économie politique : capitalisme, institutions, pouvoir publié en 2018. Cet ouvrage est très spécialisé et traite plus spécifiquement d’économie politique, cela le rapprochant par certains côtés des dictionnaires juridiques. Les auteurs sont des politistes, des sociologues ou des économistes et l’ouvrage est accessible en ligne via Cairn. Il est également répertorié dans le catalogue des bibliothèques universitaires, ce qui en fait une ressource destinée notamment aux étudiants.
29Dès la présentation de l’ouvrage – et ce n’est pas anodin car il s’agit de la présentation succincte, en quelques lignes, du dictionnaire dans un onglet indépendant et donc mis en exergue – nous remarquons un objectif qui se distingue de l’objectif habituel des dictionnaires : les auteurs « définissent et discutent les concepts clés ». Ils accordent également de l’importance aux « perspectives théoriques et controverses sociétales ». Cette visée prospective et polémique est remarquable elle aussi. Les auteurs soulignent leur volonté d’offrir « avec ce dictionnaire une synthèse unique ». L’objectif est d’ailleurs clairement assumé : « le but de cet ouvrage, […] est de fournir un mode d’emploi permettant de fonder à terme une économie politique véritablement transdisciplinaire. »
30D’autres aspects formels rappellent pour leur part la forme d’un manuel : il est question ici d’« introduction » et non de « préface », même si cela tient également au canevas proposé sous Cairn. Celle-ci est particulièrement longue puisqu’elle s’étale sur 32 pages. On y trouve un florilège d’expressions de points de vue et ce dès la première phrase. Mentionnons à titre d’illustration :
« le capitalisme est politique et l’a toujours été »
« une division de travail sociale et scientifique a largement obscurci cette qualification »
« Plus précisément, une séparation de plus en plus profonde et rigide entre les sciences économique et politique a largement contribué à brouiller tout à la fois le rôle de la politique dans l’économie et l’impact de cette dernière sur la politique. »
« Cette situation fut problématique dès son origine. Aujourd’hui, elle est tout simplement intenable. »
« Aussi étonnant que ce constat puisse paraître, une telle économie politique existe en fait déjà et n’est pas si difficile à trouver pour peu que l’on se donne la peine de la chercher »
- 3 Il est d’ailleurs clairement précisé la chose suivante : « Comme nous l’avons expliqué plus longuem (...)
31Nous observons que pour exprimer une opinion ainsi que parfois des reproches, les auteurs ont recours à des adjectifs axiologiques, des adverbes, des intensificateurs ou encore à des affirmations, autant d’éléments qui pourraient être supprimés ou remaniés si l’on visait autant que possible l’objectivité. Plus encore que de celui d’un manuel, le fond de ce dictionnaire se rapproche de celui d’un ouvrage scientifique collaboratif3, cette situation n’étant d’ailleurs pas cachée mais simplement non spécifiée dans l’étiquette, et c’est bien là ce qui nous interroge.
On l’aura compris, le présent ouvrage rassemble les fruits de la recherche et de la réflexion en économie politique dans un esprit à la fois critique et pluraliste. Comme pour toute œuvre de science sociale, notre objectif est critique dans le sens où, sur la base de données solides et d’arguments étayés, nous cherchons collectivement à questionner le monde tel qu’il est, les raisons pour lesquelles il est ainsi et pourquoi il n’est pas autrement.
32Si les marques d’opinion du même ordre se multiplient sur les 32 pages, nous ne pouvons les relever toutes ici. Les auteurs posent explicitement la question d’un tel ouvrage aujourd’hui et y répondent en confirmant les propos de l’introduction, à savoir qu’ils cherchent à « consolider certaines questions de recherche ». Ils n’évoquent toutefois que sommairement la raison pour laquelle ils ont choisi la forme du dictionnaire.
[C]omment aborder un ouvrage de ce type ? […] En l’utilisant comme un simple dictionnaire, le lecteur trouvera a minima les explications du terme traité, ainsi qu’une mise en perspective de ses usages au sein de l’économie politique contemporaine. Ensuite, on peut aussi en aborder la lecture en suivant, grâce au sommaire thématique, les trois types d’entrées qui le composent – perspectives, concepts et controverses – [ …] Il est possible, par exemple, de passer en revue tous les textes qui concernent différentes perspectives sur l’économie politique, avant d’approfondir quelques points, concept par concept ou controverse par controverse. […]
Enfin, il est également possible d’appréhender cet ouvrage comme un stock de connaissances relativement « à jour » permettant de s’informer sur un certain nombre de « controverses » qui traversent immanquablement toute étude scientifique du rapport capitalisme politique.
33Ainsi, les auteurs font appel au genre dictionnairique en raison de la présence d’une description du terme. On se situe bien dans une démarche métalinguistique mais celle-ci est moindre si on la compare aux informations de type encyclopédique qui la complètent. Cet ouvrage est visiblement centré sur les controverses, notion indissociable de la notion de point de vue. Bien plus qu’un souhait de transmettre des notions fondamentales, il y a à travers la publication de cet ouvrage une réelle volonté d’action. « La leçon principale qu’il faut en tirer est que nous ne pouvons plus permettre à l’économie de la certitude de dominer à la fois la recherche en économie politique et la gouvernance du monde contemporain. »
34Le lien avec un ouvrage scientifique se retrouve à travers différents éléments. Les auteurs parlent d’un « objet de recherche » et proposent un véritable état des lieux comme on en trouverait dans une monographie. Ils concluent en signalant au lecteur de « tirer ses propres conclusions sur les concepts, grilles d’analyses et démarches de recherche qui le convainquent le plus. » Or, un dictionnaire ou une encyclopédie se consultent habituellement sans remise en question du contenu que l’on va y trouver. Sans surprise, les articles sont de type encyclopédique (de 3 à 12 pages) avec parfois une structuration par des titres et avec une définition au début. Y figurent, outre des points de vue, des références vers des auteurs, par exemple à l’entée austérité : « comment expliquer la persistance de l’idée d’austérité, malgré ses échecs patents et récurrents (Blyth, 2013a) ».
- 4 Là encore, cela est directement lié à l’utilisation de Cairn.
35Les entrées sont considérées comme des « chapitres ».4 Chacune comporte un onglet indiquant des références bibliographiques ainsi que des informations sur l’auteur ou sur un sujet proche. Les auteurs évoquent « une bibliographie sélective où sont rassemblées les références les plus utiles. » La question se pose à nouveau de savoir comment est constituée celle-ci et s’il y a une volonté d’orienter le lecteur vers certaines écoles de pensée et non d’autres. Comme nous l’avons rapidement mentionné, le fait que le canevas proposé soit celui de Cairn n’est pas anodin et impose un format particulier et proche de celui adopté pour les revues avec une introduction, etc. Si l’on ajoute à cela les pratiques habituelles des enseignants-chercheurs (pratiques pédagogiques et rédaction d’articles scientifiques) qui sont les auteurs des dictionnaires spécialisés dans l’immense majorité des cas, cela contribue à rendre les frontières poreuses entre les genres (dictionnaire, article scientifique ou manuel didactique) en raison notamment des possibilités offertes par le numérique. Or, une fois encore, les contraintes et les possibilités d’expression d’opinions sont différentes selon que l’on se situe dans l’un ou l’autre.
- 5 On ne peut ici non plus exclure l’impact de la collection sur le format mais il n’est pas certain q (...)
36Le second ouvrage que nous avons analysé dans ce domaine est le Dictionnaire des Idées & Notions en Économie publié par Encyclopaedia Universalis en 2015 et compilé à partir d’articles issus de l’Encyclopaedia Universalis (dont certains sont antérieurs à 2015). Le domaine de l’économie y est brossé de manière très large. Il est mentionné dans la description que « La force de cette collection5, c’est de les [les idées et les notions] réunir et de les faire dialoguer ». Aucune mention du public ciblé n’apparaît. L’ouvrage est toutefois édité sous la bannière « Scholar Vox Universités » ce qui le destine particulièrement aux étudiants. En dehors de la courte présentation de l’ouvrage, il n’y pas de préface ou d’introduction avant d’accéder à la nomenclature ; on ne trouve que quelques lignes servant à guider le lecteur dans l’utilisation du dictionnaire. En fin d’ouvrage, on peut trouver une table des matières comportant 67 entrées, un index (très développé et fonctionnant par liens hypertextes) et une table des auteurs nous permettant de constater qu’ils sont très nombreux (45) et que ce sont quasi-exclusivement des enseignants-chercheurs en économie et quelques analystes auxquels s’ajoute un spécialiste de sciences religieuses. Les articles sont signés et comportent une définition puis un long développement (avec une structure et des sous-titres) et se lisent aisément. On retrouve un certain manque d’homogénéité à différents points de vue (bibliographie, illustrations, traitement de la polysémie…). Outre l’absence visible d’homogénéisation, ces éléments évoquent à nouveau la forme d’un article scientifique. En effet, on retrouve quelques questionnements et la taille des articles interroge. Globalement, les tailles sont proches les unes des autres (de 3 à 5 pages) mais quelques exceptions sont notables (par exemple l’entrée inflation compte 25 pages ou celle dédiée à keynésianisme en comporte 20). Ce sont certes des notions fondamentales en économie, mais si l’on intègre les éléments formels mentionnés ci-dessus (numérotation, citation, bibliographie) on rejoint alors la forme des articles scientifiques. Les frontières entre les deux genres semblent à nouveau particulièrement poreuses.
- 6 Et difficilement quantifiables précisément.
37Intéressons-nous à présent plus précisément à la question du point de vue. Nous avons remarqué que beaucoup d’informations étaient de type référentiel et que des considérations historiques étaient très souvent proposées. Toutefois, même si elles sont peu présentes6, des opinions sont également transmises, comme nous pouvons le voir dans les exemples ci-dessous :
« Ces derniers, […], méritent une attention spéciale »
« C’est un principe si puissant, qu’il peut parfois conduire à des dérives. »
« Hélas pour les investisseurs, les opportunités de gain sans risque ne peuvent perdurer indéfiniment »
« le libéralisme subit également les attaques de ceux qui se réclament de lui : ce sont les adversaires de l’intérieur, les plus dangereux car ils avancent masqués. Parmi eux, Malthus ou Ricardo, ces faux libéraux coupables de prêcher pour autre chose qu’un simple encadrement institutionnel du marché et de la concurrence. »
38Il existe donc des différences notables entre les deux ouvrages qui nous permettent de comprendre comment il est possible d’utiliser les spécificités du numérique pour orienter l’opinion de l’interlocuteur ou chercher à le convaincre. Finalement, la transmission d’une opinion va passer par le lexique, mais également par le fait d’attirer l’attention sur le lexique en question, comme on le fait à l’aide de la prosodie à l’oral.
39Nous allons à présent poursuivre notre étude en l’illustrant à l’aide d’un dictionnaire médical en ligne, le Dictionnaire de l’Académie nationale de médecine lequel, d’après les propos évoqués dans l’éditorial « rassemble en permanence l’ensemble du vocabulaire médical dont il doit suivre l’enrichissement lié à l’extraordinaire évolution de la médecine et de ses moyens d’expression au cours des dernières décennies et en ce début du XXIe siècle. » et ce grâce au support numérique. On y trouve 60000 définitions. La microstructure employée, proche de celle d’un dictionnaire de langue, est précisée dès la page d’accueil et comporte :
- une brève définition lexicologique
- un commentaire plus encyclopédique
- une référence à l’auteur de la publication princeps et la date de celle-ci
- l’étymologie des mots clés
- le ou les synonymes ou antonymes
- un renvoi à d’autres concepts voisins accessibles dans le dictionnaire par simple clic
40Nous avons complété notre analyse par la lecture d’un article complémentaire destiné à donner des précisions sur l’élaboration de l’ouvrage (Hureau et al., 2016). On peut y lire que : « Parler le même langage, se comprendre pour communiquer, tel est l’intérêt d’un dictionnaire perpétuellement renouvelé ».
41Cette volonté de se comprendre facilement explique le recours à des approximations. Il existe par ailleurs une importante communication au sein de la commission, ce qui réduit le risque d’émission d’opinion. Les auteurs se disent d’ailleurs tout à fait prêts à « collaborer avec tout organisme de lexicographie générale ou médicale ». La rigueur de la définition est réfléchie et sous-jacente au travail lexicographique proposé. Avec de telles dispositions, on s’attend à une faible part d’expression de point de vue. Voici deux exemples extraits de l’ouvrage et tout à fait représentatifs :
42Antalgique
43Anglais : antalgic.
Qualifie tout moyen physique ou médicamenteux capable de calmer la douleur.
Par exemple, une attitude antalgique se rencontre souvent dans les douleurs vertébrales, si elle est maintenue de façon prolongée elle entraîne des déformations qui peuvent être difficiles à corriger. Des prothèses, des moyens de contention, éventuellement des infiltrations par des anesthésiques locaux peuvent être utilisés pour rompre le cercle vicieux douleur-position antalgique, déformation entraînant des douleurs.
Les médicaments administrés, généralement per os, pour faire face à la douleur sont appelés analgésiques.
44Sciatique
45Anglais : sciatic neuralgia, "sciatica".
46Atteinte douloureuse du nerf sciatique (nervus ischiaticus).
La plus fréquente des névralgies du membre inférieur, dans la majorité des cas elle traduit une atteinte radiculaire habituellement unilatérale, avec un trajet caractéristique sur les racines L5 ou S1. La crise succède parfois à un lumbago de quelques jours, mais sa durée est beaucoup plus longue, deux à trois mois, guérissant avec le temps et le repos.
La hernie discale est la cause la plus fréquente. Les autres causes sont plus rares : neurinome, tumeur rachidienne, spondylodiscite infectieuse ou rhumatismale (spondylarthrite), sténose du canal osseux lombaire, laquelle donne plutôt une claudication sciatique bilatérale intermittente. Il existe des sciatiques tronculaires, très rares, par atteinte du tronc du nerf en un point de son parcours.
5 à 10 % des sciatiques rebelles ou très intenses sont passibles d’un traitement chirurgical ou par nucléolyse de la hernie discale causale.
47On remarque des approximations qui ne sont pas réellement argumentatives et qui rendent la lecture plus accessible (fréquemment, souvent…) que si des chiffres précis étaient donnés systématiquement. Le fait que ce dictionnaire numérique soit gratuit en plus d’être proposé en ligne rend plus vaste l’étendue du public pouvant y accéder.
48Nous poursuivons avec l’analyse du Dictionnaire des philosophes antiques en ligne et dédié aux noms propres. On apprend sur la page d’accueil que « Le présent site reprend sous forme numérisée le contenu des quelque 3000 notices parues dans les différents tomes du Dictionnaire des philosophes antiques publié sous la direction de Richard Goulet de 1989 à 2018 par CNRS-Éditions. » Nous notons, comme pour le dictionnaire précédent, une volonté de collaboration :
C’est le résultat de la collaboration bénévole de 231 universitaires et chercheurs originaires de vingt pays différents : historiens de la philosophie antique, philologues et historiens œuvrant dans les études orientales (littératures arménienne, géorgienne, syriaque, arabe, hébraïque et autres), byzantines, médiévales, en archéologie, épigraphie, papyrologie, iconographie, etc.
49Il n’en ressort pas pour autant la même neutralité dans le résultat final, comme nous allons le voir à travers les exemples suivants :
ALCIBIADE : C’est un jeune homme très brillant […] cette expédition qui tourna au désastre
HÉGÉSIAS DE SINOPE : pourrait s’expliquer à partir de son dévouement à Diogène le Chien.
ACOUSILAOS D’ARGOS : D’après la Souda (A 2), Acousilaos aurait écrit ses Généalogies à partir de tablettes de cuivre déterrées par son père dans sa maison. L’authenticité de son œuvre fut contestée (A 3). Certains prétendaient également qu’Acousilaos n’avait fait que transcrire en prose les poèmes d’Hésiode (A 4).
ARISTOTE [A409] RE 23 : On le considère souvent comme un personnage imaginaire (H. Cherniss, Plutarch’s Moralia t. XII, London 1968, p. 6 ; Glucker, Antiochus, p. 67-68), mais les interlocuteurs des dialogues de Plutarque, même s’ils n’ont qu’un rôle secondaire, sont généralement des personnages authentiques. La date dramatique du De facie semble se placer au début du IIe s. : la présence de Sextius Sylla (→S 174) la situe sûrement après 91. On peut donc légitimement se demander si Plutarque n’aurait pas connu en tant qu’étudiant celui qui allait devenir, au témoignage de Galien (→G 3), l’un des plus illustres péripatéticiens du IIe s. : Aristote de Mytilène (→A 413), mort dans la seconde moitié du siècle.
ASCLÉPIADÈS DE PHLIONTE : Pour les maigres renseignements dont nous disposons sur les tendances philosophiques de l’école érétriaque, on se reportera à la notice « Ménédème ».
50Dans ce dictionnaire, si on retrouve les approximations habituelles et exprimées à l’aide d’adverbes (souvent…), on note aussi la présence d’adjectifs à valeur beaucoup plus axiologique (maigres, illustre...). L’emploi du conditionnel autorise le doute sur les faits mentionnés. La dimension syntaxique a son importance également dans l’expression du jugement : l’emploi de « ne… que » permet de présenter les faits de manière réductrice. On voit dans le cas présent que la dimension historique en jeu introduit des difficultés spécifiques. Il y a plus de risques d’introduire du point de vue lorsque l’on parle de personnes et que les faits sont éloignés puisque se pose alors la question de la fiabilité des sources. La quantité et la fiabilité de la documentation à disposition a clairement son importance. Des mises en garde à ce sujet sont d’ailleurs explicitement évoquées dans l’onglet « Epimetrum » : « On ne doit pas ignorer enfin la part considérable d’informations mal documentées. »
51Par ailleurs, puisqu’il s’agit ici de la numérisation d’un dictionnaire papier, se pose à nouveau la question de savoir ce que rajoute la dimension numérique dans la transmission de points de vue. Il est d’ailleurs précisé que : « La présente version du site correspond, à peu de détails près, au contenu des notices originellement publiées dans les tomes parus de 1989 à 2018. »
52Par exemple, le fait de suggérer automatiquement la fin d’un mot à partir de quelques lettres a pour effet de faire apparaître des entrées auxquelles le lecteur n’aurait pas pensé. Pour les articles longs, on a un hypertexte directement dans le plan. Les articles sont signés, comme c’est le cas pour d’autres ouvrages sous Cairn. Cette identification n’est pas anodine car elle permet d’identifier un auteur qui est souvent un chercheur relevant de la spécialité et potentiellement connu de ses pairs et à qui peuvent être attribuées des prises de position particulières. La recherche peut se faire en plusieurs langues, ce qui étend le public même si ici le dictionnaire n’est pas en accès libre. Il est aussi possible de mener la recherche par école philosophique et pas uniquement par nom de philosophe. La dimension numérique apporte peu ou prou les mêmes avantages que ceux que nous avons évoqués précédemment : le renvoi simplifié vers d’autres informations, la suggestion de nouvelles requêtes et la facilitation de la recherche d’informations.
53Le dernier ouvrage de notre corpus est le Dictionnaire de la sociolinguistique. Il est proposé lui aussi sous Cairn et le contenu respecte donc les mêmes contraintes que le Dictionnaire d'économie politique et le Dictionnaire des politiques territoriales. Comme pour ces derniers, il y a une multitude d’auteurs et la présence d’un l’onglet « sur un sujet proche ». Les articles sont signés, certains comportent un plan explicite (Créoles), d’autres non (Critique). Les noms des entrées sont également disponibles dans une version anglaise (ce qui n’est pas le cas des articles). Voyons quelques exemples :
Créoles : il serait plus correct d’identifier tout le continuum comme créole
54L’emploi du conditionnel permettant de formuler un conseil et de l’adjectif « correct » ont pour effet de formuler clairement un reproche.
Éducation plurilingue : activités dites d’« éveil aux langues » (language awareness, mieux traduit par « éducation au plurilinguisme ») : il s’agit, notamment dans les sociétés à fort modèle monolingue, de sensibiliser les élèves dès leur plus jeune âge à la diversité sociolinguistique généralisée du monde humain et social, afin de développer une ouverture d’esprit qui permettra, d’une part, une acceptation bienveillante de cette diversité vécue comme une ressource « normale » et non comme un obstacle à éliminer, ainsi que, d’autre part, une disponibilité cognitive et relationnelle facilitant l’apprentissage et l’usage d’autres langues ou d’autres variétés d’une même langue.
55Là aussi, différents indices permettent de repérer l’expression d’un jugement s’apparentant à un reproche (mieux) ou à une opinion (fort).
Enquête : Long questionnaire de quarante-trois questions, il fut envoyé à différentes sociétés populaires et, bien que n’ayant reçu qu’un tout petit nombre de réponses, Grégoire en fit la base de son Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française (lu à la Convention le 4 juin 1794). Dans la seconde moitié du XIXe siècle en Europe, de véritables enquêtes sur les langues parlées se mettent en place avec la naissance de la dialectologie. Les dialectologues ont arpenté campagnes et montagnes avec leurs enregistreurs à rouleaux pour noter, avec leur prodigieuse acuité auditive, les particularités phonétiques ou lexicales des locuteurs.
56Nous faisons le même constat à partir de ce dernier exemple, les adjectifs choisis sont sources d’opinion (long, véritables) ou mélioratifs (prodigieuse). On pourrait s’interroger sur la nécessité d’ajouter « long » puisque le nombre de questions est fourni. La volonté est donc de mettre l’accent sur ce point. A l’échelle de l’ouvrage, on retrouve des adverbes d’approximation ainsi que l’expression d’une modalité évoquant le conseil (serait). Dès lors qu’un conseil est formulé, cela sous-entend donc qu’un élément mériterait d’être modifié. Les avantages liés à la dimension numérique sont les mêmes que pour les autres ouvrages publiés sous Cairn et il ne nous semble pas utile de les énumérer à nouveau.
57Nous avons pu voir qu’il existait de multiples façons d’exprimer un point de vue, une opinion ou plus globalement d’argumenter afin d’orienter le lecteur. Certaines sont communes aux dictionnaires imprimés comme aux dictionnaires numériques et d’autres sont spécifiques aux ouvrages en ligne. Nous allons présenter respectivement les différents types de marquages possibles.
58Tous les types de dictionnaires peuvent présenter les marqueurs linguistiques et formels de points de vue ou d’orientation d’une opinion que nous allons nous attacher à détailler ci-après. Il peut s’agit de certaines unités lexicales, de l’utilisation d’une modalité, de constructions syntaxiques ou encore de l’utilisation de certains signes de ponctuation ou bien d’éléments plus formels. Nous avons pu relever au cours de notre travail les marqueurs suivants :
59lexicaux
adverbes (approximation…)
adjectifs (péjoratifs, mélioratifs…)
verbes d’opinion
noms (connotés…)
emploi de marqueurs discursifs : (hélas…)
verbes modaux (devoir…)
60sémantiques
emploi du conditionnel
61syntaxiques :
ne … que
forme affirmative
forme interrogative
62ponctuation :
utilisation des guillemets
utilisation des points de suspension
63formels (« introduction » plutôt que « préface »)
64relatifs à une sélection de références (bibliographie indicative) ou d’auteurs
65A l’inverse, la présence de preuves (sources, citations, datations, attestations…) et de données chiffrées tend vers l’objectivité ou la neutralité. L’expression d’une argumentation suit un continuum mais il est possible de séparer en deux grandes catégories l’expression du point de vue :
- celle qu’on pourrait qualifier de nécessaire : il s’agit essentiellement de rendre le texte compréhensible et agréable à lire (notamment par le recours à des adverbes marquant l’approximation comme quelques, souvent, généralement…)
- une autre plus argumentative : il y a alors une dimension axiologique pouvant aller jusqu’à un reproche clairement exprimé. Le recours à des adjectifs est alors favorisé, étant entendu que tous ne sont pas systématiquement vecteurs d’opinion.
66Il demeure très difficile d’évaluer la part d’opinion dans un dictionnaire même si la quantification des parties du discours employées à l’échelle de l’ouvrage peut se faire à l’aide d’un étiqueteur morphosyntaxique et fournir une indication intéressante.
67Les dictionnaires numériques sont susceptibles de comporter tous les éléments mentionnés précédemment mais peuvent aussi offrir les spécificités suivantes :
- Recherche avec les premières lettres du mot seulement et suggestion d’entrées
- Liste exhaustive de la nomenclature avec liens hypertextes
- Renvois avec liens hypertextes entre différents articles
- Présence de vidéos
- Présence de Pop-up
- Onglet « aide »
- Onglets complémentaires « Informations sur l’auteur », « sujet proche »…)
- Recherche multicritères (par auteur, par catégorie…)
- Recherche multilingue
68D’autre part, l’actualisation est rapide et facilitée par la mise à disposition d’informations intéressantes pour le public, d’autant plus que les branches sélectionnées sont évolutives. De manière plus générale, sous forme numérique, le travail collaboratif est facilité et cela permet de solliciter pour un même ouvrage des experts géographiquement éloignés même si on constate aussi un manque d’homogénéité (et d’échange) dans le volume final. Davantage de place à donner aux articles permet un développement de type encyclopédique et donc potentiellement davantage d’utilisation d’indices de modalité, d’adverbes ou d’adjectifs qui sont autant de façons d’exprimer des points de vue. Toutefois, la réception par le public (pas nécessairement toujours prêt à lire de longues pages) peut contraindre la taille des articles a priori quasi-illimitée. La plupart de ces potentialités ne sont pas directement vectrices d’opinion. Elles ont surtout pour effet de faciliter la recherche et la navigation. Toutefois, le renvoi facilité vers d’autres informations, notamment sur un auteur ou sur un sujet interroge. Certains ouvrages en ligne sont gratuits et directement accessibles, ce qui rend la diffusion de l’information et donc de la dimension argumentative qui peut s’y trouver exponentielle par rapport au même ouvrage imprimé. La recherche en ligne est rapide et praticable de manière mobile, autant de façons de faire encouragées et favorisées par les étudiants aujourd’hui. On a en outre un entonnoir de contraintes qui auront pour effet d’aboutir à un ouvrage et à des articles très spécifiques et dans lesquels s’intégrera plus ou moins la dimension axiologique :
- Cadre éditorial (canevas imposé, volonté commerciale…)
- Support (numérique ou imprimé)
- Collaboration (entre pairs, avec des lexicographes…)
- Genre (dictionnaire, dictionnaire encyclopédique…)
- Discipline (sources disponibles…)
- Auteur (idiolecte…)
69L’objet « dictionnaire » lui-même et le genre auquel il appartient ont beaucoup évolué. On peut se demander où se situe la limite avec le discours scientifique et le discours didactique, deux types de discours habituels des enseignants-chercheurs qui sont bien souvent les auteurs de ces ouvrages. Il demeure évident que l’étiquette choisie pour un ouvrage ne recouvre pas toujours le contenu. Selon que le contenu soit proche de celui d’un véritable dictionnaire ou qu’il s’apparente plutôt à la présentation de travaux de recherche, on trouvera plus ou moins d’indices de points de vue. Que visent les auteurs qui attribuent l’étiquette « dictionnaire » à des ouvrages proches d’un manuel de cours ou d’un article scientifique ? Toucher un public large ? Rendre leur contenu synthétique et complet, accessible et clair, simplement et immédiatement ? S’adapter aux progrès et au développement de l’enseignement à distance et de l’autodidactie ? Le succès commercial ? Rappelons que Clas (1996) évoque l’usurpation possible de l’étiquette « dictionnaire » dans le but d’attirer les lecteurs. Peu de différences apparaissent au niveau de la part d’expression d’opinion entre support imprimé et numérique. Au final, ce sont bien les potentialités offertes par la dimension numérique qui amplifient la transmission d’opinion et le public touché. Un travail conjoint de lexicographes professionnels et de spécialistes de domaines nous semble, comme l’ont déjà rappelé différents chercheurs mentionnés précédemment, une bonne façon de tendre vers des dictionnaires spécialisés plus objectifs.
70La question qui nous occupe ici est très vaste et mériterait d’être explorée par ailleurs selon certains aspects que nous mentionnerons simplement en perspectives. Il serait ardu mais particulièrement intéressant d’étudier non seulement les pratiques des étudiants, si tant est qu’elles soient homogènes, mais également l’impact de l’expression d’une opinion dans leur processus d’apprentissage (quel est le sens critique d’un étudiant de première année ? Comment perçoit-il l’autorité des auteurs ?) Finalement, que cherche un étudiant qui se dirige vers un « dictionnaire » plutôt que vers une monographie ? Un suivi automatique de la navigation ainsi que la passation d’un questionnaire seraient autant de pistes à explorer. Il serait enfin pertinent d’observer les façons de faire et traditions dans différentes langues étrangères mais aussi à partir de biographies pour lesquelles les mêmes questions peuvent se poser.