- 1 Voir à ce sujet la dernière édition de l’encyclopédie de la lexicographie de Bloomsbury (Jackson (e (...)
- 2 On constate une certaine hésitation pour qualifier ces ressources. Collaboratif et participatif, so (...)
1La révolution numérique a bouleversé aussi bien l’offre lexicographique que la relation entre le public et les dictionnaires, double évolution qui a fait l’objet de nombreuses études1. En ce qui concerne la lexicographie de langue française, on rappelle l’initiative Dictionnaires et culture numérique dans l’espace francophone (Molinari et Vincent, 2017 et Vincent et Molinari, 2019), dont ce numéro de Linx constitue un prolongement. Les premières rencontres ont thématisé à la fois la prise en compte de la diversité lexicale au sein du monde francophone et la prise de position par rapport à la variation et aux manifestations de l’influence externe, principalement de celle de l’anglais (Vincent, 2019). L’examen des ressources contributives2 le Wiktionnaire et Wikipédia révèle une politique ouverte en ce qui concerne l’incorporation rapide de néologismes, mais en même temps un certain militantisme dans la mesure où l’affichage des anglicismes est parfois minimisé (Humbley, 2019).
- 3 Dans l’impossibilité de distinguer entre dictionnaire et encyclopédie, nous traitons dans le présen (...)
2Le traitement lexicographique des anglicismes relevés dans ce type de ressource est à ce jour peu étudié. Nous nous proposons de commencer par une catégorie d’emprunt peu visible mais qui semble prendre de l’importance dans plusieurs communautés linguistiques européennes, à savoir les phraséologismes. L’apparition et le développement de l’emprunt de ces unités lexicales quelque peu atypiques ont fait l’objet de publications portant sur l’allemand (Fiedler, 2014), le polonais (Witalisz, 2015) et sur le danois (Gottlieb, 2020). En l’absence de monographie sur le sujet en français, signalons les articles de Martí Solano (en particulier 2012), qui portent également sur l’espagnol (Martí Solano, 2017, 2019) et qui ouvrent la voie à des études comparatives telle que la présente contribution. Tous ces travaux s’appuient sur le dépouillement d’un corpus, souvent d’un corpus national, constitué à partir de sources écrites généralement journalistiques. A notre connaissance, l’étape suivante, l’incorporation ou non des phraséologismes dans les dictionnaires, n’a pas fait l’objet d’étude, du moins pour les langues citées. Nous nous proposons donc de nous focaliser sur cet aspect, à savoir la réception des phraséologismes empruntés dans les dictionnaires que l’on suppose être les plus accueillants, le Wiktionnaire et Wikipédia3, et de la comparer aux usages constatés dans d’autres types de ressources lexicographiques, électroniques ou non.
3On fait généralement remonter à Charles Bally la définition de l’unité phraséologique ou phraséologisme (Martí Solano, 2010). Pour le linguiste suisse, le trait distinctif serait la non-compositionnalité : « les groupes phraséologiques ont un sens indépendant de leurs éléments » (Bally, 1909 : 145). La définition classique se résume ainsi :
Si dans un groupe de mots, chaque unité graphique perd une partie de sa signification individuelle ou n’en conserve aucune, si la combinaison de ces éléments se présente seule avec un sens bien net, on peut dire qu’il s’agit d’une locution composée. [...] c’est l’ensemble de ces faits que nous comprenons sous le terme général de phraséologie. (Bally, 1909 : 65-66)
4On se focalise également sur d’autres critères – dont la variabilité interne et les valeurs stylistiques et pragmatiques – que le phraséologisme peut comporter. En effet, on constate que les phraséologismes sont « figés à différents degrés et susceptibles de varier dans leur actualisation en discours » (Martí Solano, 2010), ce qui n’est pas sans poser de problèmes en lexicographie.
Cette observation implique fondamentalement qu’il n’existe pas encore un protocole lexicographique commun vis-à-vis du traitement de la signification des unités phraséologiques et que le problème touche spécifiquement à l’agencement des contenus sémantique et pragmatique à l’intérieur même de la définition. (Martí Solano, 2010).
5Les valeurs stylistiques et pragmatiques que véhiculent les phraséologismes pourraient se révéler importantes lorsqu’il s’agira de rendre compte des conditions de l’emprunt.
6C’est sans doute à cause des critères d’identification souvent vagues que le phraséologisme a différentes dénominations (Martí Solano, 2010). Pour Andersen (2021 :14), il s’agit d’une catégorie complexe qui comporte des unités telles que des salutations, des marqueurs discursifs, des proverbes et d’autres constructions « préfabriquées » et conventionnalisées plutôt que créées au fil du discours. Kauffer (2011) pour sa part insiste sur la prise en compte des phraséologismes dont la fonction essentielle est de nature discursive et interactionnelle.
7La question fondamentale de la variation des phraséologismes et de son contraire, le figement, est traitée en profondeur dans Oddo, Darbord et Anscombre (dir.) (2020). Anscombre (2022) établit une typologie très fine pour la parémie en examinant la variation paradigmatique aussi bien que syntagmatique.
- 4 Voir à ce sujet la chronique de langage : Histoire d'une ville imaginaire, blog de Jean-Pierre Oste (...)
8Sur le plan lexicographique les problèmes associés aux phraséologismes, signalés par Martí Solano (2010), sont doubles. Sur le plan formel, d’abord, le figement est de nature relative et la variation la règle : on peut constater, en plus de la variation interne à la langue signalée par Anscombre (2020), celle qui s’y ajoute du fait de la traduction, comme pour elephant in the room rendu dans le corpus par éléphant dans la pièce, éléphant dans la salle, éléphant dans le salon…4 Laquelle retenir en tant que forme de référence ? De même, comment lemmatiser : à partir de l’élément sémantiquement saillant, soit ici éléphant, plutôt que pièce ou salle ? Herbst (2010 : 223) évoque le cas où aucun élément sémantique ne s’impose, comme I though you’d never ask. De même, dans métro, boulot, dodo (qui n’est pas emprunté), quel élément est plus saillant que les autres ? Murano (2010) rappelle les difficultés associées à la présentation des phraséologismes sous leurs formes variées dans un dictionnaire bilingue. Bien que ce tour d’horizon se limite aux dictionnaires monolingues, nous verrons que le Wiktionnaire possède certains traits qui le rapprochent du plurilinguisme.
9Sur le plan conceptuel, les critères d’inclusion sont encore moins saisissables, comme celui du degré de figement ou de la compositionnalité. Si une expression est sémantiquement analysable, à quoi bon la consigner dans un dictionnaire ? Les aspects culturels peuvent intervenir de plusieurs manières, comme le souligne Zouogbo (2009), qui rappelle le lien entre phraséologie et parémiologie, qui passe par l’expression d’une valeur culturelle. Parmi les phraséologismes empruntés, combien sont aussi des proverbes ou autres dictons ? Les phraséologismes-proverbes sont-ils plus ou moins susceptibles d’être empruntés ? Les aspects culturels touchent toutefois non seulement aux sens véhiculés mais aussi aux attitudes par rapport à la langue. Celles-ci font l’objet d’études sociolinguistiques, mais focalisées sur les emprunts directs. Nous avons constaté, par exemple, que l’encyclopédie et le dictionnaire contributifs, Wikipédia et le Wiktionnaire respectivement, peuvent, dans certains cas, promouvoir un équivalent français aux dépens d’un anglicisme pourtant courant (Humbley, 2019).
10Sabine Fiedler, auteure de ce qui est vraisemblablement l’unique monographie sur l’emprunt de phraséologismes (Fiedler 2014 : 42), en identifie trois types pour l’allemand, généralisables à d’autres langues :
- celui dont tous les éléments sont traduits, qu’elle appelle des calques ;
- celui qui comporte un ou plusieurs éléments traduits et d’autres non traduits, les hybrides ;
- celui dont aucun élément n’est traduit, c’est-à-dire des emprunts directs.
11Dans son analyse, toutefois, la très grande majorité des cas sont des calques.
- 5 “…in languages profoundly affected by English, the phraseology shows a more complete picture of Ang (...)
- 6 Voir à ce sujet pour le français Mudrochová et Lipská (2019).
12Certaines études portant sur l’anglicisation d’autres langues signalent le rôle joué par les phraséologismes dans l’acculturation linguistique. Gottlieb (2020) en particulier constate que cette acculturation, pourtant bien entamée en danois, passe le plus souvent inaperçue car la traduction masque l’origine anglo-saxonne des expressions. Il estime pour sa part que cette influence est désormais très importante, voire écrasante5. Cette opinion est partagée par Fiedler (2014) pour l’allemand. Il est significatif que les études citées, ainsi que celles de Martí Solano (2012) ici englobent, en plus des phraséologismes, les emprunts sémantiques6, catégorie lexicale dont l’origine étrangère peut être difficile à établir.
13Comme le suggère Gottlieb (2020), les phraséologismes empruntés (cf. l’éléphant dans la pièce, d’après l’anglais the elephant in the room) peuvent passer inaperçus à la fois en tant qu’unités lexicales et en tant qu’emprunts. La prise en compte lexicographique de cette catégorie lexicale aux contours approximatifs représente donc un défi particulier.
- 7 GLAD est un réseau de chercheurs qui travaillent sur les anglicismes dans un grand nombre de langue (...)
14La présente contribution est une comparaison de la totalité des phraséologismes empruntés à l’anglais analysés en allemand par Fiedler (2014) et ceux qui figurent dans le Wiktionnaire et Wikipédia français en octobre 2022, ainsi que dans d’autres types de dictionnaires. Les études comparatives portant sur les anglicismes présents dans les différentes langues européennes (surtout à partir de celles de Görlach 2000, 2001) et poursuivies dans le cadre du projet GLAD7 portent à croire que l’on peut postuler une implantation à peu près comparable en français et en allemand (Humbley, 2008). Toutefois l’allemand se montre plus ouvert aux emprunts que le français.
15En plus de la présence ou de l’absence de tel ou tel phraséologisme emprunté, on peut cerner l’attitude des lexicographes en tenant compte du traitement qu’ils réservent, à travers la présentation, les remarques métalinguistiques et épilinguistiques et plus particulièrement la reconnaissance, le cas échéant, d’une origine de langue anglaise.
16Trois cas de figure sont envisageables :
- Le phraséologisme est établi en anglais et emprunté sous différentes formes (calque, hybride, emprunt direct) en français, comme plafond de verre, déjà signalé.
- Le phraséologisme fait partie du stock de proverbes ou assimilés communs à plusieurs langues européennes, souvent hérités des langues classiques, comme pêcher en eau trouble/fish in troubled waters/in trübem Wasser angeln/fiske i rørt vande (cf. Piirainen, 2012).
- Le phraséologisme est déjà établi en français et de ce fait ne constitue pas un emprunt, comme on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, cas que nous examinerons en détail plus loin.
17La présente étude se focalise d’abord sur les dictionnaires et encyclopédies contributifs, représentés ici par le Wiktionnaire pour le premier et Wikipédia pour la seconde. L’hypothèse de travail était la suivante : compte tenu de son mode d’alimentation et d’animation contributif, le Wiktionnaire pourrait accueillir davantage de phraséologismes empruntés que les autres ressources. Quant à Wikipédia, son orientation encyclopédique devrait l’amener à privilégier les phraséologismes qui renvoient à un contenu culturel ou civilisationnel bien défini aussi bien qu’aux aspects techniques.
18Comme points de comparaison, nous avons choisi dans un premier temps un dictionnaire en ligne alimenté exclusivement par des linguistes, à savoir Usito, de l’Université de Sherbrooke. L’hypothèse de travail est que la sélection soit plus stricte et que les phraséologismes empruntés soient moins nombreux que dans les ressources contributives. Comme le dit Mortureux (2011) : « l’insertion d’une entrée ou d’une acception nouvelle dans un dictionnaire de langue de référence est régulièrement considérée comme achevant la lexicalisation ». Cette tendance serait encore plus marquée dans les dictionnaires commerciaux, disponibles sous formes électronique et papier. C’est le Petit Robert 2020 que nous avons retenu dans un second temps pour représenter cette catégorie. Comme dictionnaire spécialisé dans les emprunts, enfin, celui des anglicismes de Weisman (2020) a été choisi, car on peut le supposer plus amplement documenté sur les phénomènes liés à l’emprunt que les autres sources.
19En résumé, les cinq sources sont donc :
- Le Wiktionnaire français (https://fr.wiktionary.org/wiki/), consulté le 1er octobre 2021
- Wikipédia français (https://fr.wikipedia.org/wiki/) consulté le 1er octobre 2021
- Usito (https://usito.usherbrooke.ca/), consulté le 30 décembre 2021
- Le Petit Robert 2020
- Dictionnaire étymologique et critique des anglicismes, Weisman, 2020
- 8 An apple a day keeps the doctor away ; throw the baby out with the bathwater ; bark up the wrong tr (...)
20Le point de départ est donc les 74 phraséologismes repérés en allemand par Fiedler (2014)8 provenant de corpus de l’allemand général constitués par l’Institut für deutsche Sprache (IDS) pour la période des années 1990.
- 9 Les remarques sont rarissimes dans le Wiktionnaire ; pour Wikipédia, la discussion ne porte pas sur (...)
21Nous recherchons d’abord la présence de ces 74 phraséologismes dans le Wiktionnaire (français) soit sous forme d’emprunt direct, soit sous forme totalement ou partiellement traduites et nous notons leur statut (vedette, exemple citationnel, note, etc.) ainsi que les remarques épilinguistiques les concernant à la fois dans l’article et dans la rubrique Discussion9. Nous nous intéressons particulièrement à la prise en compte de la dimension culturelle de ces emprunts. Afin d’évaluer la proéminence accordée à l’origine du phraséologisme, nous indiquons si la forme complète figure en tant que vedette ou s’il s’agit plutôt d’une note en fin d’article et surtout si l’origine de l’expression est indiquée explicitement. Puisqu’il s’agit majoritairement de phraséologismes traduits, enfin, une attention particulière sera portée à la présence de la formulation en langue anglaise.
22La même enquête est alors menée sur l’autre ressource contributive, l’encyclopédie Wikipédia, ensuite sur Usito, le Petit Robert 2020 et enfin sur le dictionnaire papier d’anglicismes de Weisman (2020).
23Les résultats sont portés sur une grille, dont une partie est illustrée fig. 1
Phraséologisme
angl. (= Fiedler)
|
Wiktionnaire |
Wikipédia
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Autres sources
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elephant in the room
|
[l’éléphant dans la pièce]
[…] possiblement un calque de l’anglais elephant in the room
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L'expression « elephant in the room » (littéralement « éléphant dans la pièce ») est en anglais une expression idiomatique métaphorique désignant un sujet important et évident, généralement associée à un problème délicat ou à un risque, dont tout un chacun peut constater l'existence, mais que personne n'ose mentionner ou dont personne ne souhaite discuter ouvertement, du fait que cela suscite de l'embarras, de la controverse ou représente une menace intrinsèque
|
Usito +
Petit Robert 0
Weisman +
Archives du Monde +
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end of the day, at the ~
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0
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0
|
0
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extra mile, go the ~
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0 mais dernier kilomètre (en logistique)
|
0 mais dernier kilomètre en logistique
|
0
|
Tableau 1. Extrait de la grille de saisie des phraséologismes relevés dans Fiedler (2014)
24Dans la première colonne figurent les 74 phraséologismes anglais relevés par Fiedler, traduits et sommairement lemmatisés par nos soins, dans la deuxième colonne leur présence dans le Wiktionnaire, soit en vedette, soit dans le corps de l’article, avec ou sans indication de l’origine ; les cas douteux sont indiqués par un point d’interrogation. La troisième colonne indique la présence dans Wikipédia, la quatrième dans les autres sources (Usito, Le Petit Robert 2020, Weisman (2020) et éventuellement des attestations aléatoires.
25Comme l’extrait illustré au tableau 1 l’indique, on relève dans les sources dépouillées des phraséologismes calqués sur l’anglais qui ne figurent pas dans l’ouvrage de Fiedler (2014) (dernier kilomètre, adaptation français de last mile en logistique), ce qui est tout à fait normal compte tenu du fait que son corpus date essentiellement de la fin du xxe siècle.
26La première constatation que l’on peut faire est le nombre de phraséologismes identifiés par Fiedler en allemand absents dans les dictionnaires du français, à commencer par le Wiktionnaire. En effet, plus des trois quarts des phraséologismes présents en allemand ne figurent pas du tout dans les répertoires français. Ce résultat n’a rien d’étonnant. La différence de sources est sans doute le facteur le plus important : les items allemands ont été repérés dans de vastes corpus collectés par l’IDS. Tous les phraséologismes identifiés dans ce contexte ne sont pas nécessairement lexicalisés et nous savons peu de choses des fréquences d’emploi dans le corpus. Les dictionnaires classiques s’en tiennent au vocabulaire en voie d’intégration dans la langue et rejettent les mots dont la fréquence et la dispersion sont insuffisantes (cf. Mortureux, 2011), tandis que les contributifs ont des critères de sélection plus larges. On pourrait donc s’attendre à ce que les phraséologismes en question y trouvent un accueil plus rapide que dans les dictionnaires classiques mais comme nous allons le voir, cet effet d’anticipation est tout relatif.
27Parmi les phraséologismes relevés en allemand mais absents en français, certains semblent non seulement en voie de lexicalisation en allemand mais aussi courants dans d’autres langues en particulier en danois (Gottlieb 2020). C’est le cas de at the end of the day / am Ende des Tages (moins courant dans la presse allemande dans les années 1990 que 2000) (Fiedler, 2014 : 55), que Gottlieb relève également en danois mais qui ne semble pas attesté en français du moins sous la forme à la fin de la journée d’après le corpus JSI (2014-2021) dans ce sens (en fin de compte). De même, go the last mile : die Extrameile gehen semble très bien implanté dans la presse allemande sans que le français l’imite, que ce soit avec miles, milles ou kilomètres.
28Il se peut également que l’influence de l’anglais soit plus forte en allemand qu’en français. C’est ce que Görlach (2001) avait constaté lorsqu’il a réalisé son dictionnaire comparatif des anglicismes dans seize langues européennes. L’absence de correspondants en français peut donc être le signe que les textes français comportent moins cette forme d’anglicismes que leurs équivalents allemands.
29Certains phraséologismes équivalents figurent dans le Wiktionnaire sans qu’il s’agisse d’un emprunt avéré. Dans ces cas, en effet, la présence d’équivalents ne doit rien à l’emprunt et ne représente pas une influence quelconque de l’anglais tout simplement parce que l’expression existait déjà en français. C’est le cas de deux proverbes, fermement implantés en français comme en anglais : Mettre tous ses œufs dans le même panier, allusion à la fable de Lafontaine La laitière et le pot au lait, ainsi que l’anglais, Put all your eggs in one basket tout comme : On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, qui correspond à You can’t make an omelette without breaking the eggs. Il est difficile d’apporter la preuve d’une absence d’influence, et le Wiktionnaire fait appel aux lecteurs/contributeurs pour fournir une attestation. Pour âne qui n’a pas soif (que Fiedler soupçonne être un emprunt de you can take an ass to water but you cannot make it drink), on lit l’appel suivant :
- 10 https://fr.wiktionary.org/wiki/on_ne_saurait_faire_boire_un_%C3%A2ne_qui_n%E2%80%99a_pas_soif
Étymologie manquante ou incomplète Si vous la connaissez, vous pouvez l’ajouter en cliquant ici.10
30Andersen (2021 : 21) suggère de rechercher ce genre de phraséologismes dans des grands corpus historiques, comme lui l’a fait pour détecter l’influence de l’anglais (ou son absence !) sur le norvégien, méthode qui serait à expérimenter pour le français.
31Il existe un petit nombre d’équivalences dont l’origine anglaise n’est pas précisée dans le Wiktionnaire. C’est le cas de éléphant blanc, le texte de l’étymologie suggère plutôt une source thaïlandaise et le rôle éventuel de l’anglais en tant qu’intermédiaire n’est pas évoqué.
- 11 https://fr.wiktionary.org/wiki/%C3%A9l%C3%A9phant_blanc
Selon une légende thaïlandaise, les éléphants dans ce pays sont utilisés comme bêtes de somme, mais un éléphant blanc est saint et la propriété du roi, et donc n’est pas utilisé pour cela.11
32On ne relève dans le Wiktionnaire que six entrées pour lesquels le phraséologisme emprunté constitue la vedette. Dans un seul des cas il s’agit d’un emprunt direct :
LOL, étymologie (Acronyme), Initiales de l’anglais [I am] Laughing Out Loud.
33Sa classification comme phraséologisme est quelque peu atypique. Il s’agit plutôt de l’emprunt direct d’un sigle, qui, lui, renvoie à un phraséologisme. L’autre sigle des internautes qui figure dans le décompte de Fiedler, ROFL (roll on the floor laughing), est présent sur une page ANGLAIS, expliqué en français ; il figure également dans Wikipédia dans une liste de sigles des internautes.
34Les autres emprunts sont ce que Fiedler (2014) appelle des calques et qui sont présentés en vedettes et reconnus explicitement mais avec des formulations diverses :
- 12 Le passage en gras est de nous.
- plafond de verre, « traduction12 de l’anglais glass ceiling »
- éléphant dans la pièce, « possiblement un calque de l’anglais elephant in the room »
- jeter le bébé avec l’eau du bain « calque de l’anglais », avec la précision « lui-même imité de l’allemand » (contrairement à ce qui est indiqué chez Fiedler 2014)
- parachute d’or « équivalent de golden parachute »
- tasse de thé. « probablement de l’anglais cup of tea (‘tasse de thé, goût ‘).
35Le degré de certitude est donc indiqué dans le traitement lexicographique, même si celui-ci est loin d’être systématique.
36Le Wiktionnaire ne relègue pas en note la mention de l’origine anglaise des phraséologismes, du moins dans les cas que nous avons étudiés, mais il lui arrive de la suggérer grâce à la présentation des équivalences dans d’autres langues. En effet le caractère plurilingue de Wiktionnaire (qui peut être décrit comme un dictionnaire plurilingue organisé en sections unilingues présentant le cas échéant de multiples équivalents) peut favoriser le rapprochement entre phraséologismes de deux langues sans indication d’un quelconque emprunt. Sous pomme, sous « proverbes et phrases toutes faites », on lit :
37L’anglais est privilégié, car il y a un hyperlien vers un article ; pour l’italien et le portugais, on n’indique que l’équivalent, sans hyperlien.
38De même, « C’est l’oiseau matinal qui attrape le ver » figure parmi « les proverbes et phrases toutes faites » mais sans précision de son origine. C’est le cas également de faire la différence, qui est accompagné de l’explication suivante :
- 14 https://fr.wiktionary.org/wiki/faire_la_diff%C3%A9rence
Dans une situation où deux entités opposées apparaissent égales, permettre à l’entité à laquelle on appartient de remporter la victoire.14
39Compte tenu de la difficulté d’identifier l’origine de ces phraséologismes, souvent des proverbes, répandus dans les langues européennes, il est sans doute plus prudent de la part des lexicographes de ne pas s’étendre sur une étymologie peu sûre.
40Le Wiktionnaire, fidèle à sa vocation lexicographique, incorpore davantage de phraséologismes empruntés que Wikipédia. L’encyclopédie contributive accorde la priorité aux expressions qui véhiculent un contenu social ou civilisationnel. C’est ainsi que l’on relève dans les deux sources des expressions comme plafond de verre, qui renvoient à un fait social dont l’existence est mise en lumière par une métaphore saisissante. Pour un autre phraséologisme figurant dans les deux ressources, éléphant blanc, Wikipédia consacre un long développement même si l’origine de langue anglaise n’est pas reconnue ici non plus.
41Nous avons identifié trois phraséologismes présents dans l’encyclopédie mais absents du Wiktionnaire qui ont un contenu civilisationnel important et qui font l’objet d’un développement circonstancié ; deux paraissent sous une vedette à la fois en anglais et sous une forme traduite :
No such thing as a free lunch/Il n’y a pas de déjeuner gratuit
42Très exceptionnellement cette entrée porte une vedette bilingue : Il n'y a pas de déjeuner gratuit - There ain't no such thing as a free lunch. L’expression est glosée ainsi :
« Il n'y a pas de repas gratuit » (ou « Il n'y a pas de repas gratuit » ou d'autres variantes) est un adage populaire communiquant l'idée qu'il est impossible d'obtenir quelque chose pour rien. Les acronymes TANSTAAFL, TINSTAAFL et TNSTAAFL sont également utilisés. L'expression était utilisée dans les années 1930, mais sa première apparition est inconnue. Le « repas gratuit » fait référence à la tradition une fois commune des saloons aux États-Unis offrant un déjeuner « libre » aux clients qui avaient acheté au moins une boisson.
43L’histoire de son évolution dans les pays anglo-saxons est alors exposée et ses liens avec la pensée économique libérale sont soulignés. Sa « signification » est expliquée pour la science, l’économie, la finance, les statistiques, la technologie, les sports et la politique sociale. On note que toutes les sources citées sont de langue anglaise.
44C’est à la culture populaire américaine que nous devons :
It ain’t over until the fat lady sings, dont la vedette n’est pas traduite.
45Pour Trick or treat, la présentation est différente. Sous la vedette Halloween figure un certain nombre de rubriques, dont Activités, dont le premier item est La chasse aux bonbons.
Trick or treat (Halloween).
- 15 https://fr.wikipedia.org/wiki/Halloween
L'événement principal de la fête est la chasse aux bonbons, aussi appelé passage d'Halloween, durant lequel des enfants déguisés vont de porte en porte pour réclamer des friandises. Les petits anglophones crient « Trick or treat! », qui signifie « Farce ou friandise ! ». En France et en Belgique l'habitude est de dire une phrase semblable à celle des anglophones « Des bonbons ou un sort ! »15
46Wikipédia joue son rôle d’encyclopédie en approfondissant utilement les articles ayant un contenu culturel ou civilisationnel. Malgré les possibilités d’interaction entre le public et le dictionnaire/l’encyclopédie (rubrique Discussion), nous ne relevons pas dans les pages de discussion des réactions à l’inclusion des phraséologismes.
47À titre de comparaison, nous avons recherché la présence des 74 phraséologismes de Fiedler (2014) dans d’autres sources, à commencer par le dictionnaire en ligne Usito.
48Usito est un dictionnaire du français standard réalisé par une équipe de linguistes de l’Université de Sherbrooke et destiné à un public, surtout scolaire, québécois et plus généralement canadien francophone.
49Il s’est avéré que les phraséologismes retenus par le Wiktionnaire sous forme de vedette étaient également présents dans Usito, qui signale systématiquement l’origine anglaise, en notant, pour LOL « anglicisme critiqué ». Mais Usito va plus loin et reconnaît expressément certains calques qui ne sont pas présents dans le Wiktionnaire et en critique d’autres :
50Apple a day figure bien sous la forme :
- 16 https://usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/pomme_1
prov. Une pomme par jour éloigne le médecin pour toujours (de l’anglais an apple a day, keeps the doctor away).16
51Au sujet de pomme, Usito signale un autre phraséologisme, pomme pourrie, calqué de l’anglais rotten apple, équivalent de brebis galeuse, que Fiedler (2014) ne signale pas pour l’allemand.
52Usito a la particularité de signaler les « anglicismes critiqués » dans une rubrique spéciale. Y figurent quelques phraséologismes calqués signalés par Fiedler mais absents des ressources contributives consultées, en particulier :
- 17 https://usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/diff%C3%A9rence#f9b9
faire la différence (de l'anglais to make a difference) est critiqué comme synonyme non standard de faire évoluer les choses, faire avancer les choses, changer la donne, faire un geste significatif, etc.17
- 18 https://usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/adresser#fd10
L'emploi de adresser un problème, adresser une question (de l'anglais to address a problem, an issue) est critiqué comme synonyme non standard de aborder (un problème, une question, etc.), considérer (un problème, une question, etc.), étudier (un problème, une question, etc.), examiner (un problème, une question, etc.), régler (un problème, une question, etc.), résoudre (un problème, une question, etc.), s'attaquer à (un problème, une question, etc.), se pencher sur (un problème, une question, etc.), traiter (un problème, une question, etc.). 18
- 19 https://usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/faire_1#b803
L'emploi de faire son point (de l'anglais to make one's point) est critiqué comme synonyme non standard de convaincre.19
53La sensibilité à l’influence de l’anglais fait d’Usito un meilleur témoin de ce type d’emprunt que le Wiktionnaire.
54Le Petit Robert 2020 relève les mêmes calques à l’anglais que ceux que le Wiktionnaire met en vedette, même si leur statut d’emprunt n’est pas toujours signalé :
- jeter le bébé avec l’eau du bain, sous bébé : loc. Rejeter en bloc quelque chose, sans tenir compte d’éventuels aspects positifs.
- plafond de verre : renvoi depuis plafond, entrée sous verre LOC : « barrière invisible empêchant certaines personnes (les femmes notamment) d’accéder aux plus hauts postes au sein d’une entreprise »
- éléphant blanc : (1977 calque de l’anglais) Région. (Canada) Un éléphant blanc : réalisation coûteuse, d’une utilité discutable. Cet aéroport est un éléphant blanc.
55Rien en revanche ne figure pour éléphant dans la pièce, mais on relève voir des éléphants roses (see pink elephants), sans qu’une éventuelle source de langue anglaise soit signalée).
- parachute doré (ou en or) Fig. (calque de l’anglais golden parachute) : indemnité de départ négociée par un dirigent qui accepte de démissionner, qui est écarté. Je n’ai pas voulu du parachute. Du parachute doré […] contrairement à beaucoup d’autres, je l’ai refusé. Ph Claudel.
- Ce n’est pas ma tasse de thé Loc. fam. Anglic.: cela ne me convient guère (cf. fam. ce n’est pas mon truc*, mon trip*)
56La ressemblance avec les entrées du Wiktionnaire est frappante en ce qui concerne la nomenclature ; on remarque également que l’origine anglaise de certains phraséologismes n’est pas signalée.
57Fidèle à son intitulé, le dictionnaire de Weisman (2020) se caractérise par le détail qu’il consacre à la plupart des phraséologismes traités par le Wiktionnaire. Il innove en indiquant systématiquement la datation à la fois du modèle de langue anglaise et celle du calque en français, le tout généralement accompagné d’un « aperçu lexical ou culturel ». Par définition, il reconnaît l’origine anglo-saxonne des lexèmes :
- plafond de verre : entrée, locution (1987). Calque (intégré) du nom américain glass ceiling (même sens, 1984) ; aperçu lexical ou culturel : s’emploie notamment à l’endroit des femmes ( > genre, langage inclusif, sexiste) et des minorités ethniques (> discrimination, ethnique).
- éléphant blanc : entrée, locution (1902), calque (intégré), white elephant (1851). Aperçu lexical ou culturel : « On raconte que le roi de Siam aurait offert à certains courtiers, en guise de cadeau empoisonné, un éléphant blanc… »
58Dans la même entrée « la locution voir (voler) des éléphants roses « avoir des hallucinations [sous l’effet de l’alcool ou de la drogue] » (1952) est calqué sur l’américain to see pink elephants (1900), celle de éléphant dans la pièce « sujet gênant que l’on feint d’ignorer (2001) est sur l’américain elephant in the (living) room (1984 ; 1935 en philosophie) ».
- Thé : tasse de thé de l’anglais [not] one’s cup of tea (« [chose, personne] qui n’intéresse ou [ne] convient à qqn », 1932).
59Weisman signale dans la même entrée (thé) tempête dans un verre de thé (1918), de tempest/storm in a teacup (1854), phraséologisme non noté par Fiedler.
60La minutie des descriptions lexicographiques des phraséologismes fait de ce dictionnaire un précieux outil de recherche pour l’origine et l’évolution du lexique.
61En recherchant des exemples textuels des phraséologismes mis en lumière par Fiedler (2014), nous nous sommes rendu compte que les chroniqueurs de langage sont particulièrement efficaces dans la collecte de cette forme d’anglicisme. Quentin Périnel (journaliste et chroniqueur au Figaro), par exemple, anime une rubrique intitulée « Les expressions à bannir au bureau » pour laquelle il sollicite les contributions des lecteurs : « Pour le bien de cette chronique, continuez à me soumettre les horreurs que vous entendez autour de vous20 ». Toutes ne sont pas des anglicismes : c’est ainsi que sont critiqués suite à, comme tout un chacun, déso… on en est tous là… mais la plupart des cas cités le sont.
- 21 Traduction de ÂmeRaven: Les Chroniques des Ravens, T7 de James Barclay
62Une autre source qui mériterait exploration se trouve sous la forme des « romans à l’eau de rose » traduits de l’anglais américain. C’est là où nous avons relevé des attestations de la version française de I thought you’d never ask sous la forme de : je pensais que tu ne poserais jamais la question…21 A la fin du dix-huitième siècle, l’abbé Féraud dans son Dictionnaire critique déplorait les mauvaises traductions (et recommandait comme remède les bons dictionnaires !) (Humbley, 2022). Au vingt-et-unième siècle il trouverait encore à critiquer !
63Malgré le décalage entre la constitution du corpus allemand et la consultation des dictionnaires français, le nombre de phraséologismes d’origine anglo-saxonne est moins important dans le Wiktionnaire que dans l’enquête réalisée par Fiedler (2014). Cet écart s’explique en partie par la différence de support : le corpus représente les emprunts en discours tandis que les dictionnaires sont supposés constater un début de lexicalisation.
64D’autres explications éventuelles peuvent être prises en compte. D’abord il existe un biais méthodologique induit par le choix de prendre l’allemand comme point de départ pour des raisons de commodité, comme l’avait fait Görlach (2000) pour son dictionnaire comparé des anglicismes. C’est ainsi que d’éventuels anglicismes présents dans un corpus français, mais absents de l’allemand n’auraient pas été repérés (éléphant rose). Les relevés de Martí Solano laissent penser que ceux-ci ne seraient pas nombreux.
65Une troisième explication serait à chercher dans les ressemblances structurelles qui auraient pu favoriser l’intégration de l’emprunt (Fiedler 2014 : 40). En danois, Gottlieb signale des phraséologismes comportant des particules comme peppe op < pep up, bakke up < back up (Gottlieb, 2020 : 183, 184), qui sont sans équivalents en français. De même, en allemand, das Ding ist est plus proche de l’anglais the thing is que la chose est… C’est ainsi que la présence d’emprunts analogues déjà implantés pourrait également exercer une influence, comme le suggère Chesley (2010), to make the cut/Cut machen/fühl dich frei…
66D’autres différences semblent se dégager mais qui aurait besoin d’études plus ciblées, comme les interjections, qui semblent plus fréquentes en allemand (et en danois) qu’en français, du moins dans les dictionnaires.
67Il existe entre les dictionnaires des différences au niveau des critères d’inclusion mais moins que l’on aurait pu l’imaginer. Le Wiktionnaire se montre à peine plus accueillant aux emprunts phraséologiques que Le Petit Robert ; Usito pour sa part présente légèrement plus d’emprunts phraséologiques que le dictionnaire contributif tout en explicitant leur origine. Exceptée cette sensibilité à l’influence de l’anglais on ne constate aucun indice de militantisme des dictionnaires examinés. Wikipédia, qui pour certains domaines adopte une attitude réservée par rapport à la promotion de mots anglais en vedettes, est plus sélectif que le Wiktionnaire et ne retient que les expressions qui renvoient à un fait de civilisation.
- 22 Un sous-groupe de l’initiative GLAD, sous la direction d’Alicja Witalisz, a le projet de relever le (...)
68En français, les anglicismes phraséologiques se présentent encore comme un phénomène marginal mais dont l’importance et la visibilité croissent, d’abord dans les discours puis dans les différents types de supports lexicographiques. La différence entre les dictionnaires au niveau de l’accueil de ces unités lexicales s’est révélée peu significative : les ressources contributives ne sont pas plus ouvertes que les dictionnaires papier et moins approfondies que les répertoires universitaires. En ce qui concerne la réception des emprunts phraséologiques, on ne relève pas a priori d’hésitation explicite à leur incorporation dans le lexique contrairement aux emprunts directs. Reste à voir si leur fréquence d’emploi s’accroît à mesure que l’anglais joue davantage le rôle d’une langue seconde plutôt que d’une langue étrangère, comme c’est le cas déjà en Scandinavie et de plus en plus en Allemagne. Affaire à suivre, y compris dans les autres langues22.