- 1 Les actes sont disponibles sur HAL : <https://hal.inria.fr/EPAL>.
- 2 Quatre intervenantes, dont trois contribuent à ce numéro, avaient été invitées : Violaine Bigot, Ma (...)
1Lors de la sixième édition du colloque EPAL (« Échanger pour apprendre en ligne »)1, qui s’est tenue en 2018 à l’Université Grenoble Alpes, une attention particulière avait été portée aux « pratiques extra-académiques pouvant donner lieu à des apprentissages ». C’est sous cet angle que la littératie numérique était questionnée dans l’appel à communication : fallait‑il que les institutions éducatives accordent une place aux pratiques numériques ordinaires et si oui laquelle ? Le symposium d’ouverture consacré aux littératies numériques adolescentes avait été l’occasion de croiser les regards2 sur l’historicité des pratiques, leur diversité (formelle et fonctionnelle), les représentations que ces recherches permettent d’interroger voire de faire évoluer, concernant les pratiques d’écriture des adolescents et leur rapport à l’écrit. Les enjeux de la littératie en termes de construction identitaire et de création de liens interpersonnels et d’espaces sociaux étaient également au cœur de ce symposium. Ce numéro de Lidil s’inscrit dans la continuité de ces réflexions en interrogeant l’articulation entre études sur les pratiques de littératie numérique extrascolaires et didactique des langues.
2Dans ce texte introductif, nous montrerons dans une première partie que les recherches en didactique des langues (désormais DDL) se sont intéressées aux travaux sur les pratiques de littératie conduits en anthropologie, en sociologie et en sociolinguistique sans que pour autant la notion soit vraiment intégrée à l’appareil conceptuel du champ. Le rôle de plus en plus central des technologies dans les situations de communication langagière a progressivement changé la donne. En effet, la DDL, qui porte, depuis 50 ans, un intérêt central à la notion de situation de communication, n’est pas restée indifférente à l’impact des environnements numériques sur les pratiques de communication et plus spécifiquement les pratiques de littératie, et donc sur la formation des apprenants à ces pratiques. Et finalement la nécessité de penser ces nouvelles formes de littératie liées au numérique a revitalisé l’intérêt des didacticiens pour cette notion et contribué à sa dissémination dans le champ didactique. Dans une deuxième partie, nous reviendrons sur la notion de littératie numérique qui a capté une bonne partie de la réflexion sur les nouvelles pratiques de communication liées au développement technologique. Différentes définitions de la notion seront confrontées pour réfléchir aux enjeux éducatifs de l’évolution des pratiques de littératie. Au‑delà de la prise en compte des savoirs technologiques, c’est l’ensemble des objectifs des cours qui se trouve impacté. Dans une posture d’ouverture interdisciplinaire et critique, la didactique peut voir dans la formation langagière des élèves usagers d’espaces de communication numérique un moyen de renouer avec des objectifs éducatifs plus larges, qui dépassent les langues et le cadre de l’école et convergent avec le courant d’éducation à la citoyenneté numérique. Puis, après avoir souligné quelques‑unes des limites liées au développement des pratiques de littératie numérique des élèves à travers leurs cours de langue, nous discuterons des pistes pédagogiques visant à articuler pratiques de classe et pratiques de littératie numérique. Nous présenterons enfin les articles du numéro, leurs convergences et divergences dans la manière de s’interroger sur la place des pratiques de littératie numérique dans le développement, en contexte scolaire, ou en contexte extracurriculaire du pouvoir d’agir (i.e. l’agentivité) des locuteurs.
3Le programme dessiné par Dabène (1991) pour la didactique qui invitait à prendre en compte la diversité des pratiques de lecture-écriture sur tout le « continuum scriptural » a été, depuis, maintes fois remis sur le métier de la DDL.
4La notion de littératie a été mobilisée, dans le champ des sciences humaines et sociales, notamment à travers le prisme de la diversité des pratiques de lecture-écriture, diversité qui, sous chacune de ses formes, suscite des questions éducatives. On peut décliner cette diversité de différentes manières, notamment :
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Diversité des variétés linguistiques qui se développent dans les pratiques de lecture-écriture. L’écrit n’est plus, pour la sociolinguistique, ce « contre-point fixe à partir duquel théoriser et décrire le langage oral » (Lillis & McKinney, 2013, p. 419) et cette prise de conscience constitue, aux yeux de Lillis et McKinney ce qu’elles appellent un « educational imperative » ;
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Diversité des systèmes sémiotiques avec lesquels les pratiques de lecture-écriture s’articulent. Les évènements de littératie associent en effet non seulement « langage écrit et langage oral », mais aussi « toute une gamme de systèmes sémiotiques employés par les individus, tels que les systèmes mathématiques, la notation musicale, les plans » (Barton & Hamilton, 2010, p. 48). De ce point de vue, les littératies académiques qui reposent essentiellement, voire exclusivement, sur la lecture et sur l’écriture constituent des exceptions ;
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Diversité des genres discursifs qui se développent à l’écrit. Ces genres se révèlent divers non seulement du point de vue de leur structure compositionnelle, des thématiques qui y sont traitées, des formes langagières (cf. le point 1 ci‑dessus), mais également du point de vue de leur degré de prévisibilité, de leur forme plus ou moins interactionnelle, de leur dimension plus ou moins dialogique, etc. ;
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Diversité des domaines de la vie sociale où se développent ces pratiques de littératie. Dans cette perspective, on peut distinguer la littératie en santé, la littératie juridique, la littératie financière, etc.
5En documentant la diversité des pratiques de lecture-écriture, les études sur les littératies conduites dans différents champs des sciences humaines ne conduisent pas seulement l’institution scolaire à repenser ses programmes mais aussi ses manières de former. Les recherches sur les pratiques de littératie extrascolaires des élèves éclairent sur leurs « connaissances ignorées », qui s’avèrent particulièrement riches dans le domaine langagier. Ignorées parfois des élèves eux‑mêmes, elles le sont surtout par l’institution, qui se prive ainsi de ce « déjà‑là » susceptible de « servir de tremplin aux apprentissages » (Penloup, 2007, p. 7).
6Parallèlement, le développement de ce que l’on a appelé les « new literacy studies » (NLS) a contribué à conceptualiser la littératie
[…] as a social practice, as activities that are part and parcel of people’s life world and that are patterned not only by individual skills, but by cultural norms, social relations and the wider context of people’s lives. As such, the NLS provides a counterdiscourse to the view of literacy as individual skill, common in educational research, policy and practice (Papen, 2010, p. 63).
- 3 On peut renvoyer le lecteur vers deux numéros thématiques (Moore & Molinié, 2012 ; Colette, 2013) e (...)
- 4 Dans la liste des mots-clés définis sur les pages consacrées à la formation linguistique des migran (...)
- 5 La recherche porte sur les deux orthographes (littératie et littéracie) et sur les dérivés du terme (...)
- 6 Dans une section du document compagnon qui s’interroge sur les compétences de production écrite et (...)
- 7 Ce constat, concernant le site Éduscol, est d’autant plus surprenant que dans le champ de la didact (...)
7Le développement des pratiques et des compétences de littératie a été au cœur de plusieurs enquêtes et programmes internationaux (sous l’égide, entre autres, de l’OCDE, de l’Unesco et du Conseil de l’Europe). Quelques rencontres scientifiques et plusieurs numéros thématiques de revues3 ont jalonné la réflexion en didactique des langues ces trente dernières années, mais la notion de littératie, en tant que concept opératoire pour la DDL, reste souvent cantonnée au champ de la formation linguistique des adultes migrants où elle parvient peu à peu4 à remplacer celle trop restrictive d’alphabétisation. Sa pénétration dans les travaux de didactique est encore lente, en tout cas dans le champ des recherches francophones. Une simple recherche lexicométrique des occurrences du terme5 dans le Guide pour la recherche en didactique (Blanchet & Chardenet, 2011) révèle que les 80 occurrences sont presque exclusivement situées dans le chapitre intitulé « La littéracie » ou en lien direct avec ce chapitre (Barré-De Miniac, 2011). En effet, le terme apparait 63 fois dans ce chapitre et quatre fois pour renvoyer à ce chapitre (sommaire, introduction, notes de bas de page). On le retrouve aussi dans 11 titres de la bibliographie. Et il n’est finalement mobilisé qu’à trois reprises dans les autres chapitres qui constituent les 500 pages de l’ouvrage. Cette même recherche réalisée sur deux documents de référence produits par le Conseil de l’Europe confirme que si le terme est entré dans la version anglophone de ces textes de référence, ce n’est pas le cas pour les versions francophones. En effet, absent de la version française et de la version anglaise du corps du texte du Cadre européen commun de référence (Conseil de l’Europe, 2001), literacy apparait trois fois dans le corps du texte de la version anglaise du Volume complémentaire (Conseil de l’Europe, 2018) qui prolonge le CECRL. Mais ces trois occurrences du terme literacy ont disparu de la traduction française6. Dans le champ des institutions éducatives francophones, on constate également un recours encore très prudent à la notion. Sur le site Éduscol du ministère de l’Éducation nationale, entrer littératie (ou littéracie) dans le moteur de recherche fait apparaitre cinq occurrences, là où lecture en donne 127 et écriture 957.
8Cette faible pénétration a connu diverses explications qui vont de la « phobie des Français pour les néologismes » (Jaffré, 2004, cité par Colette, 2013), à « l’orientation textualiste et lettrée de la culture dominante du langage en France où la figure du lecteur se confond avec celle du lettré » (Chiss, 2008, § 12). Pour le champ de la didactique des langues étrangères, on peut aussi avancer une explication plus « positive ». Les approches communicatives de l’enseignement des langues qui se sont développées dans les années quatre-vingt s’appuyaient entre autres sur les travaux de l’ethnographie de la communication naissante. Le succès en didactique des langues du modèle Speaking de Hymes (1980) (qui induit la notion de genre et permet de penser aussi bien des situations de communication orale que des situations de communication écrite) ou le recours central (non sans ambigüité comme le rappellent Coste et coll., 2012) à la notion de compétence de communication permettent à la didactique des langues de penser très tôt les enseignements liés à l’écrit en langue étrangère, dans toute la logique diversitaire que nous avons évoquée plus haut. À titre d’exemple, on peut citer la démarche d’approche globale des textes présentée dans Situations d’écrits (Moirand, 1979), prolongée ensuite par la démarche de lecture interactive (Cicurel, 1991). La notion de situation de communication y est centrale. La dimension iconique du texte et le paratexte (qui peut inclure des images) sont mis en exergue dans le travail de construction du sens du texte, qui commence le plus souvent par le repérage du genre auquel il appartient. Pendant les deux dernières décennies du xxe siècle, le regard que porte la didactique des langues sur la lecture et l’écriture en langue étrangère converge, de manière implicite, avec le regard que les approches en termes de littératie invitent à développer. Les didacticiens des langues étrangères faisaient donc de la littéracie « sans le savoir ».
- 8 C’est une tendance générale que nous dégageons là, à laquelle on trouvera bien entendu quelques exc (...)
9C’est paradoxalement à travers des emplois avec cooccurrence ou dérivation que le terme semble s’imposer en DDL ce début de xxie siècle. Si l’on fait une recherche par mots‑clés dans Recherches en didactique des langues et des cultures (RDLC), on ne trouve que deux articles dans lesquels le terme littératie seul est mentionné comme mot‑clé. Le terme apparait en revanche avec des cooccurrences : littératie numérique, littératie multimodale, littératies multiples, littératies plurilingues. Même constat si l’on consulte tous les titres d’articles publiés dans la revue des Langues modernes. Trois articles seulement mobilisent le terme dans leur titre : deux fois avec une cooccurrence (littératie critique, littératie émotionnelle), une fois sous une forme dérivée (translittératie). Enfin, pour Recherches et applications le premier numéro où le terme littératie apparait dans le titre est celui consacré aux « nouvelles littératies » (Wachs & Weber, 2020). La notion avait fait son entrée dans la revue en 2012 dans le numéro 51 consacré à la didactique de l’écrit et aux nouvelles pratiques de l’écrit (Kadi & Bouchard, 2012) où, parmi les titres annonçant le regroupement thématique des articles, on trouvait multilittéracies et littéracie numérique. C’est donc entre autres à travers l’intérêt explicite que les New Literacy Studies portent à la diversité des formes de littératie que la notion de littératie va s’imposer progressivement dans le champ didactique des langues, non pas seule, mais toujours accompagnée de cooccurrences ou dans des formes dérivées8. Le qualificatif « numérique » constitue bien sûr une des cooccurrences centrales dans le champ des didactiques.
10L’émergence puis la diffusion des technologies d’information et communication a contribué à l’extension et à la complexification de la notion de littératie, conduisant à l’apparition de la notion de littératie numérique. Celle‑ci peut d’abord être comprise comme l’ensemble des pratiques de littératie qui se développent dans des environnements numériques de communication. Dès lors, la question que l’on peut poser, à la suite de Thorne (2013), est celle de la transformation des pratiques de littératie qu’impliquent ces nouveaux environnements : « What, exactly, is ‘new’ about communication and practices in ‘new’ media environments? » (p. 10) Il relève notamment que l’on peut, dans ces environnements, communiquer avec plus de personnes, plus rapidement et sans limitation liée à la distance, et cette communication revêt des formes nouvelles notamment du fait d’une plus grande coopérativité et du développement de la culture du remix, grandement facilitée par les progrès techniques.
11Ce n’est pas par l’activité technique spécifique sur laquelle elle s’appuie que se définit la littératie numérique. Comme l’indique la formule de Gilster (1997), souvent reprise : « digital literacy is about mastering ideas, not keystrokes » (p. 15). Pour cet auteur, c’est essentiellement une compétence informationnelle permettant au sujet de construire du sens : « ability to read with meaning, and to understand » (p. 1) et nécessitant une capacité de pensée critique pour « make informed judgments about what you find on‑line » (p. 2).
12Si la notion de littératie est originellement associée au domaine du lire-écrire, la littératie numérique inclut, elle, d’autres dimensions qui redessinent la notion de littératie et permettent de dépasser largement la dimension technologique à laquelle la littératie numérique (sous un nom ou un autre) a été parfois réduite.
13Le texte programmatique publié par le New London Group (1996) est emblématique de cette évolution et de la prise en compte du redéploiement des pratiques de littératie et de la diversification de leurs formes et fonctions. Il évoque, sous le terme fortement incluant de littératies multiples, à la fois le plurilinguisme, le pluriculturalisme et la dimension multimodale (incluant les dimensions linguistique, visuelle, audio, gestuelle et spatiale) (p. 65) et numérique. Ce texte étend, en effet, la notion de littératie au‑delà du « teaching and learning to read and write in page-bound, official, standard forms of the national language » (p. 60‑61) et s’écarte d’une conception de la littératie qu’il qualifie de « carefully restricted project—restricted to formalized, monolingual, monocultural, and rule-governed forms of language » (p. 60). Repensant la notion même de littératie, les membres du New London Group entendent voir la pédagogie s’intéresser à diverses formes de littératie afin de prendre en compte, d’une part, l’évolution des sociétés dans leur complexité, leurs diversités et leurs pluralités et, d’autre part, l’émergence d’une « global connectedness » (p. 64) et d’une multitude de nouvelles formes textuelles liées aux technologies multimédia et de la communication. Ces éléments — pluralité, culturelle et linguistique, et genres textuels émergents — nous semblent interpeler la DDL, quel que soit le statut des langues en jeu.
- 9 Jisc se définit, lui‑même, comme une « higher, further education and skills sectors’ not-for-profit (...)
- 10 La contribution référencée « Killen, 2015 » est un rapport présenté sous forme d’un ensemble de pag (...)
14La notion de littératie numérique a fait l’objet de nombreuses modélisations en reconfiguration permanente du fait notamment de la constante évolution des technologies et de leurs usages (Aviram & Eshet-Alkalai, 2006 ; Bawden, 2008 ; Beetham, 2015 ; Buckingham, 2010 ; Eshet-Alkalai, 2004 ; Eshet-Alkalai & Chajut, 2009 ; Goodfellow, 2011 ; Jisc, 2014 ; Lankshear & Knobel, 2008, 2011 ; Martin, 2008 ; Martin & Grudziecki, 2006). Les mouvances définitionnelles ainsi que la diversité des modèles (qui découpent et représentent la notion chacun à leur façon) peuvent dérouter. Ainsi, Eshet-Alkalai (2004, p. 94) envisage la littératie numérique comme composée de cinq sous-littératies : (a) « photo-visual literacy » ; (b) « reproduction literacy » ; (c) « information literacy » ; (d) « branching literacy » ; et (e) « socio-emotional literacy ». Les publications de l’organisation Jisc9 passent de 2014 à 2015 d’un modèle composé de sept éléments distincts à un modèle à cinq dimensions qui s’entrecoupent : « information, data and media literacy », « digital learning and development », « digital creation, innovation and scholarship », « communication, collaboration and participation », elles‑mêmes incluses dans la dimension « digital identity and wellbeing » (Killen, 2015)10.
15Au‑delà des divergences et des évolutions des différentes conceptions de la littératie numérique, il nous semble possible cependant de distinguer, dans les nombreuses définitions données par les chercheurs, des éléments saillants qui se retrouvent dans les différents modèles proposés et que le projet e‑lang du Centre européen pour les langues vivantes a essayé de structurer comme base pour construire des interventions pédagogiques en didactique des langues (Ollivier & Projet e‑lang, 2018). Outre la dimension visuelle voire multimédia, qui conduit à penser la littératie au‑delà de l’écrit, nous retenons l’élargissement au‑delà des dimensions cognitives comme un des éléments reflétant tout particulièrement l’évolution de la notion. Cela a mené à inclure — entre autres — dans la notion de littératie numérique une littératie socio‑émotionnelle (Eshet-Alkalai, 2004) et les notions de bienêtre et d’identité (Killen, 2015).
16De même, la dimension sociale — en accord avec les travaux de Street (1988) sur les « pratiques de littératie » — est de plus en plus prégnante et s’articule avec un intérêt croissant pour le développement d’une littératie numérique qui permette aux futurs citoyens d’avoir un rapport critique au numérique, mais aussi de comprendre et participer aux sociétés numériques plurielles, locales et globales.
17Ces aspects sont particulièrement présents dans ce que Frau-Meigs et coll. (2017) qualifient de notion connexe (« closely related », p. 13), celle de citoyenneté numérique, qui a émergé il y a quelques années et rencontre un intérêt important de la part de nombreuses structures supranationales, dont le Conseil de l’Europe qui a lancé le projet « Éducation à la citoyenneté numérique » et adopté en novembre 2019, une « Recommandation visant à développer et à promouvoir l’éducation à la citoyenneté numérique » (Comité des Ministres, 2019).
18L’évolution des recherches des termes de littératie et citoyenneté numériques sur le moteur de recherche de Google reflète l’intérêt croissant pour cette nouvelle notion qui coexiste avec celle de littératie numérique.
- 11 Les indications chiffrées sont calculées en pourcentage par rapport au moment où a été enregistré l (...)
Figure 1. – Évolution des recherches des expressions « littératie numérique » (en rouge) et « citoyenneté numérique » (en bleu) sur le moteur de recherche de Google. Données de Google Trends11.
19La citoyenneté numérique, telle qu’elle a été définie dans la revue de littérature des années 2000 à 2017 élaborée par Frau-Meigs et coll. (2017) engloberait la capacité à « engage competently and positively with digital technologies (creating, working, sharing, socialising, investigating, playing, communicating and learning) », et à participer « actively and responsibly (values, skills, attitudes, knowledge and critical understanding) in communities (local, national, global) at all levels (political, economic, social, cultural and intercultural) » (p. 11‑12), tout en restant impliqué dans un double processus incluant l’apprentissage tout au long de la vie et la défense des droits de la personne et la dignité humaine.
- 12 Ces dix domaines regroupés en 3 grandes catégories sont les suivants :
— être en ligne divisé en acc (...)
20Tout comme dans le cas de la littératie numérique, plusieurs modèles du citoyen ou de la citoyenneté numériques ont été publiés, faisant émerger différentes dimensions de cette notion non stabilisée. D’après le groupe d’experts du projet Éducation à la citoyenneté numérique (ECD Groupe d’experts, 2017), la citoyenneté numérique se déclinerait en dix domaines12. Ribble et coll., dans un ouvrage publié en 2004, la définissent comme « the norms of behavior with regard to technology » et « a way of understanding the complexity of digital citizenship and the issues of technology use, abuse, and misuse » (p. 7) et identifient neuf « general areas of behavior », dont certains seront rebaptisés et précisés voire redéfinis en 2007 par Ribble et Bailey. En 2008, Mossberger et coll., dans un ouvrage largement cité depuis, présentent une conception des citoyens numériques très orientée vers l’information politique et le profit économique. Les citoyens du numérique seraient « those who use technology frequently, who use technology for political information to fulfill their civic duty, and who use technology at work for economic gain » (p. 2).
21Tous ces travaux en littératie et citoyenneté numériques représentent, pensons‑nous, une base de travail fructueuse pour la didactique des langues si elle veut s’approprier les notions de littératie et de citoyenneté numériques. D’une part, parce que, comme nous l’avons montré plus haut, la didactique des langues, sans toujours la nommer, se préoccupe de littératie depuis plusieurs années. D’autre part, une grande partie des dimensions de la littératie et de la citoyenneté numériques demande des connaissances, des compétences, des attitudes et des consciences qui convergent avec des objets de la didactique des langues du fait de leurs liens étroits avec les enjeux culturels et langagiers de l’enseignement-apprentissage des langues. Et si l’un des objectifs de l’éducation à la citoyenneté numérique est de permettre aux citoyens de pouvoir participer aux communautés mondiales marquées par une forte diversité linguistique et culturelle, il est clair que des compétences plurilingues et interculturelles fortes sont un atout.
22La proximité des objets ne signifie toutefois pas qu’une appropriation de la spécificité de la littératie numérique va de soi, d’autant que, rappelons‑le, les définitions proviennent d’autres disciplines que la didactique des langues voire les sciences du langage. La didactique des langues pourrait, en effet, se contenter de contribuer, à travers l’utilisation du numérique, au développement de la littératie des apprenants, prise dans un sens originel, et se concentrer notamment sur les compétences liées à la compréhension de l’écrit et à l’écriture ou sur le développement de la composante linguistique (Moseley et coll., 1999 ; Scrase, 1998 ; Segers & Verhoeven, 2002). Dans un tel cas, le numérique serait considéré comme un outil permettant d’améliorer la littératie des personnes.
23L’appropriation des notions de littératie et de citoyenneté numérique nous semble, bien plus, passer par la prise en compte des spécificités de celles‑ci, dont nous venons de montrer qu’elles commencent à être relativement bien circonscrites. Cela demande, par exemple, de s’interroger sur les particularités de la communication médiée par les technologies et ainsi de faire évoluer les objets et les objectifs même de la didactique. Si le champ est encore relativement jeune, des travaux existent cependant qui peuvent constituer une base pour les didacticiens des langues. La spécificité de la communication médiée par les technologies et son intérêt pour l’apprentissage des langues ont fait l’objet de très nombreuses études, notamment depuis l’émergence d’Internet (Kern et coll., 2004 ; Kitade, 2000 ; Lamy & Hampel, 2007). Les possibles liens entre littératie numérique et enseignement-apprentissage des langues et les potentiels apports de cette notion à la didactique des langues ont été abordés (Dudeney, 2011 ; Dudeney & Hockly, 2016 ; Dudeney et coll., 2013). Des études définissent, entre autres, les spécificités des nouvelles pratiques et des nouveaux genres discursifs (Bigot et coll., 2016, 2020).
24Au‑delà des éléments qui intéressent directement l’enseignement-apprentissage formel des langues en contexte institutionnel, la recherche a également mis en lumière des pratiques de littératie, dans ce que certains nomment les « digital wilds » (Sauro & Zourou, 2019), qui induisent des effets positifs dans le domaine spécifique de l’apprentissage des langues, mais surtout en termes d’agentivité et de développement de l’identité de ces usagers-apprenants des langues (cf. par exemple : Black, 2009 ; Hannibal Jensen, 2019 ; Lam, 2000 ; Sundqvist, 2019 ; Thorne & Black, 2011, 2007 ; Yi, 2013).
25Rapprocher formation à la littératie et à la citoyenneté numériques et didactique des langues implique, pensons‑nous, d’élargir l’horizon de l’enseignement-apprentissage des langues à la formation d’un sujet critique, conscient, éclairé et impliqué. Il s’agirait alors de former des apprenants qui soient :
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capables d’utiliser le numérique pour développer leur littératie (au sens large) ;
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capables de mettre en œuvre des pratiques de littératie leur permettant de communiquer et de participer à différentes communautés en ligne en tenant compte des spécificités de ces formes de communication et de participation ;
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conscients de l’intérêt que ces formes de participation peuvent représenter pour leur développement langagier et personnel ;
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critiques vis-à-vis des technologies et des pratiques numériques.
26La didactique des langues viserait alors bien plus que des compétences et participerait à une formation holistique de la personne, de son identité et de son agentivité, notamment avec les technologies et dans l’espace numérique.
27L’attention portée sur les pratiques de littératie numérique ravive la question des apprentissages informels. La possibilité que les apprenants puissent, en dehors de tout cadre formel d’apprentissage, développer des compétences en langue à travers leur participation à des échanges en ligne, qu’ils s’investissent dans des tâches de réception, de production et d’interaction, qu’ils construisent et fassent évoluer à travers ces activités langagières leur rapport au monde, à soi et aux autres, bref, la possibilité qu’ils agissent en tant qu’acteurs sociaux sur Internet, quand bien même il peut être difficile de les impliquer dans des tâches en classe, pourrait inciter les enseignants à multiplier les activités en immersion sur Internet.
28Il ne faut pas pour autant perdre de vue que la participation à des sites communautaires dans le contexte d’activités de classe ne va pas de soi. Tout d’abord, les espaces affinitaires qui font l’objet de toutes les attentions de la part des chercheurs sont, comme le relèvent Magnifico et coll. (2018), constitués d’une minorité d’usagers actifs. Ces mêmes auteurs notent également que la qualité et la substance des contributions est hétérogène et que les retours des usagers sur les contenus partagés en ligne consistent le plus souvent en des messages d’encouragement et de félicitation sans proposer d’aide permettant d’améliorer les productions. Sur un plan didactique, il ne faut pas perdre de vue que ce que les chercheurs observent à travers leurs études des pratiques de littératie en ligne, que ce soit en termes de développement de compétences ou de construction identitaire par exemple (Benson, 2015 ; Shannon & Zourou, 2019), ne se produit pas nécessairement lorsque les échanges ont lieu certes sur le web social mais à l’initiative d’une instance de formation, et cela pour de multiples raisons. Les apprenants peuvent ne pas adhérer aux valeurs en vigueur dans telle ou telle communauté de pratiques, ou ne pas souhaiter s’exposer, par peur de perdre la face, ou encore ne pas vouloir prendre la parole ou partager des productions sur des thématiques auxquelles ils peuvent avoir du mal à s’intéresser. Enfin, si certaines expériences réussissent, portées par des enseignants passionnés qui parviennent à faire adhérer toute une classe, ou du moins une partie des élèves, à leur projet, il faut d’une manière générale se méfier de ce que Selwyn (2016) appelle les « heart-warming anecdotes ». Il peut être tentant en effet d’accorder, dans l’analyse d’un dispositif, d’un programme ou d’un projet, une plus grande attention aux réussites et laisser dans l’ombre les résultats qui n’iraient pas dans le sens du bénéfice escompté. Selwyn (2015) appelle les chercheurs à adopter un point de vue moins déterministe sur le numérique et à faire preuve dans leurs recherches d’un plus grand sens critique dans l’examen des faits.
29S’il est important de garder à l’esprit ces quelques limites, il ne faut pas pour autant renoncer à construire des ponts entre les pratiques de littératie numérique et l’enseignement-apprentissage des langues. Comme le rappelle Thorne (2008), la pratique d’une langue « […] may now involve Internet-mediation as or more often than face-to-face and nondigital forms of communication » (p. 440). Si une certaine prudence s’impose donc à l’égard des promesses du web social, il n’en demeure pas moins que l’enjeu de sensibiliser les apprenants de langue aux caractéristiques des discours sur Internet demeure. La finalité de l’école (ou de l’éducation) est bien de former des personnes « to participate fully in public, community and economic life » (The New London Group, 1996, p. 60), dans tous les contextes, qu’ils soient ou non numériques.
30On peut citer à titre d’exemple ce projet mis en place par un enseignant de littérature au lycée (Le Baut, 2018) destiné à « rapprocher le travail scolaire [des] pratiques sociales » (p. 19) de ses élèves. De manière à favoriser l’identification de ces derniers au personnage de Meursault, cet enseignant leur a proposé de réécrire L’Étranger de Camus à la manière de posts sur Instagram. Tout au long du projet, les phases de production et d’analyse ont alterné. Dans les diaporamas de retour d’expérience que les élèves devaient réaliser à l’issue du travail, ces derniers ont pu proposer leurs interprétations du personnage de Meursault et du roman dans son ensemble, mais aussi revenir sur leurs propres pratiques d’Internet et sur les caractéristiques de l’écriture numérique, écriture qu’ils ont trouvée « plus composite et riche que celle que nous a transmise le livre papier », du fait de sa multimodalité, de la présence de hashtags (formulés en français et en anglais), d’émoticônes et de liens hypertextes. Accompagnés par l’enseignant, qui a répondu aux sollicitations diverses, conseillé et validé à la demande, invité les groupes à expliciter leurs choix, demandé parfois des réécritures orthographiques ou stylistiques, les élèves ont également été initiés à l’art de la photographie grâce à la visite d’une exposition organisée à l’intérieur même de l’établissement. Cette expérience, le travail sur les photos notamment, certains élèves s’étant mis en scène, a permis entre autres à certains élèves de prendre conscience que « l’identité […] se construit désormais aussi en ligne par ce que nous y révélons de nous‑mêmes » (Le Baut, 2018, p. 25).
31La présence, dans le projet de cet enseignant, de phases de réflexion sur l’écriture numérique en lien avec l’activité de production est également au cœur du cadre des « bridging activities » que Thorne et Reinhardt ont développé au fil de plusieurs publications (Thorne & Reinhardt, 2008 ; Reinhardt & Thorne, 2011, 2019). Un des moyens selon eux d’articuler pratiques de littératie numérique et pratiques de classe est de parvenir à trouver un équilibre entre la dimension expérientielle, au cours de laquelle les apprenants produisent les textes, participent au web social, et la dimension analytique. Les genres sur Internet évoluent, se transforment à un rythme relativement soutenu, voire disparaissent (que l’on se souvienne de cette pratique consistant à raconter sa vie tout en la dessinant, le tout sur un ton humoristique. Ce que l’on appelait alors les « Draw my life » ne sont plus au gout du jour). Il ne s’agit donc pas de former les apprenants à s’approprier les caractéristiques d’un genre pour qu’ils soient capables ensuite de produire des textes répondant aux attendus du genre, mais de développer leurs compétences métalinguistiques et métadiscursives. Dans cette perspective, l’activité cognitive de la comparaison, présente dans plusieurs cadres méthodologiques que Thorne et Reinhardt (2008) et Reinhardt et Thorne (2011, 2019) mobilisent dans leurs réflexions (« online reading comprehension » de Leu et coll. (2007), « media literacy education » de Buckingham (2003), « language awareness » de MacCarthy & Carter (1994), « genre awareness » de Hyland (2004)), joue à leurs yeux un rôle central. Il s’agit tout autant de comparer différents types de documents qui portent sur un même contenu que des documents appartenant à un même genre mais traitant de contenus différents. Les deux auteurs évoquent également la possibilité de comparer la construction de deux documents en L1 et en L2 qui traitent du même sujet. L’objectif recherché à travers ces activités est tout autant d’amener les apprenants à identifier les caractéristiques des productions, notamment en ce qui concerne la multimodalité, de leur faire prendre conscience du fait que « different choices from within the grammatical system realize different meanings » (Halliday, 1978, cité par Reinhardt & Thorne, 2011, p. 11), et que l’étude d’un texte ne peut se passer de l’étude du contexte de production. C’est à travers ce type d’analyses que les auteurs estiment que les apprenants deviendront plus autonomes et pourront prendre une part active aux échanges en ligne.
32Un dernier aspect mérite en outre d’être évoqué. Chercher à trouver un équilibre entre « the best of the analytic traditions of schooling with the life experiences and future needs of today’s foreign language students » (Thorne & Reinhardt, 2008, p. 562) ne vise pas seulement à attirer l’attention des apprenants sur les caractéristiques langagières des échanges en ligne, mais également à développer chez eux une conscience aigüe des multiples enjeux qui traversent le numérique. Comme le note Selwyn (2015), reprenant à son compte une distinction faite par Foucault entre « dangerous » et « bad » à l’occasion d’une interview sur l’éthique donnée à Dreyfus et coll. (1983), si le numérique n’est pas un mal en soi, il représente potentiellement de nombreux dangers, distinction qui selon Foucault incite d’ailleurs à l’action : « If everything is dangerous, then we always have something to do. » (Dreyfus et coll., 1983, p. 231) On pourrait également renvoyer aux travaux de Stiegler (2014) qui voit dans le numérique un pharmakon, c’est-à-dire un objet technique à la fois remède et poison. Que l’on pense par exemple aux travaux de Citton (2014, 2016) sur l’économie de l’attention, aux recherches sur les inégalités numériques (Brotcorne & Valenduc, 2009) ou encore aux problèmes sanitaires et écologiques très régulièrement mentionnés dans la presse. C’est pourquoi Ollivier et Projet e‑lang (2018), mais aussi Ollivier et coll. dans ce numéro, estiment combien il est essentiel de prévoir dans la conduite des tâches en classe, des temps de réflexion visant à encourager les apprenants à prendre une distance critique vis-à-vis du numérique.
33Dans la synthèse qu’il propose d’un colloque organisé à Grenoble en 2002 sur la littératie, Reuter (2003) attire l’attention sur le fait qu’une notion « extérieure » dans un champ donné, en l’occurrence la notion de littératie, est susceptible de prendre au moins deux valeurs (non exclusives) : une valeur stratégique de positionnement, lorsque la revendication d’une notion se limite à la volonté de bâtir et de délimiter un nouveau territoire de recherche, et une valeur programmatique. C’est dans la seconde qu’il voit l’intérêt que peut apporter la notion, car elle implique précisément d’aller au‑delà d’une logique de positionnement et de « déplacer les questions pour engager un programme de recherche sensiblement nouveau » (p. 20). Il ne s’agit plus alors d’affirmer que « les choses sont plus compliquées que ce que l’on a tendance à écrire mais [de] construire les formes de cette complexité et les pistes de recherche envisageables pour analyser et/ou comprendre cette complexité » (ibid.).
34C’est la voie qu’ont choisi de suivre les auteurs de ce numéro, tout d’abord en soulignant la singularité de la notion de littératie numérique et l’intérêt qu’elle présente pour renouveler le regard sur les pratiques de lecture, écriture et plus largement de communication, et en focalisant leur attention, à partir d’observations et/ou d’analyses de corpus, sur des aspects qui deviennent plus saillants à travers le prisme de la notion de littératie numérique, que ce soit la dimension sociale (Violaine Bigot et Nadja Maillard-De La Corte Gomez), le lien entre interaction orale et production écrite (Marie-Odile Hidden et Henri Portine), la multimodalité et l’émergence de nouveaux genres (Christelle Combe), le rapport entre les pratiques personnelles des apprenants et les pratiques scolaires (Aurélie Bourdais, Magali Brunel), ou la question de la citoyenneté (Christian Ollivier, Catherine Jeanneau, Marie-Josée Hamel et Catherine Caws).
35S’intéresser aux pratiques de littératie numérique, c’est avant tout chercher à les décrire, les comprendre et à en souligner les enjeux. Ce travail d’observation peut s’effectuer en milieu naturel, « in the wild » pour reprendre l’expression popularisée par Hutchins (1995) que l’on retrouve dans de nombreux travaux sur les échanges en ligne. C’est ainsi que Violaine Bigot et Nadja Maillard-De La Corte Gomez, qui s’inscrivent dans une démarche relevant de l’ethnographie du virtuel (Berry, 2012), continuent leur exploration d’une pratique d’écriture en ligne, entamée à l’occasion d’autres publications (Bigot & Maillard-De La Corte Gomez, 2017 ; Bigot et coll., 2020). Elles s’intéressent ici au potentiel que représentent les nombreux commentaires postés sur ces supports d’écriture (parfois plusieurs milliers pour un seul chapitre d’une histoire) où pratiques d’écriture et pratiques de lecture se mêlent étroitement. Leur analyse montre que les participants qui, dans les histoires et commentaires, tournent en dérision l’école et ses modes de transmission, se soutiennent mutuellement dans le développement de leurs pratiques de littératie. Les plateformes où les récits sont publiés deviennent, pour les communautés d’auteurs et de lecteurs, des espaces de socialisation langagière où se co‑construisent des savoirs et savoir-faire langagiers et où sont partagés des outils et des ressources au service des pratiques de littératie.
36D’autres auteurs ont fait le choix d’étudier des pratiques de littératie numérique dans le cadre de situations formelles d’apprentissage. Aurélie Bourdais ainsi que Marie-Odile Hidden et Henri Portine adoptent une approche descriptive, même si les situations observées ont été mises en œuvre à des fins de recherche. Les tâches proposées aux apprenants sont peu formalisées et laissent à ces derniers une certaine liberté pour réaliser l’activité, permettant ainsi aux chercheurs d’adopter une démarche quasi-ethnographique.
37S’intéressant à l’utilisation d’outils d’aide à la traduction (Google Traduction et WordReference entre autres) par une élève à l’occasion d’une activité de production écrite en classe d’anglais, Aurélie Bourdais se demande comment les pratiques personnelles de cette élève, d’une part, et les recommandations des enseignants en matière de traduction, d’autre part, s’articulent, voire parfois se contredisent, tout du moins dans les discours. Les résultats de son analyse l’amènent à souhaiter une meilleure prise en compte par l’institution scolaire des pratiques personnelles des élèves et la mise en place d’un accompagnement afin qu’ils se perfectionnent dans leur usage des outils de référence en ligne. De leur côté, Hidden et Portine étudient une situation qu’ils appellent « oralographique », à la suite de Gaulmyn et coll. (2001), au cours de laquelle des apprenants de FLE débattent oralement d’un sujet et écrivent de manière collaborative un texte en coprésence. Ce ne sont pas ici les liens entre pratiques personnelles et académiques qui sont étudiés, mais la manière dont les échanges à l’oral alternent avec les inscriptions à l’écrit. Hidden et Portine établissent une différence entre les groupes qui font le choix d’écrire simultanément, et dont les textes sont « mal formés », et ceux qui préfèrent écrire de manière successive, parvenant à écrire des textes de meilleure facture que les premiers, faisant ainsi preuve selon les auteurs de « l’expertise distribuée qui caractérise[nt] la littératie numérique ».
38La complexité de la notion de littératie s’exprime également lors de la conception de programmes de formation ou de séquences de cours. La recherche peut alors prendre une forme plus interventionniste. Il s’agit d’élaborer des designs pédagogiques (Lacelle et coll., 2017) d’un nouveau genre, pour ne pas dire innovants, qui cherchent à intégrer certaines des dimensions de la notion de littératie, afin d’évaluer les écarts entre l’activité prescrite et les réalisations ainsi que leur potentiel de transformation. Christelle Combe propose ainsi une analyse d’un dispositif original dans lequel de futurs enseignants de langue, après avoir été initiés à l’analyse du discours numérique, doivent produire un selfie vidéo et un e‑portfolio, tout en respectant les règles de ces deux genres, avant de concevoir un scénario pédagogique. À l’appui des différentes productions que les étudiants ont réalisées au cours des différentes phases de la formation (une vidéo de présentation de soi, des consignes en ligne sur une plateforme d’enseignement, des e‑portfolios de développement professionnel et des synthèses réflexives), elle propose un relevé des compétences dont ont fait preuve les étudiants. Elle fait par ailleurs l’hypothèse que les compétences développées en matière d’analyse de documents numériques (compétences technosémiodiscursives) ont été transférées lors de la conception de scénarios pédagogiques (compétences technosémiopédagogiques). Magali Brunel de son côté poursuit sa réflexion sur la transposition didactique des fanfictions en classe de collège (Brunel, 2018) en se demandant cette fois‑ci si le passage d’une pratique vernaculaire à une pratique scolaire n’a pas eu pour conséquence de dénaturer la pratique sociale. Elle note que si de nombreux effets positifs ont pu être relevés, des manifestations de malaise ou de résistance de certains élèves ont été également observés : inquiétude concernant la visibilité des messages dans les forums, interventions qui manquent de spontanéité.
39Enfin, dans une perspective d’ouverture ou de dépassement de la notion de littératie, Christian Ollivier, Catherine Jeanneau, Marie-Josée Hamel et Catherine Caws profitent de leur participation au projet européen e‑lang citoyen, dont l’objectif est de proposer des éléments de cadrage et des pistes pédagogiques aux enseignants de langues pour leur permettre de sensibiliser les apprenants à la citoyenneté numérique, pour faire le point sur cette notion, qui entretient une certaine proximité avec celle de littératie. À partir d’une méta-analyse de 98 textes publiés entre 2016 et 2020, ils identifient cinq méta-catégories définissant le citoyen usager du numérique, chacune d’entre elles étant mise en relation avec des préoccupations en didactique des langues. Deux perspectives pédagogiques se dessinent : proposer des réflexions et débats en classe sur l’agir citoyen autour de thématiques comme le harcèlement ou le droit d’auteur ; concevoir des tâches au cours desquelles les apprenants sont amenés à « faire l’expérience directe et immédiate de l’action citoyenne sur le web et à avoir une réflexion sur celle‑ci ». On retrouve dans cette dernière orientation l’articulation entre expérience et analyse que préconisent Thorne et Reinhardt (2008) et Reinhardt et Thorne (2011, 2019).
40Une des thématiques qui traverse les publications réunies dans ce numéro concerne la réflexion sur les pratiques de communication en contexte numérique. C’est sans doute une des conséquences du changement de point de vue qui s’opère dès lors que l’on appréhende l’écrit (et l’apprentissage de l’écrit) en termes de pratique sociale et de littératie. Porter un regard large sur les pratiques de l’écrit, c’est s’intéresser à leur diversité et à leur évolution, et ce, dans toute leur épaisseur, puisqu’il s’agit de considérer à la fois les compétences, mais aussi les représentations, les rapports à l’écrit, la manière dont les pratiques de littératie participent à la construction identitaire, etc. La réflexion dès lors s’impose pour tenter à chaque fois que c’est possible de faire le point, de consolider les acquis avant de continuer sa route. Dans les articles, la réflexion porte en premier lieu sur la langue et les discours. Il s’agit tout autant d’essayer de caractériser les écrits de l’Internet, dans leur hétérogénéité constitutive (inter- et intradiscursive), en termes de genres (Christelle Combe), d’étudier les traces de réflexions métalangagières présentes dans les échanges en ligne (Violaine Bigot et Nadja Maillard-De La Corte Gomez), de permettre à des apprenants de discuter à l’oral du choix d’une formulation à l’écrit dans le cadre d’une tâche collaborative (Marie-Odile Hidden et Henri Portine). La réflexion porte également sur le numérique, que ce soit dans la perspective de sensibiliser enseignants et apprenants à la notion de citoyenneté numérique (Christian Ollivier, Catherine Jeanneau, Marie-Josée Hamel et Catherine Caws) ou pour amener les apprenants à conscientiser leurs savoirs et savoir-faire en matière de traduction, acquis de manière informelle (Aurélie Bourdais).
41Ces questionnements ouvrent la voie à des transformations sur le plan identitaire. Prendre conscience des choix que l’on est amené à faire dans ses usages du numérique, des connaissances et compétences que l’on a développées dans des cadres formels et informels d’apprentissage, développer de nouvelles compétences analytiques dans la perspective de gagner en réflexivité, sont autant de moyens de renforcer la capacité d’agir des apprenants, de les rendre plus autonomes dans leurs pratiques de littératie en ligne et de leur donner ainsi davantage l’occasion de se socialiser en L2.
- 13 À propos du cyberharcèlement, du respect des droits d’auteur, de traitement de l’information, ainsi (...)
42Il s’agit aussi, à travers des questionnements plus critiques13 d’encourager les apprenants à prendre de la distance par rapport au numérique et de renforcer ou développer leur conscience citoyenne.