1Cet article procède d’une perception intuitive de lecteurs : celle de la récurrence, dans le discours de recherche, d’énoncés sur le changement qui servent d’ancrage, dès les premières lignes, à l’affirmation de la nécessité scientifique de la recherche menée.
2La célèbre modélisation des introductions d’articles scientifiques (CARS pour Creating a Research Space) établie par Swales (1990, 2004) insiste ainsi sur un aspect essentiel de ces introductions : la démonstration de l’importance du domaine de recherche et plus particulièrement de la niche constituée par l’auteur et son positionnement. Dans ce mouvement rhétorique, la nécessité d’offrir un regard nouveau sur une question ou d’en revisiter le traitement théorique existant peut être appuyée sur un exposé de caractéristiques scientifiques, sociétales, institutionnelles, législatives, professionnelles, etc., inscrites dans une perspective diachronique. C’est ce phénomène que l’on observe souvent au début des articles, dans les indications données pour spécifier les particularités d’un contexte qui rendraient nécessaire la recherche menée ou pour justifier un renouvèlement théorique.
3Nous nous proposons donc d’éclairer la manière dont des textes scientifiques, au moins dans le champ qui est le nôtre, la didactique, mobilisent ou construisent la notion de changement. Mais pour mieux cerner le discours sur le changement, il nous a semblé pertinent d’opter pour une démarche comparatiste, en confrontant les formes de références au changement à celles ayant trait à la continuité : cette approche nous semblait à même de faire ressortir les éventuelles spécificités de leur fonctionnement respectif. Cette démarche exploratoire nous paraissait aussi nécessaire pour éviter la survalorisation analytique des marques de la nouveauté et des évolutions au détriment du discours de la continuité ou de la tradition : notre démarche aurait alors redoublé la construction discursive, et notamment la mise en avant du changement, qu’elle prétendait décrire. Or, comme Boch et coll. (2009) l’ont montré dans leur étude spécifique des phénomènes de redéfinition et de démarcation dans le « cadrage théorique », les routines d’écriture propres au genre article sont aussi « intériorisées par l’expérience de lecteur d’articles » (p. 25).
4Mettre en regard le changement et la continuité nous semblait donc un moyen de prendre un peu de distance avec ces rhétoriques scientifiques ordinairement incorporées et d’exercer notre vigilance critique sur un aspect peut‑être moins apparent mais tout aussi opérant. En nous appuyant sur une analyse manuelle, nous décrirons comment fonctionnent ces références au changement ou à la permanence, en étudiant la place (en nombre de caractères) qu’elles prennent dans les entrées en matière de notre corpus, mais aussi les objets sur lesquels elles portent : cadrage scientifique ou contexte.
5Cette première comparaison se double d’une autre, de nature différente : nous inscrivant dans une tradition de l’analyse comparée des pratiques d’écriture de recherche entre apprentis chercheurs et chercheurs confirmés (Boch & Grossmann, 2002 ; Fløttum & Vold, 2010), nous avons choisi de comparer le début d’articles publiés dans des revues du champ scientifique didactique et de mémoires d’étudiants en master de didactique.
6Cette double perspective comparatiste nous permet d’éviter les essentialisations que peut induire l’approche empiriste pour laquelle nous optons, en nous saisissant d’objets tels que les construisent les communautés linguistiques et théoriques auxquelles nous appartenons, pour décrire, interroger voire déconstruire ces objets.
7Après avoir présenté notre approche théorique (première partie) et méthodologique (seconde partie), nous ferons état de nos analyses en nous intéressant aux caractéristiques quantitatives globales de ces références dans les entrées en matière des étudiants et des chercheurs (troisième partie), puis (quatrième partie) en comparant plus en détail le fonctionnement de ces références dans chacun de nos sous-corpus en fonction des objets scientifiques ou contextuels sur lesquels elles portent. Nous conclurons par une synthèse des principaux résultats et des questionnements théoriques qu’ils ouvrent.
8Les recherches sur les littéracies universitaires se sont de longue date intéressées aux introductions des écrits scientifiques. Cet intérêt s’explique par le fait que cette partie du texte est particulièrement le lieu où l’auteur, à la fois, inscrit et fait surgir les intérêts de son travail par rapport aux acquis du domaine ou par rapport à de nouveaux questionnements (Pollet, 2014, p. 121 ; 2019, p. 31, 94 et suiv.). Cela semble particulièrement le cas pour les articles, dont Boch (2013) précise que la
[…] partie introductive impose un format fortement contraignant, du fait des enjeux considérables que revêt cet espace restreint : il s’agit tout à la fois, et en quelques lignes, de rendre compte de l’existant (se poser comme chercheur-savant), de se positionner dans le champ (se poser comme chercheur appartenant à la communauté), et de montrer l’intérêt de son étude (se poser comme chercheur innovant) (p. 554).
9L’introduction offre donc un espace d’investigation privilégié pour les spécialistes et, parmi quelques travaux francophones, on peut citer Delcambre et Laborde-Milaa (2002), qui cherchent à décrire les modes d’investissement de scripteur étudiant dans l’introduction de leur mémoire professionnel, Tutin (2010), qui étudie les formes de positionnement des auteurs dans leur introduction d’articles en sciences humaines, ou Herman (2017), qui fait ressortir les formes rhétoriques de l’introduction.
10De nombreux travaux de recherche sur l’introduction se sont surtout attachés à étudier la pertinence des modalités rhétoriques de ses constituants tels qu’ils ont été décrits par Swales, en mettant sa modélisation de l’écriture à l’épreuve de la comparaison disciplinaire, linguistique ou de niveau de formation (comme le montre Herman, 2017). À l’inverse, de notre côté, il nous a semblé fécond de nous intéresser aux entrées en matière d’articles et de mémoires pour en décrire les usages sans nous appuyer sur les catégorisations proposées par Swales, afin de ne pas nous enfermer dans un système si performant qu’il peut empêcher d’ouvrir d’autres pistes. Même si, en première approximation, on peut considérer, pour reprendre les termes de ce dernier (1990, p. 141-142), que c’est dans la constitution d’un territoire de recherche (Establishing a Territory) et d’une niche (Establishing a Niche) que les considérations relatives au changement ou à la continuité seront particulièrement à l’œuvre.
11Cette décision s’explique plus précisément par le fait que, comme nous l’illustrons par quelques exemples plus loin, nous nous intéressons ici aux textes qui thématisent, en ouverture, des formes d’évolution ou de stabilité, mais qui ne les discutent ni ne les étudient en tant que telles ; cela exclut donc les textes présentant des recherches qui ont précisément pour objet l’analyse de formes d’évolution ou de stabilité. D’un autre côté, nous ne retenons que les énoncés qui disent explicitement un changement ou une continuité ; ce qui nous amène à exclure, par exemple, les discussions entre diverses approches théoriques d’un objet de recherche, même si elles font apparaitre (implicitement) la possibilité d’une transformation ou d’une filiation des approches. De fait, ce n’est pas directement la rhétorique de la niche scientifique que nous visons à analyser spécifiquement, mais la rhétorique de son environnement textuel.
12Ajoutons que nous ne nous limitons pas ici à des considérations sur le changement ou la continuité en matière théorique dans le travail d’élaboration d’un « cadrage » (Delcambre, 2004 ; Grossmann, 2017 ; De Nuchèze, 1998), mais, en vertu de la spécificité des sciences de l’éducation et de la didactique (Hofstetter & Schneuwly, 2001), nous prendrons aussi en compte les énoncés faisant état d’évolutions ou de stabilités des contextes — concernant notamment la société, l’institution, le terrain.
- 1 Pour les dimensions méthodologiques, nous suivons plusieurs des principes d’une recherche précédent (...)
13Dans les quelques considérations méthodologiques qui suivent, nous traiterons successivement les modalités de construction du corpus, les dimensions techniques de notre relevé d’items et l’approche thématique de ces derniers1.
14Notre corpus est composé de deux sous-corpus :
-
les entrées en matière de 20 mémoires, tirés au sort parmi l’ensemble des travaux d’étudiants soutenus entre 2010 et 2016 et ayant obtenu au moins une mention bien (archivés et disponibles à la bibliothèque du département des sciences de l’éducation de l’Université de Lille) ;
-
- 2 Éducation et didactique ; Pratiques. Linguistique, littérature, didactique ; Recherches en didactiq (...)
les entrées en matière de 20 articles (publiés de 2010 à 2016), également tirés au sort à partir des sommaires de sept revues de didactique reconnues (elles sont dans la liste dressée en 2016 par le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur)2 ; nous n’avons retenu que les articles de fond et non les recensions, entretiens, textes de présentation (de thèmes, rubriques, etc.) qui n’avaient pas le format d’article, les « réponses » d’auteur, etc.
15Par entrée en matière, nous entendons l’ensemble des caractères compris du début du texte jusqu’à sa première subdivision proposée par le scripteur (nous y incluons les notes de bas de pages). En effet, nous nous intéressons dans cette recherche aux entrées en matière des articles et mémoires plutôt qu’aux introductions à proprement parler, dans la mesure où, dans certains textes de notre corpus, on ne trouvait pas d’introduction au sens strict mais une première partie initiale, alors que dans d’autres textes, l’introduction pouvait elle‑même être subdivisée en plusieurs sous-parties.
16Nous obtenons ainsi 40 entrées en matière dont la longueur varie fortement (de quelques lignes à plusieurs pages). Au final, ce corpus limité représente une centaine de pages parmi lequel les 20 extraits de mémoires occupent quasiment deux fois plus de caractères (156 498 caractères tout compris) que les 20 extraits du sous-corpus articles (85 527 caractères).
17Ce corpus a fait l’objet d’une analyse manuelle qui nous a permis d’identifier des items pertinents pour notre objet, selon les principes que nous décrivons ci‑après.
18Chaque item représente l’énoncé explicite d’un changement ou d’une continuité et est délimité par deux ponctuations fortes (les signes de ponctuation suivis d’une majuscule mais aussi le point-virgule et, plus rarement, en fonction du contexte, le double point). Certains items peuvent excéder cette limite, quand un propos identique se poursuit sans rupture sur deux phrases. Pour les citations, nous les incluons dans l’énoncé qui les commente ou les introduit, même quand il s’agit de phrases séparées. Mais nous pouvons également considérer comme item une citation réalisant une référence à un changement ou une continuité. Lorsque les énoncés relevés comportent des notes de bas de page, nous ne conservons pas ces dernières ; mais quand la note forme un énoncé totalement autonome, nous le comptons comme un item à part.
19Nous avons délimité et codé les items au moyen de nos lectures individuelles respectives, que nous avons ensuite comparées et discutées. Le faible nombre de cas divergents nous a dissuadés, en raison du caractère exploratoire de notre analyse, d’avoir recours, pour ce travail de codage, à des tests statistiques de concordance.
20Au final, dans notre corpus, on compte 18 articles et 18 mémoires comportant des références au changement ou à la continuité, pour un total de 178 items, dont 101 relevés dans les entrées en matière de mémoires et 77 dans les entrées en matière d’articles.
21Ce sont ces items que nous avons soumis à des procédures de catégorisations thématiques, détaillées dans le point suivant.
22Notre démarche vise à explorer le fonctionnement du discours sur le changement et la continuité dans des entrées en matière d’articles et de mémoires en didactique. Il s’agit donc d’observer, à travers notre relevé d’énoncés, comment l’écriture de recherche peut s’appuyer, pour justifier sa propre réalisation, sur des références à des éléments présentés comme stables ou changeants, des permanences et des ruptures, des prolongements et mutations.
23Nous nous intéresserons donc à un changement ou une continuité pris comme une référence du discours en tant que tel, y compris lorsqu’il s’appuie sur un auteur théorique. Mais il faut avoir en mémoire que nous excluons toutes les références qui portent sur le changement ou la continuité d’un phénomène qui est l’objet même de la recherche : seuls sont retenus les énoncés qui évoquent une évolution ou une stabilité comme thématique autonome dans l’entrée en matière, sans que le contenu de l’article ne vise à l’éclairer.
24Précisons encore que notre perspective nous conduit à ne prendre en considération que les textes abordant ces phénomènes en diachronie : nous excluons toutes les références en synchronie (géographiques, institutionnelles, sociales, individuelles, etc.). Par exemple, nous ne relèverons pas cet extrait pour cette raison (mais aussi, par ailleurs, parce que la variation en question constitue l’objet du texte) :
- 3 Les références aux textes de notre corpus suivent le code suivant : A ou M désignent respectivement (...)
L’idée n’est pas ici de supposer d’emblée l’antagonisme du rapport à la musique visé par l’éducation musicale et de ceux développés par les élèves, mais de s’interroger sur les variations sociales de la proximité entre culture scolaire et culture juvénile ainsi que sur les possibilités d’« importation » d’un de ces univers culturels à un autre. [A153]
25Nous excluons également les considérations autobiographiques portant sur la variation ou la stabilité des personnes dans leurs parcours (qu’on trouve assez souvent dans les mémoires), comme cet exemple :
En continuité avec ce parcours professionnel, j’ai souhaité poursuivre ma réflexion en menant une recherche dans le cadre d’un master 2 en sciences de l’éducation. [M09]
26Nous ne prenons pas non plus en compte le discours sur les évolutions curriculaires ou développementales, courant en didactique, comme ici :
[…] il est nécessaire de concevoir des dispositifs pour enseigner la littérature dès l’école maternelle, c’est-à-dire interroger le texte littéraire comme un objet sémiotique à comprendre et à interpréter, mais aussi comme un pourvoyeur de situations symboliques, favorisant […] le développement des affects et la construction de soi comme de son rapport à l’altérité. [A9]
27Enfin, seuls sont retenus les changements ou continuités avérés, et non ceux envisagés comme possibles par les auteurs, comme dans cet énoncé :
Une telle recherche présente à notre sens un triple intérêt : d’une part elle permettra à la communauté scientifique de mieux investir un domaine non encore bien exploré […]. [M08]
28Dans notre repérage des discours de la continuité et du changement, nous identifions également l’objet pris en considération, en distinguant ce qui concerne le cadrage scientifique et le contexte de la recherche.
29Pour ce qui est du cadrage, en partant de la notion telle que décrite par Grossmann (2017, p. 104), nous avons distingué cadrage théorique et cadrage académique. La première catégorie vise à rassembler les considérations qui mettent en avant les aspects épistémologiques ou euristiques, tandis que la seconde insiste plus sur les aspects organisationnels et institutionnels de la recherche (et notamment les récits de recherche). C’est ce que montrent les deux items suivants (catégorisés respectivement comme changement du cadrage théorique et comme continuité de cadrage académique) :
Les liens entre les sciences qui se font et les sciences à l’école constituent une question régulièrement revisitée, notamment à chaque changement de paradigme concernant les sciences ou leur enseignement-apprentissage. [A06‑01]
En écho avec mes travaux de master, je voulais interroger la construction des conseils selon la pédagogie : comment se construit le conseil d’élèves, en cycle 3 dans deux pédagogies différentes ? [M18‑06]
30En ce qui concerne le discours sur le changement ou la continuité du contexte, nous avons distingué, selon leur empan, quatre sous-thèmes possibles : les considérations sur la société, sur l’institution (scolaire), sur l’environnement et sur le terrain. Nous avons conscience de la labilité de ces frontières, mais nos lectures indépendantes puis croisées nous ont permis d’arriver à une forme de stabilité provisoire.
31Par exemple, l’item suivant est catégorisé comme thématisant un changement au niveau de la société (puisque ce qui est en jeu est une question sociale ou sociétale qui dépasse le contexte propre de l’étude) :
Par ailleurs, la demande sociale d’orthographe est particulièrement vive de nos jours [M01‑08]
tandis que l’item ci-après est relevé comme un changement relatif au terrain (proprement celui de l’enquête empirique, même si le changement pointé n’est pas l’objet de cette dernière) :
La formation professionnelle des Professeurs des Écoles connaissant de profondes transformations, il est essentiel d’analyser les pratiques et les représentations de professeurs débutants. [A02‑01]
32Entre les deux, nous identifions d’un côté ce qui relève de l’institution, comme dans cet item, qui énonce aussi un changement :
D’autre part, le développement du numérique à l’école (Mission e‑Educ 2008) est indiqué comme une priorité ministérielle. [A10‑05]
et, de l’autre, ce qui concerne l’environnement, soit le contexte immédiat du terrain, mais qui n’est pas l’objet propre du travail empirique, nous retenons par exemple (encore un énoncé thématisant le changement) :
Les manuels scolaires offrent la possibilité de suivre ces changements dans la classification telle qu’elle est enseignée. [M12‑08]
33Nous présentons dans la partie suivante les caractéristiques générales de ces références au changement et à la continuité.
- 4 Si nous calculons ponctuellement le nombre d’items relevant de telle ou telle catégorie, les calcul (...)
34Les références au changement ou à la continuité ne sont pas rares dans notre corpus : rappelons d’abord que, dans chacun des deux sous-corpus, seuls deux textes sont respectivement exempts de références de ce type ; et, avec 178 items identifiés, relevées dans 36 textes, elles rassemblent 18,9 %4 de l’ensemble des caractères de nos 40 entrées en matière.
35Ce taux est légèrement supérieur pour les articles (22 %) que pour les mémoires (17 %). On note en outre que, si les mémoires représentent quasiment 2/3 du corpus en nombre de caractères, ils ne comptent plus que pour 56,7 % des caractères des items que nous avons relevés. Cette contribution des articles s’effectue essentiellement par le nombre des items plus que par leur longueur : le nombre médian d’items relevés par texte est plus important pour les articles (3,5) que pour les mémoires (2) tandis que la médiane du nombre de caractères de ces items varie d’à peine 30 caractères (259 pour les articles contre 224 pour les mémoires). L’importance quantitative des références au changement ou à la continuité tendrait donc à marquer l’écriture théorique professionnelle.
36Au-delà de ces aspects formels, on observe aussi que la distribution des deux types de références varie selon le corpus concerné. D’une part, comme le montre le tableau 1 ci‑dessous, le poids en pourcentage du nombre de caractères des références au changement est nettement majoritaire dans les textes d’étudiants (67,9 % des caractères relevés), tandis que, pour les chercheurs, le poids du changement et de la continuité est relativement proche, voire à l’avantage (léger) de la continuité.
Tableau 1. – Distribution des types de référence selon les sous-corpus.
|
Changement
|
Continuité
|
Total
|
Articles
|
48,2 (9149)
|
51,8 (9837)
|
100 (18986)
|
Mémoires
|
67,9 (18235)
|
32,1 (8607)
|
100 (26842)
|
Articles + mémoires
|
59,8 (27384)
|
40,2 (18444)
|
100 (45828)
|
37D’autre part, il faut souligner les écarts observés par rapport aux pourcentages moyens : dans les mémoires, le nombre de caractères catégorisés comme traitant du changement (67,9 %) est ainsi 8,1 points au‑dessus du pourcentage moyen de cette catégorie dans l’ensemble du corpus (59,8 %), et inversement pour les items relevant de la continuité. Plus encore, dans les entrées en matière des chercheurs, les références à la continuité que nous identifions occupent 11,6 points de pourcentage (51,8 %) de plus que la part de ce type de discours dans le corpus global (40,2 %).
38Toutefois, il faut noter, pour tempérer peut-être l’évidence de l’interprétation de nos résultats, que parmi les 18 entrées en matière d’articles dans lesquelles nous relevons au moins un item, seules deux n’ont aucun item traitant du changement alors que quatre n’ont pas d’item relevant de la continuité. À l’inverse, parmi les 18 entrées en matière de mémoires dans lesquelles nous identifions au moins un item, on en observe cinq sans item relatif au changement et quatre qui n’en ont pas en termes de continuité.
39Nous allons donc nous pencher successivement sur les caractéristiques du fonctionnement de chacune de ces deux catégories en détaillant leurs modalités d’usage dans nos deux sous-corpus.
40Les premiers résultats ont montré que les items catégorisés dans les écrits des apprentis-chercheurs concernent plus le changement, là où les relevés réalisés dans les textes des chercheurs présentent une distribution plus équilibrée entre continuité et changement. Mais au‑delà de ces tendances générales, il convient d’observer comment fonctionne chacun de ces deux types de références dans nos deux sous-corpus.
41Comme nous l’avons vu avec le tableau 1, le discours du changement constitue globalement la catégorie la plus fréquente.
42Pour comparer plus finement le fonctionnement de ces références au changement, nous avons tout d’abord construit le tableau 2 ci‑dessous.
Tableau 2. – La distribution des références au changement.
|
Cadrage
|
Contexte
|
Total
|
Articles
|
55,9 (5113)
|
44,1 (4036)
|
100 (9149)
|
Mémoires
|
20,3 (3704)
|
79,7 (14531)
|
100 (18235)
|
Articles + mémoires
|
32,2 (8817)
|
67,8 (18567)
|
100 (27384)
|
43Si l’on prend les chiffres globaux, le discours sur le changement du cadre (théorique ou académique) est minoritaire dans notre corpus (32,2 %) par rapport aux références aux changements contextuels (67,8 %). Mais il est intéressant de noter que, du côté des chercheurs, l’écart entre le poids des deux types de discours du changement est dans un rapport de force inverse de celui observé dans le corpus total : les changements de cadrage y sont plus représentés (55,9 %) que les changements contextuels (44,1 %). À l’opposé, dans les textes des étudiants, ces références sont moins fréquemment de nature théorique ou académique (20,3 %).
44Cette opposition dans le fonctionnement des références aux changements, plus équilibré et favorable aux évolutions de cadrage pour les chercheurs, très nettement en faveur des transformations contextuelles pour les étudiants, pourrait manifester une différence entre l’écriture de recherche des experts et des apprentis. Nous y reviendrons plus loin.
45Soulignons au passage que des calculs complémentaires montrent que, quel que soit le sous-corpus considéré, ces références à des changements de cadrage sont à plus de 95 % d’ordre théorique et par conséquent très rarement d’ordre académique.
46Du côté du discours sur les changements contextuels, comme le montre le tableau 3, ce sont les relevés de références aux variations de l’environnement qui sont les plus fréquents dans l’ensemble du corpus (43,8 %) tandis que les plus rares sont les mentions de changements sociétaux (6,3 %).
Tableau 3. – La distribution des références au changement contextuel.
|
Société
|
Institution
|
Terrain
|
Environnement
|
Total
|
Articles
|
0
|
14,9 (602)
|
52,6 (2123)
|
32,5 (1311)
|
100 (4036)
|
Mémoires
|
8 (1168)
|
17,3 (2513)
|
27,7 (4021)
|
47 (6829)
|
100 (14531)
|
Articles + mémoires
|
6,3 (1168)
|
16,8 (3115)
|
33,1 (6144)
|
43,8 (8140)
|
100 (18567)
|
47Parmi les différences notables entre l’écriture du changement contextuel repérées chez les étudiants et les chercheurs, on peut souligner que, chez ces derniers, les références aux changements sociétaux sont absentes. De plus, on peut voir que dans les écrits experts la part des références au changement du terrain est près de deux fois plus importante (52,6 %) que dans les écrits étudiants (27,7 %) qui tendent à privilégier le discours sur les changements de l’environnement.
48On pourrait voir là une forme d’ouverture plus grande des références au changement contextuel des étudiants, comparativement aux écrits des chercheurs plus centrés sur les variations des terrains de recherche. Nous avions déjà décrit, à propos du tableau 2, un net déséquilibre chez les étudiants entre les références au changement, en faveur des variations contextuelles au détriment des changements théoriques ou académiques. Il faut ici ajouter, avec le tableau 3, que ces références sur les changements contextuels montrent une ouverture du discours étudiant à des formes plus diversifiées de ces catégories de changements.
49Voyons maintenant ce qu’il en est pour la continuité.
50À l’opposé de plusieurs de nos résultats, qui montrent un contraste entre nos deux sous-corpus, les références à la continuité que nous identifions se distribuent de manière stable (entre cadrage et contexte) dans les deux sous-corpus, comme le montre le tableau 4 :
Tableau 4. – La distribution des références à la continuité.
|
Cadrage
|
Contexte
|
Total
|
Articles
|
70,3 (6951)
|
29,3 (2886)
|
100 (9837)
|
Mémoires
|
70,7 (6086)
|
29,3 (2521)
|
100 (8607)
|
Articles + mémoires
|
70,7 (13037)
|
29,3 (5407)
|
100 (18444)
|
51Chez les chercheurs comme chez les étudiants, la continuité concerne majoritairement le cadrage (académique ou théorique). On observe donc, chez les chercheurs, une différence nette entre des références au changement qui étaient relativement équilibrées entre cadrage et contexte, quoique déjà favorables au cadrage (voir le tableau 2), et un discours de la continuité qui est très majoritairement relatif au cadrage.
52Mais du côté des textes des étudiants, c’est un renversement des valeurs que donne à voir ce tableau 4. Pour ces derniers, alors que le discours de la variation contextuelle était très largement majoritaire dans nos relevés, avec 79,7 % des caractères relatifs au changement (voir le tableau 2), la continuité contextuelle ne rassemble plus ici que 29,3 % des caractères relatifs à la continuité tandis que la continuité du cadrage en regroupe 70,7 %. Cette inversion des catégories dominantes conduit à une quasi-permutation des pourcentages observés.
53Compte tenu de ce que nous avons vu dans le point précédent, se dessinerait peut‑être là une spécificité de l’écriture étudiante qui associerait variation contextuelle et continuité de cadrage (combinant donc une source contextuelle de leur recherche et une affiliation académico-théorique), là où les chercheurs se positionneraient en mettant en avant, pour la continuité et le changement (de manière plus équilibrée pour cette dernière catégorie), le cadre scientifique (théorique).
54Précisons par ailleurs que des calculs supplémentaires montrent que, quel que soit le sous-corpus, la continuité de cadrage théorique est supérieure à la continuité de cadrage académique (respectivement environ 70 % et 30 %) ; on se rappelle qu’il en était de même pour le changement de cadrage, où le taux concernant le cadrage théorique dépassait nettement celui du cadrage académique.
55Pour ce qui concerne nos relevés d’énoncés sur la continuité contextuelle, plus rares, le tableau 5 ci‑dessous permet d’observer que, comme sur le plan du changement contextuel (voir le tableau 3), les références à la continuité sociétale sont absentes des entrées en matière d’articles. On note toutefois que, dans ces textes, c’est cette fois la continuité concernant l’environnement qui est majoritaire (55,9 %) alors que c’étaient les changements relatifs au terrain dans le tableau 3.
Tableau 5. – La distribution des références à la continuité contextuelle.
|
Société
|
Terrain
|
Institution
|
Environnement
|
Total
|
Articles
|
0
|
30,8 (888)
|
13,3 (385)
|
55,9 (1613)
|
100 (2886)
|
Mémoires
|
58 (1461)
|
6,3 (160)
|
26,8 (676)
|
8,9 (224)
|
100 (2521)
|
Articles + mémoires
|
27 (1461)
|
19,4 (1048)
|
19,6 (1061)
|
34 (1837)
|
100 (5407)
|
56Du côté des textes des apprentis chercheurs, on peut observer l’importance des références à la continuité de phénomènes sociétaux, au détriment des discours sur la continuité des terrains et de l’environnement. On peut y voir une confirmation de ce que nous disions précédemment sur le changement contextuel : il y a peut‑être du côté des étudiants une ouverture plus grande que chez les chercheurs vers des références plus larges que le champ de la recherche. En revanche, on observe ici encore que ces derniers accordent un intérêt plus grand aux aspects empiriques propres à leurs études, par les références au terrain d’enquête comme à son environnement.
57Ces remarques, sur lesquelles nous reviendrons dans la discussion finale, doivent cependant être faites avec précaution, car ces références sont ici trop rares pour que ces résultats soient plus qu’indicatifs. Pour finir, le point suivant permet de faire un point sur le fonctionnement combiné des références à la variation ou à la continuité entre cadrage et contexte.
58Parmi les 18 entrées en matière d’articles dans lesquelles nous identifions au moins un item, aucune n’est sans référence à un changement ou une continuité de cadrage scientifique. Seules deux ne manifestent pas de référence à une variation ou une continuité d’ordre théorique, mais elles font néanmoins référence à un cadrage académique. Par conséquent, nous n’avons relevé, dans aucun texte de scripteurs aguerris comportant au moins un item, de discours sur le changement ou la continuité contextuels qui ne soit accompagné d’un discours comparable sur le cadre scientifique. Le discours du changement ou de la continuité du cadrage scientifique semble donc un passage obligé pour l’écriture de recherche (même si le poids du discours de changement ou de continuité du cadrage scientifique est peut‑être à relativiser par le fait que, parmi les 18 articles qui comportent au moins un item, seuls huit n’ont que des items relatifs au cadrage, dont six relatifs uniquement au changement ou à la continuité théorique).
59C’est donc l’articulation entre, d’une part, les relativement nombreuses références de continuité ou de changement de cadrage (notamment théorique) et, d’autre part, les moins nombreuses références de contexte, qui spécifierait les entrées en matière des chercheurs. C’est ce que montre le tableau suivant, où l’on peut voir que, parmi les textes des chercheurs, les références à la variation ou à la continuité se distribuent approximativement entre 2/3 pour ce qui touche au cadrage et 1/3 pour le contexte.
Tableau 6. – Références au changement et à la continuité distribuées selon l’objet et le sous‑corpus.
|
Cadrage
|
Contexte
|
Total
|
Articles
|
63,5 (12064)
|
36,5 (6922)
|
100 (18986)
|
Mémoires
|
36,5 (9790)
|
63,5 (17052)
|
100 (26842)
|
Articles + mémoires
|
47,7 (21854)
|
52,3 (23974)
|
100 (45828)
|
60Pour les étudiants en revanche, on observe la combinaison entre un discours relativement important sur la continuité ou le changement contextuels et un discours moins abondant sur la continuité ou les variations de cadrage. Cette tendance se manifeste dans le fait que nous identifions seulement trois mémoires qui comportent des références au changement ou à la continuité contextuelle non combinées à un discours comparable sur le cadrage scientifique.
61Dans cette conclusion, nous souhaitons rassembler les principaux résultats de notre recherche exploratoire comparative.
62Rappelons tout d’abord qu’un peu moins de 1/5 des caractères de notre corpus peut être considéré comme réalisant un énoncé de changement ou de continuité, cette proportion étant un peu supérieure pour les textes des chercheurs que pour ceux des étudiants. Du côté des chercheurs (voir le tableau 1), le relevé de ces items est relativement équilibré (48,2 % pour le changement, 51,8 % pour la continuité) alors qu’il est nettement en faveur du changement du côté des apprentis-chercheurs (près de 68 %).
63L’analyse du fonctionnement textuel de la catégorie « changement » (voir le tableau 2) nous a permis de montrer que les entrées en matière des étudiants étaient marquées par le poids du discours sur les variations des contextes (près de 80 %) à l’opposé des textes des chercheurs à la fois un peu plus équilibrés, là encore, et plus propices aux références sur le changement du cadrage (près de 56 %), en particulier théorique.
64L’étude de la distribution de notre relevé des références à la continuité (tableau 4) nous a permis de mettre en évidence plusieurs résultats saillants. Contrairement au discours sur le changement, ces références à la continuité sont toujours majoritairement relatives au cadrage (notamment théorique), quel que soit le sous-corpus et dans des proportions similaires (70 % environ). Il y a donc, dans les textes des chercheurs, perte de l’équilibre relatif observé précédemment pour le changement entre contexte et cadrage avec un renforcement du poids conféré à ce dernier en matière théorique. Pour les étudiants, on observe un renversement des tendances observées dans la thématique du changement : c’est désormais la continuité de cadrage qui regroupe plus de 70 % des caractères. Ces résultats principaux sont synthétisés dans la figure ci‑dessous.
Figure 1. – Importance relative des références au changement et à la continuité et de leurs objets privilégiés dans les entrées en matière d’articles et de mémoires.
65Ces premiers résultats construiraient donc un tableau spécifique du fonctionnement des références au changement et à la continuité observées dans nos sous-corpus. Du côté des chercheurs, il y aurait un quasi-équilibre entre ces deux types de référence et, pour chacune d’elles, leur objet porte tendanciellement sur le cadrage (notamment théorique) et moins sur le contexte : de manière nette en ce qui concerne la continuité et de manière plus mesurée pour ce qui concerne le changement.
66À l’inverse, du côté des étudiants, il y aurait un déséquilibre dans le type de référence au profit du changement, mais chacun des deux objets (contexte ou cadrage) se retrouve une fois majoritaire. Le discours sur le changement contextuel est néanmoins relativement plus important que le discours sur la continuité de cadrage chez ces étudiants.
67On aurait donc d’une part une écriture experte qui organiserait essentiellement son discours par rapport à la continuité et au changement relatifs au champ scientifique, sans négliger les variations contextuelles, et d’autre part une écriture de recherche en formation (Reuter, 2004) qui s’appuierait majoritairement sur le discours du changement contextuel, sans oublier la continuité de cadrage. Cela pourrait signifier que, chez les étudiants, la construction de la légitimité du travail s’inscrirait plus dans des références à des évolutions du champ social que dans le champ théorique — lequel est, du reste, relativement contraint pour eux.
68Ces résultats permettent d’apporter un éclairage complémentaire à des recherches précédentes et notamment aux travaux de Boch et coll. (2009) sur le cadrage dans les articles scientifiques. S’intéressant particulièrement à la manière dont les chercheurs appuient l’originalité de leur contribution en la distinguant d’autres conceptions présentées comme « figée[s] ou sclérosée[s] », les auteurs insistent sur la manière dont ce « topos est profondément ancré dans l’idéal scientifique » (p. 25). Nos travaux exploratoires sur les entrées en matière laissent supposer que, dans les articles des chercheurs, le discours sur le changement et la continuité sont en effet majoritairement liés au cadrage. Mais nous avons aussi vu que chez ceux‑ci, ce topos s’articule généralement à un discours sur le changement contextuel, qui est majoritaire dans les écrits des étudiants.
69Dans une note, Boch et coll. (2009) insistent aussi sur « l’habileté du scripteur » qui doit à la fois se conformer aux attentes du cadrage tout en évitant la répétition de formules trop routinières : ils prennent alors pour contre-exemple « les copies d’étudiants de première année », aux « énoncés introductifs prototypiques tels que : “depuis toujours, l’apprentissage de la lecture est source de polémique dans l’Éducation nationale” », que nous aurions certainement catégorisé comme référence à une continuité contextuelle. Ce type d’énoncé, qui semble sans aucun doute à priori malvenu, n’est pourtant pas absent de notre corpus, y compris des articles. Entre l’écriture de recherche en formation et l’écriture plus aguerrie, la question de l’habileté résiderait donc moins dans l’absence de formules stéréotypées que dans la distribution des différentes catégories de références et dans la rhétorique qui les rend acceptables dans la logique de la connivence qui préside à toute captatio benevolentiae (cf. Herman, 2017). Faut-il voir là une continuité plutôt qu’un changement — un continuum, dirait Dabène (1987) ?