1Partant du principe que la maitrise du lexique par les élèves ne relève pas de l’imprégnation spontanée, nous avons conçu en 2008, pour les classes de grande section (5-6 ans), un dispositif innovant d’apprentissage du lexique, appelé « le mot-vedette ». Dans le cadre de ce dispositif, l’apprentissage du lexique se fait à partir d’un mot (par exemple : mer ou mythologie), choisi par l’enseignant, en lien avec la vie de classe. Cette entrée par le mot en fait un « mot-vedette », qui sera le point de départ de séances de vocabulaire (travail sur le sens, les dérivés, les synonymes, etc.). Un article paru en 2012 (Roubaud & Moussu, 2012) décrit ce dispositif et dresse un premier bilan des compétences développées par les élèves : prise de conscience de la structuration du lexique, utilisation « naturelle » de la métalangue, emploi des mots en contexte.
- 1 En France, l’école primaire se compose de l’école maternelle et de l’école élémentaire. L’école mat (...)
2Depuis 2014, dans le cadre d’une formation continue, ce dispositif s’est propagé à tous les niveaux de l’école primaire1 : de l’entrée à l’école maternelle (2 ans) jusqu’à la fin de l’école élémentaire (11 ans). Lors des expérimentations (de 2014 à 2018), nous avons enregistré les enseignants. Dans cet article, nous donnons la parole à ces praticiens. Leurs témoignages vont permettre de mesurer les effets du dispositif observés sur leurs élèves mais aussi sur eux-mêmes.
3Dans un premier temps, nous reviendrons sur la question du lexique qui nous a (pré)occupée pendant de longues années et qui a été à la base de la conception du mot-vedette. Puis, nous exposerons les principes d’élaboration de ce dispositif. Ensuite, nous écouterons les enseignants, qui ont mis en place la démarche du mot-vedette dans leur classe, témoigner des effets du dispositif sur leurs élèves : développement des compétences en langue et acquisition d’un savoir-faire. Mais au-delà du bénéfice qu’ont pu en tirer les élèves, ce dispositif didactique a agi sur les enseignants en modifiant leur façon d’appréhender l’enseignement du lexique et leur posture professionnelle. C’est cet effet de balancier dont nous voulons rendre compte dans cet article.
4La question du lexique est toujours d’actualité parce qu’elle est en relation avec la réussite scolaire des élèves, d’autant plus si ceux-ci ont, à leur entrée à l’école, une compétence lexicale faible (Branca-Rosoff, Reboul-Touré & Pagnier, 2008 ; Florin, 1993). Par compétence lexicale, nous entendons, à la suite de Tremblay (2009) : « […] un ensemble de connaissances (lexicales) et d’habiletés (lexicales) qui permettent d’utiliser efficacement le lexique de la langue (unités lexicales et autres entités lexicales) en situation de communication linguistique, que ce soit en production ou en réception, à l’oral ou à l’écrit » (p. 121). En 2018, le ministère de l’Éducation nationale en France a publié un Bulletin officiel spécial dont le titre est évocateur : « Enseignement de la grammaire et du vocabulaire : un enjeu majeur pour la maîtrise de la langue française ». Il signale la persistance de pratiques enseignantes qui ne s’intéressent au lexique que d’une façon incidente (Dreyfus, 2004, p. 3) ou dont l’enseignement est « fossilisé dans des routines pédagogiques » (David & Grossmann, 2003, p. 3). En effet, les enseignants jouent un rôle important dans le processus d’apprentissage de la langue par leurs élèves (Jousse, Polguère & Tremblay, 2008) et les propositions didactiques proposées par les chercheurs depuis une bonne quinzaine d’années (Docquet-Lacoste, 2008 ; Duvignau & Garcia-Debanc, 2008 ; Florin, 2002 ; Grossmann, Boch & Cavalla, 2008 ; Lavoie, 2015) entrent peu dans les classes, que ce soit en France ou au Québec (Tremblay & Ronveaux, 2018).
5Notre conception de l’apprentissage du lexique rejoint celle de Bruner (1987) pour qui l’acquisition du lexique se fait lors de scénarios joués par les enfants jeunes ou dans un contexte de textes écrits par les élèves (Grossmann, Boch & Cavalla, 2008). Elle rallie celle de Florin (1993) pour qui « le mot ne constitue pas une entité unifiée, statique, mais il est un matériau composite, qui s’enrichit et se transforme avec le développement de nos connaissances » (p. 111). À la façon de Grossmann (2011), ce qui nous intéresse, c’est l’au-delà du mot, la façon dont les élèves le font fonctionner.
6En mettant en place le dispositif du mot-vedette dans les classes de l’école primaire, notre objectif a été de prendre le contrepied de ces pratiques déclarées par le ministère et par conséquent, d’installer des moments réguliers « d’observation réfléchie de la langue » en espérant « développer une conscience métalinguistique chez les élèves » (Branca-Rosoff, Reboul-Touré & Pagnier, 2008, p. 266).
7En 2012, nous avons exposé les principes gouvernant la conception du dispositif (Roubaud & Moussu, 2012, p. 114-115). Ceux-ci reprennent ceux de Graves (2006, cité par Anctil, Singcaster & Tardif, 2018, p. 19) : proposer des expériences de langage riches et variées pour aborder le lexique, le découvrir, l’approcher et surtout faire acquérir des stratégies pour développer la compétence lexicale des élèves. Ces principes rappellent ceux présentés par Picoche (2011) qui insiste sur le fait de ne pas séparer le vocabulaire de la syntaxe et de « partir du mot et non de la chose ». Nous avons donc choisi une entrée par le mot, qui, s’il est au départ du dispositif présenté décontextualisé, est aussi rendu « disponible pour toutes sortes de recontextualisations » (Bentolila, 2011, p. 6).
8Nous avons, en 2008, évalué la durée de l’exposition au mot-vedette à une semaine (Roubaud & Moussu, 2012, p. 115-117), cette expérimentation ayant lieu à l’origine dans des classes de grande section de maternelle (élèves de 5-6 ans) avec un mot-vedette (désormais MV) qui était un nom. Plus précisément, le dispositif du mot-vedette se déroulait sur quatre jours de la semaine. Le premier jour correspondait à l’émergence des représentations des élèves sur le MV, amené par l’enseignant qui avait pour obligation d’en conserver une trace (sur de grandes affiches par exemple). Le retour sur les représentations et le classement des réponses, leur catégorisation en classes de mots (noms, verbes et adjectifs) avaient lieu le deuxième jour. Cet échange entre tous les acteurs de la classe, basé sur des questions préalablement choisies par le chercheur, est conservé par l’enseignant. Le « Qu’est-ce que MV ? » aboutit à la définition du MV, « Que fait MV ? » amène la production de verbes et « Comment est MV ? », celle d’adjectifs. L’acculturation était présente avec l’apport de la littérature de jeunesse (documentaires ou fiction) : nous espérions ainsi compléter ou modifier les représentations liées au mot-vedette, à son sens, à ses usages et ses référents potentiels. Le dernier jour, une affiche du MV était produite collectivement et contenait deux phrases : l’une produite par un élève et l’autre, extraite d’un ouvrage de littérature de jeunesse.
9Comme nous l’avions écrit en 2012 (Roubaud & Moussu), le dispositif didactique envisagé rend compte de sa progression dans le temps mais ne présente en aucun cas toutes les activités possibles autour du mot-vedette. En effet, les enseignants, s’emparant du dispositif, ont mené toute une réflexion en classe avec les élèves sur l’emploi du mot-vedette (en lien avec ses contextes de production) et son réemploi. Ils ont complété les activités sur l’organisation du lexique par la recherche de dérivés, d’expressions, de synonymes ou d’expressions. Ils ont fait réemployer les mots à l’oral ou à l’écrit. Ils ont confectionné avec les élèves des jeux autour du mot-vedette (quiz, lotos, jeu des familles). La durée du dispositif a alors largement dépassé le temps prévu, pour parfois s’étendre sur quatre semaines. Des modifications ont eu lieu : certains enseignants ont fait entrer l’acculturation dès la première phase, afin qu’à la question « Si je vous dis MV, à quoi pensez-vous ? », les élèves puissent proposer des réponses, et l’ont continuée tout au long du dispositif. Le protocole, que nous avons présenté aux enseignants, dans la deuxième expérimentation rapportée ici (cf. annexe 1), tient compte de ces changements : le mot « phase », moins restrictif en temps, remplace le mot « jour » et la phase 3 signale désormais des activités possibles autour du mot-vedette.
- 2 Nous tenons à remercier les inspecteurs de l’Éducation nationale, les conseillers pédagogiques et t (...)
10Au total sur ces 4 années (de 2014 à 2018), 12 écoles ont été concernées (cf. annexe 2) : 5 en maternelle (16 classes) et 7 en élémentaire (19 classes). Nous avons privilégié celles situées dans des réseaux d’éducation prioritaire, là où se concentrent des difficultés sociales ayant des incidences fortes sur la réussite scolaire. Nous avons travaillé « non pas sur mais avec les enseignants » (Desgagné & Bednarz, 2005, p. 245), dans le cadre de la formation continue, dans différentes circonscriptions du sud de la France regroupant chacune tout un réseau d’établissements2. En général, la formation intitulée « enseignement du vocabulaire » se composait de trois moments répartis chronologiquement dans l’année. Le premier était consacré à la présentation du dispositif par la chercheuse à un groupe d’enseignants ayant choisi de s’inscrire à cette formation. À l’issue de ces trois heures, des volontaires se déclaraient prêts à expérimenter le dispositif dans leur classe. Le second moment consistait à aller sur le terrain, avec la conseillère pédagogique, pour voir fonctionner le dispositif. Ce moment de régulation, à la demande des enseignants, au début de la mise en place du dispositif, était primordial : il leur permettait d’avoir un retour sur leur mise en œuvre et d’envisager la suite des activités. Le dernier moment tenait lieu de bilan : sur une durée de 2 heures, les enseignants qui avaient expérimenté le dispositif présentaient leur travail aux autres et répondaient aux questions de leurs collègues. Ce retour réflexif en groupe provoquait parfois l’envie de se lancer dans le dispositif ou de reproduire l’expérimentation l’année suivante. Certains enseignants ont testé, d’eux-mêmes, dans la même année deux à trois mots-vedettes (cf. annexe 2). Pour d’autres, ce fut un vrai travail d’équipe : plusieurs enseignants d’une même école, et en général appartenant à un même niveau scolaire, ont expérimenté le même mot-vedette (cf. annexe 2), ce qui les a amenés à réfléchir ensemble à la progression à adopter, aux supports pour l’acculturation, à la conception des mises en mémoire.
11Le mot-vedette a été choisi par l’enseignant, en lien avec un projet de classe ou d’école. Par exemple le mot DOUDOU a été privilégié en toute petite section par Ève (juin 2017), parce que le doudou est l’objet qui rattache ces élèves (qui sont dans l’année de leurs 3 ans) à leur famille. Voici l’affiche finale réalisée en juin avec les élèves (fig. 1) :
Figure 1. – Affiche réalisée à partir du mot-vedette DOUDOU.
- 3 Le mot-vedette sera écrit en capitales dans l’article.
12Le mot choisi a surtout été, dans 4/5 des cas, un nom : FORÊT, LOUP, MER, SORCIÈRE, VOYAGE, etc. (cf. annexe 2), même si sur les deux dernières années, des verbes sont apparus à l’école élémentaire : ABIMER, DÉFENDRE, DRESSER, ENQUÊTER, TOLÉRER (cf. annexe 2) : il semble en effet plus facile de traiter un nom qu’un verbe (Martinot, 2000). En choisissant FERME3, deux enseignantes de CP (Andréa et Muriel) ont choisi de le faire fonctionner en tant que nom (la visite à la ferme) et en tant que verbe (fermer son blouson pour s’y rendre en automne). C’est à ce jour la seule tentative de travail sur un mot dont la forme peut être associée à deux catégories grammaticales distinctes.
- 4 Ces témoignages, bien qu’étant produits à l’oral, seront ponctués pour faciliter la lecture.
13Depuis 2014, nous avons effectué des enregistrements (entretiens dirigés, semi-dirigés ou libres) d’une durée variable (de 10 à 50 minutes) lors des visites de classe ou des regroupements, que nous avons transcrits. Afin de nous repérer dans cet ensemble, nous leur avons attribué une référence. Quand il s’agit du témoignage de l’enseignant sur son expérimentation en classe, nous avons indiqué son prénom, le niveau de sa classe et le mot-vedette choisi (ce qui permet de dater l’année, cf. annexe 2). Quand il s’agit des regroupements en formation continue (phases de bilan), nous les avons nommés « Bilan FC », indiqué la date, le prénom de l’enseignant et le niveau de classe. Un témoignage supplémentaire se joint à cet ensemble : c’est un entretien de 40 minutes réalisé par deux conseillers pédagogiques (Guilhem & Lespinat, 2018), qui interrogent les enseignantes d’une même école maternelle sur la pratique du mot-vedette. Nous le désignerons par ce codage : Verbatim 2018, prénom de l’enseignant et niveau de classe. Tous ces éléments constituent notre corpus de témoignages4. C’est à travers les paroles des enseignants sur les élèves et sur eux-mêmes que vont être analysés les effets observés du dispositif du mot-vedette.
14Concernant les élèves, nous avons examiné le développement de la compétence lexicale pendant ce dispositif, tel que déclaré par les enseignants (4.1) : les élèves parviennent-ils à faire des liens entre les mots, à préciser leur sens, à les réutiliser ? Nous nous sommes demandé si ces activités cognitives (classer, définir, relier, différencier) étaient transférables à l’appropriation de tout nouveau mot (4.2). Du côté des enseignants, la question que nous nous posions était de savoir si la mise en place de ce dispositif dans leur classe allait changer leur regard sur l’enseignement du lexique (5.1). En conséquence, leur façon de faire avec les élèves allait-elle être différente (5.2) ?
15Les enseignants mettent d’abord en avant le fait que le dispositif permet de ne pas cloisonner les apprentissages lexicaux, comme nombre de manuels scolaires le font (qui traitent par exemple d’abord des familles de mots puis des préfixes) : « C’est un nouveau protocole qui nous permet de travailler des compétences que nous n’avions pas l’habitude de travailler de cette manière » (Verbatim, 2018, Karine, PS).
16Ils remarquent surtout qu’au moment de la phase sollicitant les représentations et l’exercice de catégorisation, les élèves créent des liens entre les mots et font des ensembles : « Ils ont différencié les animaux sauvages des animaux domestiques » (Bilan FC, juin 2018, Muriel, CP). Les élèves associent leurs connaissances lexicales : « À partir de VOYAGE, ils ont produit voyager, touriste, valise » (Bilan FC, juin 2018, Roxane, GS), s’emparant ainsi du champ lexical et s’essaient à la dérivation (voyage, voyageur, voyageuse). Ils sont capables de graduer les mots du lexique, de produire, par exemple, une échelle des émotions : « Pour la peur, ils sont passés de la peur à la terreur en passant par la crainte » (Sandra, MS-GS, RESSENTIR).
17Cette organisation du lexique touche aussi la polysémie : « Un mot peut avoir plusieurs significations » (Andréa, CP, FERME). L’homophonie est également abordée : « Les élèves ont proposé les Roms pour le mot ROME » (Sophie, CE2, ROME). Elle englobe la synonymie et l’antonymie : « Un cheval dressé, mal dressé, sauvage » (Céline, CP, DRESSER). Elle va au-delà du mot, avec les comparaisons « Son nez est rond comme un petit pois » (Eva, CE2, SORCIÈRE) et la recherche d’expressions « Marcher à pas de loup » (Sandra, MS-GS, LOUP).
18Les élèves parlent « sur » les mots lorsqu’ils catégorisent : « Avec les catégories grammaticales, ils s’emparent du métalangage, en les nommant » (Bilan FC, juin 2018, Virginie, CE1-CE2) ou lorsqu’ils cherchent à définir le mot-vedette, si bien que le recours au dictionnaire devient naturel pour valider leur définition. Classer les mots les oblige à argumenter leur choix face à la classe. Anaïs l’explique ainsi : « Si un élève veut ajouter criminel sur l’affiche du mot ENQUÊTE, il lui faut justifier s’il le met dans les noms ou dans les adjectifs. S’il le met dans les noms, il faudra ajouter un déterminant donc l’élève voit le mot fonctionner en langue, car l’adjectif ne peut fonctionner seul » (Bilan FC, mai 2017, Anaïs, CM1). Les élèves transfèrent leurs savoirs au-delà du dispositif : « Ils ont bien compris pour catégoriser Nom et Verbe, ils ont fait des réflexions sur Nom et Verbe en lecture » (Bilan FC, mai 2018, Sophie, CP).
19Les enseignants constatent que le dispositif ne sépare pas le lexique de la syntaxe, mais favorise la prise en compte du syntagme : « Pour peur, les élèves ont produit avoir peur et être peureux » (Sandra, MS-GS, RESSENTIR). Ils en profitent pour corriger les erreurs des élèves. Ainsi, Roxane (GS, VOYAGE) déclare : « Les élèves disent on voyage avec un bus et pas en bus, alors j’ai travaillé la structure : on voyage en + Nom. » Le travail autour du mot-vedette a des répercussions sur les productions des élèves, à l’oral comme à l’écrit : « Les productions sont riches avec la mise en place de structures syntaxiques qui englobent le mot-vedette dans une phrase » (Bilan FC, avril 2018, Morgane, PS).
- 5 Cf. le concept de « sensibilité lexicale » chez Tremblay (2018).
20Tous les enseignants reconnaissent que le dispositif laisse du temps aux élèves pour réfléchir sur la langue : « Ils sont plus sensibles5 au mot, enthousiastes, plus réfléchis, font des liens entre les mots » (Bilan FC, janvier 2017, Valérie, MS). Ils deviennent curieux des mots : « Ils ont tous apporté des livres sur l’Antiquité, et ils les ont tous lus » (Sophie, CE2, ROME). Une enseignante s’étonne même que le lexique soit réemployé en dehors de la classe : « N. a raconté son weekend et m’a dit : “j’étais effrayé” » (Sandra, MS-GS, RESSENTIR).
21Les propos rapportés par les enseignants montrent que le dispositif contribue au développement de la compétence lexicale des élèves, en les amenant à organiser le lexique (et leur propre vocabulaire), à réfléchir aux mots et sur les mots. Il permet aux élèves, comme le résume cet enseignant « d’aller plus loin dans la compréhension et la mémorisation du vocabulaire, de ne pas rester en surface » (Verbatim, 2018, Roxane, GS).
22Selon les enseignants, à travers la mise en œuvre du dispositif, les élèves acquièrent une « méthode » : « Après plusieurs mots-vedettes, les élèves ont acquis une méthode, ils ont compris que le lexique s’organise » (Bilan FC, janvier 2017, Karine, TPS-PS), « Avec les trois questions : Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il fait ? Comment il est ?, les élèves ont catégorisé [les mots] tout de suite, ils ont la méthode maintenant » (Bilan FC, mai 2016, Karine, PS).
23Les élèves réinvestissent ce savoir-faire : « Ils ont classé et sous-classé sans l’aide de l’enseignante : poissons dans la mer et pas dans la mer, avec des dents et sans dents puis, ils ont fait : dans la mer et sans dents, dans la mer avec des dents, etc. Les élèves ont ainsi croisé les critères de classement » (Bilan FC, mai 2016, Marie-Élodie, PS-MS). Sandra déclare également : « Les élèves ont acquis une méthodologie de recherche pour comprendre le sens des mots » (Bilan FC, mai 2017, Sandra, MS-GS). Elle donne l’exemple d’une de ses élèves de 5 ans qui, pour connaitre le sens d’un mot, cherche désormais systématiquement un mot de la même famille : obscur vs obscurité, nageoire vs nager, quitte à le remettre en contexte quand cela lui est utile : mangeoire vs pour manger, flottante vs qui flotte, groupés vs on est en groupe. Sandra reconnait toutefois que cette stratégie a ses limites pour un élève de cet âge : « Parfois retrouver une racine est difficile comme mobile dans immobile. »
24Les enseignants sont unanimes sur le fait que, dès le plus jeune âge : « Comprendre que le vocabulaire est organisé, c’est plus important qu’apprendre des listes de mots » (Bilan FC, juin 2018, Andréa, CP). Pour appuyer son propos, Andréa donne cet exemple avec FERME [verbe] : « Ils ont vu le préfixe négatif dé avec déboutonner, déboucher, débloquer, ce qui leur a fait créer le mot déclôturer. » Refaire l’expérimentation plusieurs fois en classe est un avantage pour les élèves : « Ils ont déjà cette habitude de manipuler les mots, de s’interroger sur les mots, de voir que le mot c’est pas seulement quelque chose qu’on entend, qu’il a une forme écrite, qu’il peut être catégorisé. Voilà, qu’un mot, il y a plein d’autres choses autour. Et ça même en petite section, même s’ils sont petits, ça sert à quelque chose » (Verbatim, 2018, Morgane, PS-MS).
25Nul doute que reproduire l’expérimentation plusieurs fois dans l’année aide les élèves à acquérir ce savoir-faire.
26Les enseignants déclarent que ce travail est bénéfique pour eux parce qu’il remet en question leur façon de penser l’enseignement du lexique, comme le déclare Karine : « Je n’ai jamais été aussi loin avec les mots » (Bilan FC, janvier 2017, Karine, TPS-PS). Par ailleurs, le choix du mot-vedette demande réflexion : « L’an passé, je me suis ramassée sur le mot ÉCOLE, mais pas avec PAPILLON, car j’ai fait un élevage de chenilles dans la classe et ils les ont vues, mesurées. Les élèves ont besoin de toucher, manipuler et cette année, j’ai choisi GRAINE » (Bilan FC, janvier 2017, Karine, TPS-PS). Concevoir l’enseignement du lexique est à mettre en adéquation avec l’âge des élèves, leur motivation : plus les élèves sont jeunes, plus ils ont besoin d’expérimenter, de manipuler.
27Les enseignants plébiscitent le faible nombre de phases du protocole, car il laisse la place à l’inventivité : « Elle [la chercheuse] avait en gros quatre étapes et c’était très clair et ça permettait justement de rajouter plein de choses. Si elle avait donné un chemin qui était plus long, ça aurait été plus compliqué » (Verbatim, 2018, Roxane, GS). Lors du bilan en formation continue en juin 2018, tous ceux qui ont expérimenté le mot-vedette soulignent la « richesse du dispositif et la liberté du maitre ».
28Les enseignants ont mesuré que l’acculturation devient une question centrale dans ce dispositif. En effet, le rôle primordial des albums, des chants, des films, des illustrations est souligné, surtout dans les écoles situées dans des réseaux d’éducation prioritaire, là où les élèves ont peu de représentations : « Pour le mot AUTOMNE, un élève a dit : “c’est de l’eau” et un autre : “c’est des chansons [référence à une comptine sur l’automne, apprise en classe]”, alors j’ai pris des photos dans la cour avec les feuilles qui tombent, les élèves ont gouté les fruits d’automne, ils ont vu les animaux dans les livres documentaires et, ensuite, j’ai eu beaucoup de mots » (Bilan FC, janvier 2017, Valérie, MS). Quant à Sandra, pour recueillir les représentations sur le mot LOUP, elle projette de petits films : « Avec ce travail sur le loup à partir de documentaires, les élèves ne sont pas restés, comme l’an passé, sur la description du loup et ils n’ont pas référé au loup des contes, ils ont produit plein de mots » (Bilan FC, mai 2017, Sandra, MS-GS).
- 6 L’enseignante a posé des questions de compréhension, à la suite de la lecture de Une si petite grai (...)
29La phase de catégorisation a obligé les enseignants à se questionner sur leurs manières de l’aborder. De ce fait, certains se remettent en question : « Pour GRAINE, je me suis trompée, je suis allée sur de la compréhension de texte6 et pas sur la catégorisation » (Bilan FC, mai 2016, Carol, GS). D’autres prennent des décisions : « Je n’ai pas catégorisé les adjectifs avec FERME, car “comment est la ferme ?”, ce n’était pas productif » (Bilan FC, mai 2016, Ludovic, MS). D’autres encore transfèrent une démarche appliquée à la lecture des textes pour aider les élèves à accéder à du lexique et à catégoriser : « Pour PAPILLON, j’ai suivi ce que Cécile [la conseillère pédagogique] a dit en formation continue : donner aux élèves une intention de lecture quand on lit. J’ai transféré pour la vidéo. J’ai donné aux élèves une intention d’écoute pour repérer comment est le papillon, puis on a fait une deuxième écoute pour repérer que fait le papillon, afin de répondre à la maitresse quand elle arrête la vidéo et, ainsi, on peut remplir l’affiche » (Bilan FC, mai 2016, Sandra, MS-GS). En pointant de cette façon l’univers référentiel associé au papillon, Sandra permet aux élèves d’accéder à des termes spécifiques relatifs au mot-vedette et, conjointement, de les catégoriser.
30Le recueil de mots soulève le problème de l’affichage et de son rôle : « L’affichage doit être utile aux élèves et il faut donc réfléchir aux formes qu’il doit prendre » (Bilan FC, janvier 2017, Roxane, GS). Certains s’autocritiquent même à ce sujet : « Je ne suis pas satisfaite car l’affichage ne peut pas être réutilisé par les élèves » (Bilan FC, mai 2016, Carol, GS) ou encore : « Pour ARBRE, j’ai fait des erreurs : j’ai fait l’arbre chez moi, je l’ai fait très grand, il y a beaucoup trop de vocabulaire » (Bilan FC, mai 2016, Valérie, MS). Lors des regroupements, un débat a eu lieu au sujet de la récolte des mots et la question s’est posée ainsi : l’enseignant doit-il « imposer » tous les mots associés au MV ou guider les élèves dans l’évocation des mots liés au MV ? Les réponses ont été en faveur du guidage (5.2).
31Une idée phare ressort de ces échanges entre professionnels : il faut revenir sur les mots-vedettes et le lexique qui les accompagne. Des conseils sont donnés : expérimenter le dispositif plusieurs fois dans l’année, faire des bilans réguliers avec les élèves, confronter les catégorisations des différents affichages, « afin de faire vivre ces catégories tout au long de l’année » (Bilan FC, juin 2015, Roxane, GS). Comme le déclare Eva : « Il faut faire des liens entre les mots sinon les mots ne résonnent pas entre eux » (Bilan FC, mai 2017, Eva, CE2). Et surtout, il faut « rester ambitieux et exigeant, ne pas se contenter de faire le protocole pour le protocole » (Bilan FC, mai 2016, Carol, GS).
32Ces témoignages nous montrent des enseignants réfléchissant à leur manière d’enseigner le lexique, mais on constate aussi une meilleure connaissance des éléments lexicaux sur lesquels peut porter l’apprentissage.
33De cette approche nouvelle pour enseigner le lexique a découlé une prise de recul, comme le montre cet échange, extrait du Verbatim (2018). À la question de la formatrice : « Et qu’est-ce qui a changé alors, parce que tu dis au début : “j’y arrivais pas” », trois enseignantes de maternelle d’une même école répondent :
Sandra : C’est prendre du recul, te dire : « Ça, ça marche pas comme ça, en réadaptant on peut arriver à quelque chose. »
Roxane : En fait, tu réadaptes automatiquement. Tu te dis pas, enfin moi je me suis pas dit : « Alors là je vais faire ça » et là, naturellement, ça s’impose à toi.
Morgane : Parce que tu arrives à avoir du recul et tu as l’expérience.
34Cette prise de recul les autorise désormais à parler devant le groupe de leur nouvelle façon de fonctionner et de ce fait, à s’autocritiquer : « Pour moi, c’est vrai, je ne questionnais pas trop mes élèves, j’étais plus dans la transmission de savoirs, et là en fait, oui, on peut leur poser des questions et oui, ils ont des réponses et pas forcément des réponses qui sont à côté » (Verbatim, 2018, Valérie, MS). Elle témoigne aussi de leur désir de se former : « J’ai progressé sur certains points : écoute des réponses de l’enfant, acculturation. Mais j’ai encore beaucoup à apprendre ou à appliquer » (Verbatim, 2018, Karine, PS).
35Leur regard s’est détourné d’eux-mêmes et s’est porté sur les élèves : les enseignants se sont adaptés aux élèves et non l’inverse. Cette adaptation touche toutes les phases du protocole. En premier lieu, ils se laissent guider par la classe : « Selon ce qui ressort lors des représentations, on va dans telle ou telle direction pour étudier le mot-vedette » (Marie-Ève, CP, FERME). Ce changement de point de vue leur fait entrevoir de nouvelles pistes d’exploitation : « On recherche, on tâtonne, on modifie au gré de ce qu’ils disent : on n’avait pas anticipé tous ces verbes » (Muriel, CP, FERME). En second lieu, ils s’adaptent à la catégorisation proposée par les élèves : « Dans ma tête, je voulais catégoriser grammaticalement et eux, sémantiquement alors j’ai suivi » (Virginie, CE1-CE2, DOUCEUR). Ils adoptent la façon dont la classe organise le lexique : « J’ai été obligée d’élargir mon champ d’action en abordant le champ lexical en cours de protocole : les élèves proposaient des animaux de la ferme en même temps que des animaux marins. J’ai donc catégorisé : animaux marins, animaux de la ferme et autres » (Sophie, MS, MER). Ce ne sont plus les enseignants qui donnent les réponses, ce sont les élèves qui argumentent : « Pour la catégorisation, j’ai questionné, interrogé le groupe pour validation, relu systématiquement, pour chaque proposition d’élève, les questions qui permettent la catégorisation. Les élèves ont fait des propositions, ont argumenté leur choix. C’est très intéressant et riche d’un point de vue cognitif » (Sophie, MS, MER). Comme on le constate, s’engager dans le dispositif questionne les enseignants sur leur posture. Morgane insiste d’ailleurs sur ce point lors de l’entretien : « Moi, ce que je trouve important, c’est que ces outils-là [le mot-vedette] nous amènent à nous questionner nous-mêmes et à nous demander comment je peux changer mon positionnement. Moi c’est ça qui est le plus important, plus que l’outil. C’est ce que l’outil va créer comme questionnement en moi. […] La phase la plus importante, c’est ce que tu remets en question chez toi et que tu améliores » (Verbatim, 2018, Morgane, PS).
36Une de ces remises en question a porté sur la prise en compte du facteur temps : « Le dispositif est pour moi comme un arrêt sur image : on se pose un moment et on creuse un mot avec les enfants. On prend rarement ce temps-là le reste du temps, emportés par nos habitudes de fonctionnement » (Verbatim, 2018, Valérie, MS). Se laisser du temps, c’est aussi en laisser à l’apprentissage, au risque de chercher comment s’en sortir : « On se rend compte petit à petit de jusqu’où on peut aller. La recherche pour INDICE fut difficile à arrêter, car il y a eu une foule de mots : indice, coupable, suspect, preuve, soupçonner et il n’y a pas de fin » (Bilan FC, juin 2018, Guillaume, CE1). Écouter les élèves, suivre les pistes qu’ils donnent en a ainsi parfois déstabilisé certains, mais tous ont donné du temps aux apprentissages : pour acculturer, recueillir les représentations, construire des affiches afin qu’elles deviennent des outils au service des élèves.
37En conséquence, les enseignants ont pris en compte toutes les réponses des élèves, sans en rejeter aucune : quand un élève a proposé « dresser des jeux vidéo », l’enseignante a demandé à l’enfant ce que cela signifiait (Céline, CP, DRESSER). Ils ont cherché à entrevoir la façon de faire des élèves. Ainsi Roxane, en observant sa classe de 5-6 ans au moment de produire une phrase à l’écrit, a touché du doigt le fait que la catégorie grammaticale du mot à insérer a un impact sur le choix effectué par l’enfant au moment d’écrire. Elle l’explique : « Avec PAYS, l’élève pour écrire sa phrase choisit son mot mais selon la catégorie, il a du mal à faire sa phrase : il veut vite l’utiliser. Il veut commencer avec le mot, exemple : il est plus facile de mettre un substantif comme planète en début de phrase, mais ça ne marche pas avec froid. Pour le verbe, on peut mettre un petit sujet devant : il et le verbe se trouve alors en début de phrase. C’est plus difficile avec un adjectif : les élèves sont bloqués et ils mettent le mot froid le plus tôt possible : il fait froid » (Bilan FC, juin 2015, Roxane, GS). Et par un effet de balancier, cette curiosité sur le fonctionnement des élèves les amène à s’interroger sur leurs propres usages de la langue. Sandra cherche la différence de sens entre ces deux adjectifs : craintif / effrayé et entre : comprimé / compressé / serré ; elle se questionne sur la nature grammaticale des réponses à la question : « Comment est le loup ? » : il est chassé, il vit regroupé / il vit isolé / il est expulsé. Est-ce des adjectifs ou des verbes ? (Bilan FC, mai 2016, Sandra, MS-GS)
38Ce long chemin, pour modifier sa posture, a demandé aux enseignants, le plus souvent, de ne pas travailler seuls, mais en équipes, au sein d’une même école et parfois sur le même mot-vedette (cf. annexe 2) : « On a mutualisé nos démarches » (Bilan FC, janvier 2017, Sophie et Eva, CE2). Cette collaboration rassure : « Ce qui était intéressant aussi, c’est que toute l’école était investie dans la formation et c’était plus facile, on pouvait échanger, tu te sentais pas toute seule et du coup, pas démunie » (Verbatim, 2018, Morgane, PS-MS). En conséquence, certains vont même jusqu’à prendre des risques, en abordant des thématiques plus complexes (comme ÉMOTIONS, Karine, CP) ou en se risquant à choisir des verbes (comme TOLÉRER, Anaïs, CM1). Ces praticiens peuvent le faire parce que le partage est possible : « Après la mise en place du mot-vedette, nous avons pu échanger sur la façon dont chacune menait le protocole de son côté, et nous avons pu nous inspirer des pratiques individuelles des collègues » (Verbatim, 2018, Valérie, GS).
39Dans un effet de balancier, le dispositif du mot-vedette a modifié chez les enseignants leur posture professionnelle. Ils se sont interrogés sur leur façon d’enseigner et ont laissé les élèves les guider : ils ont senti toute l’importance de prendre en compte toutes les réponses et d’essayer de les comprendre. Ils se sont nourris des pratiques des autres.
40Le protocole lié au dispositif du mot-vedette n’est en fait qu’une amorce, une base pour travailler d’une autre manière le lexique en classe.
41Pour les élèves, le dispositif du mot-vedette sert de catalyseur pour développer leur compétence lexicale et acquérir un savoir-faire pour questionner les mots, ce qui ne peut que les aider quand ils seront face à de nouveaux mots. Les élèves prennent du plaisir à travailler ainsi : ils s’écoutent, organisent le lexique, produisent, argumentent et se questionnent.
42Dans un effet de balancier, le dispositif interroge aussi les enseignants sur leur façon d’appréhender l’apprentissage du lexique et de ce fait, de concevoir leur enseignement. Il les conduit à détourner leur regard d’eux-mêmes et à le poser sur leurs élèves. Il les amène à vouloir échanger sur leurs pratiques et à travailler en équipes.
- 7 « Mettre les mots en bouche » : expression empruntée à Boisseau (2005, p. 293).
43En conséquence, les enseignants deviennent plus aptes à évaluer le développement de la compétence lexicale de leurs élèves et les élèves, curieux de « mettre les mots en bouche7 ».