1Nous aborderons dans cet article, de façon exploratoire, la question du genre discursif académique en langue des signes française (dorénavant LSF) dans les travaux universitaires. La matière réflexive que nous partagerons dans cet article a émergé et s’est étoffée au fil des années autour de l’immédiateté de terrain à laquelle nous avons été confrontées dans notre expérience d’enseignantes — intervenantes sourde et entendante, respectivement en pédagogie et en linguistique — auprès de publics sourds, futurs formateurs de LSF. Si nous proposons de parler de réflexion exploratoire, c’est que d’une part cette question est relativement peu traitée dans les recherches linguistiques, et que d’autre part les ressources linguistiques et didactiques en LSF sur ces questions sont relativement peu nombreuses. Or, l’actualité de cette question sur le terrain scolaire, universitaire et dans les centres de formation offre aux enseignants/formateurs des défis didactiques multiples et quotidiens, eux aussi très peu renseignés dans la littérature, à notre connaissance. Nous proposons donc cette réflexion exploratoire avec tout l’intérêt d’une première formalisation de nos réflexions, hors de la temporalité imposée par l’urgence didactique. Mais aussi avec les limites que représente le figement de cette réflexion à un instant T ou plus justement la déconnexion avec la matérialité sociolangagière et sociodidactique du terrain dans laquelle elle continue de se façonner et de s’étoffer progressivement dans nos pratiques enseignantes.
2Précisons que la formation de ces futurs formateurs de LSF est donnée intégralement en LSF. Elle s’articule autour des contenus théoriques et pratiques liés à la pédagogie, à la linguistique et à la culture générale (psychologie, histoire et identité sourde). Elle accueille des publics en reprise d’études, aux bagages linguistiques (en français et en LSF), scolaires et professionnels divers. Pour la majorité d’entre eux, non exposés formellement à la LSF dans leurs parcours scolaires, cette formation est leur première expérience académique et universitaire en LSF, ainsi que dans les champs disciplinaires de la linguistique et de la pédagogie. Ainsi, du fait que cette formation se donne en LSF directement et qu’elle vise un métier où la LSF est la langue de travail et l’objet de celui-ci, elle est à priori pleinement accessible aux publics sourds. Toutefois, dans les faits, cette première expérience académique en LSF confronte les étudiants sourds à des genres discursifs relativement nouveaux pour la plupart d’entre eux, tant pour l’accès aux savoirs, que pour leur appropriation et leur restitution en LSF.
3C’est donc dans ce contexte que nous pourrions qualifier d’urgence didactique de professionnalisation des formateurs en exercice et futurs formateurs de LSF, que nous avons tissé nos tâtonnements réflexifs, didactiques et sociolinguistiques, autour du genre académique en LSF. Ces tâtonnements ont émergé non pas dans une perspective de linguistique descriptive visant à comprendre un phénomène du fonctionnement de la langue, mais prioritairement des productions des locuteurs sourds dans les dynamiques recherche-action-formation de la linguistique appliquée. Ces dynamiques sont façonnées elles-mêmes en lien direct avec l’évolution progressive de cette formation dont les contenus, les compétences visées et les évaluations se sont adaptées à un contexte social, législatif et référentiel de l’enseignement de la LSF lui‑même en tâtonnement. Précisons en outre que les aspects méthodologiques de la littéracie universitaire ne faisaient pas partie des contenus de la formation telle qu’elle a été élaborée à sa création.
4Notre questionnement empirique sur le genre discursif académique en LSF part donc de ces réalités de terrains et rejoint ainsi les réflexions actuelles menées dans le champ émergent des travaux sur la littéracie universitaire, à savoir les difficultés des étudiants entendants à accéder aux écrits universitaires et à s’approprier leurs caractéristiques discursives. Tous ces facteurs incitent à envisager les nécessités d’acculturation « aux discours universitaires en tant que nouvel environnement de communication » (Pollet et coll, 2010, p. 61) et les enjeux didactiques de la littéracie universitaire pour accompagner, par des dispositifs méthodologiques, ces trajectoires d’acculturation. Dans un premier temps, nous recontextualiserons notre réflexion sur le genre discursif académique dans une approche sociolinguistique et sociodidactique de la littéracie universitaire en LSF, pour mieux cerner les enjeux d’acculturation pour les étudiants sourds. Dans un second temps, nous préciserons en quoi les phénomènes discursifs sur lesquels nous nous focaliserons dans la suite de l’article constituent des phénomènes de ruptures discursives interculturelles entre les pratiques langagières initiales des étudiants et les pratiques langagières académiques. Enfin, ces ruptures constituent selon nous des enjeux discursifs centraux dans l’acculturation des étudiants sourds à la littéracie universitaire en LSF. Leurs analyses nous permettront ainsi de circonscrire les premiers contours du genre discursif académique dans cette langue.
- 1 Loi no 2005-102 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des (...)
5À notre connaissance, le genre académique dans les langues signées (dorénavant LS) n’a été que très peu étudié dans la littérature internationale. Les quelques articles qui en font mention sont exploratoires et ont tenté de dégager des spécificités linguistiques (Ross & Berkowitz, 2008 ; Valli et coll., 2005). Les réflexions amorcées plus récemment à l’université Gallaudet sur l’ASL (Bahan, 2016 ; Harris, 2016, 2012) ouvrent des perspectives didactiques pour l’acculturation des étudiants aux exigences académiques en ASL (American Sign Language). Toutefois ces recherches reconnaissent que les caractéristiques linguistiques, discursives, stylistiques en ASL académique restent très largement à définir. Par ailleurs, la majorité des recherches à l’international qui se sont intéressées aux compétences académiques des locuteurs sourds se sont davantage focalisées sur les compétences/difficultés des publics sourds dans la langue vocale écrite. À notre sens pourtant, la question du genre académique, en LS en général et en LSF en particulier, représente un enjeu central : d’une part pour la professionnalisation des formateurs de LSF et, d’autre part, pour l’enseignement de et en LSF à un niveau universitaire et plus largement à un niveau professionnel, compte tenu notamment des exigences référentielles du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR). En outre, cette question est également centrale pour la mise en place d’une accessibilité effective des formations universitaires, comme le prévoit la loi de 20051, afin de garantir l’égalité des chances et de favoriser la réussite académique des étudiants sourds signeurs, de façon générale.
6La perspective que nous adoptons dans cet article ne sera pas celle de certaines approches de l’analyse du discours qui visent un formalisme descriptif, cherchant à répertorier les traits distinctifs d’une catégorie discursive particulière. Notre perspective est sociolinguistique, en ce qu’elle envisage le genre discursif comme une pratique fondamentalement sociale qui consiste à utiliser le langage, à structurer la pensée et à agir de façon signifiante dans un groupe donné (Gee, 1989, p. 18).
7Le genre discursif académique sera considéré comme relevant des codes sociolangagiers oraux et écrits particuliers attendus, ritualisés et évalués dans le contexte scolaire, universitaire, professionnel (Duff, 2010, p. 175).
8Le genre discursif académique est ainsi à inscrire plus largement selon nous dans le champ de la littéracie académique.
- 2 Voir notamment la définition proposée par Ruel et Alaire (2018) dans leurs travaux sur les probléma (...)
9À la suite de Duff (2010) et d’autres chercheurs (Bahan, 2016 pour l’ASL ; Gee, 2011 ; Harris, 2012), et compte tenu des définitions récentes de la littéracie dans la prise en compte des problématiques d’accessibilité dans d’autres domaines2, il nous semble nécessaire de dépasser la définition restrictive de la littéracie universitaire focalisée sur les compétences en lecture/écriture. Il convient, selon nous, d’envisager plus largement l’ensemble des ressources langagières, orales et écrites, impliquées et nécessaires pour le traitement de l’information dans le contexte universitaire : la construction du sens, l’accès aux savoirs et le développement de connaissances et compétences nouvelles.
10C’est dans cette acception large que nous situons notre réflexion sur le genre discursif académique en LSF, langue orale par essence, comme composante à part entière de la littéracie universitaire des étudiants sourds. S’agissant en l’occurrence de futurs formateurs de LSF, pour lesquels la LSF est non seulement la langue de travail mais aussi l’objet de celui-ci, et considérant que, par ailleurs, la formation se donne intégralement en LSF, la littéracie académique se forge, pour ce public spécifique, en majeure partie en LSF et par la LSF. L’acculturation aux pratiques littéraciques académiques en LSF conditionne ainsi l’accès aux savoirs, et fait donc partie intégrante du processus de formation des futurs formateurs de LSF :
Learning at university involves adapting to new ways of knowing: new ways of understanding, interpreting and organising knowledge. Practices of academic literacy are central processes through which students learn new subjects and develop their knowledge about new areas of study. Meanings are not simply given by the texts that students encounter during their studies but are created through a particular set of literacy practices. (Léa, 1998, p. 158)
- 3 Le discours primaire correspond aux types de discours des instances premières de socialisation. Le (...)
11Au-delà du contexte universitaire, on rejoint ici la définition que donne Cummins (2008) de la compétence académique (cognitive academic language proficiency) désignant la compétence à comprendre et à exprimer des concepts et des idées de façon pertinente pour réussir à l’école. Cette compétence se distingue de la compétence conversationnelle (basic interpersonnal communicative skills). L’écart entre ce que Gee (1989)3 nomme par ailleurs discours primaire et discours secondaire est particulièrement marqué pour les étudiants sourds que nous accueillons, compte tenu de leurs trajectoires diverses de socialisations langagières, en français et/ou en LSF, familiales, scolaires, professionnelles, etc., qui les ont très peu confrontés à des pratiques académiques en LSF, que ce soit des cours de ou en LSF. Les caractéristiques sociolinguistiques de ce public donnent encore plus de poids à l’appréhension du langage académique comme l’acquisition de nouvelles activités langagières, par le biais de nouvelles ressources, pour atteindre de nouveaux objectifs :
Learning academic language is not learning new words to do the same thing that one could have done with other words; it is learning to do new things with language and acquiring new tools for these purposes. (Nagy & Townsend, 2012, p. 93, cité par Gottlieb & Ernest-Slavit, 2014, p. 2.)
12En partant de cette acception, les difficultés des étudiants sourds à s’approprier les codes sociolangagiers académiques, notamment dans les tâches de restitution/ appropriation des savoirs, seront envisagées non pas sous le prisme du « paradigme déficitaire » (Meynard, 2013), mais plutôt pour identifier les nécessaires acculturations à la littéracie universitaire en LSF envisagée « comme source et moyen de construction-diffusion du savoir » (Pollet, 2001, p. 27). Nous rejoignons ainsi Delcambre et Lhanier-Reuter (2010, p. 4-5) dans leur
[…] perspective pragmatique, en décrivant les pratiques et les usages de la langue et des discours en contexte et en situant les besoins langagiers en relation avec des situations de communication spécifiques à l’enseignement supérieur et aux modes d’accès aux savoirs qui y sont pratiqués.
- 4 « […] la notion d’empowerment réfère à “la possibilité pour les personnes ou les communautés de mie (...)
13Précisons que l’acculturation des étudiants sourds au genre académique n’est pas seulement une condition de leur réussite universitaire, mais, plus largement, un enjeu essentiel dans leur devenir professionnel : s’acculturer aux champs disciplinaires de la linguistique et de la pédagogie est un préalable nécessaire à leur autonomisation en tant que futur professionnel, à l’appropriation des outils et des ressources existantes et à venir, à l’émergence d’une réflexivité sur leurs pratiques, et à leur empowerment4 professionnel plus globalement. Précisons, en outre, que ces futurs formateurs vont avoir à enseigner la LSF, comme le prévoit le CECR, dans l’ensemble de ses variations discursives, stylistiques, sociolinguistiques, et ce pour des objectifs professionnels spécifiques (interprètes, enseignants, professionnels du secteur de la santé, du secteur social, culturel, etc.). Ajoutons par ailleurs que les évaluations en LSF, certifiantes, qualifiantes ou diagnostiques (bac LSF, Diplôme de compétence en langue, évaluation de niveau, etc.), demandées par les institutions (professionnelles et universitaires), se réfèrent également toutes aux exigences du CECR et demanderont à ces futurs formateurs également de pouvoir mobiliser la LSF dans l’ensemble de ces variations pour positionner les acquis des apprenants. Le genre académique comme maitrise (socio)linguistique et discursive constitue donc une composante centrale dans leur compétence en littéracie avancée pour leur insertion professionnelle future (Duff, 2010).
14Nous nous intéresserons aux éléments de rupture avec les attendus universitaires, observés dans les travaux universitaires en LSF des étudiants. Ces éléments de rupture peuvent être définis comme les traces qui relèvent d’une certaine forme d’interculturalité, au sens de Marandon (2003, p. 266) :
Il y a donc situation interculturelle dès que les personnes ou les groupes en présence ne partagent pas les mêmes univers de significations et les mêmes formes d’expression de ces significations, ces écarts pouvant faire obstacle à la communication. […] [ces situations de] rupture culturelle [sont] liées à divers types d’appartenance (ethnie, nation, région, religion, genre, génération, groupe social, organisationnel, occupationnel, en particulier).
15Ces éléments de rupture sont révélateurs de la non-familiarité des étudiants avec les attendus académiques, attendus qui peuvent parfois entrer en conflit avec les façons habituelles de construire et de restituer leurs connaissances (Léa, 1998). Quand nous parlons « d’attendus » académiques, nous référons à la définition que nous avons développée du genre discursif académique à la suite de Gee (1989) et de Duff (2010) (voir 2.2). Nous nous attacherons donc à mettre en évidence les ruptures interculturelles récurrentes entre les pratiques discursives habituelles des étudiants (compétence conversationnelle, voir 2.4) et les pratiques discursives académiques spécifiques aux travaux universitaires (compétence académique, voir 2.4).
16Dans la perspective exploratoire qui est la nôtre, nous avons fait le choix, pour les besoins de l’article, de nous appuyer sur une collection de phénomènes discursifs caractérisant des ruptures avec les tâches discursives visées, récurrentes dans les trajectoires d’appropriation discursives du genre académique. Les exemples qui seront cités dans l’article sont glanés dans les nombreuses vidéos que nous avons recueillies au fil des années auprès des différentes promotions de cette formation, à différentes étapes de préparation de ces travaux universitaires. Nous tenons à préciser que si le « discours de lamentation » fataliste ou encore la « thèse du handicap linguistique », pour reprendre les mots de Pollet (2012, p. 8), a longtemps prévalu dans les regards portés sur la littéracie universitaire des étudiants entendants et les dispositifs de remédiation, il en est de même pour le regard porté sur les compétences des publics sourds. Bien que la maitrise de la langue puisse avoir tout son intérêt par ailleurs s’agissant de futurs formateurs de LSF et qu’elle constitue un autre défi didactique auquel nous nous attelons dans nos pratiques enseignantes, ce n’est pas l’objectif de notre article. Nous privilégions ici le questionnement des pratiques discursives en LSF en lien avec l’appropriation et la restitution des savoirs et savoir-faire disciplinaires et professionnels, qui requièrent d’intégrer le(s) genre(s) discursif(s) académique(s) spécifique(s).
17Les ruptures discursives analysées sont extraites de certains travaux universitaires en LSF que les étudiants, futurs formateurs de LSF, ont à effectuer au cours de l’année dans le cadre de leur formation.
18Le rapport de stage vidéo consiste en une analyse réflexive du stage d’observation effectué pendant une semaine dans un centre de formation, en lien avec les contenus linguistique et pédagogique abordés dans la formation. Ces rendus vidéos permettent d’avoir accès à la manière dont les étudiants investissent une analyse réflexive critique qui nécessite de mettre en perspective des pratiques d’enseignement qu’ils ont pu observer durant leurs expériences de stage avec les contenus théoriques abordés dans la formation.
19Les étudiants doivent réaliser une recherche durant l’année sur une problématique linguistique de leur choix. Ils présentent à la fin de l’année leurs travaux lors d’un séminaire ouvert au public. La préparation du séminaire fait l’objet d’entrainement devant le groupe à différentes étapes de maturation de leur projet ainsi que de rendus vidéos du discours préparatoire dans le cadre de tutorat à distance, qui donnent lieu à des retours correctifs vidéos. La préparation du séminaire permet d’avoir accès à la manière dont les étudiants investissent une réflexion métalinguistique en et sur la LSF, en réinvestissant les concepts et les outils d’analyse de la linguistique.
20Nous analyserons les ruptures discursives selon trois axes plus particulièrement :
-
apprivoiser l’oral universitaire : un oral formel, monologué, planifié ;
-
apprivoiser la réflexivité pour l’analyse des pratiques professionnelles ;
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apprivoiser une démarche métalinguistique en et sur la LSF.
21Dans l’ensemble de ces travaux universitaires en LSF, présentation orale ou rendus vidéos, l’une des difficultés récurrentes des étudiants est d’apprivoiser l’oral en LSF comme support de travail, en intégrant les spécificités liées à un oral universitaire nécessitant planification, organisation, préparation et entrainement préalable.
22Ces difficultés à planifier son discours sont assez manifestes dans leurs premières restitutions de travaux/recherches personnel(le)s ainsi que dans leurs premières simulations d’enseignement. Si le support écrit (diaporama, tableau synthétique pour l’élaboration des séquences pédagogiques, prise de notes pour la synthèse) a fait l’objet d’un travail de préparation, le discours en LSF accompagnant semble être « traduit » en direct sans aucune préparation ni planification préalable. Cette absence de planification s’observe, notamment, par des traces importantes du français (calque syntaxique, lexical, entre autres) dans le discours en LSF : linéarisation des productions en LSF traduites « mots-à-signes », traductions littérales de la morphologie du français (le français écrit « pro-oraliste » étant par exemple interprété en LSF par les signes PROFESSIONNEL ORALISTE), qui occasionnent des traductions malencontreuses, voire des contre-sens.
23De manière plus générale, les premières présentations orales ou rendus vidéos résultent souvent d’une production sur le vif, d’un oral spontané qui porte les traces du genre conversationnel, une sorte d’oral décomplexé, informel et interactif. La décontextualisation par rapport à la situation d’interaction immédiate est une abstraction difficile à appréhender pour les stagiaires. Ainsi, dans leurs rendus vidéos, notamment pour la préparation du séminaire de linguistique, les salutations ritualisées ou des précisions introductives (‘bonjour nom-formateur ça va ?, désolée pour x raison je t’envoie mon travail en retard’) sont très souvent présentes, ainsi que les commentaires adressés au formateur, commentaires méta-discursifs sur le discours accompagnant plutôt qu’un entrainement au discours lui-même.
24Les tâches vidéos d’entrainement, le « faire comme si », consistant à préparer un discours pour une autre situation interactionnelle (le jour du séminaire, par exemple) sont difficiles à investir pour les stagiaires au début de la formation. Précisons que l’entrainement vidéo à la formulation des consignes ou d’explication sur un point de grammaire à destination des apprenants les confronte à la même difficulté de projection dans une situation interactionnelle (production adressée et adaptée aux apprenants) qui ne correspond pas à la situation immédiate. Les représentations que semblent se faire les étudiants de la tâche discursive associée à ces présentations et à la préparation vidéo de celles-ci apparaissent donc en rupture avec la tâche discursive de ces oraux universitaires, à savoir un discours monologué, décontextualisé, adoptant un registre formel.
25Les ruptures stylistiques dans les termes choisis renforcent cette hypothèse de la difficulté des étudiants à se représenter et à intégrer les spécificités d’un oral académique en LSF. Comme en témoignent les extraits de commentaires, glanés dans différents travaux, listés dans l’exemple 5, les étudiants recourent, dans leurs travaux universitaires, à des expressions relevant du registre informel voire familier.
(5)
[ORGANISATION BORDEL] ‘l’organisation c’est le bordel’
[LANGUE PAUVRE MINABLE] ‘c’est une langue pauvre, minable’
[DÉCROCHER] ‘j’ai décroché’
[EXPÉRIENCE WAHOU RICHE] ‘c’est une expérience wahou, riche’
- 5 [PAF-successif] a le statut de connecteur en LSF et indique la succession comme puis en français, m (...)
26Par ailleurs, le manque de planification, d’organisation et d’entrainement préalable est marqué également au niveau discursif. Les éléments de structuration du discours sont peu présents. On note une sur-utilisation des signes chronologiques : MAINTENANT, APRÈS, PAF-successif5, METTRE-DE-CÔTÉ. Les pratiques discursives semblent se construire autour de juxtapositions ou accumulations de bribes discursives (sur-utilisation du signe AUSSI) sans structuration référentielle effective (spatialisation, énumératif, marqueurs de cohésion).
- 6 « La compétence sociolinguistique renvoie aux paramètres socioculturels de l’utilisation de la lang (...)
- 7 « Le mot “registre” renvoie aux différences systématiques entre les variétés de langues utilisées d (...)
27Ces éléments de base de l’organisation discursive, cohérence et cohésion, font partie des compétences que ces futurs formateurs vont devoir transmettre aux apprenants à tous les niveaux et dès le niveau A1 (CECR, 2002, p. 98). Par ailleurs, l’adaptation stylistique fait partie des compétences sociolinguistiques6 détaillées dans le référentiel du CECR, concernant notamment la différence de registre7 et plus largement l’ensemble des normes socio-interactionnelles de l’utilisation de la langue. En outre, la compétence « signer en différé » impliquant de travailler sur la compétence de l’apprenant à intégrer les spécificités de la communication vidéo différée, décontextualisée, structurée et explicite, fait partie des compétences langagières socles (produire et comprendre) du CECR-LS (2002). Ces compétences, comme l’attestent les ruptures discursives analysées, restent très largement à consolider chez les futurs formateurs de LSF.
- 8 Les réflexions récentes ouvrent de nouvelles perspectives sur la place de la vidéo en LSF — voir no (...)
- 9 Les compétences déclinées à l’écrit pour les autres langues ont, en effet, été remplacées par les c (...)
28Les difficultés dont nous avons pu rendre compte ici nous semblent s’expliquer par plusieurs facteurs liés au manque de familiarisation avec la vidéo et l’oral en LSF comme support de travail académique. Le fait que la vidéo soit utilisée au quotidien, et donc dans un registre conversationnel, comme support de communication différée (Whatsapp, Glide, etc.), rend le changement de registre d’autant plus complexe. Précisons, en outre, que l’idée selon laquelle la vidéo pour la LSF puisse être l’équivalent de l’écrit a été largement partagée, à une époque, au moins par certains chercheurs et la communauté sourde (Benoit & Flory, 2008)8, et a été légitimée par le CECR9. Toutefois, selon nous, si la vidéo couvre la nécessité d’enregistrement de traces d’une production orale en LSF, elle n’en occupe pas pour autant de fait les fonctions de l’écrit liées à l’organisation du discours telles que la décontextualisation, l’explicitation, la structuration (Schleppegrell, 2004), de sorte que ce discours soit compréhensible, de façon autonome, pour l’interlocuteur.
29Les enjeux d’une acculturation à l’oral universitaire, à la vidéo pour sa préparation et pour les rendus de travaux en LSF, nous semble rejoindre la nécessité de « secondarisation des pratiques langagières initiales » des étudiants (Jaubert & Rebière, 2002, p. 168), qui restent très largement imprégnées de leur compétence conversationnelle (Cummins, 2008), du genre primaire du discours (Gee, 1989). Le travail sur vidéo comme traces d’un oral préparé reste donc très largement à apprivoiser, pour intégrer un oral monologué, formel, décontextualisé, explicite et structuré, compréhensible en dehors du contexte interactionnel. Ces critères peuvent être identifiés comme les premiers contours discursifs du genre académique en LSF.
30Ainsi, s’agissant d’envisager les besoins d’acculturation des étudiants, les phénomènes observés nous semblent relever de deux ruptures interculturelles distinctes entre leurs pratiques initiales et le genre discursif de l’oral universitaire (ou professionnel) en LSF. Il s’agit d’une part d’apprivoiser un nouvel environnement de communication recourant à l’utilisation de supports (diaporama notamment) pour étayer l’organisation, la structuration et la planification de l’oral en LSF. Il s’agit d’autre part, pour ces futurs formateurs de LSF, d’appréhender et d’investir ses productions en LSF, comme objet de travail et de préparation, nécessitant planification, entrainement, réajustement, retravail. Cette double acculturation nécessite, selon nous, d’endosser une posture de chercheur, et ainsi à la manière du linguiste, de mettre en œuvre « une conscience réflexive » (Rinck, 2012) sur ses propres productions en LSF.
31Développer une réflexivité non seulement sur ses productions en LSF, mais sur ses pratiques professionnelles d’enseignement fait partie d’une compétence centrale visée par la formation. Cette posture de chercheur est d’autant plus pertinente pour ces futurs formateurs de LSF que l’ensemble des adaptations pédagogiques, de supports, de créations de ressources et de stratégies pédagogiques se situeront dans des tâtonnements réflexifs semblables aux démarches de recherche-action mêlant linguistique et pédagogie. Nous entendons réflexivité au sens de Vanhulle (2002) : « […] activité volontaire de la conscience, manière d’apprendre, de s’approprier des savoirs, de penser son rapport même aux objets de savoir et son agir social propres. » (p. 49)
32On retrouve chez les étudiants sourds, comme chez d’autres étudiants entendants futurs enseignants, une certaine résistance à la réflexivité, comme l’ont bien décrit Altet et coll. (2013, p. 10). Quand ils arrivent en formation, ils sont assez déstabilisés par le fait que l’on ne fournisse pas des outils, des méthodes, des progressions pédagogiques prêts à l’emploi. C’est souvent avec un investissement hésitant qu’ils s’engagent dans l’élaboration du bagage qu’on leur propose de construire ensemble. Ce bagage n’a rien à voir avec « une mallette pédagogique bien pleine » avec laquelle ils espéraient repartir, mais contient modestement les clefs pour leur permettre, par la pratique réflexive, de se forger leurs propres outils leur permettant d’« analyser aussi bien la réalité à laquelle ils sont confrontés que leurs propres pratiques » (Maulini & Perrenoud, 2009, cité par Vanhulle, 2009, p. 201-202).
33Dans cette perspective, l’oral réflexif est notamment un critère important de la tâche discursive visée par le rapport de stage d’observation. Il implique que, dans un oral distancié de leur expérience personnelle, ils formalisent leur expérience de façon objective, l’objectivent en l’investissant comme objet d’analyse, et notamment en mettant en lien la pratique et les savoirs académiques qui ont pu leur être transmis durant la formation (Velcic-Canivez, 2006).
34Le manque d’analyse est une remarque récurrente qui ressort des évaluations des rapports de stage. Il se caractérise par des stratégies discursives spécifiques : la prédominance du genre descriptif voire narratif, la subjectivité voire l’affectivité des commentaires analytiques, la faible résonnance avec les savoirs académiques ou le peu d’étayage quand ils sont mentionnés.
35Le style descriptif voire narratif nous semble être révélateur de la difficulté des stagiaires à se distancier de leur expérience propre d’observation pour adopter une posture d’analyse exigeant distanciation et formalisation, et de sélectionner les informations pertinentes, regroupées de façon cohérente et synthétique.
36L’expérience de stage est restituée sous forme chronologique. Certains décrivent l’ensemble des détails, minute par minute, de la progression pédagogique à laquelle ils ont assisté pendant une semaine.
37D’autres vont jusqu’à mettre en scène et restituer très précisément les interactions qu’ils ont eues sur leur lieu de stage (‘j’ai rencontré le responsable, il m’a proposé ça, je lui ai répondu oui’).
38Ce manque de distanciation, d’objectivation et de formalisation est également marqué par la présence importante de commentaires teintés de subjectivité et d’affectivité (positive : ‘bien aimé’, ‘sympa’ ; ou négative : ‘déçu’, ‘dommage’).
39Ainsi, l’émotion, le ressenti, le jugement des pratiques pédagogiques observées, du fonctionnement du centre de formation, ou de la coordination pédagogique prennent le pas sur la formalisation d’arguments étayés par les apports des savoirs académiques en pédagogie. Il semble ainsi que la réflexivité ne soit que très timidement investie par les stagiaires qui semblent confondre analyse « critique » et « critique polarisée : négative ou positive » de l’expérience de stage, du centre de formation voire parfois des formateurs eux-mêmes, et non des pratiques d’enseignement, de l’ingénierie de la formation, des référentiels utilisés, etc.
40Le fait que les stagiaires aient des difficultés à formaliser leurs observations, à distancier l’expérience (ressenti), et à investir une posture analytique en tant que futur professionnel/praticien réflexif, s’explique également par la diversité des attentes : les leurs, celles de l’université, du terrain, de l’espace social, qui véhiculent des conceptions et des pratiques du formateur diversifiées (et parfois contradictoires). Une diversité qui fonde pour le futur formateur une certaine complexité, comme le souligne Vanhulle (2009), au cœur de laquelle :
[…] l’étudiant est invité à maitriser les éléments d’une identification à la profession pertinente aux attentes sociales mais aussi à opérer la synthèse critique des savoirs qui forgeront sa singularité d’acteur conscient et engagé. (p. 201-202)
41Cette complexité est peut-être encore plus présente pour les futurs formateurs de LSF, compte tenu de la reconnaissance institutionnelle relativement récente de la langue, de la profession, de la création de diplômes universitaires et de la diversité par ailleurs des pratiques d’enseignement de la LSF dans les centres de formation. De nouveaux référentiels — BO LSF no 33 (2008), CECR-LS (2002), CECR (2018) — amènent à (re)définir les contours de la profession de formateurs de LSF et par conséquent de leur professionnalisation, au-delà des seuls faits d’être sourd et locuteur de la LSF, telle que la profession s’était auparavant constituée. Cette complexité et ces contradictions peuvent s’avérer encore plus manifestes et conflictuelles — ou tout au moins devenir des éléments de rupture interculturelle (Marandon, 2003, cf. 3) — pour les stagiaires qui ont déjà une expérience d’enseignement avant d’arriver en formation, ou en parallèle lors de leur année de formation. Ces étudiants sont en effet quelque peu désarçonnés par les savoirs académiques.
42Ces analyses réflexives ancrées dans les savoirs académiques sont pourtant des clefs de voute du praticien réflexif, à même de prendre de la distance par rapport à ses pratiques, d’autres pratiques existantes, et de pouvoir les adapter au contexte, les faire évoluer et les optimiser pour favoriser l’apprentissage. Les difficultés des étudiants à intégrer un discours argumenté, analytique, réflexif, dénué d’affectivité, se retrouvent également dans les rendus de dossiers universitaires en linguistique. Ces éléments pourraient circonscrire un deuxième contour discursif du genre académique en LSF.
43Apprivoiser une démarche métalinguistique en LSF et sur la LSF implique, en effet, d’autres phénomènes de distanciation, de réflexivité et d’objectivité. Les étudiants se frottent, en début de formation, à une rupture interculturelle importante liée à la difficulté de développer une réflexion sur la langue, ou plus justement sur une des langues qu’ils utilisent au quotidien, mais sur laquelle ils n’ont jamais eu à investir formellement, dans le cadre scolaire, de réflexion métalinguistique, au-delà du savoir-faire intuitif du locuteur. En effet, certains étudiants, au début de la formation, se représentent et présentent aux apprenants le fonctionnement de la LSF et ses règles grammaticales comme allant-de-soi (‘c’est logique’, ‘c’est comme ça’, ‘c’est visuel’, ‘c’est iconique’, ‘c’est comme les films’). Leurs représentations sur la langue sont parfois fortement idéologisées, subjectives, esthétiques : beauté de la langue/des structures, pureté de la langue, résistance à l’évolution, etc.
44La recherche linguistique que doivent réaliser les étudiants dans le cadre de leur formation exige un déplacement conséquent qui a toutefois une implication directe dans l’étayage de leurs compétences pédagogiques. La démarche métalinguistique qu’ils doivent investir les incite, en effet, à transformer leurs connaissances intuitives sur la langue en savoir objectif — en réinvestissant les outils de la linguistique pour les formaliser —, transmissible aux apprenants et à transformer leur savoir-faire en savoir linguistique et en agir professoral.
- 10 Voir sur ces aspects le modèle des dynamiques iconiques et corporelles développé par Millet (2019 p (...)
45En la matière, la difficulté de ces futurs formateurs à définir et à expliquer le fonctionnement des mécanismes spécifiques à la LSF (proformes manuelle/corporelle, locus, pointage)10, autrement qu’en recourant à l’exemple, est assez révélateur de cette transformation nécessaire pour l’enseignement. En outre, la mise à distance du fonctionnement du français pour analyser la LSF est un autre obstacle récurrent : les homonymes sont un exemple assez révélateur des confusions entre LSF et français, entre signifiant et signifié.
46Or, en tant que futurs formateurs de LSF, les étudiants doivent être à même d’assurer des mouvements inévitables et incessants, dans toute situation d’apprentissage, entre l’objet thématique de la communication et le code linguistique utilisé : la bifocalisation (Bange, 1996) sur la langue comme objet et sur la langue comme vecteur des interactions. L’utilité d’une formation à la réflexivité linguistique sur la LSF constitue ainsi, selon nous, un préalable fondamental pour leur futur professionnel. Il ne s’agit pas de les former à devenir des experts linguistes, mais à assurer l’ensemble des tâches pédagogiques qui impliquent une analyse de la langue :
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expliquer le fonctionnement de la LSF aux apprenants ;
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analyser leurs productions pour assurer des tâches de correction, évaluation et remédiation ;
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contrôler sa production en tant que formateur ;
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élaborer sa progression pédagogique et des supports en lien avec les compétences linguistiques visées par le CECR.
47Nous pourrions ainsi définir un troisième contour discursif du genre académique en LSF : un oral métalinguistique sur et en LSF, doublement focalisé, sur la langue comme objet d’analyse, et sur la langue comme vecteur de construction-diffusion des savoirs.
48Les trois contours discursifs que nous avons pu identifier comme structurant les tâches discursives universitaires nous semblent un point de départ productif pour mieux envisager les besoins d’acculturation des étudiants sourds aux pratiques discursives académiques en et sur la LSF :
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Une tâche discursive formelle et monologuée à planifier ;
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Une tâche discursive réflexive mettant en regard les savoirs expérientiels et académiques ;
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Une tâche discursive métalinguistique doublement focalisée, sur et en LSF.
49L’enjeu didactique central est, selon nous, de répondre aux besoins d’acculturation par l’élaboration de dispositifs d’accompagnement susceptibles d’assurer la « secondarisation » des pratiques langagières des étudiants sourds, futurs professionnels investis dans une réflexion métalinguistique sur leurs pratiques pédagogiques et langagières universitaires, professionnelles, académiques. La formation méthodologique à la littéracie universitaire en LSF fait partie des explorations en cours dans l’évolution des contenus de notre formation.
50Poursuivre cette exploration représente, à notre sens, un enjeu fort de la professionnalisation. Il s’agit ainsi, selon nous, de poursuivre nos tâtonnements didactiques pour l’élaboration de dispositifs pédagogiques qui soient à même de nourrir la « conscience réflexive » (Rinck, 2012) de ces futurs formateurs de LSF. L’enjeu de ces dispositifs est d’accompagner les étudiants dans l’étayage d’une posture d’acteurs discursifs réflexifs autonomes, à même d’analyser à la fois les matières langagières professionnelles diversifiées auxquelles ils seront confrontés dans leurs contextes d’enseignement et leurs propres productions/pratiques, dans le champ disciplinaire de la linguistique et de la pédagogie.