Georgeta Cislaru et Thierry Olive, Le processus de textualisation. Analyse des unités linguistiques de performance écrite
Georgeta Cislaru et Thierry Olive, Le processus de textualisation. Analyse des unités linguistiques de performance écrite, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2018, 272 p.
Texte intégral
1« Comment les textes sont-ils produits ? » Pour répondre à cette question liminaire qui sert de fil conducteur à l’ouvrage, les auteurs mènent une démonstration en cinq chapitres. Les deux premiers posent le cadre de l’étude en abordant successivement les questions théoriques de la segmentation des unités linguistiques et de la performance langagière tout en présentant l’expérimentation menée. Grâce à l’utilisation de logiciels de suivi de l’écriture et d’enregistrement des frappes (key logging), les auteurs ont pu sélectionner, dans deux corpus génériquement très différents (des rapports éducatifs de la protection de l’enfance et des écrits académiques de master), les traces du processus d’écriture. Ce sont ces 12 541 jets textuels qu’ils analysent dans les deux chapitres suivants pour établir dans quelle mesure ces unités de production de textes écrits « confirment ou infirment les trois propriétés que l’on reconnaît habituellement aux structures grammaticales : la constituance, la hiérarchisation et la linéarité » (p. 88). Pour ce faire, les auteurs proposent tout d’abord, dans le chapitre 3, une typologie des bornes droites des jets textuels et ils constatent l’incidence des spécificités des genres textuels sur la manière dont le chunking en jets textuels se réalise. L’hypothèse validée ensuite dans le chapitre 4 pose que ces unités linguistiques « figent entre leurs deux bornes et actualisent de manière unitaire des structures relationnelles qui se sont installées en prévision de l’organisation textuelle » (p. 135). Enfin, le chapitre 5 propose logiquement une réflexion sur les articulations entre le processus de textualisation révélé par les jets textuels et le produit fini, le texte.
2L’originalité de la démarche repose tout d’abord sur le choix de l’observable, c’est-à-dire le processus de textualisation, qui n’est initialement pas destiné à l’observation. Pour déployer cette conception constructionnelle du texte, les auteurs ont opté pour un cadre théorique pluridisciplinaire faisant appel notamment aux apports de la génétique textuelle, de la psycholinguistique de l’écrit, de la linguistique de corpus, de l’analyse linguistique de la parole et de la linguistique cognitive. Le texte est alors envisagé dans une démarche topologique comme « un espace d’organisation discursive spécifique dont sont extraits des observables » (p. 30). En l’occurrence, ces observables sont des segments de production textuelle, les jets textuels, séparés les uns des autres par des pauses d’une durée minimale de 2 secondes qui sont ici considérées comme des marqueurs de segmentation spontanée du flux rédactionnel. Le texte étant conçu comme une unité langagière qui fait sens, il s’agit alors de saisir « la matière intermédiaire qui construit des phrases et des textes » (p. 83).
3Comme le traitement linguistique de ces segments n’a pas de cadre théorique et méthodologique prédéfini, les auteurs construisent une grille d’analyse à partir des concepts clés que sont la linéarité, la dépendance, le chunking, l’amorçage syntaxique et la schématisation de la portée sémantique. L’une des difficultés majeures auxquelles se heurte cette analyse repose sur la très grande hétérogénéité des jets textuels extraits des corpus : non seulement ces séquences sont de taille et de configuration diverses mais elles dépassent aussi les frontières du lexème et ne forment pas des unités grammaticales reconnues (par exemple : à régresser pour enfin ; silence en lui ; Elle reste convaincue qu’en). En effet, plus de la moitié des jets textuels ont un format non saturé syntaxiquement ce qui correspond aux données observées à l’oral. Or, les auteurs ont pu dégager des régularités de sélection des bornes droites de ces jets non saturés, qui révèlent ainsi des patrons syntagmatiques partagés : par exemple, la séquence X Prép apparait dans les rapports éducatifs comme séquence à portée générale, potentiellement réutilisables dans n’importe quel rapport (le placement est nécessaire pour ; sollicite des éducateurs pour ; faire des liens entre).
4Les auteurs se penchent également sur la composition interne des jets textuels en postulant que ces segments possèdent des éléments leur permettant de « s’agglomérer en une unité de performance langagière » (p. 135). Ils identifient ainsi des attracteurs de jonction qui ont la capacité de mettre en relation des éléments et en proposent un classement en quatre catégories : les signes de ponctuation, les opérateurs de textualisation, les marqueurs de coordination et les anaphores. Ainsi, le point final peut jouer ce rôle dans des segments où il est suivi d’un connecteur (sur une activité de loisirs. En effet, l’année dernière) ou d’une anaphore (Flore montre peu d’investissement dans la vie quotidienne du groupe. Elle). Celui-ci révèle alors « un schéma productif qui semble préconstruit, en vertu des relations sémiotisées par des unités placées à droite du ponctème » (p. 147).
5Les auteurs ont également bien montré l’intérêt des jets textuels en tant qu’observables du processus de textualisation en les comparant aux segments répétés extraits des textes finalisés. Le pourcentage très limité de correspondance entre les deux séries d’unité montre qu’elles ne saisissent pas les mêmes phénomènes.
6Pour conclure, cet ouvrage riche et dense apporte un nouvel éclairage, à partir de données écologiques inédites, sur le processus de textualisation. Celui-ci opèrerait finalement à partir de structures préfabriquées pour permettre au scripteur de mener en parallèle d’autres opérations cognitives. Les retombées méthodologiques de cette étude révèlent enfin la nécessité d’une approche transversale pour saisir la nature complexe et dynamique de la performance écrite.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julie Sorba, « Georgeta Cislaru et Thierry Olive, Le processus de textualisation. Analyse des unités linguistiques de performance écrite », Lidil [En ligne], 60 | 2019, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/6753 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.6753
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