- 1 This work is supported by Guangdongsheng jiaoyuting “Yuanrenzhi celue yu zizhu xuexi yanjiu” (Yueji(...)
1La prononciation joue un rôle important pour l’intelligibilité et l’intercompréhension dans la communication orale. Depuis des décennies, les techniques de recherche fondamentale servent de volets de médiation entre les pratiques d’acquisition de la prononciation et les progrès des théories actuelles. Prenant comme exemple les travaux du projet « Interphonologie du français contemporain » (Detey & Racine, 2017), la linguistique expérimentale, ainsi que la prise en compte des profils distincts des apprenants, offrent des indications précises concernant le degré d’acquisition de nouveaux phonèmes par l’apprenant en abordant les aspects articulatoire, acoustique et perceptif à l’égard de certains segments en particulier.
2Les consonnes nasales existent dans la quasi-totalité des langues du monde entier, alors que seuls 22,6 % des langues du monde possèdent des voyelles nasales dans leur inventaire phonologique2 (Maddieson & Disner, 1984 ; Maddieson & Precoda, 1990). La nasalité vocalique en français moderne représente donc un trait distinctif phonético-phonologique permettant de constituer un grand nombre de paires minimales. Les voyelles nasales du français étant beaucoup étudiées depuis des décennies (Hansen, 1998 ; Basset et coll., 2001 ; Amelot et coll., 2002 ; Delvaux, 2004 ; Vaissière, 2008 ; Garnier & Tourmel, 2012 ; Vajta, 2012, etc.), la production et l’acquisition de celles-ci par les apprenants allophones dans le cadre du français langue étrangère (FLE) sont, cependant, moins touchées : Montagu (2002) a comparé l’articulation labiale des voyelles nasales postérieures du français entre les locuteurs français et américains ; Detey et coll. (2010) ont travaillé avec des locuteurs japonais et espagnols sur l’identification de la voyelle nasale et l’évaluation du degré de « consonantisation » (présence / absence de la consonne nasale post-vocalique) de leurs réalisations ; Nawafleh (2013), avec des apprenants jordaniens, constate la difficulté de perception et de production que présentent ces locuteurs en confondant les voyelles nasales entre elles et avec les voyelles orales. D’ailleurs, l’accéléromètre piézoélectrique constitue un outil potentiellement à la portée des didacticiens pour l’étude de la nasalité en FLE (Pillot-Loiseau et coll., 2011 ; Brkan et coll., 2012a, 2012b) ; Bustamante et coll. (2014) ont étudié la durée des voyelles nasales ainsi que le ratio des RMS (Root Mean Square) nasal et oral dans les productions d’apprenantes espagnoles et colombiennes ; enfin, Nguyễn Thức (2016) a montré en quoi consistent les difficultés de l’appropriation des voyelles nasales du français par le public vietnamien.
- 3 Le cantonais, ou langue Yue, est un dialecte chinois influent qui l’emporte sur le mandarin chez le (...)
3Or, les voyelles nasales n’existent ni dans l’inventaire phonologique du mandarin ni dans celui de la plupart des langues régionales en Chine, dont le cantonais3. La nasalité n’étant pas un trait distinctif, les étudiants cantonophones ont des difficultés et les assimilent à des voyelles orales coarticulées avec des consonnes nasales /n/, /m/ ou /ŋ/ en position de coda du cantonais, selon une enquête menée auprès des professeurs et des étudiants dans des universités de la province du Guangdong (Li & Pu, 2017).
4Notre recherche consiste donc à élucider des influences du cantonais, première langue acquise (L1), sur l’apprentissage de la nasalité vocalique du français. Comment la L1 influe-t-elle sur l’acquisition de la prononciation des voyelles nasales du français ? Pour répondre à cette question principale, notre recherche vise à examiner les productions orales des apprenants cantonophones de différents niveaux (élémentaire, intermédiaire et avancé) en nous appuyant sur les théories de Native Language Magnet Effect (Kuhl & Iverson, 1995 ; Iverson et coll., 2003) et le Speech Learning Model (Flege, 1995 ; Flege et coll., 2003), par le biais des analyses en phonétique expérimentale et dans le but d’accompagner les apprenants cantonophones dans l’apprentissage de la prononciation du FLE en Chine. Cette recherche concerne trois dimensions de la prononciation : les valeurs des pics spectraux impliquant la position de la langue et des lèvres, les valeurs aérodynamiques concernant le degré de nasalité, et la durée des voyelles nasales en comparaison avec la coarticulation nasale dans la langue cantonaise.
5Avant d’aborder cette recherche expérimentale, nous présentons les voyelles nasales du français et la coarticulation du cantonnais.
6« Un bon vin blanc », une expression récurrente dans la vie quotidienne des Français semble peu facile à prononcer pour les apprenants cantonophones de FLE, parce que l’articulation de ces quatre phonèmes nécessite un couplage entre la cavité nasale et la cavité buccale, et que les propriétés articulatoires et acoustiques de ces voyelles nasales du français sont particulièrement complexes, surtout parce que ce sont des monophtongues en français standard. Au niveau terminologique, il nous faut distinguer deux notions essentielles : les voyelles nasales et les voyelles nasalisées. La distinction entre les deux types de phonie dépend du rôle distinctif, à savoir s’il s’agit d’un phonème ou non. Une voyelle nasalisée est un allophone d’une voyelle orale dans un contexte nasal environnant qui porte sur les caractéristiques non phonémiques alors qu’une voyelle nasale est une phonie permettant de distinguer le contraste phonémique entre ces voyelles et les voyelles orales : /lɛ̃/ vs /lɛ/. En français moderne, les voyelles nasales et les voyelles orales suivies d’une obstruante nasale consistent majoritairement à opposer les genres grammaticaux : /bɔ̃/ vs /bɔn/, point subtil à maitriser par des apprenants allophones. La confusion de cette distinction nuirait à l’intelligibilité de la communication réussie et efficace. Enfin, à une voyelle nasale en français correspond étymologiquement une ou plusieurs voyelles orales, comme le montrent les alternances (/ɛ̃/ correspond à /i/ et /ɛ/ : « fin » / « fine », « plein » / « pleine »). Cette asymétrie engendrerait certaines confusions cognitives au cours de l’apprentissage.
7Du côté de l’articulation, un ensemble de mouvements articulatoires additionnels interviennent en complément à l’abaissement du voile du palais par rapport à la ou les orales correspondantes lors de la production des voyelles nasales du français : arrondissement des lèvres, changement d’aperture, recul de la langue dans la bouche. Pour prononcer une voyelle nasale, il faut abaisser le voile du palais jusqu’à « mi-chemin entre la langue postérieure et la paroi du pharynx, et l’air phonatoire s’écoule à la fois par les fosses nasales et la cavité buccale » (Straka, 1979, p. 503). L’abaissement du voile du palais est une condition nécessaire, mais pas suffisante à la réalisation phonétique du timbre exact des voyelles du français. Un ensemble d’articulations complémentaires y interviennent. Les propriétés acoustiques des voyelles nasales divergent donc fortement de celles de leurs correspondantes orales (Delvaux et coll., 2004). Du point de vue acoustique, Lonchamp (1979) constate que le deuxième pic spectral des nasales est régulièrement plus bas que celui des orales correspondantes : les pics spectraux correspondent à la combinaison de formants oraux et de formants / antiformants dus au couplage. Leur fréquence ne peut être directement interprétée comme une manifestation de la position de la langue. Le recul généralisé de la langue dans la cavité pharyngale pour les nasales est un phénomène bien observé en français grâce à l’imagerie médicale (Vaissière, 2008). Quant à leur production, les voyelles nasales du français sont plus longues, moins intenses, plus compactes, plus graves et plus dynamiques que les voyelles orales correspondantes. L’identification des voyelles nasales est catégorielle, liée étroitement à la connaissance phonétique qui repose sur un long apprentissage des phénomènes de covariation (Delvaux, 2004). En recourant à la terminologie de la méthode verbo-tonale d’intégration phonétique, la nasalité convoque un résonateur supplémentaire. L’air expiré s’échappe par les fosses nasales en plus de la cavité buccale.
Tableau 1. – Récapitulatif des caractéristiques phonétiques des voyelles orales et nasales du français.
|
Voyelles orales
|
Voyelles nasales
|
Nasalité
|
Voile du palais relevé
uniquement des formants.
|
Abaissement du voile du palais.
Passage de l’air par les fosses nasales et la cavité buccale.
Couplage entre les cavités orale et nasale, formants et antiformants.
|
Articulation
|
Voile du palais relevé.
Moins grande fermeture.
Plus antérieure.
Lèvres plus étirées.
|
Abaissement de la luette.
Plus grande fermeture.
Recul de la langue dans la cavité pharyngale.
Lèvres moins étirées.
|
Acoustique
|
Second pic spectral (formant F2) moins bas.
Moins longues, moins compactes, moins graves.
|
Abaissement de la hauteur de la voix.
Second pic spectral (formant et antiformant) plus bas.
Plus sombres.
|
- 4 En Chine, la plupart des enseignants tendent à maintenir la distinction entre /ɛ̃/ et /œ̃/ dans leu (...)
8Selon la norme pédagogique retenue en FLE, il existe 3 voyelles nasales en français moderne : /ɑ̃/, /ɔ̃/, et /ɛ̃/. Le /œ̃/ disparait progressivement depuis le xixe siècle au profit de la nasale /ɛ̃/, demeurant un phonème réservé à une norme plutôt régionale (Detey & Le Gac, 2010)4. Dans la présente étude, nous nous limitons au système des trois nasales en nous basant sur cette norme pédagogique répandue. D’ailleurs, nous prenons comme référent le « français parisien » au niveau de l’articulation des voyelles nasales, au lieu des caractéristiques des autres variations de la réalisation de ces voyelles, parce que dans le domaine du FLE, il est recommandé d’enseigner à priori un langage intelligible au plus grand nombre, c’est-à-dire de viser une prononciation la moins marquée possible pour en faire un écran à la communication le plus ténu possible (Lauret, 2007, p. 18-19).
9Comme toutes les langues ou tous dialectes chinois, qui se basent sur une écriture logogrammique, il existe une correspondance « graphie-syllabe-mot » en cantonais (nous ne tenons pas compte des tons dans la présente étude). Il en résulte que les apprenants réalisent une prononciation monosyllabique tant en L1 qu’en L2 ; la production et la perception de la frontière droite de syllabes jouent ainsi un rôle important dans l’apprentissage de la L2. Le cantonais partage des éléments communs avec le mandarin, langue standard et officielle chinoise, mais présente quelques caractéristiques particulières, notamment en ce qui concerne les rimes. L’analyse traditionnelle des syllabes, selon les courants linguistiques occidentaux, permet de dresser une liste des sons qui apparaissent en quatre positions dans la syllabe (voir fig. 1) :
Figure 1. – Analyse traditionnelle de la syllabe.
10Cependant, dans les pratiques de l’analyse phonologique classique en Chine (yin yun xue), la syllabe des langues chinoises est divisée en deux catégories de segment principales : l’initiale (sheng mu) et la finale, ou rime syllabique (yun mu), cette dernière étant composée de la médiane (yun tou, normalement une semi-voyelle), le noyau (yun fu, normalement une voyelle) et la coda (yun wei, normalement une consonne) (voir fig. 2).
Figure 2. – Analyse syllabique du chinois (Shao, 2010).
11Contrairement à la segmentation syllabique à l’occidentale, la segmentation phonologique chinoise, dont le cantonais, est plutôt dichotomique, c’est-à-dire « initiale / rime ». La rime est considérée comme un tout insécable, ayant un noyau indispensable, une coda facultative et une médiane dont le statut reste encore polémique en cantonais (Mai, 1999 ; Shao, 2010). Dans les études phonologiques traditionnelles du cantonais, ainsi que dans les dictionnaires de rimes (yun shu), on classifie les sinogrammes par leurs rimes en juxtaposant les rimes simples (avec seulement le noyau) et les rimes composées (avec le noyau et la coda) dans l’inventaire vocalique (voir tableau 2).
Tableau 2. – Inventaire vocalique du cantonais.
12Si, dans l’inventaire vocalique du cantonais, le phénomène nasal est inexistant, on observe en revanche la présence de voyelles coarticulées avec trois consonnes nasales : /n/, /m/ et /ŋ/. Les voyelles coarticulées sont considérées comme des phonèmes distincts, telles que les voyelles nasales dans l’inventaire phonologique du français. Certes, il existe sans aucun doute une nasalisation des voyelles qui précèdent une consonne nasale, mais en cantonais, cette nasalité renvoie simplement à une réalisation phonétique, elle ne représente pas un trait phonémique distinctif. Iverson et coll. (2003) suggèrent que si un phonème de L2 est relativement proche d’un aimant perceptuel de la langue première, l’apprenant aura naturellement tendance à l’assimiler à la catégorie de L1. Flege (1995) et Flege et coll. (2003) affirment qu’il sera cependant de plus en plus difficile de former de nouvelles catégories correspondant aux sonorités de L2 à cause du crible phonologique (Troubetzkoy, 1969) de la L1. Inversement, il serait plus facile pour un apprenant de créer de nouvelles catégories perceptives pour des phonèmes qui ne s’apparentent pas à ceux de sa L1. Ainsi, les voyelles orales coarticulées avec des consonnes nasales affecteraient-elles l’acquisition des voyelles nasales, étant donné la similitude de leurs valeurs tant phonétique que phonologique dans les deux langues.
13À partir de cette comparaison entre les systèmes phonologiques du français et du cantonais, nous pourrions prévoir des difficultés dans l’acquisition des voyelles nasales françaises par les apprenants cantonophones. Nous tentons, ensuite, d’analyser plus précisément les indices phonétiques en ce qui concerne les interférences du cantonais au cours de l’apprentissage de la nasalité vocalique du français.
14Nous procédons à une expérience phonétique en vue d’une réponse à notre question principale. Quatre éléments de la production orale des apprenants ont été évalués statistiquement, à savoir la durée des voyelles, les valeurs formantiques, le taux de nasalité, ainsi que la position des lèvres.
- 5 En Chine, le 1er cycle des études universitaires aboutissant à une licence en langue française comp (...)
15Dans notre étude, nous avons enregistré 18 locuteurs dont la L1 est le cantonais (un groupe de 6 personnes pour chaque niveau de l’apprentissage du français : débutant, intermédiaire et avancé5 ; âge moyen : 21,7 ans, s2 = 3,6). L’ensemble de ces locuteurs étudient le français comme spécialité (option majeure) dans des universités du Guangdong, province où la population cantonophone est la plus importante de la Chine. Ils ont tous commencé à apprendre le français à partir de la première année universitaire. Les données des locuteurs ont été recueillies dans une chambre sourde, équipée d’un système d’acquisition de données aérodynamiques (PCquirer X516, Scicon), d’une caméra et d’un microphone monodirectionnel antéposé.
16Le corpus de prononciation avec une lecture à haute voix est composé d’une part de 3 phrases porteuses en français (lues 3 fois par les enquêtés) du type « Vous dites VCV plus que ṼCṼ deux fois [ʒə vu dit VCV plys kə ṼCṼ dø fwa] », V représente /a/, /ɛ/, /ↄ/ et /o/ ; Ṽ représente /ɑ̃/, /ɛ̃/ et /ɔ̃/ constituant les oppositions /ɛ - ɛ̃/, /a - ɑ̃/ et /o - ɔ̃/ (cf. Brkan et coll., 2012b), ils se distinguent notamment par l’abaissement du voile du palais des voyelles nasales, ainsi que par une position spécifique de la langue et des lèvres. C représente [t], [k] et [s] qui exigent la position haute du voile du palais (Ohala, 1975) afin d’éviter de possibles vibrations des consonnes voisées sur le signal de flux nasal avant et après la voyelle. D’autre part, le corpus comprend également 3 phrases porteuses en cantonais (lues 3 fois) du type « 我同你讀 VCVC 兩次 [ŋɔ5 thoŋ4 neɪ5 tʊk9 VCVC lœŋ5 tshi3] » (Je vous lis VCVC deux fois), où V représente /a/, /ɛ/, /ↄ/ et /o/ et C représente /n/, /m/ et /ŋ/ (Khioe, 2003).
17Avant l’enregistrement, nous avons calibré les signaux et réglé les gains des canaux oral et nasal indépendamment afin que les niveaux des deux signaux se correspondent. Les données ont été segmentées et annotées manuellement à l’aide du logiciel Praat (Boersma & Weenink, 2012).
18Nous avons mesuré respectivement la durée des voyelles orales et nasales de la production des apprenants. Par rapport aux locuteurs français natifs (Brkan et coll., 2012a), une différence significative (p < 0,05) entre ces deux genres de voyelles au niveau de la durée a été observée chez les trois groupes d’apprenants (voir fig. 3, 4 et 5).
Figure 3. – Durée des voyelles (ms) – niveau débutant (N = 6).
t = -11,49 ; -20,39, f = 644,84, p = 0,000
Figure 4. – Durée des voyelles (ms) – niveau intermédiaire (N = 6).
t = -4,26 ; -14,34, f = 182,92, p = 0,000
Figure 5. – Durée des voyelles (ms) – niveau avancé (N = 6).
t = -10,09 ; -30,77, f = 626,62, p = 0,000
19En effet, les études antérieures montrent que les francophones natifs ne prolongent pas les voyelles nasales par rapport aux voyelles sous-jacentes correspondantes en position finale (C_#) et la durée de prononciation ne dépasse pas 200 ms en général (Pillot-Loiseau et coll., 2011 ; Brkan et coll., 2012a ; Bustamante et coll., 2014). Cependant, notre étude révèle que les apprenants, dont la L1 ne possède pas de voyelles nasales, tendent à prolonger la durée des voyelles pour compléter la nasalité nécessaire qui permettrait de distinguer les phonèmes oral et nasal tant en position initiale qu’en position finale. Au fur et à mesure de l’avancement de leurs études, les apprenants rapprochent peu à peu la longueur des voyelles de celles prononcées par des natifs français, mais l’écart de durée entre les voyelles nasales et orales reste net. Nous trouvons des indices d’explication dans leur langue première : la durée des voyelles nasalisées est normalement supérieure à 300 ms en cantonais (voir fig. 6).
Figure 6. – Durée d’une voyelle coarticulée avec [ŋ] en cantonais.
20Suite à cette analyse des voyelles coarticulées avec des consonnes nasales du cantonais, nous constatons que le prolongement des voyelles nasales françaises serait dû à la longueur des voyelles coarticulées dans la langue première des apprenants. Faute de phonème nasal, l’apprenant tend à transférer la façon de prononcer « voyelle orale + consonne nasale » à la prononciation des voyelles françaises purement nasales.
21Dans le schéma vocalique, le premier pic spectral représente la hauteur de la langue. Compte tenu du fait que le second pic spectral est le résultat de la combinaison du formant oral et des formants / antiformants venant de la cavité nasale, la valeur F2 peut être interprétée par l’auditeur comme dépendant de la position de la langue (voir fig. 7).
Figure 7. – Schéma vocalique du natif.
Source : Montagu (2004)
22En comparant les valeurs formantiques du natif (Montagu, 2004) et des apprenants cantonophones, nous remarquons que les débutants tendent à prononcer /ɑ̃/ avec la langue en bas et une articulation antérieure, tandis que /ɛ̃/ se trouve au milieu de la cavité buccale ressemblant à un schwa nasalisé (voir fig. 8).
Figure 8. – Schéma vocalique des apprenants du niveau débutant.
23Il est intéressant d’observer, d’ailleurs, que nos apprenants cantonophones ne distinguent pas /o/ et /ɔ/, parce que, dans le système phonologique du cantonais, il n’existe ni le phonème de la voyelle simple /o/ ni le contraste entre /o/ et /ɔ/. Pour les étudiants de niveau intermédiaire, la distinction entre les phonèmes se dessine. /a/ parait assez instable par rapport à d’autres sons. Les articulations de /ɑ̃/ et de /ɔ̃/ sont très proches ; /ɛ̃/ est toujours prononcé au centre de la bouche, mais comme attendu, le pic spectral de /ɑ̃/ est plus élevé que celui de /ɔ̃/ (voir fig. 9).
Figure 9. – Schéma vocalique des apprenants du niveau intermédiaire.
24Enfin, les apprenants de niveau avancé s’approprient petit à petit la prononciation des natifs. Cependant, le point d’articulation de /ɑ̃/ reste flottant et la faible distinction entre /o/ et /ɔ/ persiste (voir fig. 10).
Figure 10. – Schéma vocalique des apprenants du niveau avancé.
25Le taux de nasalité dans la prononciation est calculé à partir du ratio du RMS du débit d’air nasal sur le RMS total des RMS du débit d’air nasal et oral (voir fig. 11).
Figure 11. – Calcul du taux de nasalité.
26Les études de Brkan et coll. (2012a) montrent l’évolution de la nasalité des trois voyelles nasales en français moderne : les voyelles sont moins nasalisées en leur début. Nous remarquons, néanmoins, un taux de nasalité le plus élevé et une évolution graduelle de nasalité dès le début des voyelles chez les locuteurs français natifs (voir fig. 12).
Figure 12. – Taux de nasalité des locuteurs français natifs.
Source : Brkan et coll. (2012a)
27Cependant, suite à une analyse aérodynamique de la nasalité des voyelles nasales prononcées par nos apprenants cantonophones, nous observons un taux de nasalité inférieur par rapport aux locuteurs natifs (voir fig. 13).
Figure 13. – Nasalité des apprenants cantonophones.
28D’ailleurs, il est à noter que les locuteurs français natifs tendent à nasaliser la voyelle nasale peu de temps après le début de la voyelle, et le taux de nasalisation atteint son sommet très rapidement même au milieu de la prononciation (Amelot, 2004 ; Brkan et coll., 2012a). Inversement, nos apprenants n’arrivent pas à nasaliser la voyelle d’une façon efficace et le taux de nasalisation n’atteint son sommet qu’à la fin du segment, ce qui relève bien de l’épenthèse d’une obstruante nasale (voir fig. 14). Ce phénomène correspond aux caractéristiques phonétiques des voyelles coarticulées du cantonais.
Figure 14. – Débit d’air nasal d’une apprenante cantonophone.
29À travers cette expérimentation, nous pourrions croire que le cantonais, en tant que L1 des apprenants cantonophones, exerce phonologiquement une influence considérable en ce qui concerne la nasalité sur leur apprentissage de la prononciation du français. Comme les caractéristiques articulatoires de la voyelle nasale et la voyelle coarticulée se ressemblent beaucoup, cette dernière se transfère facilement dans l’appropriation des voyelles nasales du français.
30En ce qui concerne la position des lèvres et du point d’articulation des voyelles nasales, il a été observé chez les locuteurs natifs l’ouverture des lèvres et l’abaissement de la langue pour le son /ɑ̃/ ; l’aperture des lèvres et le soulèvement de la langue pour /ɛ̃/ ; le sur-arrondissement et la protrusion des lèvres et le recul important de la langue en haut et en arrière pour /ɔ̃/ (Delvaux, 2004) (voir fig. 15).
Figure 15. – Position des lèvres et point d’articulation des natifs.
Source : Delvaux (2004)
31Cependant, par rapport aux locuteurs natifs, nous observons chez nos apprenants les phénomènes suivants : les lèvres sont moins ouvertes et moins arrondies pour le son /ɑ̃/ ; la langue demeure en contact avec les dents supérieures pour /ɛ̃/ ; la bouche reste ouverte et les lèvres beaucoup moins arrondies pour /ɔ̃/ (voir fig. 16).
Figure 16. – Position des lèvres et point d’articulation de l’apprenante.
32En bref, dans le but de clarifier toute l’influence du cantonais sur l’apprentissage des voyelles nasales du français, nous avons établi un tableau comparatif et récapitulatif (voir tableau 3).
Tableau 3. – Récapitulatif des incidences du cantonais sur l’apprentissage des voyelles nasales du français.
|
français des natifs
|
interlangue des apprenants cantonophones
|
niveau phonologique
|
Voyelle nasale et orale en opposition phonologique ; voyelle nasale et « voyelle + consonne nasale » en opposition phonologique.
|
Voyelle nasale inexistante ; voyelle nasale et consonne nasale en coda en opposition phonologique.
|
niveau phonétique
|
Durée des voyelles orales et nasales distincte en position initiale et en position inter-consonantique mais pas de différence significative en position finale.
|
Durée des voyelles nasales plus longue.
Épenthèse de l’obstruante nasale à la fin de la syllabe.
|
/ɑ̃/ : ouverture des lèvres et abaissement de la langue.
|
/ɑ̃/ : ouverture des lèvres moins importante et position de la langue instable.
|
/ɛ̃/ : aperture des lèvres et soulèvement de la langue.
|
/ɛ̃/ : langue en contact avec les dents supérieures ; lèvres non arrondies ; position de la langue plus basse.
|
/ɔ̃/ : sur-arrondissement et protrusion des lèvres et recul important de la langue en haut et en arrière.
|
/ɔ̃/ : bouche trop ouverte et lèvres beaucoup moins arrondies.
|
33Ne comportant pas de voyelles nasales dans son inventaire phonologique, le cantonais en tant que L1 exerce des interférences sur l’apprentissage de la prononciation des voyelles nasales du français. Les apprenants éprouvent des difficultés à construire la catégorie des voyelles nasales : la position de la langue et des lèvres diffèrent de celle du natif pour les trois phonèmes, la durée de leur prononciation se distingue de leur voyelle orale correspondante en certains contextes et le taux de nasalité reste insuffisant par rapport au français natif. Les résultats de notre analyse expérimentale justifient les hypothèses des modèles Native Language Magnet Effect et le Speech Learning Mode : il est difficile d’établir une catégorie phonémique en L2 similaire à celle de la L1. Les caractéristiques découvertes de l’interlangue des apprenants cantonophones du français expliquent les difficultés de ces derniers dans la prononciation des voyelles nasales. Par conséquent, il semblerait utile de prendre en compte ces caractéristiques dans l’enseignement du français aux cantonophones afin d’optimiser davantage leur apprentissage.
34Toutefois, le faible nombre des données que nous avons recueillies présente une limitation de notre travail et le choix des stimuli dans différents contextes phonologiques reste à préciser pour de futures recherches. Par ailleurs, il serait judicieux de prendre en considération d’autres tâches de production : répétition et parole spontanées, etc. Enfin, un futur travail consisterait à intégrer la perception de ces voyelles nasales afin d’étudier la variabilité observée dans la production.
35En guise de conclusion, soulignons à nouveau qu’il est essentiel à nos yeux de tenir compte de l’interférence de la L1 des apprenants dans l’enseignement-apprentissage de la prononciation. À ce titre, cette étude constituerait un apport dans la recherche sur la production segmentale du FLE en Chine, et les données ici présentées pourraient permettre des comparaisons avec d’autres apprenants sinophones du FLE et des recherches plus approfondies sur l’acquisition des autres segments.