1À l’aune du progrès technologique et grâce aux appareils de communication connectés au web (ordinateurs, tablettes et smartphones), l’accès à des quantités importantes de discours oraux authentiques en langue étrangère devient de plus en plus facile. Cette facilité d’accès modifie les rôles des acteurs du milieu scolaire, puisque ces mêmes ressources sont dorénavant à la portée aussi bien des apprenants que des enseignants. Les apprenants deviennent ainsi utilisateurs actifs de la langue dans des situations d’apprentissage informel, dans lesquelles ils s’exposent à des quantités importantes d’input hors cadres institutionnels (Sockett, 2014). De nombreuses études sur l’OCLL (Out-of-Classroom Language Learning : Benson, 2016) montrent son intérêt, sur des plans divers, allant de l’autonomie à l’identité, des stratégies d’apprentissage aux acquisitions langagières (Kusyk, 2017 ; Cole & Vanderplank, 2016). L’apprentissage informel de l’anglais en ligne (AIAL) concerne plus particulièrement des apprentissages de l’anglais à partir d’activités sur internet en contextes informels qui aboutissent potentiellement à des acquisitions langagières (Toffoli & Sockett, 2015). Il peut aboutir à des apprentissages non conscientisés, voire totalement incidents (Kusyk, 2017).
2Les activités d’AIAL les plus pratiquées comportent le visionnage de films et de séries télévisées à dominante américaines (avec ou sans sous-titres), l’écoute de chansons en anglais et des échanges écrits (notamment sur les réseaux sociaux : Toffoli & Sockett, 2010). Des études sur l’AIAL ont montré de nombreux avantages de ces pratiques pour l’acquisition lexicale et grammaticale chez des apprenants de l’anglais en Europe (Kusyk & Sockett, 2012), au Brésil (Cole & Vanderplank, 2016) et en Corée (Lee, 2017). Toutefois, aucune étude sur l’impact de ces activités en matière de prononciation n’a encore été conduite.
3La majorité des recherches en acquisition d’une langue étrangère (L2), notamment celles qui portent sur la production de la parole, présente des résultats établis à partir de moyennes. Ces statistiques sont utiles pour dégager des tendances collectives, mais peuvent s’avérer inadaptés dans une logique de compréhension des trajectoires de développement langagier où chaque individu présente en réalité un « pattern » (schéma) unique de production (Smith & Hayes-Harb, 2011). Face à ces différences individuelles, Dörnyei et Skehan (2003) préconisent une évaluation de la variabilité en se basant sur des performances individuelles.
4Ainsi, dans cette étude exploratoire, notre objectif est de dresser un état des lieux de la prononciation de l’anglais chez quelques étudiants français qui pratiquent l’AIAL. Elle vise la description des différentes relations potentielles entre ces activités et les accents que les utilisateurs adoptent. Nos résultats consolident les données provenant d’un échantillon de dix utilisateurs, ce qui permet de dégager quelques tendances, tout en gardant la trace des productions individuelles, afin de rendre compte des trajectoires réelles des personnes impliquées.
- 2 Il ne s’agit pas d’une reproduction à l’identique (voir Markham, 1997).
5La théorie de la convergence (imitation) phonétique permet d’expliquer les mécanismes qui sous-tendent le développement de certains aspects phonétiques de la langue orale (Markham, 1997). Considérée comme le levier de tout apprentissage phonétique, cette théorie stipule que lorsque deux personnes s’engagent dans une conversation, l’une tend à reproduire les sons que produit l’autre et vice versa. Stuart-Smith et coll. (2011) définissent la convergence phonétique comme des changements dans la production de discours vers l’accent d’un interlocuteur. Pour Pardo et coll. (2012), ce sont les moyens qu’utilise un locuteur afin d’adapter son style de conversation pour être plus proche d’un interlocuteur. L’imitation joue un rôle prépondérant dans l’émergence et le développement des systèmes phonétiques. Elle reposerait sur des processus sensori-moteurs établis depuis la naissance, et également des compétences cognitives et sociales (Rizzolatti & Buccino, 2005). Imiter, c’est donc s’approprier d’une manière volontaire ou involontaire des caractéristiques particulières propres au parler (l’accent/prononciation) d’un autre individu2.
6Lors d’interactions directes, les locuteurs s’imitent mutuellement : ils s’alignent l’un sur l’autre sur les plans gestuel, lexical, syntaxique, rythmique et phonétique. C’est ainsi que Chambers (1998) considère que l’apprentissage phonétique ne peut avoir lieu que pendant les interactions in praesentia et rejette l’idée selon laquelle les médias, qualifiés de sources non interactives, puissent avoir un effet sur l’acquisition phonétique.
- 3 Le délai d’établissement du voisement (Voice Onset Time) représente l’intervalle de temps entre le (...)
7Pourtant, quelques recherches attestent un impact positif de la télévision sur l’accent. Mitterer et McQueen (2009) indiquent la capacité des apprenants d’une L2 à imiter des accents à partir de sources enregistrées. Sanchez, Miller et Rosenblum (2010) ont aussi trouvé que les sources audio-visuelles ont influencé le VOT3 des consonnes occlusives des participants dans deux tests d’imitation phonétique. Stuart-Smith et coll. (2011) ont comparé deux groupes de locuteurs écossais : l’un en interaction directe avec un locuteur natif du Standard British English ; l’autre devant la vidéo de la séance du premier groupe. Les deux groupes ont révélé une imitation phonétique, quoique plus marquée chez le groupe en interaction directe. Les auteurs en concluent que l’imitation phonétique par le biais des médias est bien possible.
8Stuart-Smith et coll. (2013) confirment également que des visionnages actifs et engagés de séries télévisées accélèrent le changement d’accent : des adolescents de 10 à 15 ans de Glasgow (Écosse) qui regardent régulièrement la série EastEnders s’approprient des éléments de l’accent londonien (le cockney). Androutsopoulos (2014) affirme qu’en sociolinguistique, le rôle des média est de plus en plus perçu comme pouvant intervenir dans le changement linguistique systémique. Nguyen et Delvaux (2015) résument notre position, en affirmant, à la lumière des théories de l’imitation phonétique, que les moyens audio-visuels favorisent l’imitation phonétique et faciliteraient ainsi l’appropriation de la prononciation.
9Au vu des travaux cités ci-dessus concernant les effets acquisitionnels de l’AIAL et l’impact des médias en termes d’acquisition phonético-phonologique, nous avons voulu approfondir le ressenti d’un certain nombre d’enseignants d’anglais en contexte universitaire, qui trouvent que l’anglais des étudiants français reflète davantage de marqueurs d’accents américains que par le passé (Toffoli & Sockett, 2015). À partir d’analyses acoustiques et perceptives de trois voyelles postérieures de l’anglais britannique chez deux locuteurs francophones, Exare (2009) émet l’hypothèse que « l’exposition massive de nos jeunes étudiants (à travers le cinéma et la chanson notamment) à des variétés d’anglais comme l’anglais américain (rhotique) a certainement une incidence sur cette propension aux réalisations rhotiques » (paragr. 27). Ayant analysé la production et la perception de l’anglais américain et britannique par des apprenants adolescents norvégiens, Rindal (2010) appelle à des recherches supplémentaires pour investiguer l’influence des média.
10Ainsi, la présente étude porte sur l’analyse de productions orales de dix étudiants non spécialistes de l’anglais et vise à explorer les différentes relations entre leurs activités informelles en ligne et leur prononciation.
- 4 Langues pour spécialistes d’autres disciplines.
11Ont participé à cette étude, cinq femmes et cinq hommes de langue première française, âgés de 18 à 33 ans, issus du secteur Lansad4, à l’université de Strasbourg. Leur niveau d’étude va de la licence 1 au master 2 dans diverses filières (scientifiques, littéraires et artistiques). Ils apprennent l’anglais en tant que première L2 depuis 5 à 23 ans, dont 7 à 48 mois à l’université.
- 5 Received Pronunciation (RP) et General American (GA) représentent des normes standardisées de l’ang (...)
12Afin d’assurer la meilleure qualité possible des signaux acoustiques, des enregistrements ont été réalisés en chambre insonorisée de l’Institut de phonétique de Strasbourg. Un enregistreur audio Marantz Professional® (PMD661 MKII) réglé sur le mode « mono » à une fréquence de 44,1 kHz et un microphone Sennheiser® (e845S) ont été utilisés. Les participants ont été au préalable informés des conditions de la prise de sons audio, des consignes et des tâches à accomplir. Au début, installés à quelques centimètres du micro, ils se présentent en anglais. Ensuite, ils prononcent à cinq reprises une série de 13 mots placés dans une phrase porteuse, à vitesse d’élocution normale (celle de leur choix) et à voix haute. Les répétitions permettent non seulement d’obtenir un nombre suffisant d’occurrences afin de calculer une moyenne des valeurs, mais surtout d’en assurer la viabilité, car il arrive qu’une seule occurrence ne soit pas compréhensible (Vaxelaire, 2007). Au sein de chaque mot se trouve un son ou une séquence de sons qui diffère selon l’un des deux accents de référence : la RP et le GA5.
13Les analyses acoustiques ont été effectuées à l’aide du logiciel Praat (Boersma, 2001) et le traitement statistique sous MS Excel 2010. Ces analyses examinent six différences phonético-phonologiques entre les deux accents (Brulard et coll., 2015). Il s’agit :
-
de la rhoticité ;
-
du <t> intervocalique ;
-
de la nasalisation vocalique ;
-
de l’accentuation de certains mots de deux syllabes ;
-
de l’accentuation et nombre de syllabes ;
-
de la prononciation des graphies <i> et <y> dans certains mots.
- 6 L’oreille des chercheurs a également été d’un grand atout.
14Nous détaillons la différence entre les deux accents pour ces éléments dans l’ordre, en présentant à chaque fois les mots utilisés et les indices acoustiques retenus pour l’analyse6.
15La prononciation du graphème <r> dans tous les mots où il apparait, surtout en position postvocalique, s’appelle la rhoticité. Le GA est une variété rhotique de l’anglais alors que la RP est non rhotique. Par exemple car et park sont prononcés /kɑːɹ ; pɑːɹk/ en GA et /kɑː ; pɑːk/ en RP. Les mots étudiés sont : more, bird, party et dark. Les mesures des troisième et quatrième formants (F3 et F4) ont servi dans l’analyse. La rhoticité entraine une fluctuation (chute ou montée) de ces deux formants vers la fin de la voyelle concernée.
- 7 Le délai d’arrêt du voisement (Voice Termination Time) représente l’intervalle de la disparition de (...)
16Une autre différence notoire entre le GA et le RP réside dans la prononciation de la consonne <t> (<tt>) en position intervocalique (/V1tV2/), la deuxième voyelle V2 étant en position inaccentuée. En RP, la réalisation du <t> intervocalique reste une occlusive sourde (/t/), tandis qu’il devient un flap ou un tap (/ɾ/) en GA. Le mot city sera prononcé /ˈsɪti/ en RP et /ˈsɪɾi/ en GA. Les mots analysés sont : city, party et vitamin. Le voisement est le principal indice d’analyse. La durée, le VOT, la tenue, le VTT7 et l’amplitude de friction constituent des indices secondaires permettant de distinguer les différents sons produits ([t], [th], [d] et [ɾ]).
17Les voyelles nasales n’existent pas en anglais, mais en GA certaines voyelles orales sont nasalisées lorsqu’elles se placent à côté des consonnes nasales /m/ et /n/ (/hæ̃d/ au lieu de /hænd/ en RP). Nous analysons les mots hand et band. L’analyse porte sur les mesures formantiques (augmentation de F3 et de F4 et diminution de l’amplitude de F1).
18Certains verbes dissyllabiques finissant en <-ate> sont prononcés différemment en RP et en GA. Nous analysons locate et donate. Alors que la RP place l’accent sur la deuxième syllabe de ces mots (/ləʊˈkeɪt/ et /dəʊˈneɪt/), c’est la première syllabe qui porte l’accent en GA (/ˈloʊkeɪt/ et /ˈdoʊneɪt/). Les mesures de la fréquence fondamentale, de l’intensité et parfois de la durée de chaque syllabe ont permis d’analyser l’accentuation.
19Les mots military et necessary sont prononcés en quatre syllabes en GA, avec un accent primaire sur la première syllabe et un accent secondaire sur la pénultième. La voyelle antérieure mi-ouverte /ɛ/ est ainsi réalisée entre le /t/ et le /r/ (/ˈmɪlɪˌtɛri/ ; /ˈnesəˌsɛri/). En RP, ces mots sont produits soit en quatre syllabes mais avec une voyelle centrale /ə/ entre le /t/ et le /r/ (/ˈmɪlɪtəri/ ; /ˈnesəsəri/), soit en trois syllabes, sans aucune voyelle entre le /t/ et le /r/ (/ˈmɪlɪtri/ ; /ˈnesəsri/). Nous avons nommé la première prononciation RP1 (/ˈmɪlɪtəri/ ; /ˈnesəsəri/) et la deuxième RP2 (/ˈmɪlɪtri/ ; /ˈnesəsri/). Les mesures de F1, F2, F0, l’intensité et la durée sont portées uniquement sur l’élément qui se trouve entre le /t/ ou le /s/ et le /r/.
- 8 Nous utilisons la notation des ensembles lexicaux de Wells (1982). Par exemple sit, pin, bin, big f (...)
20Nous avons choisi enfin deux mots (vitamin et dynasty) dont la voyelle de la première syllabe est réalisée avec la monophtongue /ɪ/ de KIT8 en RP (/ˈvɪtəmɪn/, /ˈdɪnəsti/) et plutôt avec la diphtongue /aɪ/ de PRICE en GA (/ˈvaɪɾəmɪn/, /ˈdaɪnəsti/). Les formants et les durées ont permis de déterminer le type (monophtongue ou diphtongue) et la nature de la voyelle (ex. /i/ ou /a/).
21À la fin des enregistrements, les locuteurs ont rempli un questionnaire visant à récolter trois types d’informations : des renseignements de type identitaire, des informations concernant leurs pratiques de l’AIAL et quelques autres éléments ayant pu avoir des effets significatifs sur les accents adoptés (par exemple les accents de leurs enseignants). Nous croiserons ces données afin de mieux comprendre la trajectoire de chaque locuteur dans la section 6 (Analyse et discussion).
22Pour présenter les résultats des six éléments de différence retenus entre la RP et le GA, nous exposons d’abord les résultats globaux, suivis des détails par individu. Ensuite, nous synthétisons les résultats d’ensemble par phénomène étudié et par locuteur (désigné aussi par L1, L2, L3, etc.). Enfin, nous terminons cette partie par quelques données du questionnaire. Nous rappelons le nombre total des occurrences et la proportion de chaque élément dans le tableau 1.
Tableau 1. – Total des occurrences par éléments étudiés.
Élément analysé
|
Total pour l’ensemble
|
Répétitions par locuteur
|
rhoticité
|
200
|
20
|
t intervocalique
|
150
|
15
|
prononciation des graphies <i> et <y>
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100
|
10
|
nasalisation vocalique
|
100
|
10
|
accentuation des mots de deux syllabes
|
100
|
10
|
accentuation et nombre de syllabes
|
100
|
10
|
Total
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750
|
75
|
23Sur un total de 200 réalisations du <r> contenu dans les mots more, bird, party et dark, la rhoticité a été produite à 144 reprises. L2, L5, L6, L7 et L10 ont une prononciation complètement rhotique, alors que L3 a une prononciation entièrement non rhotique. Les autres (L1, L4, L8 et L9) mélangent les deux prononciations (rhotique et non rhotique), avec une prédominance de la non-rhoticité chez les L4 et L9 (15 fois sur les 20).
Figure 1. – Rhoticité dans more, bird, party et dark.
24Contrairement aux résultats de la prononciation du /r/ postvocalique dans lesquels l’accent GA a été dominant, ceux du /t/ intervocalique présentent un schéma inverse. Dans les mots city, vitamin et party, le /t/ est majoritaire, avec 114 réalisations sur 150, le tap ne se produisant que 23 fois. Nous avons également relevé la réalisation de 13 /d/. L4, L5, L7 et L10 n’ont prononcé ces mots qu’avec le /t/. Les autres ont mélangé les trois sons, mais le /t/ reste prépondérant, sauf chez L1 et L6 (avec 8 /ɾ/ et 5 /d/ ; 6 /ɾ/ et 1 /d/ respectivement).
Figure 2. – <t> intervocalique dans city, vitamin et party.
25Les mots hand, band sont réalisés avec 68 % d’occurrences de non-nasalité. Une certaine homogénéité est observée chez neuf des dix locuteurs qui prononcent systématiquement, soit avec une nasalisation (L2, L3 et L9), soit sans (L1, L5, L6, L7, L8 et L10). L4 a réalisé la nasalisation vocalique 2 fois sur les 10 répétitions.
Figure 3. – Nasalisation vocalique dans hand et band.
26Avec les mots donate et locate, la prononciation GA (/ˈloʊkeɪt/ et /ˈdoʊneɪt/) vient en tête avec 48 occurrences, suivi de 36 occurrences de la prononciation RP (/ləʊˈkeɪt/ et /dəʊˈneɪt/). Les 16 productions « autre » représentent des cas où aucune des deux syllabes n’est accentuée davantage que l’autre. Au niveau individuel, L5, L6 et L10 prononcent les deux mots selon l’accent RP, L8 et L9 selon le GA. Les autres mélangent les trois possibilités (RP, GA, autre).
Figure 4. – Accent principal dans locate et donate.
27Pour les mots military et necessary, les deux types d’accent RP évoqués dans la méthodologie sont les plus fréquents, avec 66 % d’occurrences (10 RP1 et 56 RP2). La prononciation GA représente 29 %. Sur le plan individuel, L5 a produit 5 fois /a/ pour la voyelle qui se situe entre le /t/ et le /r/ du mot military ([ˈmɪlɪtari]). La prononciation du RP2 est réalisée 10 fois par L4, L7, L9 et L10 ; 7 fois par L8 ; 5 fois par L5 et 4 fois par L6. Celle du RP1 est produite uniquement à 5 reprises par L1 et L3. Seul L2 a une prononciation entièrement GA pour les deux mots.
Figure 5. – Nombre de syllabes et qualité de voyelle dans military et necessary.
28Vitamin et dynasty sont prononcés 61 fois sur 100 avec un /ɪ/ et 39 fois avec un /aɪ/, soit une prédominance de l’accent RP. Tandis que L3, L4, L5 et L9 prononcent entièrement les deux mots avec un /ɪ/, L6 et L10 utilisent un /aɪ/. L1, L2, L7 et L8 ont mélangé leurs réalisations.
Figure 6. – Voyelles produites dans vitamin et dynasty.
29Sur l’ensemble des réalisations, nous constatons, au premier abord, que les caractéristiques de la RP sont majoritaires (401), mais celles du GA (315) s’en rapprochent, avec seulement 11 % d’écart, soit une part presque égale de caractéristiques des deux accents. Les productions « autre » représentent 34 occurrences (5 %).
Figure 7. – Répartition des caractéristiques accentuelles étudiées (en %).
30La figure 8 illustre la répartition des phénomènes phonétiques étudiés selon les deux accents. Ceux de la RP sont visiblement en tête, à l’exception de la rhoticité qui est de loin la caractéristique du GA la plus réalisée (sur 200). Notons également que certains éléments ne relèvent d’aucun des deux accents cibles (RP ou GA).
Figure 8. – Résultats par éléments étudiés.
31Les données par locuteur révèlent que chez trois d’entre eux, les caractéristiques globales du GA sont dominantes (L1, L2 et L6). Les sept autres utilisent plus d’éléments de l’accent RP. L10 est le seul dont la totalité des productions relèvent uniquement d’une seule norme (le RP).
Figure 9. – Résultats par participant.
32Les participants ont des pratiques diversifiées de l’AIAL. L6, L7, L9 et L10 sont les seuls à communiquer en anglais à l’oral avec des anglophones (natifs et non-natifs) à raison de 6 heures maximum par mois. Tous regardent des séries télévisées en ligne, avec une dominance des séries américaines (67) par rapport aux séries britanniques (18). Ils regardent entre 2 et 20 heures de séries américaines par semaine depuis 2 à 10 ans et entre 1 et 4 heures de séries britanniques depuis 5 ans. L’écoute de la musique, la lecture et la production écrite sont mentionnées en tant qu’activités annexes, mais elles représentent moins de temps par rapport aux séries. Sur les 10 étudiants questionnés, 9 évoquent le divertissement comme la raison principale de visionnage de séries. Les autres raisons sont l’amélioration de la compréhension orale (5 locuteurs) et de l’accent (4 locuteurs). Alors que tous indiquent « l’histoire » comme étant ce qui les intéresse le plus dans les séries, le jeu d’acteur, les actions, les images et le contexte sont également mentionnés. Leur estimation des pourcentages de modes de visionnage indique également une variabilité :
Tableau 2. – Modes de visionnage déclarés par les participants (en %).
|
Version française
|
VO sous-titrée en français
|
VO sous-titrée en anglais
|
VO
|
L1
|
20
|
80
|
|
|
L2
|
20
|
80
|
|
|
L3
|
|
|
10
|
90
|
L4
|
|
10
|
50
|
40
|
L5
|
90
|
10
|
|
|
L6
|
|
|
5
|
95
|
L7
|
|
|
10
|
90
|
L8
|
20
|
80
|
|
|
L9
|
|
80
|
10
|
10
|
L10
|
|
|
60
|
40
|
33L9 est le seul à déclarer explicitement vouloir imiter l’accent américain. Ceux qui ont l’impression de parler anglais avec l’accent américain (L3, L5, L6, L9 et L10) pensent que cela proviendrait des séries télévisées. Aucun ne pense parler avec l’accent britannique. L5 dit avoir un accent français lorsqu’il parle anglais. Sur l’ensemble des enseignants d’anglais qu’ils ont eus depuis le collège, ils mentionnent 5 Américains, 13 Britanniques, 1 Australien, les autres étant Français (54 sur les 75 enseignants). L’accent britannique serait, selon les participants, fortement représenté parmi ces enseignants. Aucun locuteur n’a vécu dans un pays anglophone. L1, L2, L3, L6, L8 et L10 se sont déjà rendus aux États-Unis et au Royaume-Uni pour des séjours courts (de quelques jours à deux semaines) pour une durée totale maximale d’un mois. Seul L6 a de la famille qui habite aux États-Unis et avec laquelle il communique deux heures par semaine en anglais.
34Ces informations montrent quelques tendances dans les profils des participants sur une échelle globale (accent des enseignants, intérêts de visionnage, imitation, etc.), mais force est de constater la variabilité importante au niveau individuel (durée des activités, types de séries et modes de visionnage). Enfin, il faut souligner que ces résultats reposent sur les informations fournies par les participants et que nous ne pouvons pas les vérifier.
35Les résultats des analyses acoustiques présentent deux aspects fondamentaux : une homogénéité dans les réalisations de certains participants et une variabilité notable. Nous entendons par homogénéité, la production des mêmes caractéristiques d’un seul accent, pour toutes les répétitions. La variabilité intervient dès qu’une seule caractéristique est différente. Toutefois, cette homogénéité ne concerne que chaque phénomène pris isolement. En situation de production, aucun locuteur n’a eu des réalisations phonétiques homogènes de la RP ou du GA pour l’ensemble des éléments étudiés. Par exemple, L10 effectue des réalisations homogènes à 60 % de caractéristiques RP (il prononce toujours le /t/ intervocalique, la nasalisation vocalique, l’accent principal et le nombre de syllabes accentuées, comme en RP) et à 40 % du GA (c’est-à-dire qu’il prononce systématiquement la rhoticité et la prononciation du <i> et du <y> à la manière GA) ; L5 produit 67 % de caractéristiques de la RP (systématiquement les /t/ intervocalique, la nasalisation vocalique, l’accent principal et la prononciation du <i> et du <y>), 27 % de caractéristiques du GA (rhoticité) et 6 % de caractéristiques « autre » (nombre de syllabes accentuées).
36Ainsi nous avons observé deux types de variabilité : inter-individuelle et intra-individuelle. Tous les locuteurs ont mélangé des caractéristiques des deux normes. Pour les résultats d’ensemble, la variabilité est inter-individuelle : on observe une différence de prononciation chez chaque individu au sein du groupe. Ainsi, L6 prononce le <r> de more et pas L3. Quant à la variabilité intra-individuelle, nous avons également dénombré deux sous-catégories. La première se produit lorsque, chez un locuteur donné, un mot est prononcé parfois en RP et d’autres fois en GA. On le note chez L3 qui mélange les productions en [ɾ], [d] et [th] dans le mot city. La deuxième intervient lorsque les deux normes sont employées au sein d’un même mot (/vɪɾəmɪn/- ɪ = RP et ɾ = GA- chez L6). L’environnement phonétique (variables contextuelles) jouerait un rôle majeur dans cette variabilité : la prononciation d’un son varie en fonction des sons qui l’entourent.
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- 10 Cette théorie stipule que plus un apprenant rencontre et utilise fréquemment des prototypes de lang (...)
- 11 100 millions de mots provenant de 22 000 transcriptions de séries américaines depuis les années 200 (...)
37Rappelons les cas de productions ne respectant aucune des deux normes et classées « autre9 » (Yibokou, Toffoli & Vaxelaire, 2018). Elles sont des « mélanges » d’éléments phonético-phonologiques intermédiaires entre la RP, le GA et/ou provenant de traits caractéristiques du français (ex. accentuation de la dernière syllabe du groupe rythmique), ou d’autres langues connues. Ce phénomène peut s’expliquer par la notion de « l’inter-prononciation » (par référence à l’interlangue de Selinker, 1972). Les causes peuvent être diverses. L’influence de la L1 est un facteur pouvant produire une forme de nativisation (Demaizière & Narcy-Combes, 2005). Certains locuteurs ne chercheraient pas forcément à imiter l’accent des natifs, mais préfèreraient garder leur accent « étranger » pour des raisons sociolinguistiques ou émotionnelles. Il pourrait aussi s’agir de l’influence de l’orthographe sur la prononciation ; ce « mélange » pourrait donc être le résultat de la lecture pour réaliser l’enregistrement. L’anglais étant une langue à faible transparence grapho-phonémique (Deschamps, 1994), la lecture peut jouer un rôle important dans la prononciation. La fréquence d’exposition (la notion de usage/frequency based acquisition10 : Ellis, 2002) serait une autre cause possible de cette variation. Lorsqu’un apprenant n’a jamais entendu la prononciation d’un de ces mots, il lui serait difficile de l’inventer, d’où les sons « autres ». Mais, plus l’apprenant est exposé à la prononciation d’un mot, plus il pourra en théorie l’imiter. C’est notamment le cas avec les réalisations homogènes discutées plus haut, en sachant qu’il fera vraisemblablement des progressions et des régressions, comme dans tout système complexe (cf. De Bot, Verspoor & Lowie, 2005). La vérification dans le corpus SOAP11 montre que les mots utilisés dans cette étude sont fréquents dans les séries. Néanmoins, que se passerait-il chez des apprenants qui sont exposés simultanément à diverses prononciations d’un même mot ? Laquelle des prononciations adopteraient-ils ? Est-ce la prononciation la plus fréquente qui ressort ? Est-ce l’accent qu’ils aiment le plus ? Ou celle qui est pour eux la plus facile à prononcer ? Pour l’instant, les données que nous possédons ne nous permettent pas de répondre à ces questions.
38Néanmoins, le croisement des données du questionnaire avec les analyses acoustiques permet d’inférer certaines influences des pratiques de l’AIAL sur la prononciation. D’une part, nous constatons que la plupart des influences formelles (les cours, les enseignants) sont majoritairement britanniques. D’autre part, les locuteurs déclarent ne pas communiquer avec des natifs américains (pas ou peu de séjours aux États-Unis, dont aucun de durée supérieure à un mois, pas d’amis ou de famille anglophones avec qui ils échangent régulièrement, excepté le locuteur 6. De plus, ils disent écouter très peu de musique en anglais. Tous ces facteurs nous interpellent sur la provenance de ce qui s’identifie clairement comme des caractéristiques phonétiques proches de l’anglais américain dans leur prononciation. Reste, effectivement, les multiples heures qu’ils déclarent passer chaque semaine à regarder des vidéos (films et séries) où ils entendent une majorité de personnages ayant des accents du GA ou proches du GA. En effet, selon nos résultats, les séries américaines tiennent une place majoritaire dans les pratiques de ces locuteurs, en leur fournissant une exposition à une grande quantité d’anglais authentique. Ainsi, ils pourraient s’inscrire dans la lignée des travaux de Stuart-Smith et coll., concernant l’impact des médias sur la prononciation (2007, 2011, 2013). Les réponses indiquent également qu’une imitation inconsciente pourrait s’opérer au travers des activités qu’ils pratiquent. Nonobstant, il est impossible d’établir un lien de causalité précis entre tel ou tel facteur et la prononciation qu’ils adoptent, du fait de la nature complexe et dynamique de l’appropriation langagière.
39Nous venons de présenter les résultats tirés d’une analyse de productions orales et de questions liées aux pratiques d’activités en ligne dans des contextes informels de 10 étudiants qui apprennent l’anglais. Dans notre échantillon, nous observons davantage de variabilité que d’homogénéité : une sorte de « mid-atlantic English » (Modiano, 1996). Alors que l’homogénéité observée serait un signe évident d’ancrage d’éléments phonétiques et phonologiques d’un accent bien défini, nous associons la variabilité (inter et intra) à la complexité et au dynamisme du système d’acquisition dans lequel des facteurs multiples interviennent et interagissent (De Bot, Verspoor & Lowie, 2005). Cette variabilité démontre que chacun de ces apprenants est à un stade différent d’une trajectoire personnelle d’acquisition de la langue anglaise, créant une interlangue idiosyncratique, tout en étant sujet à certaines influences pouvant introduire un degré de prévisibilité. Les analyses acoustiques indiquent une part importante de phénomènes phonétiques et phonologiques de l’accent GA. Nous constatons des phénomènes indiquant qu’ils « tendent vers » le GA en adoptant certains marqueurs caractéristiques de cet accent.
40Ainsi, ce que ressentent intuitivement de nombreux enseignants, à savoir que les étudiants possèdent certains traits d’une prononciation américaine, semble être conforté par les résultats de cette étude. D’autres conséquences potentielles de l’AIAL sur le plan de l’acquisition phonétique et phonologique peuvent inclure le développement d’une conscience phonologique face à la grande variété d’accents auxquels les apprenants sont exposés (accent britannique, américain, australien, canadien, écossais, etc.), l’augmentation de leur capacité à comprendre les locuteurs de ces divers accents et à long terme peut être, la capacité à adapter leurs accents selon leurs interlocuteurs. Face à l’influence de l’AIAL, l’enseignant de langue aujourd’hui pourrait capitaliser les implications didactiques de ces phénomènes. Une piste serait d’attirer l’attention des étudiants sur la nature de leur profil, de les orienter pour effectuer des choix en termes d’accent et enfin de les accompagner dans un travail phonétique et phonologique adapté (Saito & Hanzawa, 2016).
41Cette étude comporte des limites liées à la taille de l’échantillon, au nombre d’analyses réalisées et au manque d’éléments de comparaison. Étendre le nombre de locuteurs, réaliser des études de corrélations statistiques, ou comparer deux groupes, dont l’un ne regarde pas de séries en VO et l’autre en regarde beaucoup, seraient particulièrement utile.
42Par ailleurs, l’exploitation d’autres données (par exemple des phrases) permettrait de conduire des analyses plus détaillées sur le plan prosodique. L’enregistrement des locuteurs dans un environnement écologique (productions spontanées), ou en réaction à une amorce sémantiquement liée au contexte des séries regardées pourrait induire des productions plus proches des « modèles », permettant de faire des liens plus explicites avec les théories de l’imitation. Ce type de production pourrait aussi donner lieu à une comparaison avec la lecture.
43Dans le but de savoir si le visionnement de séries télévisées dans le cadre de l’AIAL influence l’accent, davantage de recherches empiriques sont bien évidemment nécessaires, celle-ci n’étant qu’exploratoire. Néanmoins, elle permet quelques conclusions et pointe des directions que de telles études pourraient prendre. Si depuis bientôt dix ans, et malgré l’intérêt croissant que suscitent les recherches sur l’AIAL, aucune étude ne s’est confrontée à la mesure de son impact sur la prononciation, cet article vise à donner une impulsion à ce genre de recherche. Établir ce type de lien, s’il s’avère effectif et efficace, permettrait de reconsidérer profondément les interventions didactiques à but phonétique et phonologique en accompagnement de l’AIAL.