- 1 Les données utilisées sont issues du mémoire de master de Rhian Wolstenholme (2018) encadré par Syl (...)
1Depuis plusieurs décennies, les acteurs de l’enseignement-apprentissage des langues étrangères se sont donné comme objectif de développer chez les apprenants une compétence de communication, y compris dans sa composante orale. Or, parmi « les conditions à réunir pour que l’acquisition ou l’apprentissage de conduites langagières orales en classe se produisent avec une certaine efficacité » (Canelas-Trevisi & Thévenaz, 2002, p. 23), les paramètres sociolinguistiques sont encore peu investigués : « Dans l’enseignement-apprentissage des langues vivantes, l’aspect émotionnel est assez peu mis en avant dans les publications didactiques. Pourtant, cela peut être un élément essentiel pour la réussite de l’apprentissage. » (Riquois, 2018) En effet, prendre la parole en classe de langue étrangère représenterait une situation très anxiogène (Arnold & Brown, 1999). Or, les recherches montrent bien que la prise de parole des locuteurs qui sont affectés d’insécurité linguistique est problématique, et que celle-ci est engendrée par des sujétions normatives.
2Après avoir présenté le lien entre insécurité linguistique et normes, y compris dans le contexte de l’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère, nous chercherons à estimer l’importance de l’insécurité linguistique et à saisir les contours normatifs d’une classe de LEA anglais (Langues étrangères appliquées) de l’université d’Aix-Marseille. Cette analyse nous permettra d’émettre des propositions didactiques destinées à lutter contre l’insécurité linguistique.
3L’insécurité linguistique est un phénomène sociolinguistique qui a été beaucoup étudié dès les années 1970. Mais ces recherches se sont essentiellement concentrées sur des contextes dits « naturels », qu’ils soient monolingues ou plurilingues. Ce n’est que plus récemment que ce phénomène commence à être étudié dans les contextes d’apprentissage de langues étrangères (désormais ALE).
4On retiendra, ici, que l’insécurité linguistique peut être définie comme :
[…] le sentiment de [risquer de] ne pas être [perçu comme] originaire et/ou membre légitime de la communauté linguistique au sein de laquelle sont élaborées, véhiculées, et partagées, les normes requises dans la situation dans laquelle se trouve le locuteur, et par rapport auxquelles, dans cette situation, sont évalués les usages. (Bretegnier, 1999, p. 324)
- 2 Selon qu’elle se manifeste dans les discours épilinguistiques ou dans les pratiques, comme l’hyperc (...)
- 3 L’insécurité normative est « liée au sentiment, par le locuteur, que ses productions linguistiques (...)
- 4 Le locuteur en insécurité formelle pense ne pas posséder les compétences linguistiques liées à la n (...)
- 5 Nous utilisons ici « natif » pour évoquer un locuteur dont la langue en question est une langue de (...)
5Les études de Labov (1972), effectuées sur la stratification sociale de l’anglais à New York, sont des travaux précurseurs dans ce domaine. Quelques années plus tard, Gueunier et coll. (1978) observent les attitudes des Français par rapport à la norme linguistique et distinguent entre deux types d’insécurité linguistique, l’insécurité linguistique générale (par rapport au français standard de référence) et l’insécurité régionale (par rapport à son propre régiolecte ou « accent »). Francard (1993, p. 13) est le premier à élaborer une définition théoriquement articulée de l’insécurité linguistique et la voit comme la « manifestation d’une quête non réussie de légitimité ». Dans les années 1990, d’autres catégorisations d’insécurité émergent dans la littérature, notamment l’insécurité dite et l’insécurité agie2 (Moreau, 1996), l’insécurité normative, identitaire et communautaire3 (Bretegnier, 1999) et l’insécurité formelle, identitaire et statutaire4 (Calvet, 1999). Ce n’est que dans les années 2000 que l’on commence à étudier ce phénomène dans le cas de l’apprentissage de langues étrangères, notamment avec la thèse de Roussi (2009) qui traite de l’insécurité linguistique des enseignants non natifs de français en Grèce. Elle examine comment ces enseignants vivent les représentations de la norme du locuteur natif « idéal » et constate que l’insécurité linguistique de ces professeurs est liée à la représentation de la supériorité linguistique du locuteur natif, et à son rapport privilégié avec la norme. Elle affirme que les enseignants « natifs5 » ont tendance à opérer comme des agents d’insécurisation. La notion d’insécurité linguistique dans le contexte d’apprentissage de langues étrangères a également été évoquée dans le colloque « Les “francophones” devant les normes, 40 ans après Les Français devant la norme », notamment par Bacor (2018) ; Aslan (2018) et Qiu (2018) pour ce qui concerne des situations d’enseignement-apprentissage du FLE.
- 6 Notre propos n’est pas ici de discuter de l’utilité ou non d’une norme, mais de faire état d’études (...)
6Par norme linguistique, nous entendons un « système socialement dominant de prescriptions linguistiques » (Aléong, 1983). Ledegen (2013) affirme que le concept de norme est central dans les approches sociolinguistiques questionnant l’opportunité de concevoir autrement la langue à enseigner et promouvant la nécessité de penser, de manière critique, les attitudes normatives des enseignants. Kasbarian et coll. (1994) constate que l’enseignement d’une seule norme peut être insécurisant et Roussi (2009) affirme que ceci est également valable dans le cas où les apprenants sont en situation d’apprentissage d’une langue étrangère. Le contact avec une seule variété de la langue pourrait générer la représentation d’une norme forte et causer de l’insécurité linguistique6. Sebbar Barge (2009) soutient que l’imposition d’une norme idéalisée favorise une pédagogie qui peut difficilement permettre à l’apprenant de développer sa maitrise des fonctions et des usages divers de la langue parlée. Enfin, pour Frame (2006), la peur du ridicule en parlant une langue étrangère peut être renforcée par l’insistance de certains professeurs à l’égard de la « bonne » prononciation.
7La méthode d’apprentissage traditionnelle de la grammaire-traduction a peu mis l’accent sur la prononciation, ce qui a changé avec l’introduction de la méthode audio-orale des années 1950 et 1960, qui consistait en la répétition de sons contrastifs et de paires minimales. Dans une volonté de se dissocier de ces pratiques (exercices structuraux) pour la plupart du temps inspirées des travaux béhavioristes, la méthode communicative des années 1980 a alors accordé moins d’importance à la prononciation et les enseignants de langue se sont finalement dits mal formés à enseigner la prononciation (Fraser, 2000 ; Gilakjani, 2011). Derwing et Munro (2009) expliquent que, jusqu’à récemment, l’idée que l’enseignement de la prononciation est inefficace a été très répandue du fait notamment qu’il y avait très peu d’études attestant de son efficacité. Selon eux, des études plus récentes ont illustré l’effet direct et positif sur l’intelligibilité et sur la compréhensibilité des énoncés produits. Ils montrent que même si des apprenants peuvent améliorer considérablement leur production de certains sons en l’absence d’apprentissage explicite de la prononciation, il semble y avoir une limite dans les progrès qu’ils peuvent faire. L’étude d’Aliaga-García (2007) montre que la formation phonétique a des effets sur la prononciation des apprenants, et cette auteure maintient qu’il est nécessaire d’inclure un élément de formation phonétique dans l’apprentissage de l’anglais langue étrangère.
8Les études sur ce sujet se focalisent, en général, sur son impact sur la production de l’apprenant, l’intelligibilité et la compréhensibilité (Derwing, Munro & Wiebe, 1997, 1998 ; Couper, 2003, 2006 ; Derwing & Rossiter, 2003 ; Aliaga-García, 2007 ; Derwing & Munro, 2009). Mais, jusqu’à présent, les travaux ont négligé de questionner l’impact de l’enseignement de la prononciation sur l’insécurité linguistique, et par conséquent sur les compétences de production de l’apprenant. Or, pour certains didacticiens, une prononciation proche de la variété de référence pourrait renforcer la confiance des apprenants. Par exemple, Dufeu (2008) soutient qu’une « bonne prononciation contribue au développement d’une certaine assurance dans la langue étrangère, car les participants maitrisent quelque chose de fondamental et d’essentiel dans cette langue » et que « posséder une bonne prononciation […] peut compenser ou même masquer d’autres erreurs ». Gilakjani (2011) va même jusqu’à dire que la prononciation est une des compétences « les plus importantes » dans l’enseignement de l’anglais langue étrangère.
9Outre le fait qu’il faudrait cerner précisément ce qu’on entend par une « bonne » prononciation, ce type de discours ignore le fait qu’un changement dans la perception des accents « étrangers » et la valorisation de l’accent de l’apprenant pourraient également renforcer la confiance des apprenants dans leur prise de parole. Ceci sous-entend d’abandonner l’objectif (parfois irréalisable) de reproduire l’accent des locuteurs dits « natifs » dont on sait qu’il n’est qu’une illusion pédagogique, la variation sociolinguistique caractérisant les productions langagières de ces locuteurs natifs supposés uniformes. On peut également avancer que cette norme fantasmée du locuteur « natif » renforce les perceptions des étudiants du décalage entre leur façon de parler et la norme à atteindre, ce qui peut être propice à l’émergence de l’insécurité linguistique, entrave à l’expression orale.
- 7 <https://allsh.univ-amu.fr/licence-LEA> (consulté le 21 mai 2018).
- 8 Tous les cours se font sous forme de TD (groupes d’une quarantaine d’étudiants).
- 9 L’accent RP est un accent prestigieux britannique qui ne correspond pas à une région précise, mais (...)
- 10 L’accent « General American » est également une variété idéalisée dans l’enseignement de l’anglais (...)
10Selon le site de l’université d’Aix-Marseille7, l’objectif de la formation LEA est de répondre à une demande d’étudiants qui veulent s’orienter vers les métiers en entreprise, administration, association ou organisation non gouvernementale nécessitant des compétences linguistiques. La formation consiste en des cours d’anglais8 (langue A) et des cours du « domaine d’application » (gestion, droit, économie, marketing, informatique). Les étudiants choisissent leur parcours selon l’option de leur langue B (onze langues proposées). En ce qui concerne l’anglais en première année, les étudiants suivent quatre cours : civilisation, compréhension orale, grammaire-traduction, et phonétique. Le cours de phonétique, aussi appelé « Technique de l’anglais parlé » dans la maquette de la formation, est une introduction au rythme et à l’intonation de l’anglais. Le cours s’appuie sur le Mémento de phonétique anglaise et les Exercices de phonétique anglaise de Ginésy (1995) et Ginésy & Hirst (1989). Les étudiants apprennent également à transcrire en alphabet phonétique international. Le cours inclut des dictées phonétiques, lectures de textes, répétitions de mots, et enregistrements en laboratoire de langue. Selon les enseignants et étudiants interrogés, les cours de phonétique sont principalement enseignés en anglais, mais parfois en français quand les étudiants ont des difficultés de compréhension. Les enseignants interrogés ont expliqué qu’en première année, c’est l’accent de référence RP9 (britannique) qui fait fonction de norme, et en deuxième année, le « General American10 » est introduit. Certains éléments de variation sont parfois introduits selon la variété d’anglais parlé par l’enseignant, et par un cours en troisième année. Cependant, la référence à la variation anglaise reste relativement limitée en première et deuxième année. À part le cours de phonétique, les étudiants n’ont aucun cours de pratique orale obligatoire, mais ils ont l’occasion d’assister aux séances optionnelles de conversation avec les lecteurs anglophones natifs.
- 11 Ce dispositif a permis de récolter des questionnaires en nombre. Pour éviter tout biais qui aurait (...)
- 12 Ces données complémentaires issues des entretiens s’inscrivent dans une démarche questionnant celle (...)
11Les résultats de la recherche, dont nous allons rendre compte ici, se centreront sur deux points : d’une part, l’existence de l’insécurité linguistique chez les étudiants de langue étrangère et, d’autre part, l’identification de causes potentielles de cette insécurité. Pour identifier des vécus d’insécurité linguistique, nous nous limiterons ici à des données déclaratives livrées par les enquêtés. Ces données ont été recueillies grâce à un questionnaire, rempli par 175 étudiants, à la fin d’un examen11. Tous sont des étudiants de première année de LEA anglais à Aix-Marseille Université, âgés de 16 à 24 ans. Sur ces 175 étudiants, 133 sont de nationalité française, et 113 des femmes. Les réponses ont été consignées dans un tableur et les fréquences de réponses ont été calculées en pourcentages. Les réponses aux questions ouvertes ont été traitées par le codage de thèmes récurrents. Les étudiants présentant des réponses liées à l’insécurité linguistique ont été invités à participer à un entretien, qui avait comme objectif de préciser et d’approfondir certains aspects se dégageant des questionnaires. Deux étudiantes (18-20 ans)12 ont rapidement accepté de participer. À cause de la grande quantité de données récoltées par le questionnaire et des contraintes de temps, nous avons décidé de ne pas chercher d’autres étudiants. Trois enseignants de la formation (de nationalités différentes et enseignant dans des cours différents) ont également accepté de participer à un entretien. Les questions posées dans les entretiens avec les enseignants ont porté sur les objectifs des cours, sur leurs stratégies de correction des erreurs, sur leurs attitudes par rapport aux variétés d’anglais et aux prises de parole des étudiants. Les entretiens ont été enregistrés, transcrits et soumis à une analyse thématique (Braun & Clarke, 2006), qui consiste à identifier, analyser et établir des rapports entre des thèmes émergeant des données.
12L’analyse des réponses à la question ouverte sur la participation orale en cours (à laquelle 158 étudiants ont répondu) nous a permis d’identifier trois groupes d’étudiants :
Tableau 1. – Perception des étudiants de leur participation orale.
Groupe
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Description
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Nombre d’étudiants
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G1
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Ceux qui disent participer en cours sans difficulté apparente.
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46 (29 %)
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G2
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Ceux qui disent ne jamais ou rarement participer pour des raisons non forcément liées à l’apprentissage de l’anglais ou aux usages linguistiques des étudiants.
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69 (43 %)
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G3
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Ceux qui disent ne jamais ou rarement participer pour des raisons liées aux usages linguistiques des étudiants, ou à la peur de faire des erreurs et d’être jugé.
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43 (27 %)
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Total : 158
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13En ce qui concerne le deuxième groupe, il est difficile de dire si ces étudiants sont en insécurité linguistique (désormais IL) ou pas. Les raisons qu’ils donnent pour leur non-participation en cours sont le malaise en public, la timidité, le manque d’intérêt ou envie, les classes surchargées. Le questionnaire ne posant sciemment pas de question explicite sur l’IL, il se peut que certains étudiants n’aient pas pensé à y faire référence, mais il se peut aussi que la timidité ou le manque de confiance en public soient une manière d’exprimer implicitement l’insécurité linguistique. Quoi qu’il en soit, nous ne trancherons pas ici, faute d’éléments probants. Nous considérons en revanche le troisième groupe comme présentant des caractéristiques d’IL. Ainsi, nous pouvons avancer qu’au moins 27 % des étudiants semblent être en IL. Sur ces 43 étudiants, 30 disent avoir peur de faire des « fautes » ou craindre le jugement, 28 incriminent leur mauvais accent ou leur niveau linguistique insuffisant, et 7 évoquent de la honte de parler anglais.
- 13 Pour éviter au maximum les biais méthodologiques, l’entretien s’est déroulé autour de questions les (...)
14Dans la mesure où l’insécurité linguistique provient d’un rapport inconfortable aux normes, nous avons voulu connaitre le schéma normatif de la salle de classe, tel que perçu par les protagonistes. On peut alors, ici, identifier deux types de normes. La première est classiquement la norme pédagogique enseignée en cours, transmise par l’enseignant. Nous proposons d’appeler cette norme la norme « ciblée » parce qu’elle est la cible tant des enseignants que des apprenants. Les exemples ci-dessous montrent que certains étudiants conçoivent cette cible comme une façon « correcte » de prononcer les mots, valorisent les enseignants anglophones natifs et déprécient leur propre accent13 :
Je ne sais pas prononcer les mots comme il faut. (Participant 45)
J’ai encore des difficultés de prononciation correcte avec l’accent. (Participant 111)
Les professeurs natifs de pays anglophone sont un très grand atout selon moi. (Participant 159)
Je sais que mon accent est très mauvais. (Participant 122)
15La dévalorisation de l’accent des étudiants a également été attestée dans les entretiens. Une enseignante de phonétique le décrit comme « terrible », expliquant que :
On estime que c’est la culture de tout angliciste, même en LEA, de connaitre les normes en britannique et en américain, même si après eux ils choisissent l’un ou l’autre accent au point de vue de la pratique […] souvent c’est un public francophone, d’étudiants qui ont un accent français, voilà. Et le but c’est d’aider ces étudiants-là à améliorer l’accent. (Enseignante 3)
16Les deux étudiantes interrogées stigmatisent l’accent « français » aussi :
Si après j’arrive à parler anglais couramment j’ai envie de parler couramment avec un très bon accent, pas un accent- je vais pas dire « hello my name is » (/elo maɪ nɛm iz/). Je voudrais parler avec le meilleur accent que je peux. (Étudiante 1)
Je trouve que l’accent français c’est pas une des plus belles choses du monde. (Étudiante 2)
17Cette pression normative se voit également dans la représentation négative que les étudiants ont de l’erreur et dans leur peur de faire des « fautes ». Souvent la peur de se tromper est cause de leur non-participation en cours :
Je suis déjà assez timide de nature. J’ai peur de l’erreur, disons. On a eu beau me dire pendant toute ma scolarité que l’école, c’est fait pour se tromper, ça n’y change rien. (Participant 101)
Je suis timide, peur de me tromper. (Participant 123)
Je pense qu’il y a beaucoup de gens comme moi justement qui osent pas, qui hésitent, qui ont peur de se tromper. (Étudiante 2)
J’ai honte de m’exprimer devant tout le monde. (Participant 6)
Mon niveau d’anglais et ma prononciation me semblent inférieurs à d’autres et par conséquent une sorte de gêne se crée, et je n’ai pas envie de participer. (Participant 36)
J’aime pas participer à l’oral je trouve ça gênant et j’aime ni mon accent ni ma capacité à ne pas savoir faire des phrases correctes. (Participant 10)
18Une enseignante interrogée dit qu’elle observe ses étudiants « gênés de parler avec leurs accents » et qu’il y en a qui « font des blocages […] presque physiques, psychiques » (Enseignante 3), ce qu’un étudiant confirme :
Tout d’abord c’est parce que j’ai du mal à m’exprimer en anglais, j’ai ma phrase parfaitement constituée dans ma tête et quand je dois la sortir je panique et limite je me mets à bégayer. (Participant 151)
19Les enseignants ont également dit qu’ils sentent que leurs étudiants ne sont pas « à l’aise », « pas libres » (Enseignante 1) et pas « confortables » (Enseignante 2).
20Mais en même temps, dans le groupe, montrer une trop grande assurance linguistique ou attester d’un accent se rapprochant de la norme ciblée peut être mal vu par les autres étudiants, notamment parce que cela peut donner l’impression « qu’on se vante ». Il apparait, en effet, que les pratiques linguistiques des étudiants marquées de légitimité par les camarades de classe reflètent certes une bonne compétence en anglais, mais avec une prononciation qui reste mâtinée de français :
J’ai également un accent américain et j’ai un peu d’appréhension par rapport au fait que les gens pourraient penser que j’en fais trop ou que je m’en vante alors que ce n’est pas le cas. (Participant 33)
21Un enseignant interviewé confirme ce comportement chez d’autres étudiants :
On a notamment même des étudiants Erasmus, anglophones ou d’autres pays, qui justement presque instinctivement ou naturellement ne vont pas prendre la parole pour ne pas mettre mal à l’aise, ou ne pas gêner, ou ne pas passer pour, ou ne pas je ne sais pas être perçus […] on ne veut pas montrer qu’on sait beaucoup pour ne pas se, pour ne pas sortir du lot, pour ne pas être l’exception, pour ne pas être jugé comme tiens, lui … ou elle a aucun problème en anglais donc du coup. (Enseignante 1)
22Une autre étudiante qui a de la famille écossaise explique :
J’ai du mal à parler, mon accent français et mon accent écossais s’entrechoquent (Participant 153),
en confirmant que l’on se moque de son accent :
J’ai envie d’améliorer mon niveau à l’oral, même si les gens se moquent de mon accent. (Participant 153).
23Les réponses de ces participants montrent qu’au contraire des constats de Dufeu (2008) et Gilakjani (2011), une prononciation proche d’un standard prescrit n’augmente pas forcément la confiance en soi chez l’apprenant, surtout dans un environnement d’apprentissage où les apprenants se sentent soumis au regard de leurs camarades, lesquels instituent une autre norme dans la communauté d’apprenants.
24Par ailleurs, des étudiants disent ne pas aimer avoir le regard des camarades sur eux et craindre la moquerie. Certains étudiants semblent aussi se juger eux-mêmes, en se voyant inférieurs ou ridicules :
J’ai peur du ridicule et que l’on se moque de moi car je n’ai pas un bon accent. (Participant 146)
J’ai bien trop peur d’avoir l’air ridicule à côté des autres. (Participant 167)
[…] parce que j’ai l’impression qu’il y a plus de jugement [en cours que quand je parle dans un contexte anglophone] du coup, parce qu’on est tous dans le même cours, on est tous là, il y a plus de jugement. (Étudiante 1)
25En référence à la perspective émique avancée par Klinkenberg (2008, p. 18) pour appréhender les normes évaluatives « faisant intervenir le jugement de la collectivité », nous proposons de parler ici de norme émique. Par « collectivité » on entendra ici la « communauté d’apprentissage » (Bielaczyc & Collins, 1999) à laquelle participent les étudiants et les enseignants. La norme émique ainsi située serait alors par ailleurs caractérisée à la fois par une pression normative institutionnelle et par une pression identitaire au sein du groupe de pairs.
26Cela étant, même si l’impression chez certains étudiants que leurs usages sont jugés par les camarades est récurrente dans les données, d’autres recherches seront nécessaires pour confirmer les contours de ses sentiments, sa pertinence, et pour mieux comprendre son impact sur l’apprentissage d’une langue étrangère.
27Ce qui prévaut dans ces cours, c’est le modèle dit du « natif » s’appuyant sur les deux « normes de référence » évoquées plus haut. Or, compte tenu des travaux sur l’impact de la norme linguistique dans l’enseignement de langues, on peut se demander si ceci n’est pas susceptible de contribuer à générer de l’insécurité linguistique, en renforçant la perception chez l’étudiant du décalage entre ses usages linguistiques et la norme ciblée. Pour autant, nous ne prétendons pas ici pouvoir livrer à ce sujet des conclusions définitives, dans la mesure où pour ce faire, il faudrait prendre en compte d’autres facteurs susceptibles d’intervenir, comme le type d’approche didactique utilisée par exemple.
J’ai l’impression que j’ai deux extrêmes. C’est-à-dire, soit ils accrochent, ils adorent tout de suite, […] c’est assez clivant la phonétique […] il y en a qui ont sincèrement l’impression que ça les aide, d’autres moins. (Enseignante 3)
28Cette enseignante observe que certains étudiants sont très intéressés par le cours, ce que l’on pourrait interpréter comme le souhait de savoir prononcer « correctement » les mots :
[…] et il y en a vraiment ça les passionne, même j’arrive pas à avancer mon cours parce que… « dans ce mot on dit comment ? » Bon, donc c’est très bien. (Enseignante 3)
29Ainsi, certains étudiants pensent que les cours de phonétique les aident à prononcer « bien » avec « l’accent correct », témoignant ainsi d’une vision normative de la production langagière que le cours de phonétique encouragerait :
[J’aime] la phonétique car ça nous apprend à bien prononcer les mots/phrases. (Participant 136)
[J’aime] la phonétique avec (prof X) car elle nous apprend comment prononcer les mots avec l’accent, etc. (Participant 93)
[…] je l’aime bien, j’aime bien, parce que j’aime bien savoir prononcer les mots et tout, et ça ça aide, parce que ça nous dit vraiment comment il faut prononcer. (Étudiante 1)
30D’autres vont même jusqu’à élargir le rôle de cet enseignement sur des capacités interactionnelles :
[J’aime] la phonétique car cela me permet de mieux m’exprimer à l’oral. (Participant 147)
[J’aime] la compréhension orale et la phonétique pour pouvoir voyager au Royaume-Uni et tenir une conversation. (Participant 42)
31En revanche, des étudiants relèvent l’absence de prise en compte de la variation :
Je n’aime pas les cours de phonétique car je trouve cela inutile puisque chaque pays anglophone ont des accents et des intonations différents donc je ne comprends pas pourquoi on nous impose une intonation exacte. (Participant 162)
32On voit que cet étudiant est conscient de la variation linguistique dans le monde anglophone et pointe les limites d’apprendre une seule variété. D’autres étudiants semblent être conscients du fait que les règles de prononciation et d’intonation apprises en cours ne représentent pas toujours la variation que l’on entend en réalité :
Ce que je n’aime pas dans ma formation d’anglais, c’est de devoir apprendre un accent, une manière des tons à prendre lors d’une conversation, alors que dans la vie quotidienne, personne ne parle de cette manière. Cela me pose problème de devoir apprendre à mimiquer, à devoir prendre des tons. (Participant 137)
Dommage que la phonétique est seulement théorique, c’est parfois trop théorique, pas assez de pratique, pas de réel exercice de la langue orale. (Participant 28)
[Je n’aime pas] la phonétique car, à la place de pratiquer l’oral pour que la phonétique devienne quelque chose de naturel, on nous demande d’apprendre par cœur des choses abstraites. (Participant 113)
La phonétique est quasiment inutile car si l’on a vraiment envie d’apprendre l’anglais ce travail se fait seul ou avec des amis anglophones. On devrait avoir des correspondants anglophones pour pouvoir pratiquer la langue, sans que ça soit considéré comme un travail mais plus comme un hobby. (Participant 21)
Il faudrait un cours où on échange vraiment et que nous soyons dans des situations réelles pour faire évoluer notre accent et nos réponses dans l’immédiat. (Participant 103)
33On voit, ici, que les griefs formulés portent autant sur le modèle visé (« personne ne parle de cette manière », ou « choses abstraites » par exemple) que sur l’approche didactique (« mimiquer », « à la place de pratiquer l’oral » …) utilisée. Or, on peut émettre l’hypothèse que ces deux points sont en réalité interdépendants dans la mesure où tous deux participent du caractère factice de la tâche, ce que ces étudiants ne manquent pas de relever, à la fois dans le but visé (une norme éloignée des pratiques réelles) et dans le déroulement des activités (sans lien avec des situations « réelles » d’interaction orale, dans lesquelles l’évaluation est « immédiate »).
34Dans les données recueillies, les réponses valorisant explicitement l’accent français sont rares, et cette étudiante se demande pourquoi avoir un accent étranger est si stigmatisé :
[Je n’aime pas] le fait que les professeurs souhaitent nous rendre irréprochables en anglais à tel point que les Anglais ne s’en rendraient pas compte. J’aime le fait d’être française et de montrer que je le suis, pourquoi faire disparaitre mon accent. (Participant 167)
- 14 En effet, par prudence méthodologique nous ne retenons ici que les réponses des locuteurs (G3) ayan (...)
35Nous avons vu que 27 % au moins (sans doute davantage si l’on se penchait sur le groupe 214) des étudiants de cette formation manifestent de l’IL par rapport à leur accent et que cela peut les empêcher de prendre la parole en cours, donc, potentiellement, nuire à leur apprentissage.
36Les recherches faites sur la norme dans l’enseignement des langues ont montré qu’une approche trop normative peut instaurer une appréhension chez l’apprenant. Il faut garder ici à l’esprit que nous sommes face à des étudiants qui ont choisi ce cursus, ce qui interroge encore davantage quant à la proportion des étudiants qui se sentent en IL. Même si le but de ces cours de phonétique est d’aider les étudiants à « améliorer leur accent », un apprentissage valorisant à l’excès un modèle supposé « natif » peut renforcer la perception chez l’étudiant du décalage entre sa prononciation et la norme ciblée, instaurer des sentiments d’IL, et par conséquent bloquer son expression. Même si une prononciation intelligible est indispensable, celle-ci pourrait être développée chez l’étudiant sans stigmatiser son accent « étranger ». Pour Frame (2006), il est plus important d’avoir comme objectif l’aisance (fluency) que de viser une perfection phonétique (accuracy) que dans la continuité de (Moreau, 1997), nous qualifierions de fantasmée en tant que « standard idéalisé, uniforme » (Côté & Villeneuve, 2017, p. 4). Frame maintient que tant qu’un accent n’est pas un obstacle à la compréhension, celui-ci devient une idiosyncrasie liée à l’identité de l’apprenant et peut être « charmant ». Il affirme que si l’étudiant était reconnu dans son « identité de locuteur non-natif », et, pour le dire de manière plus intégrative, dans son identité d’apprenant, il pourrait dépasser la peur du ridicule. Mais nous retenons aussi de nos analyses que les étudiants font état de l’existence d’une norme émique qui consiste à dévaloriser une prononciation qui se rapproche des cibles de référence.
37Pour conclure, à l’issue de notre analyse, nous soulignons avec Forlot (2014) la nécessité de sortir de la conception des anglais standards comme les seules variétés légitimes dans l’enseignement de l’anglais. Il nous semble en effet qu’une prise en compte des facteurs sociolinguistiques en lice dans le processus d’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère serait profitable à l’amélioration du niveau de compétences des apprenants. De manière très concrète, nous pouvons dégager de ce travail des propositions didactiques destinées à installer chez les apprenants une sécurité phonétique. Pour ce faire, nous nous appuyons sur le triangle didactique (Houssaye, 2000) de manière à distinguer trois axes d’intervention : épistémologique, psychologique, praxéologique. Ces trois axes correspondent à trois mouvements concernant le processus d’enseignement-apprentissage, enseigner, apprendre, et former, axes que nous inscrirons dans une perspective variationniste et plurilingue. Sur le plan épistémologique, on pourra :
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intégrer dans la formation initiale et continue des enseignants, d’une part des contenus sociolinguistiques et sociophonétiques (Candea & Trimaille, 2015) portant sur la variation linguistique en général, sur l’insécurité linguistique et ses effets, et d’autre part une familiarisation aux variétés de la langue enseignée ;
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sensibiliser les enseignants à une appréhension critique de la norme de référence ;
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sensibiliser les enseignants à ne pas confondre erreurs et variantes phonétiques ;
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sensibiliser les enseignants aux manifestations et aux incidences de l’insécurité linguistique sur l’apprentissage ;
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inciter les enseignants à questionner leurs représentations de l’accent des apprenants ;
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sensibiliser les enseignants aux implications didactiques concrètes, notamment sur le plan phonétique, afin de viser une compétence réellement communicative et réellement plurilingue.
38Parallèlement, le volet psychologique de l’appropriation linguistique pourrait être nourri par une sensibilisation des apprenants également à la variation linguistique, et par une réflexion métalinguistique sur le lien entre interaction langagière et compréhensibilité de la production orale. Enfin, dans la recherche d’une praxis professionnelle efficiente, l’enseignant pourra être encouragé à privilégier l’instauration d’un climat de confiance entre tous les interactants, à dédramatiser les erreurs phonétiques, à privilégier au moins dans un premier temps la compréhensibilité.
39Ces quelques pistes visent un même objectif, celui d’amoindrir la mise en danger que constitue déjà en soi une prise de parole en langue étrangère, en ce qu’elle implique l’identité du sujet. Puisse alors le contexte d’apprentissage se donner une norme fonctionnelle réaliste qui reconnaisse à l’apprenant le droit d’avoir un « accent d’apprenant ».