1Notre étude s’inscrit dans le cadre de la didactique de l’oral du français langue étrangère (FLE) et porte sur la perception/production de la parole d’apprenants. Notre arrière-plan théorique se fonde sur les modèles d’acquisition des sons en langue étrangère, notamment ceux de Polivanov (1931), Troubetzkoy (1939), Kuhl (1991), Best (1994) et Flege (1995).
2Tout ce que nous entendons passe par une sorte de système de cribles décrit par Troubetzkoy (1939). Ainsi, tous les phonèmes nouveaux sont identifiés et catégorisés en fonction du système phonologique de la langue première des auditeurs (L1). Il en résulte que, dans le premier réflexe, inconsciemment, l’apprenant puise dans son système phonologique d’origine afin de trouver un son équivalent qui ressemblerait le plus au nouveau. Il s’agit, en effet, d’une prédisposition de l’être humain, d’une « pulsion psychique » en termes choisis par von Essen (1967, p. 274), à identifier toutes les sensations par rapport aux impressions perceptives stockées antérieurement dans le cerveau. Sur le plan phonético-phonologique, il s’agit alors des habitudes perceptives et articulatoires transférées de la L1 vers la langue cible (L2). En l’occurrence, pour la voyelle /y/, les sons les plus comparables au niveau articulatoire, voisins sur l’axe antérieur/postérieur du système vocalique polonais, seraient le /i/ et le /u/. Comme Guberina (1971, 2003) et Renard (1974) l’ont confirmé dans le cadre de l’enseignement de langues étrangères, celui qui apprend une nouvelle langue perçoit d’une manière erronée, par rapport à un natif, de nouveaux sons et mélodies dans la mesure où le cerveau, n’étant pas encore habitué, n’est pas capable d’interpréter correctement le signal sonore inconnu. En effet, ce dernier se trouve alors dans une zone perceptuelle préexistante (Lhote, 1995) tant que les activations cérébrales de l’apprenant ne seront pas convenablement conditionnées. Comme le souligne Renard (1974) :
Tout système linguistique résulte de l’organisation de données selon un nombre relativement réduit d’unités phoniques nécessaires à la communication. Ce nombre varie d’une langue à l’autre. La distribution phonologique des sons d’une langue donnée va donc conditionner, déterminer le sens discriminatoire de ceux qui l’utilisent. Ainsi, s’établira très tôt, — conséquence logique du conditionnement par approximations successives — une sorte de soumission aveugle (pour ne pas dire sourde) au système phonologique. L’individu demande à sa langue un système de référence, auquel il s’adapte et se soumet. (p. 20)
3Les similitudes et les différences entre les structures des deux langues (L1 et L2) entrainent automatiquement des transferts positifs facilitant l’apprentissage ou/et des transferts négatifs provoquant certaines difficultés à dépasser (Lado, 1957) ; cela étant, ce qui est valable pour les systèmes grammatical et lexical, l’est également pour les combinaisons phonétique et phonologique. Apprendre une nouvelle langue, comprendre et s’exprimer oralement signifierait également acquérir de nouvelles habitudes perceptives et articulatoires (von Essen, 1967), éviter la contagion phonétique et phonologique (Mackey, 1976), pouvoir se repérer de manière efficace dans un paysage sonore nouveau (Lhote, 1990). Les travaux de Kuhl (1991), Best (1994) et Flege (1995) ne confirment pas l’hypothèse d’une période critique, sensible, au-delà de laquelle il serait impossible d’acquérir une prononciation quasi authentique qui pourrait faire passer l’apprenant pour un natif. Les habitudes sélectives permettant d’organiser et d’acquérir le système phonologique et les patrons accentuels de la L1 affectent la capacité à percevoir de nouveaux sons, mais les réalisations phonétiques s’approchant toutefois d’un prototype (cas de faux-amis) seraient plus difficiles à discriminer que des exemplaires moins typiques, plus facilement catégorisables perceptivement (Kuhl, 1991).
4Dans le cadre de cette étude, nous souhaiterions nous focaliser sur les difficultés de prononciation de la voyelle /y/ par des locuteurs polonophones en FLE de l’université d’Opole (Pologne). Pour faire ressortir ces difficultés, nous avons mené une étude longitudinale sur six locuteurs et les avons accompagnés sur trois étapes consécutives de médiation du son /y/ absent dans le système vocalique polonais. Ces trois étapes consécutives correspondent aux trois étapes de recueil de données. Notre objectif est de procéder à une correction phonétique par la méthode verbo-tonale d’intégration phonétique (MVT) pour : en premier lieu, se demander si un cadre de production optimal fondé sur l’intonation et les contextes facilitants permet une prononciation optimale de la voyelle à l’étude ; en second lieu, observer de quelle manière peut s’effectuer le réinvestissement des acquis, c’est-à-dire la phase de transfert. Notre analyse contrastive des systèmes contemporains phonologique et phonétique des langues source et cible, corroborée par des analyses acoustiques (Hamm & Dańko, 2017), avait déjà permis de cerner les pierres d’achoppement lors de l’apprentissage du système phonique et de la production de l’oral en FLE afin d’y apporter une réponse didactique adaptée. Les erreurs ne doivent pas se fossiliser, et ce afin de garantir le plus tôt possible une prononciation respectant le français de référence, norme actuellement en vigueur.
5Six voyelles orales existent en polonais : /i, ɨ, ɛ, a, u, ɔ/ (Ostaszewska & Tambor, 2006 ; Maciołek & Tambor, 2012) et ce contre dix voyelles orales de base en français : /i, e, ɛ, a, y, ø, œ, u, o, ɔ/ (Wioland, 2005). Toutes les voyelles du polonais sont présentes dans le système vocalique français, à l’exception de la voyelle /ɨ/ (fermée sur l’axe ouvert-fermé et médiane sur l’axe antérieur-postérieur d’après Dłuska, 1950/1983). Ce système vocalique est réduit par rapport à celui du français. Les systèmes phonologiques du polonais et du français ont ainsi cinq voyelles orales communes : /i, ɛ, a, u, ɔ/. À cette heure, l’état de l’art scientifique sur le traitement de la prononciation des polonophones en FLE est daté et donc, hormis les recherches de Billerey (2004), Gajos (2010) et les nôtres en cours, il est difficile d’obtenir des fondements théoriques et/ou pratiques récents.
6Notre étude acoustique qui consistait à identifier les caractéristique de « l’accent étranger » de locuteurs polonophones en FLE (Hamm & Dańko, 2017) nous a permis de confirmer nos hypothèses de départ concernant les interférences à dépasser par tout apprenant polonophone lors de l’apprentissage de l’oral en FLE : les phonèmes qui sont les plus problématiques sont en effet les voyelles orales de moyenne aperture mi-fermées, /e, ø, o/ et les deux voyelles antérieures labialisées /y/ et /œ/ du français, car inexistantes dans le système phonologique du polonais. Afin d’observer la structuration des deux systèmes vocaliques, nous avons opté pour une visualisation triangulaire (F1-F2). Les travaux récents dans le domaine montrent qu’il faut au moins aller jusqu’à F3 pour une analyse acoustique des voyelles (voire F4 pour le /i/). La limite de ce travail reste la prise en compte des deux premiers formants uniquement, et ce en raison des conditions d’enregistrement réalisés en salle de cours et non plus en salle insonorisée, comme par le passé, rendant la prise de mesures formantiques d’un F3 parfois malaisée. Nous avons ainsi établi les champs de dispersion des voyelles de nos quatre locuteurs dans les deux langues (valeurs brutes et moyennes) et superposé les triangles des moyennes, que nous avons comparés entre eux afin de déterminer le traitement des voyelles de la langue source et de la langue cible dans cet espace commun, mais que nous avons comparés également avec les valeurs de référence de la littérature (valeurs canoniques, fig. 1). Des études récentes sur les valeurs moyennes des formants vocaliques du français ont été menées par Georgeton et coll. (2012) pour les voyelles isolées (calculées à partir de 1 600 voyelles isolées : 10 voyelles x 4 répétitions x 40 locutrices). Nous avons utilisé ces dernières pour établir le triangle vocalique du français en vert (valeurs formantiques extrêmes, créant ainsi un triangle vocalique maximal) et l’avons superposé au triangle vocalique du polonais en rouge d’après Wierzchowska (1980) (étude également réalisée sur des voyelles isolées).
Figure 1. – Superposition des espaces vocaliques du polonais et du français, moyennes (Hz).
7Les données de chaque langue sont issues d’études différentes, réalisées à des époques différentes, et les éléments que nous avançons par rapport à cette superposition méritent d’être nuancés mais, dans l’étude de Hamm et Dańko (2017), nous avons démontré que les locuteurs prononçaient soit un /y/ trop postérieur et donc proche de /u/, soit un /y/ trop antérieur et donc proche de /i/. Parfois, le /u/, pourtant commun, était affecté en retour et s’antériorisait se confondant alors avec la production d’un /y/.
8Notre étude perceptive (Dańko, Sauvage & Hirsch, 2015) a, quant à elle, mis en évidence que tous les groupes d’apprenants polonophones (aussi bien de niveau débutant que de niveaux avancés) sont capables de percevoir le son /y/, au moins en contexte très facilitant dans la perspective MVT. Les tests par paires minimales semblaient moins efficaces que les énoncés structurés en groupes rythmiques. Concernant les groupes des niveaux B2-C1 (en cours d’acquisition) et B1-B2 (en cours d’acquisition), les difficultés concernaient les énoncés plus longs (10 syllabes), les pseudo-énoncés (quand le sens ne pouvait jouer son rôle dans l’aide à la perception) et en contextes défavorables (en position médiane, non accentuée, dans un entourage consonantique défavorable avec une intonation descendante). Concernant le groupe de niveau A2-B1 (en cours d’acquisition), en plus des difficultés pointées ci-dessus, les apprenants peinaient également à discriminer la voyelle /y/ au début des groupes rythmiques. Enfin, les apprenants des niveaux A1 et A1-A2 (en cours d’acquisition) rencontraient en plus des difficultés au niveau des tests par oppositions phonologiques.
9Nous souhaitons, à présent, agir sur la perception et la production de nouveaux locuteurs grâce aux procédés de la MVT et les accompagner dans leur entrainement (répétitions de stimuli/lecture, production orale guidée et semi-spontanée en FLE), objets de notre étude longitudinale, afin de permettre l’acquisition/perfectionnement du son /y/ puisqu’il s’agit d’une nouvelle catégorie phonologique à (re)construire. Pour ce faire, nous décrivons ci-dessous les résultats de cette expérimentation qui a été menée à l’université d’Opole : il s’agit d’une étude sur trois phases et comprenant des éléments d’analyse acoustique précisés dans le protocole expérimental suivant.
10Nous avons choisi d’utiliser la MVT (Intravaia, 2000 ; Guberina, 2003) et de proposer un travail novateur dans le sens où les études longitudinales menées par ce moyen de correction phonétique et présentant véritablement des résultats scientifiques sont rares. Cette méthode est un savoir-être et surtout un savoir-faire artisanal, une démarche interventionniste qui procède par nuancements et distorsions sur tous les paramètres du langage. Le diagnostic est posé selon l’axe de la tension (physiologie) ou de l’acuité (perception) et les procédés peuvent s’employer seuls mais surtout s’enchainer, se combiner entre eux (« cumul des procédés », Intravaia, 2000). En effet, divers procédés comme la prononciation déformée ou nuancée et les « entourages facilitants » (procédés d’appoint) peuvent être utilisés isolément, mais sont bien plus efficients travaillés à l’intérieur d’un mouvement rythmico-intonatif, véritable charpente, que la gestualité (macro-motricité) viendrait accompagner. Le but de cette méthode est de faire entendre un phonème de manière optimale afin de rendre l’erreur physiquement impossible, l’apprenant procédant alors par approximations successives sous le contrôle de l’audition. Traiter spécifiquement la perception, en optimiser les conditions au sein d’un énoncé qui se suffit à lui-même, peut s’avérer constituer une aide précieuse : l’apprenant sera doté d’une compétence stratégique passant par l’audiophonatoire et son oreille « dégagée » afin de permettre l’accès à toutes les autres compétences (communicative, lexicale, morpho-syntaxique, discursive…). L’approche est de plus personnalisée puisqu’il s’agit de fournir le procédé idoine à tel ou tel apprenant et en temps réel.
11Notre protocole expérimental comprend trois phases d’obtention des données. La première étape (I) fut diagnostique : elle a consisté à réaliser un enregistrement de nos locuteurs lors de la lecture d’un petit dialogue (fig. 2, support no 1 ci-dessous ; corpus contrôlé, oralisé, tiré de Fauré & Di Cristo, 1977, p. 22) et d’une narration préparée en 30 minutes et induite par des mots-clés (fig. 3, support no 2 ci-dessous) dont l’apprenant avait pris connaissance grâce à des étiquettes ou à des images. Le petit dialogue a été choisi en raison de son extrême richesse en occurrences de voyelles de petite aperture. La thématique de la narration était celle des vacances et de la visite d’une ville. Les mots-clés étaient généralement connus des apprenants, car figurant dans leur manuel de langue. La consigne était la suivante : « Parlez de vous, de vos habitudes et préférences en utilisant les éléments lexicaux indiqués (préparation : 30 minutes). » Les voyelles à l’étude étaient placées en fin de mot, donc accentuables, ce dans l’espoir d’en obtenir un maximum accentuées en production puisque c’est en fin de mot phonétique que la réalisation d’un phonème est optimale, l’accent du français étant duratif. Cette fin de mot phonétique est aussi garante d’une bonne perception/compréhension des messages (Callamand, 1981 ; Lhote, 1990 ; Wioland, 2005). Les données ainsi recueillies nous ont permis de mener une analyse acoustique distinguant les aires de dispersion des voyelles /i, y, u/ propres à chaque locuteur (au moins 20 occurrences attendues de chaque voyelle, soit 60 occurrences pour chaque locuteur et au total 360 voyelles).
Figure 2. – Support no 1 (Phase I).
12Nous avons ainsi 6 occurrences de /i/ : difficile, difficile, stupide, dire, facile, dites ; 4 de /y/ : littérature, russe, plu, entendu ; et 9 de /u/ : d’où, vous, tous, cours, beaucoup, cours, toujours, cours, vous.
Figure 3. – Support no 2 (Phase I).
13Le reste des occurrences :
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/i/ : tranquille, Paris, dormir, la vie, un film, mon ami, sortir, lire, courir, découvrir, lundi, samedi, Youpi ! C’est vendredi !, la ville, une chemise, la valise ; les images : un livre (18 occurrences) — au total 24 occurrences sur les supports nos 1 et 2 (6 + 18) ;
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/y/ : j’ai bu, j’ai vu, j’ai entendu, vivre une aventure, de l’eau pure, ridicule, l’architecture, la culture, d’habitude, l’avenue, bienvenue, une jupe, un pull ; les images : des légumes, un café sans sucre, la rue, la littérature, la nature, une belle vue, la voiture, le menu (21 occurrences) — au total 25 occurrences sur les supports nos 1 et 2 (4 + 21) ;
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/u/ : la route, mon look, une chemise à manches courtes, un cours, mon amour, beaucoup, partout, chaque jour, le Louvre, la « Semaine du goût », couleur rouge ; les images : la poule, la soupe, la cathédrale et sa tour, un bijou (15 occurrences) — au total 24 occurrences sur les supports nos 1 et 2 (9 + 15).
14Pour tous nos corpus, nous avons permis aux locuteurs de ne pas respecter scrupuleusement les déterminants indiqués : ils pouvaient effectuer une substitution s’ils le désiraient.
15Notre hypothèse concernant cette étude, formulée en tenant compte des interférences prévues, était que certains étudiants auront tendance à surestimer les composantes sombres de la voyelle /y/ (nous devrions alors observer des valeurs acoustiques tendant vers /u/) et que d’autres auront tendance à surestimer les composantes claires de cette voyelle (nous devrions alors découvrir des valeurs acoustiques tendant vers /i/).
16Une première évaluation perceptive des propriétés subjectives des productions du /y/ avait été menée en amont par l’enseignant en classe de langue, et cette observation informelle a ainsi été corroborée par une visualisation triangulaire F1/F2, donc également interprétable en termes articulatoires, présentant la tendance de chaque locuteur afin de leur fournir le corpus de remédiation idoine.
17La deuxième étape (II) a consisté à proposer une remédiation, en fonction des résultats précédemment obtenus et en réponse aux difficultés réellement rencontrées par nos locuteurs. Selon les procédés d’appui ou d’appoint préconisés par la MVT (Callamand, 1981 ; Guimbretière, 1996 ; Intravaia, 2000 ; Billières, 2005), nous avons construit deux corpus de phrases porteuses de la voyelle /y/, le plus souvent composées d’un ou de deux mots phonétiques maximum (au moins 25 occurrences par corpus) ; la voyelle /y/ était placée dans un contexte favorable à la correction du son (trop clair ou trop sombre). Nous avons privilégié l’intonation (une intonation montante met en valeur les fréquences claires d’un /y/ accentué placé en fin de courbe intonative et une intonation descendante mettra en valeur les composantes sombres de ce même /y/) et aussi l’emploi d’un contexte facilitant. Les voyelles éclaircissantes sont /s, z, t, d, n/, les assombrissantes /p, b, m, f, v/. De même, un débit rapide aurait tendance à tendre les voyelles et un rythme plus lent à les détendre. La tâche de chaque étudiant a consisté à écouter et à répéter les énoncés du corpus (stimuli) qui lui était dédié en fonction de ses difficultés (voir le tableau ci-dessous, fig. 4).
Figure 4. – Phase II.
Remédiation 1
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Remédiation 2
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Quand le /y/ tend vers le /u/
(surestimation des composantes sombres)
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Quand le /y/ tend vers le /i/
(surestimation des composantes claires)
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Contexte facilitant : position accentuée, fin de courbe rythmique ascendante, entourage des consonnes éclaircissantes /s, z, t, d, n/, rythme rapide
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Contexte facilitant : position accentuée, fin de courbe rythmique descendante, entourage des consonnes assombrissantes /p, b, m, f, v/, rythme lent
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Quelle aventure ?
Il fait des études ?
En train ou en voiture ?
La Côte d’Azur ?
Ils n’ont pas répondu ?
Il est sûr ?
Il a mal à la nuque ?
C’est si dur ?
Cinq minutes ?
Quel tube ?
Il est sûr de sa pointure ?
C’est une ridicule pustule.
Ses cheveux sont hirsutes ?
Turlututu, le chapeau pointu !
Tu l’as su ?
Vers le Sud ?
Une Suze ? Vous voulez une Suze ?
Encore aurait-il fallu qu’ils le sussent !
Tu n’as pas de ceinture ?
Je suis archi déçu de cette puce !
Tu dis ? Il se situe ?
Tu y chutes ?
Ici : issue.
Ils en usent ?
Flûte ! Zut, zut et zut !
Message reçu.
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Pardon, je n’ai pas vu.
C’est vraiment touffu.
Désolée, je n’ai pas pu.
Non, je n’ai pas bu.
Ce n’est qu’un début.
Il est malade et il fume.
D’accord, c’est prévu.
La tarte aux mûres.
Un employé promu.
Avez-vous vu…
Un murmure, comme une plume.
C’est une armure.
Mais non, l’eau est pure.
Non, je n’aime pas cette coiffure…
C’est un bon jus.
Un efficace vermifuge.
Quelle bûche…
Une robe de bure.
La saison de mue.
Nous le bûmes.
On est émus.
On est rompus.
Le bon tofu.
Un homme barbu.
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18L’objectif principal a été de confronter les données ainsi recueillies (étapes I et II) afin de comparer les résultats : nous espérions pouvoir observer l’aire de dispersion du /y/ se déplacer très manifestement lors de la phase de répétition de ces stimuli, afin de prouver qu’un contexte de perception optimal, prédéfini en fonction des besoins concrets de nos locuteurs, permet la médiation du son /y/.
19Nous avons in fine terminé notre étude par l’enregistrement et l’étude perceptive et acoustique d’une seconde narration (étape III) à l’issue d’une courte période de remédiation par la MVT (cours de phonétique à l’université d’Opole durant un mois à raison de 1h30/semaine + 10 minutes de travail individuel à la maison chaque jour). Pour cette phase III, nous avons redonné des étiquettes et des images à nos locuteurs, ce afin d’obtenir à nouveau au moins 20 occurrences de la voyelle /y/. Ils avaient 20 minutes de préparation pour construire un récit cohérent.
20Voici les mots-étiquettes donnés : d’habitude, j’ai obtenu, l’architecture, l’avenue, la rue, j’ai reçu, la lecture, j’ai bu, j’ai vu, j’ai entendu, j’ai lu, j’ai su, j’ai vécu une aventure, j’ai connu, c’est nul, culture, c’est ridicule, c’est sûr, c’est de plus en plus dur, j’ai eu, j’ai vendu ; les images : une belle vue, la nature, ma voiture (24 éléments).
Figure 5. – Support no 3 (Phase III /y/).
21Deux locuteurs sur six présentaient un /u/ affecté en retour. Il s’agit d’un phénomène que nous avons déjà observé dans notre étude de 2017 (Hamm & Dańko). L’apprenant se focalisant sur la prononciation du /y/, d’une manière incontrôlée, prononce certains /u/ de manière trop antériorisée, pouvant être ainsi confondu avec un /y/. Pourtant, la voyelle /u/ existe dans le système phonologique polonais, elle est proche du /u/ français au niveau articulatoire sur l’axe antérieur/postérieur. La prononciation d’un /u/ ne pose généralement aucun problème, sauf dans le cadre d’un entrainement sur le /y/, et ne concerne que certains apprenants ; elle revient pourtant de façon chronique dans les groupes d’apprenants se succédant au fil du temps.
22Nous avons donc décidé, pour la phase III, de faire travailler nos deux locuteurs, concernés par ce phénomène, à la fois sur le /y/ et sur le /u/. Les deux étudiants disposaient de 30 minutes de préparation.
23Les indices lexicaux étaient les suivants : j’ai pris la route, amour, chaque jour, beaucoup, partout, pas du tout, sans doute, à Tours, à Toulouse, dans la cour, c’était fou, c’était court, le restaurant « Sur la route du retour », moules frites, cuisses de grenouilles, poulet au chou rouge, légumes du jour, courgettes au four, coupe de fruits rouges, prunes cuites au sucre roux ; les images : la roue de secours, la cathédrale et sa tour, une poule, une mouche (24 éléments).
Figure 6. – Support no 4 (Phase III /u/).
24Six étudiants (trois femmes et trois hommes) appartenant à l’université d’Opole ont participé à cette étude : deux de niveau A1 et 4 de niveau A2. Nos pratiques de classe nous avaient déjà permis d’établir que les locuteurs 1 et 2 avaient tendance à produire un /y/ trop sombre, les locuteurs 3 et 4, quant à eux, produisaient un /y/ trop clair. Les locuteurs 5 et 6 présentaient un /u/ affecté en retour, prononcé trop clair pour certaines de ses occurrences. Nous les avons regroupés par catégories en fonction du résultat de l’étape diagnostique qui est venue confirmer nos premières observations perceptives.
25Les enregistrements ont été effectués au laboratoire de langues de l’université d’Opole équipé de postes individuels avec ordinateurs (références : UO-IFP-NC-223 Workgroup, G Factor Digital, Windows 10Pro 1607 14393.2007 Intel® Core (TM) i3-3240CPU 3,40 GHz 4,00 GB) : le 27 avril 2017 (phase I), le 11 mai 2017 (phase II), le 9 juin 2017 (phase III). Le son a ensuite été transféré vers un ordinateur de l’Institut de phonétique de Strasbourg où tous les signaux acoustiques (formants et continuum sonore) apparaissent à l’écran grâce au logiciel d’analyse acoustique Praat (Boersma & Weenink, 2010). Nous avons relevé les valeurs nécessaires à notre analyse, à savoir les deux premiers formants (F1 et F2) responsables du timbre des voyelles concernées par l’étude. Les mesures, toutes manuelles, ont été prises au milieu de la structure formantique stable des voyelles. Nous les avons vérifiées grâce à l’onglet Formant listing. Les mesures ont été reportées sur des graphiques et ont servi à élaborer des analyses acoustiques mettant à l’épreuve nos précédentes hypothèses.
26Nous avons établi, à partir de l’étude acoustique des différents corpus (trois phases pour rappel), un recueil de données s’organisant de la façon suivante : à chaque locuteur correspondent trois triangles vocaliques, un pour chaque étape. Ils présentent les zones de dispersion des trois voyelles de petite aperture /i, y, u/. Nous avons mis en regard les phases I et II ; la phase III, présentant le réinvestissement des compétences, plus grande, est ainsi mise en avant.
Figure 7. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phases I et II.
Figure 8. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phase III.
27En phase I, l’aire de dispersion des valeurs formantiques (F1 et F2) de la voyelle /i/ présente des points regroupés de manière homogène et elle est bien en place dans la représentation triangulaire par rapport à ce qui attendu. Le F1 varie de 304 à 570 Hz. Par contre, on observe clairement une confusion sur l’axe clair/sombre des voyelles /y/ et /u/. Certains /y/ sont trop sombres et empiètent dans la zone du /u/ et les deux aires de dispersion sont grandes : elles présentent une large étendue sur l’axe du F1, ce qui correspond à un degré d’aperture peut-être mal contrôlé par l’apprenant (entre 304 et 727 Hz), alors que le /u/ existe dans le système phonologique du polonais.
28En phase II, nous avons décidé de garder en guise de contrôle nos valeurs diagnostiques de /i/ et de /u/ (valeurs contrôles permettant l’étude du déplacement de l’aire de dispersion du /y/) et de donner la remédiation no 1 (voir fig. 4) à cette locutrice (éclaircissement de la voyelle /y/). Lors des répétitions, l’aire de /y/ s’est bien antériorisée et différenciée de celle du /u/ et son étendue sur l’axe de F1 s’est amoindrie : entre 389 et 570 Hz. Quatre occurrences ont été prononcées malgré tout /u/ : « usent », « voiture », « pointu » et « Côte d’Azur ». L’efficacité de cette phase de répétition de stimuli est très nette.
29Lors de la phase d’accompagnement par la méthode MVT in situ, nous avons réussi à faire antérioriser encore plus et surtout à faire tendre la voyelle erronée (entre 280 et 498 Hz). C’est une avancée non négligeable, car au cours de notre précédente étude (Hamm & Dańko, 2017) nous avons pu établir que les Polonais avaient des difficultés à tendre les voyelles fermées françaises. La voyelle /y/ est à présent en place, sauf pour deux occurrences prononcées /u/ : « bu » et « vu ».
Figure 9. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phases I et II.
Figure 10. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phase III.
30Ce locuteur présente les mêmes erreurs de prononciation en phase I que la locutrice précédente : la moitié des occurrences de la voyelle /y/ se confondent avec l’aire de dispersion du /u/, qui lui est bien maitrisé. Les valeurs de F1 pour les trois voyelles sont tout de même plus harmonieuses. Nous lui avons donné la remédiation no 1 (voir fig. 4, éclaircissement).
31La phase de répétition des stimuli s’est montrée très convaincante : l’aire parait homogène par rapport aux aires de dispersion canoniques (une seule occurrence est prononcée /u/ : « issue ») et nous pouvons constater qu’elle s’est maintenue telle lors de la phase de réinvestissement/transfert des connaissances avec malgré tout une petite tendance vers l’assombrissement, mais les points sont restés globalement groupés (sauf pour deux occurrences « nul » et « obtenu »).
Figure 11. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phases I et II.
Figure 12. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phase III.
32Une nette confusion est visible en phase I entre les aires de dispersion du /i/ et du /y/, ces aires sont homogènes et s’étendent entre 256 et 546 Hz sur l’axe de F1. La configuration de l’aire du /u/ permet par contre de conclure que la production de cette voyelle est maitrisée. Une seule occurrence a été prononcée /u/ dans le mot « jupe ».
33Nous lui avons donné la remédiation no 2 (voir fig. 4, assombrissement) et globalement cette phase de remédiation a été efficace, sauf pour deux occurrences « mûres » et « pure » prononcées avec un /i/.
34Le système phonologique de ce locuteur s’est montré particulièrement résistant lors de la phase III, nous observons une régression. Le /y/ est globalement très tendu et plutôt clair, mais son aire de dispersion reste tout de même bien distincte de celle du /i/.
Figure 13. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phases I et II.
Figure 14. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phase III.
35Cette locutrice présente une aire de dispersion des /i/ conforme à nos hypothèses de départ, mais 5 occurrences de /y/ ont été prononcées /i/ (dans les mots « plu », « d’habitude », « légumes », « couru », « vue »), 2 autres occurrences de /y/ ont été prononcées /u/ (dans les mots « russe » et « architecture ») et 5 occurrences de /u/ ont été prononcées /y/ (dans les mots « goût », « tous », « vous », « d’où », « beaucoup »). Le /u/ semble avoir été légèrement affecté alors que cette voyelle est présente dans le système phonologique polonais. L’étendue large des /y/ et /u/ (entre 292 et 521 Hz) nous suggère aussi que leur aperture est mal maitrisée : le /y/ est en cours d’acquisition. Nous avons décidé de donner la remédiation no 2 (voir fig. 4, assombrissement) à cette locutrice, car notre évaluation perceptive diagnostique et celle pratiquée en classe de langue à Opole venaient corroborer cette décision.
36Nous voulions tenter d’uniformiser l’aire de dispersion du /y/, la sortir de la zone des /i/ et cela a fonctionné. Le travail en aval a affiné la production du /y/ dans le sens où il est nettement visible que son aire de dispersion s’est resserrée.
Figure 15. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phases I et II.
Figure 16. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phase III.
37Ce locuteur présente une confusion des /y/ et des /u/ dans une zone qui s’étend entre 1403 et 1693 Hz, mais l’aperture des trois voyelles fermées est bien contrôlée (268 à 413 Hz). Un /y/ a été prononcé /i/ : dans le mot « menu ». Ainsi, nous avons décidé de faire travailler ce locuteur sur la remédiation no 1 (voir fig. 4, éclaircissement) afin de séparer les /y/ et /u/ et de le faire travailler en phase III également sur le /u/.
38En phase II, l’aire du /y/ s’est bien resserrée et la configuration formantique à l’issue de la phase III est correcte, hormis un seul /y/ prononcé /u/ : dans la séquence « d’habitude ».
Figure 17. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phases I et II.
Figure 18. – Valeurs formantiques brutes (Hz) : phase III.
39En phase I, le diagnostic est le même que précédemment : une confusion des /y/ et des /u/ dans une zone qui s’étend entre 1379 et 1886 Hz. Nous avons décidé de la faire travailler sur la remédiation no 1 (voir fig. 4, éclaircissement) afin de séparer les /y/ et /u/ et de la faire travailler en phase III également sur le /u/.
40La phase de répétition des stimuli a très bien fonctionné, l’aire du /y/ est bien placée et elle s’est resserrée. En phase III, on observe une légère régression : le /y/ semble acquis malgré deux occurrences erronées prononcées /u/ (dans les mots « vendu » et « vu »), mais le /u/ est affecté en retour. Six occurrences tendent à l’antériorisation pour le /u/ et ce phénomène a déjà été observé ici et dans notre précédente étude comparative (Hamm & Dańko, 2017).
41Nous avons prouvé par la juxtaposition de nos résultats qu’un contexte de production optimal permet un déplacement de l’aire des /y/ très manifeste pour tous nos locuteurs. En l’absence d’un groupe test, il n’est néanmoins pas possible d’imputer cette progression à la phase de remédiation seule. Certes, nos contextes de production étaient différents (consonnes subséquentes notamment) et non contrôlés, notre objectif dans le cadre de cette étude n’étant pas d’analyser le degré d’efficacité de chaque procédé relevant de la MVT utilisé séparément (intonation, entourage consonantique facilitant). Vu le nombre restreint d’occurrences à l’étude, nous n’avons pas distingué les conditions de production : lecture à haute voix, narration guidée, narration semi-spontanée. Il serait effectivement souhaitable de vérifier quelle condition serait la plus favorable à la correction phonétique en fonction des prédispositions de chaque apprenant.
42Nos corpus sont courts, des biais pouvant ainsi être provoqués, et la focalisation de l’attention des étudiants sur la prononciation du /y/ au niveau de la deuxième phase et plus encore au niveau de la troisième phase de l’expérimentation était plus élevée.
43De même, une représentation triangulaire F1/F2 n’englobe pas toute la réalité articulatoire, acoustique, perceptive, psychologique ou cognitive. Néanmoins, après un mois d’entrainement selon les principes de la méthode verbo-tonale d’intégration phonétique (intervention directement in situ et dans l’émission du message, d’entrainement à la maison sur le petit corpus de la phase II donné à chaque locuteur selon sa tendance à l’erreur), les progrès ont été conséquents : l’analyse acoustique prouve que les trois voyelles de petite aperture du français, /i, y, u/, peuvent être bien mises en place. En l’absence d’un groupe test, nous ne pouvons pas imputer cette progression à la phase d’entrainement seule, mais il est serait tout à fait possible d’obtenir une prononciation quasi authentique en peu de temps à condition de s’en donner les moyens.
44Il nous resterait ultérieurement à enregistrer et à analyser les productions de nos apprenants en dehors d’une salle de classe dans le cadre d’une conversation spontanée et non plus semi-spontanée ou dirigée. La bi-focalisation sur le sens et sur la forme baisse en général le niveau de concentration sur la qualité de la prononciation chez les apprenants débutants.
45Même si nos résultats sont prometteurs, nous ne pouvons pas généraliser pour l’instant, car nous ignorons encore de quelle manière s’opère le transfert en dehors d’une salle de classe. Dégager le champ perceptivo-moteur de l’apprenant, permettre une perception lui garantissant une production optimale du /y/ qui sera rendue au fur et à mesure quasi inconsciente, pourraient pourtant être le moyen d’accès à toutes les autres compétences, linguistiques et communicatives.
46Nous voudrions in fine ouvrir notre recherche à l’établissement d’un éventuel lien entre l’hypothèse du filtre phonologique (fonction cérébrale, cognitive) et le filtrage acoustique (fonction physiologique de l’oreille). Cela consisterait à effectuer des filtrages et donc à modifier directement le signal sonore sur un seul phonème par exemple.
47Nous souhaiterions également proposer ultérieurement à l’usage du public polonophone, en réponse à des difficultés réelles bien définies, un manuel d’apprentissage des sons du français baignés dans leur moule prosodique, au sein d’actes de parole et au travers de situations de communication concrètes, en exploitant l’apport de l’approche verbo-tonale. Ce manuel sera fondé sur les résultats des études les plus récentes sur la perception des sons du français par le public polonais, les résultats des études acoustiques contrastives (français-polonais) qui permettent de définir/confirmer les difficultés de prononciation réelles, spécifiques de ce public, et les résultats de nos études acoustiques qui prouvent l’utilité des solutions apportées par l’approche verbo-tonale.