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Variations autour de ce qu’il doit rester d’une lecture

Que nous dit la fiche de lecture ?
Marie-Cécile Guernier
p. 103-115

Résumé

L’analyse de fiches de lecture élaborées par les élèves d’une classe de Seconde Professionnelle, fournit des données sur les manières diverses d’apprécier un livre et une lecture en contexte scolaire. Deux manières de concevoir la présentation d’un livre s’enchevêtrent : la première, plutôt analytique et conforme aux attentes scolaires, s’intéresse au livre dans ces différentes facettes : auteur, données éditoriales, facture diégétique et stylistique, réception, effets sur le lecteur ; la deuxième fait la part belle au lecteur qui devient à son tour fabulateur puisqu’il privilégie l’histoire et son racontage.

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Texte intégral

1Dans le cadre du cours de français et de la promotion de la lecture personnelle, il est fréquemment proposé aux élèves de tous niveaux d’élaborer une fiche de lecture. Les fonctions de cet exercice sont diverses : vérification de la lecture effectuée par l’élève et de la compréhension, incitation à la lecture, constitution d’un catalogue pour la bibliothèque de l’école, préparation à un exposé oral, etc. Quelles que soient ces fonctions dictées par le contexte scolaire, la fiche de lecture en elle-même a pour premier enjeu de consigner ce qui fait l’essentiel d’un livre et qui mérite d’être archivé. Elle représente en quelque sorte ce que le lecteur souhaite conserver d’un livre. Par ailleurs, et bien que relativement codifiée, l’élaboration de cette fiche présente selon le professeur des variantes, dont on peut considérer qu’elles révèlent, en partie, les différentes conceptions que les uns et les autres se font de ce qui doit rester d’un ouvrage lu dans le cadre scolaire. En même temps, les élèves ne respectant pas toujours à la lettre les consignes du professeur, voire les adaptant, ces fiches de lecture peuvent permettre aussi d’apprécier ce que les élèves considèrent qu’il faut garder d’un livre, pour eux-mêmes, ou pour le transmettre au professeur ou à des camarades de classe. Bien évidemment, conceptions des maitres et conceptions des élèves peuvent être convergentes ou divergentes. Pour le thème qui nous intéresse ici, la fiche de lecture peut donc fournir des données.

2J’analyserai ici les fiches de lecture réalisées dans une classe de Seconde professionnelle Métiers du Secrétariat de l’agglomération lyonnaise composée de 30 jeunes filles âgées de 15 à 18 ans. Afin de les inciter à lire, leur professeur de français leur a demandé de lire un roman de leur choix, selon leurs gouts, d’en élaborer une fiche de lecture puis de le présenter à la classe dans un petit exposé oral d’une dizaine de minutes. La fiche de lecture est donc ici aussi en quelque sorte une préparation à l’exposé oral.

3Avant toute analyse, il faut remarquer l’éclectisme des choix de ces élèves dont les fiches de lecture portent tout autant sur des classiques de la littérature : Premier amour de Tourgueniev, La planète des singes de Pierre Boulle, Thérèse Desqueyroux de Mauriac, que sur des ouvrages de la littérature jeunesse : Oh Boy de Marie-Aude Murail, ou encore sur des récits de vie : Dans l’enfer des tournantes de Samira Bill, Chocolat amer de Mirjam Pressler, ou sur des best-sellers : Le Journal de Bridget Jones de Helen Fielding, Un sac de billes de Joseph Joffo, Love Story de Erich Segal pour ne citer que quelques titres. Ces choix vont en partie à l’encontre des représentations que l’on se fait à propos des lectures des élèves — filles de l’enseignement professionnel que l’on présente le plus souvent comme intéressées uniquement par les histoires de vie. On voit ici qu’il faut se prémunir de toute généralisation hâtive.

La fiche de lecture : un exercice ancien et fortement modélisé

4Dans leur article du numéro 90 de la revue Pratiques (1996), Marie-Christine Vinson et Jean-Marie Privat indiquent que l’on peut associer la naissance de la fiche de lecture à l’émergence des mouvements d’éducation populaire dans les années d’après-guerre. Conçue d’abord pour aider les animateurs culturels dans le cadre d’un club de lecture, l’outil est récupéré dans les années 60 par les pédagogues qui y voient un moyen de promouvoir la lecture. Il sera finalement institutionnalisé dans les Instructions officielles de 1977 pour les classes de 6e et 5e. Depuis, la fiche de lecture est devenue un exercice fréquent à tous les niveaux du cursus scolaire et s’est de ce fait modélisée, voire uniformisée. Le plus souvent en effet, quand il s’agit de présenter un ouvrage de littérature dans le cadre du cours de français, on propose aux élèves de l’élaborer à partir des mêmes rubriques : 1. présentation de l’auteur, 2. présentation du livre : titre, date de publication, édition, collection, genre, 3. résumé du livre ou grandes étapes de l’action, 4. présentation des personnages principaux, 5. thèmes et 6. avis personnel. Ce qui correspond au triptyque : le livre, son propos, sa lecture ou sa réception. Ce modèle est celui aussi de la critique ou des chroniques littéraires et artistiques (cinéma, disques, etc.). A partir de ce schéma, des variantes sont possibles et d’autres rubriques peuvent apparaitre : précision du cadre de l’histoire : lieu et époque, reproduction d’un ou de plusieurs extraits, analyse succincte du style : registre de langue, caractérisation de l’écriture, appréciation de la lisibilité, ou encore précision du lectorat susceptible d’être intéressé. Quel que soit le modèle choisi, dans tous les cas, sont conseillées la concision et la synthèse.

5En dépit d’un schéma textuel qui peut paraitre simple et bien balisé, élaborer une fiche de lecture mobilise des savoirs et des compétences variés et complexes. Il s’agit en effet de procéder à une lecture plutôt analytique dont l’un des objectifs est d’alimenter les rubriques de la fiche en prélevant des informations concernant le livre lui-même (auteur, éditeur, collection, date de publication entre autres) et l’histoire qu’il raconte (trame narrative, cadre spatio-temporel, personnages, thématiques, entre autres). Ce prélèvement prend appui sur des savoirs narratologiques, littéraires, stylistiques et bibliologiques (concernant la production et la diffusion des livres). Cette lecture doit aussi être appréciative puisqu’il s’agit de donner un avis ou de qualifier le style ou l’écriture. Par ailleurs, la rédaction de la fiche fait appel à des activités diverses, et tout aussi complexes : résumer (l’histoire), synthétiser, décrire (les personnages), commenter (le style), recopier (un extrait ou les informations éditoriales) qui aboutissent à l’écriture de types de discours très divers : récit, description, commentaire, etc.

La fiche de lecture telle que le professeur la conçoit

6Dans le cas que nous examinons ici, la fiche type demandée par le professeur est conforme au modèle évoqué ci-dessus. Les élèves doivent ainsi compléter les rubriques que le professeur a consignées dans un document.

Fiche de lecture

Titre de l’ouvrage

Sens pour vous de ce titre avant la lecture et après la lecture

Auteur

Date de publication

Type de roman

Appartenance éventuelle à un courant littéraire

Structure du livre : chapitres, parties, résumé des étapes principales

Personnages clés

Thèmes principaux

Caractéristiques de l’écriture : registre de langue, point de vue, narrateur, rôle des descriptions

Quelques citations du livre qui vous ont plu ou marqué

Bilan plus personnel : que vous a apporté la lecture de ce roman ? quels éléments vous ont paru difficiles à comprendre ? Quelles questions vous viennent à l’esprit après la lecture ?

7Remarquons tout d’abord que l’on retrouve dans cette fiche de lecture les rubriques habituelles : présentation du livre, présentation de l’histoire, des personnages et des thèmes, appréciation de l’écriture et avis personnel. Mais apparaissent aussi des variantes : ainsi le professeur demande, de manière originale, de commenter le sens du titre avant la lecture et après. Avant, on peut supposer qu’il s’agit de suggérer aux élèves d’émettre les fameuses hypothèses de lecture issues des horizons d’attente des théories de Hans Robert Jauss (1972-1975) et qui sont aujourd’hui dans tous les programmes et dans tous les manuels scolaires. Après, il s’agit plutôt de s’exercer à l’interprétation de l’histoire. Le professeur souhaite donc que les élèves interrogent le sens de ce qu’elles viennent de lire.

8D’autres rubriques suggèrent une approche plus analytique. Le professeur demande de qualifier le type de roman et éventuellement de le situer dans un courant littéraire ou culturel. Il s’agit ici de catégoriser l’ouvrage et de le rapporter à l’ensemble de la production littéraire en mobilisant des savoirs littéraires. Cette approche est poursuivie, voire approfondie, dans la rubrique « caractéristiques de l’écriture » pour laquelle les élèves sont invitées à se livrer à une analyse stylistique assez précise : registre de langue, point de vue, narrateur, rôle des descriptions. Dans la même perspective, notons aussi que le professeur n’entend pas se contenter d’un simple résumé : elle souhaite que les élèves analysent la structure de l’ouvrage en s’appuyant sur son découpage en chapitres et/ou en parties. Ce qui suppose d’avoir une vision globale du livre. En filigrane, il faut comprendre que ces différentes analyses devront prendre appui sur des savoirs inscrits au programme de français de la classe de BEP et donc certainement travaillés en cours. Enfin les deux dernière rubriques : « quelques citations qui ont plu ou marqué » et « un bilan personnel » invitent à une lecture plus subjective et appréciative.

9Ainsi conçue, cette fiche suggère de croiser les modes de lecture, puisque les élèves doivent tout à la fois procéder à une lecture interprétative, analytique et appréciative. Pour ce professeur, ce qui peut/doit rester d’une lecture réalisée dans (et contrainte par) le cadre scolaire oscille entre une lecture analytique, prenant appui sur des savoirs et savoir faire construits en classe, et une lecture plus personnelle et subjective, comme le suggère l’emblématique question : que vous a apporté la lecture de ce roman ? Ainsi conçue, cette fiche de lecture autorise une lecture ouverte et une présentation personnelle de l’ouvrage choisi.

Les réponses des élèves

10Comment les élèves se sont-ils emparés de la demande de leur professeur et ont-ils « aménagé » la fiche de lecture ? Regardons d’abord comment ils ont traité les différents types de rubriques.

De réelles compétences en bibliologie

11Les rubriques destinées à donner des informations sur le livre : titre, auteur, éditeur, date de publication, sont remplies par toutes les élèves, le plus souvent avec précision et justesse, mises à part quelques confusions entre date d’édition et date de réédition. Ce souci de précision entraine certaines élèves à ajouter l’intitulé de la collection ou le nom de l’éditeur. En tout cas, il apparait nettement que les élèves sont familiarisées avec ces données éditoriales et semblent habituées à les relever.

Il semble plus difficile d’interpréter que d’analyser

12En revanche, la rubrique « sens de ce titre », qui vise à proposer une interprétation du titre, n’est remplie qu’aux 2/3 (20 réponses sur 30 fiches). Par ailleurs, les élèves qui ont répondu n’ont pas tenu compte de la demande du professeur de réfléchir au sens suggéré par le titre en deux temps, avant et après la lecture. Aussi le plus souvent la réponse consiste-t-elle en une explication du sens des mots du titre, soit par une contextualisation, ainsi pour l’ouvrage La guerre de Rebecca, l’élève répond : « Rebecca, fillette de 12 ans, essaye de survivre pendant la seconde guerre mondiale », soit en proposant un synonyme, comme le fait la lectrice de La course au tigre : « le sens de ce titre est que c’est en rapport avec la chasse au tigre ». Il apparait aussi que les élèves qui s’essaient à autre chose ont du mal à expliciter par exemple la polysémie ou les connotations, ce qui serait un début d’interprétation. Pour expliquer le titre Chocolat amer, une élève propose : « Eve mange trop de chocolat en ne se rendant même pas compte qu’elle est boulimique. Donc c’est pour cela qu’il y a ce titre ». Cette deuxième phrase elliptique manifeste la difficulté à expliciter les différents sens de « amer ». Une des deux élèves qui a choisi Dans l’enfer des tournantes procède de la même manière « Lorsqu’elle était jeune Samira Bellil a subi plusieurs viols collectifs que l’on nomme aujourd’hui des « tournantes ». C’est pour cela que Samira a appelé son livre comme tel ». En revanche la deuxième élève rédige un commentaire plus élaboré : « Il [le titre] résume l’histoire : une jeune fille victime des tournantes dans les quartiers. Le titre dit bien qu’elle a vécu un enfer ». Ainsi l’activité d’interprétation demandée par le professeur n’a pas vraiment abouti. Il y a fort à parier que l’exercice a pu paraitre peu facile. On peut supposer aussi que les élèves s’y sont peu investies. Ces jeux sémantiques ne semblent pas leur avoir paru intéressants.

13Regardons maintenant comment les élèves renseignent les rubriques qui analysent l’ouvrage dans sa dimension plus littéraire et tout d’abord qui le situent dans un courant littéraire (consigne : Appartenance éventuelle à un courant littéraire) : seulement 5 réponses sur 30, et encore toutes les cinq sont décalées par rapport à la demande. Une élève répond par exemple « se passe pendant la seconde guerre mondiale » confondant ainsi contextualisation littéraire et contextualisation de l’histoire dans une époque. Une autre, à propos de La cicatrice de Bruce Lowry écrit : « L’appartenance éventuelle à un courant littéraire culturel de cette histoire est le monde de l’enfance et de l’adolescence. L’appartenance de cette histoire est le rejet d’un petit garçon ayant un bec de lièvre ». La question du professeur semble ne pas avoir été comprise du tout par les élèves. En revanche, la rubrique type de roman est mieux complétée : 28 réponses sur 30. Et dans l’ensemble les catégorisations proposées sont conformes à l’ouvrage et à ce qui est certainement attendu : autobiographie, journal intime, histoire de vie, histoire vraie, d’aventures, roman d’amour, policier, science fiction. On retrouve là les notions construites pendant le cours de français. Quelquefois c’est également la tonalité de l’histoire qui est qualifiée : dramatique, comique, romantique. Et là encore ces renseignements sont dans l’ensemble justes. Ce même réinvestissement des notions vues en cours se retrouve dans la rubrique qui concerne l’appréciation de l’écriture (consigne : Caractéristiques de l’écriture : registre de langue, point de vue, narrateur, rôle des descriptions). 24 fiches répondent à la consigne et ces réponses montrent que les élèves ont acquis des savoirs et sont capables d’analyser les textes avec des notions et une terminologie savante. Elles emploient effectivement les termes de : « narrateur omniscient », « focalisation » ou « point de vue interne », « langage soutenu » ou « courant » ou « familier ».

14On voit ainsi que les élèves, en utilisant les savoirs construits en classe, sont capables de procéder à des analyses de détail concernant les dimensions littéraires et stylistiques de l’ouvrage. En revanche, et de manière plus surprenante peut-être, on constate leur réticence ou leur difficulté à construire une interprétation de l’histoire à partir du titre.

Raconter : voilà l’essentiel

15Le traitement de la consigne « Structure du livre : chapitre, parties, résumé des étapes principales » mérite qu’on s’y arrête un peu. 24 élèves sur 30 y répondent scrupuleusement à la demande du professeur en indiquant le nombre de parties ou de chapitres que comporte le roman. Puis elles résument l’ouvrage, tout comme les six autres élèves qui n’ont pas compté les chapitres. Résumer semble donc un incontournable de la fiche de lecture et considéré majoritairement comme une manière, voire la manière, de rendre compte d’un ouvrage. Cependant, ces résumés sont plus ou moins longs et fonctionnent différemment. Certains ne comportent que quelques lignes, et s’apparentent donc à ce qu’on entend habituellement par résumé. Ainsi l’élève qui a lu Oh Boy de Marie-Aude Murail résume l’histoire ainsi : « Oh boy est une histoire émouvante qui raconte les difficultés rencontrées par deux sœurs et leur frère à la suite du suicide de leur mère et leur père les ayant abandonnés quelques années auparavant. Ces trois enfants âgés de 5, 8 et 14 ans se retrouvent orphelins du jour au lendemain. Ils se jurent de ne jamais se séparer quoi qu’il leur arrive, donc ils essayent de retrouver le peu de famille qu’il leur reste. » Ce texte concentre l’essentiel de l’histoire : les personnages, leur situation, ce qui leur arrive. La lectrice de Premier amour de Tourgueniev procède de la même manière : « C’est l’histoire de Vladimir, un adolescent de 16 ans qui part en vacances avec ses parents à la campagne, tout près de Moscou. Quelques jours après son arrivée, une princesse et sa fille emménagent à côté de sa villa, Vladimir fait leur connaissance et tombe littéralement amoureux de la jeune fille Zinaïda. Mais celle-ci est âgée de 21 ans et courtisée par de nombreux prétendants. C’est alors que Vladimir va connaitre la passion et la jalousie. » Dans ce texte, mêmes procédés de condensation des faits, et rédaction au présent. Ces résumés ne surprennent pas, et sont certainement conformes à l’attente du professeur, puisque respectant les règles de l’écriture résumante.

16En revanche d’autres résumés sont plus longs, quelquefois très longs, jusqu’à se poursuivre sur plusieurs pages. L’élève y raconte presque in extenso l’histoire qu’elle vient de lire. Son texte emprunte la forme du récit, et déroule le schéma narratif dans l’ordre chronologique. Seule variante : la fin est quelquefois omise. Le roman de Pierre Boulle La planète des singes est résumé ainsi : « En 2500, trois aventuriers : le professeur Antelle, Arthur Levain, physicien, et Ulysse Mérou, journaliste, décident de faire un voyage dans l’espace. Il dura deux ans, dans un petit vaisseau spatial. Une fois arrivés à destination, ils découvrent que l’endroit est peuplé de singes, et que ces animaux réduisent les Hommes à l’esclavage, et qu’ils les expérimentent. Chaque jour des Hommes sont capturés et mis en cage, ils sont traités comme des moins que rien. Mais un jour qu’Ulysse était enfermé dans sa cage, il tomba amoureux de Nova, une humaine. Peu de temps après elle tomba enceinte. Par la suite Zira une « femme singe » qui auparavant était devenue l’amie d’Ulysse, aide Nova et ce dernier à s’enfuir de « la planète des singes ». Mais pendant le chemin de retour, Nova accoucha à bord du vaisseau. Une fois arrivés, ils se retrouvent à la case départ, ainsi s’achève le livre ». Les différences stylistiques avec les résumés de la série précédente sont nettes : ce texte suit la chronologie du roman, déroule complètement le schéma narratif et articule les différentes péripéties au moyen de connecteurs temporels. L’élève hésite entre l’emploi du passé simple et du présent : soit pour produire des effets de style – emploi du présent de narration –, soit parce qu’en s’efforçant de résumer la trame narrative elle est amenée à modifier l’énonciation. Cependant même si l’oscillation est assez nette entre ces deux projets, c’est la forme narrative qui l’emporte. De nombreux résumés fonctionnent ainsi. Et certains même ne résument absolument pas, mais re-racontent l’histoire dans ses moindres détails. Enfin la lectrice de La parure de Maupassant va même jusqu’à recopier la nouvelle.

17Il apparait donc que raconter l’histoire est aux yeux de ces élèves la manière essentielle de rendre compte d’un livre et de sa lecture. Ce qui compte pour l’élève c’est l’histoire elle-même, la fable. On peut aussi considérer que c’est pour les élèves la manière de montrer en classe, et donc au professeur, qu’ils ont lu l’ouvrage. En même temps, raconter ou re-raconter c’est une manière de reconfigurer, au sens où l’entend Paul Ricœur (1984), l’expérience de la lecture d’un récit, et donc une manière de se l’approprier. Ainsi comme tout lecteur, ces élèves passent par cette phase en quelque sorte obligée de la compréhension d’une histoire lue. Ce qui est à noter c’est que la fiche de lecture est pour elles l’occasion de se livrer, par le biais de l’écriture, à cette reconfiguration. Et selon des manières différentes : recopiage, résumé, principales étapes, qui font état de compétences lecturales différentes. A la différence de l’élève qui dégage les principales péripéties, l’élève qui recopie semble, pour l’instant, incapable d’opérer cette reconfiguration. Pour autant, il ne faudrait pas conclure hâtivement que l’une est une meilleure lectrice que l’autre.

18Ce primat de l’histoire, ou du racontage, contamine la rubrique « thèmes principaux », renseignée 20 fois. Le plus souvent la réponse est brève et se présente sous la forme d’une liste de mots. Cependant ces mots ne rendent pas compte des thématiques développées dans l’ouvrage, mais recomposent un résumé succinct de l’histoire. Par exemple pour Un sac de billes de Joffo, l’élève répond : « les insultes à l’école, le voyage, le contrôle des SS, le retour à Paris ». Ce qui est une sorte de synopsis très ramassé du roman. Ceci est encore plus net pour Love story de Erich Segal : « Les thèmes principaux sont au début de l’histoire la curiosité et la découverte de ces deux personnes aux origines et au caractère totalement opposés. Puis l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre les joies des années et des moments vécus ensemble, puis la grande douleur d’Olivier quand Jenny meurt. » L’emploi de « puis » montre que l’élève est une nouvelle fois embarquée dans l’histoire. Ainsi ces rubriques qui sont censées inciter à analyser le texte, synthétiser, prendre de la distance, ont été en fait l’occasion, pour les élèves, de raconter à nouveau, et pour certains, abondamment.

19La contamination du narratif gagne aussi la rubrique « avis personnel ». Très peu d’avis en effet concernent le livre lui-même ou sa lecture. En voici quelques exemples. L’élève qui a lu Salut et liberté de Fred Vargas rend par exemple cet avis : « c’est un bon livre, car j’adore ce qui concerne les romans policiers malgré que la lecture ne soit pas mon fort. Ce livre est intéressant car en même temps que Vasco essaye de résoudre le meurtre, on a l’impression d’être avec lui et d’enquêter avec lui. » Le livre est apprécié pour son mode d’écriture et pour les effets qu’il procure au lecteur. Même type de posture pour la lectrice de Histoire d’amour de Janine Boissard : « La lecture de ce roman m’a apporté une sorte de baume au cœur. Cette histoire d’amour qui comme toutes se finit bien mais ce qui fait la différence avec celle-là c’est que jusqu’à la dernière minute on ne croit plus aux retrouvailles entre les bien aimés, les destinés, les âmes sœurs. Cette histoire est vraiment enrichissante pour ma part. Voilà un roman qui porte bien son titre, c’est romantique à souhait et on en redemande. » La lectrice de Mon nez, mon chat, l’amour et… moi de Louise Rennison réagit quant à elle aux effets identificatoires de ce roman : « Ce roman est très marrant et raconte en fait l’histoire d’une ado normale, on peut se retrouver dans ce roman et je le trouve vraiment passionnant. On est plongé dedans comme si on était dans l’histoire… Le livre a des suites (série de 5 livres) qui sont tout aussi passionnants. Le livre m’a permis de plonger dans l’histoire de la vie d’une jeune fille comme toutes les autres ados de mon âge. ». Ces trois jeunes filles donnent donc un avis sur la lecture, telle que le livre la prévoit et ont rempli avec bonheur leur rôle de « lectrices modèles », pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco (1979).

20Cependant, la majeure partie des avis personnels rendus porte sur l’histoire elle-même et formule donc la leçon que l’on peut en tirer. L’élève qui a recopié La parure de Maupassant affirme : « A mon avis un objet prêté doit être soigné qu’il ait de la valeur ou pas ». Voilà une condamnation sans appel de Madame Loisel ! Et quand le livre évoque une situation proche de la vie des lectrices, l’avis formulé débouche sur une morale, voire un avertissement moralisateur. Deux élèves ont lu Un enfer dans les tournantes de Samira Bellil. La première prévient : « Je conseille ce livre à tout le monde car il explique comme il le faut la mentalité des jeunes de « cité ». Cependant je ne suis pas d’accord avec le point de vue de Samira, c’est vrai que personne ne mérite de vivre cela mais je trouve qu’une jeune fille de 13 ans ne devrait pas sortir à minuit de chez elle, je pense qu’elle a eu tort de ne pas rentrer chez elle pendant des jours juste parce qu’elle veut rester chez son copain ou parce qu’elle veut sortir en boite avec des copines ou aller voler dans les magasins avec des amis. Bien sûr c’est un avis personnel je ne pense pas qu’on devrait faire partie des tournantes parce qu’on sort en boite ou qu’on sort avec des amis mais je trouve qu’il ne faut pas en abuser. » La deuxième lectrice, après avoir dit sensiblement la même chose que la précédente ajoute : « Après avoir lu et relu ce livre je pense et j’affirmerai même qu’une « tournante » ne pourra jamais m’arriver. Je ne dis pas qu’un viol ne pourra jamais m’arriver mais vous comprenez bien que je parle de « tournante ». Je le répète donc je pense qu’un viol collectif ne pourrait jamais m’arriver car moi Samia 17 ans vivant dans un quartier j’ai 3 grands frères qui se font respecter je pense qu’ils me protègent comme je l’ai dit auparavant des « règles » du quartier mais il n’y a pas que le fait que j’ai 3 grands frères mais aussi le fait d’être respectée et de ne pas sortir à n’importe quelle heure… Dans ce livre je ne me suis vraiment pas reconnue et je suis très différente voire même opposée à cette jeune Samira qui est décédée l’année dernière à la suite d’un cancer. » Ces commentaires sont nettement différents de ceux de la série précédente. Les élèves rendent un avis sur les faits racontés. Ceci met en évidence que ce qui leur importe vraiment dans l’ouvrage choisi c’est ce qu’il raconte.

21Ces fiches de lecture permettent de distinguer, au sein de cette classe, deux manières d’aborder la présentation du livre qui correspondent à deux conceptions de ce qu’il doit rester d’un livre. La première manière s’intéresse au livre dans ses différentes facettes : auteur, données éditoriales, facture diégétique et stylistique, réception, effets sur le lecteur. Elle est à la fois bibliologique et stylistique. Elle correspond à la demande du professeur et plus généralement à celle de l’école qui tend à privilégier une approche analytique de l’écrit, y compris narratif. La deuxième manière privilégie l’histoire et le racontage. Lire c’est d’abord raconter et ce qu’il reste de la lecture, c’est d’abord l’histoire lue. On pourrait la qualifier de fabuliste. Il est important de remarquer que ces deux manières peuvent être mises en oeuvre par la même lectrice, au sein de la même expérience de lecture. Ainsi les élèves qui re-racontent en détail l’histoire lue ne rendent pas forcément un avis personnel qui porte seulement sur l’histoire, mais peuvent formuler une appréciation sur le style du roman et ses effets. Inversement certaines lectrices qui ont élaboré un résumé succinct et ramassé ont pu rendre des avis personnels qui portent sur l’histoire elle-même et les leçons qu’elle suggère. Les approches se croisent et se complètent l’une l’autre.

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Bibliographie

Bessonnnat, D. (1996) : Apprendre à écrire une fiche de lecture, Pratiques, 90, 95-121.

Eco, U. (1979, trad. fr. 1985) : Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Editions Grasset & Fasquelle.

Jauss, H.R. (1972-1975, trad. fr.1978) : Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, collection « tel ».

Privat, J-M. & Vinson, M-C. (1996) : La fiche de lecture ou la bureaucratisation d’une technique d’animation culturelle, Pratiques, 90, Des méthodes en français, 83-94.

Ricœur, P. (1984) : Temps et récit, Paris, Editions du Seuil.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Cécile Guernier, « Variations autour de ce qu’il doit rester d’une lecture »Lidil, 33 | 2006, 103-115.

Référence électronique

Marie-Cécile Guernier, « Variations autour de ce qu’il doit rester d’une lecture »Lidil [En ligne], 33 | 2006, mis en ligne le 05 décembre 2007, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/62 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.62

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Auteur

Marie-Cécile Guernier

IUFM de Lyon, Université Stendhal-Grenoble 3, Laboratoire Lidilem.

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Droits d’auteur

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