1La recherche autour de la question anaphorique est diversifiée et toujours d’actualité.
2La définition du phénomène anaphorique, ainsi que les mécanismes d’interprétation référentielle liés à la typologie des anaphores est un volet qui a suscité (Charolles, 1991 ; Corblin, 1995, etc.) et suscite encore un intérêt franc dans les études les plus récentes (cf. Tritar-Ben Ahmed, 2017).
3Dans une perspective textuelle fondée sur les notions de cohésion et de cohérence, il a été démontré que le liage interphrastique par l’anaphore définie comme « l’un des plans d’organisation textuelle » (Charolles, 1978, p. 13) est indispensable dans la construction du texte, car il assure la cohérence micro et macro-structurelle textuelle et constitue de ce fait « un facteur de textualité » (Adam, 2005/2006, p. 85).
4Parallèlement à ces investigations, une nouvelle orientation de la recherche sur l’anaphore se dessine et vise à montrer la corrélation entre le choix des expressions anaphoriques et les pratiques discursives ou genres discursifs dans lesquels elles s’insèrent (Guérin, 2014 ; Wiederspiel, 2012 ; etc.) au point que les auteurs en viennent à expliquer l’emploi anaphorique dans tel ou tel discours par des « contraintes liées au genre de discours » (Guérin, 2014, p. 3091).
- 1 Paris Mouton & Co La Haye, 1959. Publié avec une introduction et des notes de Jean Gaulmier. Il s’a (...)
5La présente contribution s’inscrit dans cette mouvance et se focalise sur un type d’anaphore très peu étudié, voire marginalisé, en l’occurrence l’anaphore résomptive nominale démonstrative (ARND). Il s’agit d’analyser la spécificité générique du récit de voyage de Volney Voyage en Égypte et en Syrie1 sur la base du fonctionnement textuel de l’ARND, qui se révèle être une trace linguistique de didacticité caractérisant un genre viatique particulier.
6La « didacticité », autrement dit « les manifestations d’une intention réelle, simulée, voire inconsciente d’apporter à l’autre des savoirs nouveaux » (Beacco & Moirand, 1995, p. 33) est caractéristique de ce que Beacco et Moirand appellent les « discours à dimension de didacticité ».
7L’étude du récit de Volney Voyage en Égypte et en Syrie, dont la visée est de construire et de transmettre des savoirs nouveaux à propos de contrées étrangères, notamment sur l’Égypte et la Syrie, met en avant une didacticité repérable dans le récit à différents niveaux :
-
un niveau formel qui correspond au plan du récit adopté par Volney. Le récit est divisé en deux volets. Le premier volet, qui est consacré à l’Égypte, se subdivise en deux parties. La première concerne l’état physique de l’Égypte. La deuxième est relative à l’état politique de l’Égypte. Le second volet est dédié à la Syrie. Il reproduit exactement le plan du premier volet. Ce plan témoigne d’une rigueur méthodologique comparable à celle d’un manuel scolaire ;
-
- 2 Un discours à dimension de didacticité a pour vocation de « Faire savoir », de « Faire voir », de « (...)
un niveau conventionnel en rapport avec la notion de « contrat préalable » (Beacco & Moirand, 1995, p. 40) qui implique une intentionnalité précise, celle de « Faire savoir2 » et de faire connaitre le vrai. Cet engagement est suggéré dans ces termes par Volney dans sa préface : « Dans ma relation, j’ai tâché de conserver l’esprit que j’ai porté dans l’examen des faits ; c’est-à-dire, un amour impartial de la vérité » (p. 23) ;
-
- 3 Comme c’est le cas dans les récits de voyageurs français en Afrique noire de la période coloniale ( (...)
un niveau linguistique, sur lequel se concentre notre analyse, caractérisé par le choix de l’ARND comme mode de donation référentielle dans le récit. En effet, Volney ne focalise pas l’intérêt sur des référents spécifiques, particuliers ou sur des « types » de référents, que traduiraient des anaphores pronominales ou lexicales fidèles ou infidèles ou encore génériques3, mais plutôt sur des situations — en l’occurrence l’état physique et politique de l’Égypte et de la Syrie — comme en témoigne le plan du récit. Ce rôle est caractéristique de l’emploi de l’anaphore résomptive (AR). L’AR consiste en la répétition, la reprise et/ou le retraitement d’un thème associé à une ou plusieurs prédications, c’est-à-dire d’une source linguistique non classifiée dans le discours antérieur puisqu’elle n’a pas encore fait l’objet d’une catégorisation nominale, par un SN dont le N-tête est un nom prédicatif qui renvoie à une situation (Kara & Wiederspiel, 2010, p. 203).
8Conte (1990), qui s’est intéressée essentiellement aux anaphoriques pronominaux, a mis l’accent sur leur fonctionnement empathique dans la mesure où « ils nous font acquérir de nouvelles connaissances spécifiques, qui ne concernent pas les référents en tant que tels, mais les sentiments, les passions, les attitudes psychologiques, axiologiques du sujet parlant à l’égard du référent » (p. 223). Ce fonctionnement pourrait se traduire par le phénomène de l’« axiologisation » (Kerbrat-Orecchioni, 1999).
9Or, la didacticité va de pair avec l’objectivisation. La visée objectivante du récit est traduite d’une manière explicite déjà au niveau de la préface, où Volney affirme ces propos : « Je me suis interdit tout tableau d’imagination. » (p. 23)
10Cette visée objectivante découle de la « visée ou coloration didactique » (Beacco & Moirand, 1995, p. 38) du récit volneyen, qui se présente comme « une véritable enquête scientifique » (Gaulmier, p. 3, cf. note 1), dont l’investigation de nature géographique, politique et anthropologique est fondée sur l’observation. Cette exigence de scientificité, qui tourne le dos aux préjugés, aux idées reçues et aux stéréotypes, s’inscrit dans l’air du temps, puisqu’elle se fait l’écho de l’esprit des Lumières.
11Sur le plan linguistique, la typologie, que nous proposons ci-dessous, des anaphoriques résomptifs nominaux démonstratifs, ainsi que leur rôle essentiellement remémoratif rend bien le caractère objectivant du récit.
12Le dépouillement manuel de l’ensemble du récit volneyen, soit 390 pages, nous a permis de relever 364 occurrences d’anaphores résomptives nominales démonstratives. L’étude de ces syntagmes anaphoriques résomptifs nominaux démonstratifs, en rapport avec le segment du cotexte gauche qu’ils anaphorisent, permet leur regroupement selon leur caractère axiologisé ou non.
13L’étude des ARND dans notre récit révèle une résomption anaphorique nominale démonstrative essentiellement non axiologisée au service de la visée objectivante du récit. Cette non-axiologisation est traduite par les opérations lexicales décrites dans les points suivants.
14La catégorisation se présente comme une reprise définitionnelle généralisante qui subsume le contenu gauche. Divers types de catégorisations sont répertoriés en fonction de la récurrence des mêmes lexèmes résomptifs.
15Ce ne sont pas les impressions personnelles que susciterait le voyage qui priment dans le récit de Volney, mais plutôt les faits et circonstances qui fondent l’histoire. D’où la récurrence d’occurrences résomptives comme « fait » (13 occ.), « circonstance » (10 occ.), « conjoncture » (1 occ.). Ce qui met, par ailleurs, en valeur la coloration historique du récit.
Tout le monde a entendu parler des pigeons d’Alep, qui servent de courrier pour Alexandrette et Bagdad. Ce fait, qui n’est point une fable, a cessé d’avoir lieu depuis trente à quarante ans… (p. 275).
16Cette catégorisation rend compte de la démarche scientifique de Volney, dont le souci majeur est non de relater simplement les faits, mais, nous dit-il, de « saisir l’ensemble des faits, démêler leurs rapports, se rendre compte des causes » (p. 413) pour faire connaitre au lecteur les « vraies » raisons des faits liés à l’Histoire.
17D’où la fréquence des lexèmes résomptifs comme « opinion » (10 occ.), « raison » (14 occ.), « principe » (5 occ.), « idée » (3 occ.), « hypothèse » (2 occ.), « raisonnement » (2 occ.), « explication » (1 occ.), « conjecture » (1 occ.), « réflexion » (1 occ.). Ces lexèmes renvoient tantôt à la pensée de l’auteur, tantôt à celle de ses prédécesseurs, qu’il contredit4 le plus souvent.
[…] plusieurs pensent que le Delta a pris un accroissement considérable tant en élévation qu’en étendue. Savary vient de donner plus de poids à cette opinion dans les Lettres qu’il a publiées sur l’Égypte… (p. 34)
18La reprise par l’ARND peut être de nature métalinguistique. Elle se traduit dans ce cas par des anaphoriques résomptifs nominaux démonstratifs du type « assertion » (1 occ.), « acception » (1 occ.), « exposé » (1 occ.).
« L’Égypte, où abordent les Grecs (le Delta), est une terre acquise, un don du fleuve, ainsi que tout le pays marécageux qui s’étend en remontant jusqu’à trois jours de navigation. »
Les raisons qu’il allègue de cette assertion, prouvent qu’il ne la fondait pas sur des préjugés. (p. 34)
19L’auteur se définit comme un « observateur » : « J’ai vu les lieux, j’ai entendu les témoins » affirme-t-il dans son récit (p. 78). De là découle la valeur épistémique de l’observation, qui doit fonder, selon Volney, les connaissances liées à l’histoire. Ce sens aigu de l’observation liée à la perception visuelle et auditive se traduit dans le récit par des lexèmes tels que « phénomène » (7 occ.), « observation » (2 occ.), « tableau » (4 occ.).
Les deux lacs de Natron […]. Leur lit est une espèce de fosse naturelle, de trois à quatre lieues de long, sur un quart de large ; le fond en est solide et pierreux. Il est sec pendant neuf mois de l’année ; mais en hiver il transsude de la terre une eau d’un rouge violet, qui remplit le lac à cinq ou six pieds de hauteur ; le retour des chaleurs la faisant évaporer, il reste une couche de sel épaisse de deux pieds, et très-dure, que l’on détache à coups de barre de fer. On en retire jusqu’à trente-six mille quintaux par an. Ce phénomène, qui indique un sol imprégné de sel, est répété dans toute l’Égypte. (p. 30-31)
20De nombreuses occurrences d’ARND non expansées reprennent par voie dérivationnelle un élément du segment gauche. Cette dérivation, qui met en exergue la parenté morphologique entre l’ARND et un élément du cotexte gauche, concerne diverses catégories grammaticales.
21Les déverbaux, autrement dit « les seuls N qui entretiennent une relation de forme et de sens avec un verbe dans le contexte précédent » (Condamines, 2005, p. 44) sont les plus fréquents. Nous notons 17 cas de nominalisations du type : pensent / cette opinion (p. 34), distingue / cette distinction (p. 245), déguisé / ce déguisement (p. 319), etc.
[…] dans la vallée profonde […] habite un petit peuple en Syrie sous le nom de Motouâlis. Le caractère qui les distingue des autres habitants de la Syrie est qu’ils suivent le parti d’Ali, comme les Persans, pendant que tous les Turks suivent celui d’Omar ou de Moâouia. Cette distinction, fondée sur le schisme… (p. 245)
22Le relevé comptabilise une seule occurrence : singulière / cette singularité (p. 203).
Voilà les circonstances dans lesquelles la nature a placé les Bédouins, pour en faire une race d’hommes singulière au moral et au physique. Cette singularité est si tranchante, que leurs voisins les Syriens mêmes les regardent comme des hommes extraordinaires. (p. 203)
23Nous relevons également une seule occurrence : conducteur / cette conduite (p. 314).
Le pacha jouit de tous les droits de sa place […] il est encore conducteur de caravane sacrée de la Mekke, sous le nom très-respecté d’émir-hadj. Les musulmans attachent une si grande importance à cette conduite, que la personne d’un pacha qui s’en acquitte bien devient inviolable pour le sultan… (p. 314)
24Le syntagme anaphorique résomptif nominal démonstratif peut par ailleurs entretenir une « relation isotopique » (Pešek, 2012, p. 221), autrement dit une sorte d’équivalence sémantique, avec un segment du cotexte gauche. L’ARND fonctionne dès lors comme une reprise prédictible et inférable du cotexte amont. D’un point de vue quantitatif, les relations isotopiques sont les plus nombreuses et s’expriment à travers des occurrences telles que :
Rassembler des membres pour en composer des corps nouveaux / ce travail (p. 25)
Une plaine sans rivière ni ruisseau / cette aridité (p. 8)
Ils ne mangent ni ne boivent / Ces diètes répétées (p. 382)
25Ainsi, il s’avère que dans le récit de Volney, l’ARND n’a pas de vocation interprétative, elle est essentiellement non axiologisée mettant en avant des anaphoriques résomptifs nominaux démonstratifs qui sont en rapport de « conformité » avec le segment-gauche, en dépit de l’existence de quelques occurrences d’ARND axiologisées.
26L’analyse des ARND axiologisées dans le récit nous permet de définir des degrés d’axiologisation.
- 5 Qui sont fréquents dans le récit : désastre (p. 27, 317) / préjugé (p. 139, 208, 231, 409) / abus ( (...)
27Une faible axiologisation peut être prédictible du cotexte gauche et traduite par des noms axiologiques employés seuls5 :
Femmes, enfans, vieillards, hommes faits, tout fut passé au fil du sabre […]. Cette catastrophe, arrivée le 19 mai 1776… (p. 93)
- 6 C’est la seule occurrence employée dans le sens indiqué.
Ou par des noms non axiologiques, mais recevant une expansion adjectivale axiologique6 :
Mohammad […] leur déclara que s’ils ne les restituaient, il les ferait tous égorger. Le dimanche suivant était assigné pour cette terrible recherche. (p. 93)
- 7 D’autres occurrences se rencontrent : ces mesures timides et vagues (p. 85) / cette vie prisonnière(...)
28La résomption assurée par un GN expansé peut convoquer des adjectifs axiologiques ou de point de vue non inférables du cotexte gauche et rattachés à des noms têtes inférables du cotexte gauche et non axiologisés. On peut parler dans ce cas d’axiologisation moyenne7 :
Il n’en est pas de la Turkie comme de l’Europe ; chez nous, les voyages sont des promenades agréables ; là, ils sont des travaux pénibles et dangereux. Ils sont tels surtout pour les Européens, qu’un peuple superstitieux s’opiniâtre à regarder comme des sorciers, qui viennent enlever par magie des trésors gardés sous les ruines par des génies. Cette opinion ridicule, mais enracinée, jointe à l’état de guerre et de trouble, ôte toute sûreté et s’oppose à toute découverte. (p. 29)
- 8 Cet orage (p. 232) / cette fumée de vanité (p. 253).
29Lorsque l’ARND expansée ou non implique une relation de nature non inférentielle avec le contexte amont, elle traduit alors une forte axiologisation. Ce type d’emploi est très peu fréquent dans le récit et se cristallise dans les emplois métaphoriques au nombre de trois sur un total de 364 ARND relevées8 :
Cependant le Divan finit par s’alarmer des progrès des Druzes, et il fit des préparatifs d’une expédition capable de les écraser. Soit politique, soit frayeur, Fakr-el-dîn ne jugea pas à propos d’attendre cet orage (p. 231),
C’était écrit, dit le musulman ; louange à Dieu ! Dieu l’a voulu, dit le chrétien ; qu’il soit béni ! Cette résignation est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire quand le mal est arrivé… (p. 137)
30La typologie des anaphoriques nominaux démonstratifs résomptifs montre que Volney s’interdit presque l’usage des anaphoriques nominaux démonstratifs résomptifs axiologisés. La conformité de l’ARND avec le segment-gauche, qui traduit une axiologisation faible, prime et renforce le caractère objectivant du récit.
- 10 Le relevé fait état de 10 occurrences sur un total de 364 occurrences d’anaphoriques résomptifs nom (...)
31L’axiologisation moyenne ou forte — indice de la subjectivité de l’auteur — marquant essentiellement l’absence de conformité de l’ARDR avec le cotexte gauche est rarissime dans le récit10.
32La réactivation mémorielle qu’assure l’ARND a généralement de multiples fonctions. Il s’agit de catégoriser, de reprendre, ou de réinterpréter le contenu du segment gauche.
33La non-axiologisation des ARND qui implique la catégorisation, la reprise qui intègre une nouvelle forme morphologique des lexèmes du cotexte amont, ou la reprise plus ou moins fidèle d’éléments du segment gauche induit la fonction remémorative « neutre » des ARND non axiologiques dans le récit.
34Le corollaire de cette remémoration « neutre », qui se traduit par une reprise « fidèle », est le faible apport informationnel de ces ARND, que nous pouvons répartir selon l’échelle d’informativité suivante :
-
une remémoration à informativité nulle se rattachant à la relation dérivationnelle ;
-
une remémoration à faible informativité en rapport avec les autres types de catégorisation (évènementielle, raisonnée, métalinguistique, phénoménologique) ou avec la reprise basée sur une relation isotopique.
35Cette informativité minimale, qui caractérise l’ensemble des anaphores résomptives nominales démonstratives chez Volney, se révèle être en faveur d’une objectivité maximale, caractéristique du récit et à laquelle tend Volney.
36Seules les ARND axiologisées — très peu représentées dans le texte (cf. les exemples supra) — et qui réinterprètent le contenu du segment reformulé, sont l’indice d’une remémoration à moyenne ou à forte informativité.
37La somme des connaissances transmises dans le récit volneyen lui donne sa coloration didactique, il cherche à instruire, à convaincre et à persuader.
38Force est de constater que la didacticité dans le récit ne se veut pas une actualisation des connaissances antérieures, mais le plus souvent une remise en cause de ces mêmes connaissances — sans qu’elle cultive pour autant l’esprit de contradiction. D’où la nécessité d’une stratégie argumentative qui permettrait à l’auteur-voyageur d’instaurer des savoirs nouveaux. Cette stratégie se manifeste dans le récit à travers, d’une part la persuasion, laquelle se traduit par certaines propriétés rhétoriques et d’autre part par un certain type d’enchainement phrastique qui marginalise l’emploi des connecteurs logiques en tête de phase et met en avant une progression thématique le plus souvent à thème linéaire.
39La persuasion est considérée comme un trait caractéristique des « discours à dimension de didacticité » et qui se manifeste à travers des propriétés rhétoriques, lesquelles marquent l’ensemble de ces discours, dont l’explication, l’exemplification, et la définition (Beacco & Moirand, 1995, p. 39). Ces propriétés découlent des fonctions attribuées aux discours à coloration didactique comme celles de « Faire savoir » / et de « Faire apprendre ».
40L’usage de l’ARND dans le récit montre qu’elle assume ces trois rôles et que corolairement la résomption anaphorique nominale démonstrative est au service de la persuasion.
41Dans son récit, Volney ne se limite pas à la relation des faits. Il ambitionne d’en donner des explications qui soient pertinentes, car fondées sur des savoirs expérientiels, lesquels savoirs rapprochent dans ce sens ces explications de l’explication scientifique.
42Le terme « raison » non anaphorique est récurrent dans le récit. Nous pouvons à titre d’exemple lire à la page 211 : « Voici les raisons que me donne l’analyse des faits. »
43Nous retrouvons, par ailleurs, tous les lexèmes résomptifs définis dans le cadre de la catégorisation raisonnée et dont l’emploi signifie que l’auteur avance ses propres explications ou remet en cause celles fournies par ses prédécesseurs.
44Son rôle est attesté dans les stratégies argumentatives, où il s’agit de convaincre. Volney en use fréquemment dans le but de persuader le locuteur de la pertinence de ses analyses et conclusions. L’exemplification dans le récit s’appuie sur les résomptifs reformulants suivants : « fait » (13 occ.), « observation » (2 occ.), « évènement » (1 occ.), « exemple » (1 occ.).
Il se trouve parmi nous des âmes énergiques qui après avoir payé le tribut de compassion dû à de si grands malheurs, passent, par un retour d’indignation, à en faire un crime aux hommes qui les endurent. Ils jugent dignes de la mort ces peuples qui n’ont pas le courage de la repousser, ou qui la reçoivent sans se donner la consolation de la vengeance. On va même prendre ces faits en preuve d’un paradoxe moral témérairement avancé… (p. 113)
45La définition-catégorisation permet une nouvelle saisie du segment reformulé, laquelle saisie fixe son sens dans le discours (cf. supra les différents types de catégorisation).
46L’enchainement interphrastique de type linéaire (Combettes, 1988) est caractéristique des discours à visée argumentative (Riegel, Pellat & Rioul, 1994, p. 609). Il se définit par sa faible informativité du fait de la position thématique de l’ARND, qui véhicule le degré de dynamisme communicatif le plus bas, mais également, comme nous l’avons montré, à cause du caractère non axiologisé des ARND du récit.
47Dans le cadre d’une progression thématique linéaire, ce sont généralement des éléments rhématiques du cotexte gauche qui sont repris sous forme d’ARND en tête de la phrase qui suit. Sur les 364 occurrences d’ARND, nous avons relevé 127 ARND en position thématique. Lorsque cette nouvelle saisie installe le référent en position thématique, elle assure une certaine continuité thématique, marque de cohésion textuelle.
48Cette linéarité cohésive assure la relance textuelle, en permettant à l’auteur de revenir sur les mêmes entités référentielles pour mieux les expliquer et d’approfondir sa pensée, donc de « filer » son argumentation pour mieux convaincre. En ce sens, elle est au service de l’argumentativité.
49Le choix d’une progression thématique à dominante linéaire prouve bien que le récit de Volney s’écarte des récits de voyage construits sur la base d’une « hybridation » (Guérin, 2014, p. 3093) séquentielle, laquelle est traduite par un décrochage énonciatif, dont rendent compte les séquences descriptives et explicatives, qui interrompent souvent le fil de la narration.
50L’analyse du récit de Volney Voyage en Égypte et en Syrie montre qu’il s’agit d’un discours à dimension de didacticité. Cette didacticité est marquée linguistiquement par le choix de l’ARND comme mode de donation référentielle caractérisé par un fonctionnement essentiellement non axiologisé et remémoratif « neutre » au service d’une transmission objectivante des savoirs et connaissances. Ce fonctionnement nous permet de considérer l’ARND comme un marqueur linguistique de didacticité du récit.
- 11 On note l’absence de toute allusion à la vie privée de l’auteur-voyageur dans le texte.
51Cette didacticité liée à une non axiologisation intentionnelle, caractéristique de l’emploi de l’ARND dans le récit de Volney, peut être considérée comme une trace formelle du genre viatique tel que perçu par Volney lui-même : « J’ai pensé que le genre des voyages appartenait à l’histoire11 et non aux romans » (p. 23) affirme-t-il dans sa préface, où il cherche à se démarquer de ce qu’il appelle « les voyageurs-romanciers ».
52C’est dire la spécificité générique du récit volneyen en tant que récit de voyage à tendance objectivante. Cette spécificité est traduite par la visée pragmatique du récit axée sur la transmission objective, raisonnée de connaissances et de savoirs nouveaux et qui cultive la quête du vrai. Ce qui explique l’intérêt qu’accorde Volney à l’observation et l’analyse des faits liés à des données géographiques, anthropologiques, politiques, ethniques, etc.
53La réactivation de la mémoire discursive associée généralement à la saillance cognitive de l’ARND en position thématique assure la continuité référentielle ; elle garantit par là même la cohésion micro-structurelle du récit, essentielle dans une stratégie argumentative dont la visée pragmatique est de « Faire voir », de « Faire savoir » et de « Faire comprendre » à l’autre les « vrais » faits qui fondent aux yeux de Volney l’Histoire.
54Le constat de l’hybridité flagrante des relations de voyage réunies pourtant sous la même étiquette générique nous pousse à distinguer, sur la base du fonctionnement anaphorique résomptif nominal démonstratif — et au cas où l’on voudrait maintenir cette étiquette générique de « récit de voyage » — au moins deux sous-genres : le récit de voyage « historique », dont le texte de Volney Voyage en Égypte et en Syrie serait le prototype et le récit de voyage « romancé » tel qu’il est relaté sous la plume des voyageurs romantiques.
55Ou bien, il serait peut-être plus judicieux de ranger les récits qui observent la même cohérence générique globale que celle du texte de Volney dans une nouveauté générique.