1Cet article s’inscrit dans la filiation de différents travaux. Tout d’abord, il s’appuie sur le concept de rapport à l’écrit défini comme « les images, les représentations, les attentes et les jugements que chaque individu utilisateur de ce savoir se forge à son contact » (Barré-De Miniac, Gros & Ruiz, 1993, p. 106). Il trouve aussi sa source dans les travaux qui portent plus spécifiquement sur les représentations de l’orthographe chez les enseignants (Sautot, 2002, 2003a et 2003b ; Péret, Brissaud & Sautot, 2007). Ceux-ci pointent l’existence de tiraillements entre la prégnance sociale de l’orthographe et leurs conceptions personnelles, la norme engendrant un ensemble de tensions, de ruptures et d’obstacles. Dans le champ de la sociolinguistique, plusieurs recherches ont montré que l’orthographe est une préoccupation majeure parce qu’elle revêt une charge identitaire forte et socialement significative (Millet, Lucci & Billiez, 1990 ; Lucci & Millet, 1992). Ces travaux mettent en évidence qu’une sanction-réprobation est inévitablement adressée à toute personne produisant des écrits s’écartant de la norme orthographique. Outre la non-observance des règles du système graphique, il s’agit d’une transgression des conduites prescrites dans la société qui imposent un usage commun. Cette dernière dimension relève directement d’un regard sur les normes sociales (Demeulenaere, 2003). Elle nous a conduite, dans une recherche doctorale (Combaz, 2017), à nous intéresser au rapport des enseignants de l’école primaire à l’orthographe appréhendée comme une norme sociale par l’analyse de leurs positionnements à travers leurs commentaires de cinq figures rhéto-orthographiques (FRO – Lucci & Millet, 1992). Les FRO offrent l’avantage d’interpeler les enseignants comme professionnels de l’enseignement-apprentissage de l’orthographe et comme acteurs sociaux qui rencontrent ces formes écrites « déviantes » dans leur vie quotidienne. Ces variations écrites obligent à un traitement cognitif particulier qui stimule la réflexion métalinguistique des acteurs interrogés pour réfléchir sur la langue et sur l’orthographe en particulier (Jaffré, 2010). Les individus exploitent alors, plus ou moins, le « jeu social » que la norme, bien que prescriptive, leur accorde. Nous cherchons donc à savoir comment ils composent avec celle-ci dans une situation orthographique « limite », puisqu’elle les confronte à des écrits dont les variations peuvent s’appréhender comme des jeux de mots bienvenus ou comme des fautes. Nous voulons apprécier la marge de liberté que ces acteurs se donnent, à travers leurs jugements de ces FRO. Nous faisons l’hypothèse que ces écrits sont diversement appréciés dans un continuum qui va du rejet à l’adhésion, selon le type de variation graphique, mais aussi selon que les enseignants s’expriment à titre personnel ou professionnel eu égard aux enjeux sociaux et scolaires. La définition de l’orthographe comme norme sociale culturelle sert de mesure à ces positionnements. Dans un premier temps, nous présenterons la définition de la norme sociale et montrerons comment l’orthographe en est porteuse. Puis nous indiquerons la méthodologie de notre recherche. Dans une troisième partie, nous présenterons les résultats obtenus qui évoquent les différentes formes d’appréciation des FRO, les tensions vécues par les témoins et les enjeux et pratiques pédagogiques intégrant ces FRO dans l’univers scolaire.
2Nous empruntons à Demeulenaere (2001) les premiers éléments de définition : « […] la norme intervient dans une interaction où des individus exigent le respect, pour eux-mêmes et/ou pour d’autres de certaines conduites d’actions de préférence à d’autres possibles […]. » (p. 192) Nous observons l’orthographe comme « l’usage jugé correct par l’institution sociale qui régit la langue auquel l’usager devrait se conformer » (Chartrand, 2012, p. 49).
3La norme sociale qu’est l’orthographe conditionne alors les rôles et les attentes dans les interactions scripturales. Elle se définit par cinq dimensions essentielles.
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La norme sociale est collective : les individus adoptent des comportements sensiblement identiques, créant ainsi un sentiment de solidarité spécifique.
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Elle est prescriptive : le prédicat déontique pourrait être « il faut respecter le code orthographique lorsqu’on écrit ».
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Elle est une norme régulière qui s’impose de façon répétée dans les interactions sociales.
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Elle appelle des sanctions. La « déviance » en matière de norme sociale orthographique s’exprime par la transgression des règles du système orthographique. Commettre des fautes donne lieu alors à des désapprobations collectives qui la renforcent.
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Enfin, ses fondements dépendent de valeurs sociétales en référence desquelles elle est instituée : « [Elle implique] […] l’existence de principes plus généraux à la lumière desquels ses prescriptions et ses interdits peuvent être légitimés. » (Chazel, n. d.)
4Cette opérationnalisation du concept de norme sociale permet de situer les propos des enseignants auprès desquels nous avons enquêté.
- 1 Ces quatre premières FRO ont fait l’objet d’un travail de recherche de J.-P. Sautot autour de l’uti (...)
5Pour apprécier le rapport des enseignants de cycle 3 de l’école élémentaire française à l’orthographe pensée comme une norme sociale, nous leur avons demandé lors d’un entretien semi-directif de commenter la graphie fantaisiste de cinq FRO : OXÉBO ! (titre d’une revue d’art créatif pour enfants), Sanouva (nom d’une résidence secondaire), Délisse (nom d’un yaourt), botanic (nom d’une jardinerie)1 et Déguiz et moi (nom d’un magasin de déguisements). Ces écrits sont des jeux sur la langue et sur l’orthographe qui se présentent comme des encodages déviants par rapport au système linguistique français, mais qui ménagent une grande accessibilité au signifié. Ce sont des « variantes iconiques » (Jaffré, 2010, p. 313). Elles peuvent constituer pour l’enseignant et l’acteur social des objets de réflexion sur l’orthographe dans ses dimensions sociale, linguistique et didactique.
6Nous avons interrogé 30 enseignants exerçant en classe de CM1 et/ou de CM2 en région parisienne.
7Ils se caractérisent ainsi :
Sexe
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26 femmes / 4 hommes
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Âge
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22-29 ans : 4 / 30-39 ans : 12 / 40-49 ans : 7 / 50 ans et plus : 7
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Ancienneté
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1-9 ans : 13 / 10-19 ans : 13 / 20-35 ans : 4
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Diplôme
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bac : 4 / bac+2 : 3 / bac+3 : 13 / bac+4 : 5 / bac+5 : 5
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Types d’études
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cursus scientifique : 10 / cursus en sciences humaines et sociales : 16
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8Afin de recueillir leurs positionnements, nous leur avions proposé, quelques jours avant notre rencontre, de noter sur un document écrit présentant les graphies « nues » de ces 5 FRO ce qu’elles leur inspiraient (les mots étaient réécrits à l’ordinateur ; aucun contexte n’était proposé ; seule était ajoutée une note indiquant ce qu’elles désignaient : titre d’un magazine, nom d’un produit laitier…). Ce document a servi de support lors de l’entretien. Une question ouverte était proposée : « Quand vous voyez ces mots écrits, comment réagissez-vous en tant qu’individu et en tant qu’enseignant ? » Nous avons demandé aux interviewés de répondre par écrit dans deux colonnes distinctes, une fois en tant qu’individu et une fois comme professionnel de l’enseignement. Cette distinction répondait à notre hypothèse stipulant l’existence d’une tension entre les points de vue personnel ou professionnel.
9Des relances, le jour de l’entretien, ont permis aux témoins de préciser leur point de vue professionnel en envisageant l’introduction de ces FRO en classe.
10Les cinq FRO sont catégorisées ainsi :
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Les FRO OXÉBO ! et Sanouva sont appelées « FRO syntaxiques », car la variation principale porte sur l’effacement des blancs graphiques entre les unités linguistiques. Les relations syntaxiques sont masquées par ces choix graphiques qui orientent alors vers une unité lexicale. Elles sont transcrites par les phonogrammes les plus univoques agglutinés.
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Les FRO Délisse et botanic sont nommées « FRO lexicales », car elles portent sur un changement de phonogramme tout en maintenant un rapprochement avec des mots connus (Délice – Botanique). La variante graphique –ss est plus fréquente en français que –c. La présence du suffixe d’adjectif –ique est fréquente en français.
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Enfin, la FRO Déguiz et moi est appelée « FRO biface oral/écrit », car sa modalité de perception, à l’oral ou à l’écrit, est déterminante pour son appréciation sémantique. Il y a reconfiguration syntaxique à l’écrit d’une phrase impérative en un syntagme nominal coordonné.
11Nous avons procédé à une analyse de contenu thématique des données issues des entretiens (Bardin, 2001) afin d’apprécier le rapport des témoins à l’orthographe appréhendée comme une norme sociale. Pour une part, nous avons utilisé les cinq dimensions du concept de norme vues ci-dessus pour organiser les thèmes (caractères collectif, régulier, contraignant, sanctionnant de la norme et présence de valeurs sous-jacentes). D’autre part, nous avons élaboré 3 autres catégories d’analyse induites par les propos mêmes des témoins : l’appréciation affective, l’analyse linguistique et l’impact communicationnel d’une telle écriture. Ces 8 catégories d’analyse expriment les avis personnels et/ou professionnels.
12L’analyse de contenu distingue les réactions des témoins selon qu’elles expriment des jugements personnels ou professionnels. Les premiers ne sont pas aussi liés à la norme sociale que les seconds. Les jugements personnels révèlent une certaine liberté d’appréciation des FRO basés sur les émotions et les connaissances linguistiques des témoins alors que les jugements professionnels mettent en avant des positionnements plus normatifs :
- 2 EP : enseignant exerçant en Éducation prioritaire. HEP : enseignant exerçant hors Éducation priorit (...)
Quand je vois Sanouva et que tous les jours je suis dans le combat avec le [sa], ça, sa, nous et puis le verbe aller que les élèves ne trouvent pas et qu’ils écrivent ça dans les dictées, c’est vrai que si en plus c’est confirmé par l’extérieur, par les magazines, par les publicités à la télévision, cela renforce encore plus leurs difficultés. La société doit tenir l’orthographe. Je ne peux pas oublier ça puisque je le fais tous les jours l’orthographe. Mais je me dis que si je n’étais pas enseignante, je ne me poserais pas ce type de question et je ne verrais que l’impact rigolo. (Femme, 55 ans, 14 ans d’ancienneté, CM2 EP2, licence d’anglais.)
13Invités à réagir tout d’abord à titre personnel, les témoins ont livré des commentaires mobilisant un lexique émotionnel. Spontanément, ils formulent des réactions affectives personnelles de rejet exprimées par les mots gêner, choquer, déranger, embêter, perturber, poser problème, ennuyer, déplorer ou d’adhésion formulées par les verbes plaire, aimer, intéresser, approuver.
- 3 Lorsque les extraits rapportés sont très courts, nous n’indiquons aucun renseignement sur le témoin (...)
14L’appréciation subjective des FRO s’organise toujours autour de ces deux pôles : adhésion-rejet. La FRO OXÉBO ! rassemble essentiellement des évaluations personnelles positives : « le titre est plutôt attrayant ; ça sonne bien à l’oreille, ça plait ; ça donne envie de consulter le livre ; c’est accrocheur3 ». Au contraire, la FRO Sanouva est majoritairement peu appréciée parce que c’est un mot « moche, très pauvre, le Sa choque […] il y a un côté péjoratif donné par l’orthographe […] c’est limite vulgaire et c’est renforcé par le Sa ». Les quelques amateurs y trouvent cependant une « invitation au bien-être du lieu qui se veut accueillant à la prononciation de son nom » grâce à « une écriture courte et expressive » (femme, 49 ans, 3 ans d’ancienneté, CM1 HEP, bac G). La FRO Délisse suscite des approbations dues à l’adéquation entre sa charge connotative et sa graphie qui permet aux bons scripteurs d’y associer un sens révélant une qualité du produit « quand je lisais Délisse, je voyais le côté lisse de la chose » (femme, 47 ans, 18 ans d’ancienneté, CM2 EP, DEUG langue chinoise). Mais elle provoque surtout des réactions de désaccord parce qu’elle « entraine le doute ». Elle est jugée plus « pernicieuse » que les autres FRO, car « ce n’est pas un rassemblement d’une expression mais un mot pour un mot avec une mauvaise orthographe » (femme, 36 ans, 10 ans d’ancienneté, CM2 HEP, maitrise d’économie). La FRO botanic compte majoritairement des avis neutres : « ça fait anglais, on n’est pas sur la langue française » (femme, 50 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 HEP, bac G). Elle ne « dérange pas ». Le peu de réactions vives semblerait dire qu’elle n’appartient pas au registre des détournements graphiques parce qu’elle rencontre une orthographe légale dans une langue étrangère. Enfin la FRO Déguiz et moi partage les avis en égale proportion. Il s’agit là sans doute d’un effet de la polyvalence de sa compréhension. Le mot est tantôt jugé « distrayant » et « intelligent » parce qu’il recèle à la fois une « injonction » et une allusion à « ce personnage mystérieux Déguiz » et qu’« il n’y a rien de choquant sur l’orthographe » et tantôt il ne « plait pas du tout », car « c’est ce qu’il y a de plus horrible : ils ont fait en deux mots un verbe conjugué » (femme, 55 ans, 14 ans d’ancienneté, CM2 EP, licence d’anglais).
15Pour juger ces FRO, les témoins essaient de définir les variations graphiques qu’ils observent. Ainsi la FRO OXÉBO ! est assimilée à une écriture SMS qui n’est pas « la phonétique réelle de l’écriture » ou à « des mots compactés ». La FRO Sanouva est analysée comme « une transcription phonétique pure des sons ». La FRO Délisse est décrite comme étant « la même chose que délice mais avec 2 s à la place du –ce au niveau phonique ou phonétique » (homme, 39 ans, 12 ans d’ancienneté, CM2 EP, licence de physique). La FRO botanic est immédiatement reconnue comme une écriture anglaise alors que « nous l’adjectif, on l’utilise avec –que ». Enfin la FRO Déguiz et moi est étudiée comme un « jeu de mots sur l’impératif déguisez-moi et puis tout ce qui est “les déguisements et moi” » (femme, 36 ans, 10 ans d’ancienneté, CM2 HEP, maitrise de d’économie). Cette première analyse montre que les témoins emploient un langage ordinaire pour commenter à titre personnel ce qui est « hors norme ».
16À cette analyse visant à expliquer les écarts à l’orthographe, se greffe une volonté — ou pas — de trouver un intérêt aux FRO. Les témoins se réfèrent alors à plusieurs critères d’appréciation.
17Un premier critère consiste à porter un jugement sur les graphèmes déviants. Ainsi la lettre z de la FRO Déguiz et moi est très appréciée par certains, car « il est sympa ce z, cela ressemble à un serpent. Le z j’adore, cela fait zozo, tous ces petits mots rigolos, c’est une lettre enfantine. Il y a quelque chose de festif dans cette lettre en France » (femme, 40 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 HEP, licence de sciences de l’éducation) ou elle peut laisser indifférent, car « le z, cela ne me parle pas du tout » (homme, 34 ans, 9 ans d’ancienneté, CM1 HEP, licence de physique). La lettre s produit un effet positif dans la FRO Délisse puisque c’est « agréable d’avoir remplacé le phonème [s] par deux s au lieu du c qui est là normalement, cela allonge le mot » (femme, 27 ans, 2 ans d’ancienneté, CM2 EP, licence de STAPS) alors que ce même graphème agresse dans la FRO Sanouva, car elle « saute aux yeux » et « dérange dans la lecture ». À l’opposé, la lettre x de la FRO OXÉBO ! est souvent jugée négativement, car « elle pose plus de problème au niveau du son ». L’absence de blancs graphiques entre les mots est majoritairement jugée « choquante », car la lecture devient « pénible ». La variante ic de la FRO botanic peut ne pas être appréciée, car « le mot écrit à la française avec la terminaison –que s’assemble bien avec le genre féminin du mot, –ic est plus masculin » (femme, 54 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 EP, maitrise de lettres classiques, ancienne correctrice dans une maison d’édition) ou au contraire être prisée, car « ça fait bien le son [k] à la fin parce qu’il n’y a pas de lettres derrière ». Ainsi, chaque témoin justifie un positionnement singulier en attribuant une valeur et un sens tout personnel aux différents graphèmes des FRO. Il n’en reste pas moins que le jeu graphique doit rester rapidement accessible pour garder son attrait, exprimant le confort qu’apportent les dimensions de régularité et de collectivité de la norme sociale orthographique que l’adulte socialisé a intériorisées.
18Un deuxième critère tient à l’appréciation de l’impact sur la communication. Puisque ces FRO émanent essentiellement de la publicité, les témoins acceptent — ou pas — d’adopter le point de vue des « publicitaires qui se demandent ce qu’ils vont sortir comme marque ». Ils peuvent alors adhérer à la transgression et admettre qu’il est « normal qu’ils sortent un seul mot avec une expression (OXÉBO !) » puisqu’ils « essaient d’accrocher, c’est pas un tort, c’est leur métier » (femme, 27 ans, 2 ans d’ancienneté, CM1/CM2 HEP, licence linguistique-informatique). Ils jugent ainsi positivement la FRO OXÉBO ! présentée comme « plus moderne que travaux pratiques ». D’autres la critiquent et trouvent « ce titre plutôt racoleur, le point d’exclamation, c’est une surenchère vraiment racoleuse » (femme, 54 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 EP, maitrise de lettres classiques, ancienne correctrice dans une maison d’édition). Chaque FRO est ainsi tour à tour appréciée ou réprouvée selon l’impact ressenti sur la communication. La FRO Sanouva est appréciée car elle « fait penser aux îles Samoa, cela fait très exotique », ou au contraire fortement critiquée car « ça fait penser à une résidence pour personnes âgées comme aux États-Unis où toutes les personnes âgées se retrouvent dans un petit lotissement où il y a des chefs de la sécurité, le supermarché, le dentiste » (femme, 37 ans, 10 ans d’ancienneté, CM2 HEP, DEA de sociologie). La FRO Délisse est tantôt admirée en pensant au « plaisir qu’on va avoir et qui va durer pendant la dégustation du yaourt. C’est parce que graphiquement le mot prend plus de place, j’ai l’impression qu’on fait plus durer avec les deux s, ça donne envie d’aller vers ça » (femme, 27 ans, 2 ans d’ancienneté, CM2 EP, licence de STAPS), tantôt fortement critiquée car « on leurre les gens sur le produit ». Quant à la FRO botanic, elle est jugée soit porteuse « d’une certaine dynamique dans la formule grâce au –ic », soit au contraire, elle « perd de sa noblesse parce que le mot botanique c’est un mot savant, pas très courant et là, cette orthographe le tronque » (femme, 54 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 EP, maitrise de lettres classiques, ancienne correctrice dans une maison d’édition). Enfin Déguiz et moi est parfois perçue comme une FRO pertinente pour un magasin de déguisement, car elle joue sur « le changement, le rire, l’impromptu » ou bien comme une « mise en scène terrible, hallucinante et scandaleuse » (femme, 50 ans, 8 ans d’ancienneté, CM2 HEP, licence de biologie).
19Dans l’ensemble, il existe un empan assez large de réactions différentes pour chaque FRO chez la plupart des témoins allant d’adhésions fortes à des rejets francs en passant par des positions neutres, nuancées ou timorées. Mais globalement, certaines sont plus appréciées que d’autres. Ainsi OXÉBO ! est la plus appréciée (pour son originalité) et Délisse est la plus rejetée (pour le doute qu’elle fait naitre).
20Lorsque les témoins s’opposent à titre personnel à ces graphies, ils indiquent « avoir une répulsion pour ce procédé où on simplifie l’orthographe » et avancent des arguments qui touchent à la dimension collective de la norme sociale et aux valeurs qu’elle recèle. Ainsi, l’un d’entre eux indique que ce sont « des simplifications dommageables parce que les mots perdent leur sens », que « c’est douteux et simpliste » et que « les gens qui sont payés pour réfléchir, ils pourraient faire autrement en trouvant d’autres choses plus pertinentes et plus intéressantes. On tombe au niveau d’une culture vraiment très appauvrie et on ne forme plus des gens très éclairés au niveau de leur langage et de leur culture. Je trouve cela dommage » (homme, 34 ans, 9 ans d’ancienneté, CM1 HEP, licence de physique). Cet avis personnel rend compte de l’orthographe comme étant une norme sociale définie par ses dimensions collective, sanctionnante et qui renvoie aux valeurs auxquelles elle est adossée. Apparaissent ainsi de façon sous-jacente les valeurs de culture, d’instruction et d’effort dans ce propos, ce que confirment d’autres témoins : « Ça n’élève pas nos enfants », « j’appelle cela de la démission au profit de la facilité de penser ». Certains parlent de déformation des mots indiquant là aussi que l’orthographe normée est régulière et prescriptive. Un autre témoin avoue « je ne sais pas pourquoi mais ça me choque de jouer avec l’orthographe » (femme, 56 ans, 35 ans d’ancienneté, CM1 HEP, bac). Nous émettons l’hypothèse que la cause en est la non-observance de la norme sociale orthographique. Les actions des individus n’étant plus alors réglées par des normes claires, contraignantes, régulières et communes, la peur d’une anomie se manifeste. Enfin, un dernier témoin conclut « il y a des choses qui doivent rester à leur place comme l’orthographe parce que c’est la base de la langue ». Ce témoignage rend compte de la force de la norme sociale. Si la contrainte est une pression extérieure que subit la conscience individuelle, elle est relayée par une intériorisation de la norme (Besnard & Cherkaoui, 2005).
21Les témoins portant des avis personnels négatifs sur les FRO au regard du non-respect de la norme sociale se positionnent de la même façon en exprimant leur avis professionnel.
22La deuxième catégorie de jugements sollicités appartient aux jugements des professionnels que sont les maitres chargés de l’enseignement du système orthographique auprès d’élèves.
23Si les avis personnels variés indiquent certaines formes d’adhésion, les avis professionnels sont beaucoup plus unanimes et resserrés autour d’un positionnement de rejet : la FRO OXÉBO ! requiert 14 avis personnels d’adhésion, mais seulement 3 à titre professionnel ; la FRO botanic est critiquée par 7 témoins à titre personnel et par 21 à titre professionnel.
- 4 L’ACP a pour objectif de synthétiser les différentes informations liées aux adhésions personnelles (...)
24Une analyse en composantes principales4 montre que de toutes les opinions exprimées, celles qui relèvent du champ professionnel sont les plus prégnantes. La norme sociale orthographique est bien une préoccupation professionnelle majeure.
25Ces positionnements professionnels témoignent d’une réflexion sur l’orthographe appréhendée comme une norme sociale et expriment la mission des enseignants dans l’éducation des enfants à cette norme sociale. Ils indiquent l’impact de ces FRO pour la société dans son ensemble et pour un groupe social particulier, les élèves. Les réflexions des témoins ne thématisent plus leur ressenti personnel mais les règles prescriptives du système orthographique et l’usage jugé correct par l’institution sociale qui régit la langue et auquel l’usager doit se conformer :
L’orthographe, qu’est-ce que c’est ? Finalement c’est qu’un mot s’écrit d’une façon et pas d’une autre. C’est une règle qui dit maintenant le mot il s’écrit comme ça, elle est appliquée. […] C’est que l’orthographe, les règles d’orthographe pour moi, c’est un code social. C’est montrer aux autres qu’on est capable de respecter un certain nombre de règles, de langage codé. (Homme, 40 ans, 13 ans d’ancienneté, CM1 HEP, DEA d’astrophysique.)
L’orthographe est ainsi appréhendée comme une norme sociale prescriptive, régulière, collective, contraignante, sanctionnante et appuyée sur des valeurs d’effort et de cohésion sociale. Cette approche amène les enseignants à prendre de la distance par rapport à ces FRO et à les combattre. Leurs positionnements deviennent majoritairement négatifs, car ils se sentent responsables de la socialisation orthographique primaire des élèves, l’enseignant devant indiquer les normes sociales à l’enfant afin que ce dernier respecte les conventions et s’insère dans la société.
26Forts de cette prise de conscience, les enseignants interrogés critiquent fortement les FRO dès lors qu’elles sont accessibles aux enfants. Ils se disent gênés, dérangés voire même scandalisés.
27Ces FRO brouillent la compréhension et la construction de la norme sociale pensée comme un modèle de conduite partagée. Dans cette optique, les enseignants pensent qu’elles installent à tort l’idée d’une liberté individuelle qui peut s’affranchir du collectif : « Après si chacun écrit comme il veut, si plus rien n’a d’importance, on peut se demander pourquoi on continue d’apprendre des règles d’orthographe et de les enseigner à l’école. » (Femme, 49 ans, 23 ans d’ancienneté, CM2 EP, études d’orthophonie.) Cette critique renvoie à une opposition de valeurs, opposition entre individualisme et cohésion sociale promue par l’institution scolaire.
28Puisque les normes collectives visant la cohésion sociale définissent la socialisation scolaire de l’enfant, les FRO sont perçues comme une menace et comme une blessure de la conscience collective. Les témoins pointent l’antagonisme entre les finalités des FRO et celles de l’éducation. Les premières flattent temporairement l’enfant par leur absence de contrainte tandis que les secondes visent à leur apporter une culture collective qui s’acquiert au prix d’efforts et de coercition. Ainsi, les FRO prônent une socialisation contraire à celle inculquée par l’école. Elles mettent à mal le respect de la norme sociale. Les FRO présentent l’intérêt « égoïste » de l’action privée et entrent en conflit avec les valeurs de la société :
C’est vrai qu’il y a un objectif publicitaire important dans le et moi (Déguiz et moi) comme on est dans une société extrêmement égocentrique, c’est clair que cela correspond tout à fait à la demande. C’est le reflet de la société d’aujourd’hui, donc cela ne me plait pas. (Femme, 55 ans, 14 ans d’ancienneté, CM2 EP, licence d’anglais.)
Cette opposition de valeurs peut engendrer des réactions courroucées :
Je trouve cela scandaleux d’écrire ainsi […] on ne devrait pas laisser faire ce genre d’écrit. On vit dans une société paradoxale. D’un côté on se fait taper dessus parce qu’on a des enfants qui ne savent pas lire et ne savent pas écrire correctement et de l’autre tout est permis. Il va bien falloir s’accorder. C’est fou parce que tu essayes d’apporter des valeurs, des connaissances et puis j’ai l’impression que le travail est complètement anéanti une fois qu’ils sortent de la classe par ce genre d’écrits hallucinants. » (Femme, 50 ans, 8 ans d’ancienneté, CM2 HEP, licence de biologie.)
Les enseignants perçoivent cette dualité comme pouvant « générer un problème de valeur qu’on donne à l’orthographe. Il y a une orthographe précise et les enfants peuvent se demander s’ils sont obligés de mettre un c ou 2 s s’ils en ont envie » (femme, 40 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 HEP, licence de sciences de l’éducation).
29Ces valeurs contraires rejaillissent sur les conditions d’exercice et sur l’image du métier d’enseignant : « C’est dommage pour nous, l’apprentissage de l’orthographe est suffisamment difficile et ce genre de jeux de mots ne facilite pas le travail de l’enseignant. » (Homme, 39 ans, 12 ans d’ancienneté, CM2 EP, licence de physique.) Les enseignants ont l’impression que leur métier n’est pas reconnu :
Là, on jette aux enfants et à la société toute entière en pâture quelque chose d’absolument faux et après en classe, on leur dit « non, pas du tout » et l’enfant va dire « je suis désolé, moi c’est ce que j’ai vu, ça existe », « oui ça existe mais c’est pas la réalité, c’est pas comme ça que ça s’écrit » eh bien derrière on rame ! Ça complique notre métier. » (Femme, 37 ans, 14 ans d’ancienneté, CM2 HEP, licence de sciences du langage.)
Au-delà de ces attaques, c’est leur identité enseignante qui est atteinte :
C’est très embêtant d’être face à tant de créativité qui finit par nous revenir comme un boomerang. Nous, les enseignants, on a l’air d’être les traine-savates culturels, les grincheux, les passéistes. (Homme, 37 ans, 8 ans d’ancienneté, CM1 EP, maitrise d’histoire.)
30Une façon de surmonter le conflit entre FRO et norme sociale orthographique consiste pour certains à les identifier comme des noms propres affranchis de l’orthographe traditionnelle : « Cela ne m’a pas gênée parce que ce sont des noms propres, du coup, je suis totalement détachée de l’orthographe. » (Femme, 50 ans, 24 ans d’ancienneté, CM1 HEP, DEUG de psychologie.)
31En se positionnant comme pédagogues spécialistes de la construction des apprentissages langagiers, certains enseignants pensent que ces FRO sont préjudiciables aux enfants encore incapables « de faire la distinction entre ça et la bonne orthographe » et de comprendre qu’il s’agit « d’un jeu sur la langue », surtout quand les graphies fantaisistes sont proches de l’orthographe normée, qu’elles ont recours aux graphèmes les plus fréquents ou qu’elles sont fréquemment rencontrées. Elles sont jugées « piégeantes », « dangereuses » et elles « poussent à la faute ». Cette crainte d’absence d’esprit critique des enfants est renforcée, selon certains témoins, par un enseignement dogmatique de l’orthographe qui les habitue « à un discours normatif » (femme, 40 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 HEP, licence de sciences de l’éducation).
32Les raisons pédagogiques du rejet de ces FRO les plus souvent évoquées indiquent qu’elles induisent les élèves en erreur parce qu’ils photographient une graphie erronée. Face à de telles critiques, il n’est pas étonnant qu’aucun enseignant n’indique spontanément que ces FRO puissent pénétrer dans sa salle de classe. Au contraire, majoritairement, ils se disent vigilants à les en écarter, car ils ont « trop peur de la confusion ».
33Pour dépasser les tensions entre les avis personnels qui apprécient ces FRO et les avis professionnels qui les rejettent, il est deux attitudes possibles : introduire ces FRO en classe en les encadrant strictement par un travail pédagogique ou cloisonner les deux univers de manière étanche. Faut-il laisser à d’autres que l’école le soin de mettre l’enfant en contact avec ces écrits ou organiser des rencontres avec les FRO pour travailler la langue française à l’école ?
34Invités dans l’entretien à dépasser cette réticence professionnelle et à imaginer quelle place aménager aux FRO en classe, la majorité des maitres persistent dans leur refus de leur accorder droit de cité, confirmant leur hostilité à ce qu’un « enseignant amène un tel mot dans la classe » (femme, 42 ans, 18 ans d’ancienneté, CM1 HEP, DEA de sciences économiques). Les quelques « traitements pédagogiques » envisagés de ces écrits visent essentiellement à les réparer : « Dans un cadre scolaire, on peut quand même se dépêtrer du piège en précisant que l’orthographe est anormale. » (Homme, 37 ans, 8 ans d’ancienneté, CM1 EP, maitrise d’histoire.) Quelques enseignants auraient alors recours à des savoir-faire issus de la didactique de la grammaire. Ils proposeraient la réalisation de manipulations linguistiques pour faire identifier les groupes syntaxiques, pour mettre l’accent sur leurs constituants et sur leurs classes grammaticales afin de rétablir l’orthographe normée. Les élèves se livreraient à des transformations telles que : Ah que cela était joli (OXÉBO !) ou Cela me convient (Sanouva). L’orientation pédagogique générale s’apparenterait à l’exercice de « cacographie » d’autrefois (Chervel, 2008) actuellement nommé « la chasse aux fautes ». Les élèves seraient avertis qu’il s’agit de « mots intentionnellement fabriqués pour être déviants » et « seraient alors mobilisés sur la vigilance sociale à exercer pour les repérer et pour corriger leur orthographe » (homme, 37 ans, 8 ans d’ancienneté, CM1 EP, maitrise d’histoire). L’introduction en classe des FRO serait alors une réponse offensive des maitres à leur nuisance, surtout si celles-ci restent non commentées et non rectifiées.
35Une seule enseignante déclare, qu’au-delà de sa gêne première, elle chercherait des activités qui auraient pour but « de réfléchir sur la grammaire du mot », « sur les raisons de son orthographe », sur « le sens », sur le « lien oral-écrit » dépassant ainsi l’unique intention de rétablir de l’orthographe normée (femme, 40 ans, 15 ans d’ancienneté, CM2 HEP, licence de sciences de l’éducation). Elle « s’amuserait à mettre en voix OXÉBO ! en détachant les syllabes ». Elle ferait observer Sanouva comme un néologisme légitime et ferait « chercher la phrase qui se cache dessous et qui donne un sens à ce mot construit ». botanic ferait l’objet d’une comparaison des langues française et anglaise. Cette enseignante, atypique, apprécie les tentatives d’orthographe lexicale erronée de ses élèves :
Je trouve plutôt sympa quand ils écrivent des fausses lettres étymologiques quand ils pensent que ça vient d’un mot particulier. C’est sympa de se dire que l’élève a réfléchi, qu’il a eu un doute et qu’il a rapproché un mot d’un autre. Même si c’est une erreur, le doute est là. Ce qui me gêne, c’est les enfants qui ne doutent pas. Ça c’est embêtant quand on n’arrive pas à les faire douter, quand ils se disent c’est la fatalité j’ai faux ou j’ai bon sans se dire qu’il y a une démarche à conduire.
Cette posture pédagogique l’amène à proposer à ses élèves à réfléchir à des énoncés tels que « Le poissonnier m’a parlé d’un thon très amical ». Selon elle, les FRO sont « une entrée super pour les enfants pour aborder l’orthographe, la norme, l’écart à la norme ». Son positionnement est servi par un gout personnel pour la langue française dont elle veut faire profiter ses élèves :
J’ai plein de bouquins chez moi sur les bizarreries de la langue, l’étymologie. J’ai fait du grec et du latin juste pour ça, parce que j’adore l’histoire des langues, comment s’est fait ce mot, pourquoi il y a un h, un t. Je connais plein d’histoires sur les mots que je raconte à mes élèves.
Ainsi le « côté ludique de ces FRO offre un support de travail fabuleux. À partir du moment où on dit “on s’amuse, c’est un jeu sur la langue”, l’enfant va avoir une certaine vigilance ». Elle, seule, mise résolument sur l’introduction pédagogique de ces FRO en classe.
36Les avis émis à titre personnel par les témoins sur les 5 FRO de notre corpus sont variés quant à leur appréciation/rejet parce qu’ils s’appuient sur plusieurs critères d’analyse. Cependant, la norme sociale orthographique n’est jamais remise en question. Elle reste leur référence pour se situer linguistiquement, socialement et affectivement. Quelques-uns auraient même tendance à refuser la variation linguistique en naturalisant la norme au lieu de la placer parmi les construits sociaux. Parce qu’ils l’ont suffisamment intériorisée et acceptée, certains s’octroient une certaine marge de liberté personnelle leur permettant de se divertir de telles variations.
37À l’opposé, les avis émis à titre professionnel sont plus unanimement négatifs. Les caractéristiques de la norme sociale culturelle servent de références pour rejeter ces FRO. Dans le cadre de l’enseignement-apprentissage, les enseignants les considèrent majoritairement comme des éléments perturbateurs de l’acquisition de la norme orthographique pour leurs élèves. Elles risquent, selon eux, d’induire les enfants en erreur. Les raisons de cette perturbation seraient liées, d’une part, aux élèves (à leur immaturité intellectuelle, affective et sociale et à leurs procédures d’apprentissage par mémorisation visuelle), d’autre part, aux FRO (à leurs graphies proches de la graphie normée et à leur large diffusion dans la société).
38Nous pensons, au contraire, que ces FRO sont de bons supports pour que les élèves développent une réflexion métalangagière mettant en œuvre différentes manipulations linguistiques pour construire des compétences lexicales, morphologiques et syntaxiques, pour que les maitres réfléchissent aux écrits polygraphiés qui ont cours dans la société (FRO, SMS, abréviations, rectifications de 1990, etc.) afin qu’ils se rendent compte de leur diversité, de leurs spécificités, mais aussi de leurs interrelations et pour que les différents formateurs soient amenés à penser que la didactique de l’orthographe met en interaction la linguistique, les habitudes scolaires, les pratiques sociales, les politiques de la langue (générales ou propres à l’éducation nationale) et un certain type de rapport des enseignants à l’orthographe. Ces différentes approches auraient pour intérêt de penser la complexité de l’orthographe et de son enseignement et non de réduire ce dernier à une transmission techniciste consistant principalement pour les élèves à mémoriser des règles préécrites.