1À l’entrée « grammaire » du Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde (Cuq, 2003), les rédacteurs distinguent avec soin la grammaire interne de l’apprenant, dite grammaire d’apprentissage, de la grammaire d’enseignement ou grammaire pédagogique. Ils indiquent l’incomplétude des grammaires pédagogiques par rapport aux grammaires qu’élaborent les apprenants. Dans le bilan que dresse Goes (2015, p. 122-133), à la fin du numéro 57 du Français dans le monde. Recherches et applications consacré à la grammaire en FLE/FLS, cet auteur montre la constance d’une réflexion sur la grammaire en didactique des langues et du français langue étrangère depuis la parution de l’ouvrage de Besse et Porquier de 1991, Grammaire et didactique des langues, mais relève, l’émergence d’une question nouvelle dans ce domaine : « […] l’adaptation / adéquation de la progression pédagogique à la progression d’apprentissage ».
2Cet article aborde les relations entre « grammaires pédagogiques » et « grammaires d’apprenants » dans le prolongement des travaux rappelés supra. Si les grammaires d’apprenants sont principalement des grammaires orales, les travaux qui comparent l’appropriation de la grammaire du français langue étrangère (désormais FLE) par des publics en immersion sociale, qui apprennent la langue cible à l’oral principalement, et des publics guidés, exposés à la langue cible, sous les deux modalités de l’oral et de l’écrit, concluent que les séquences de développement relevées dans ces deux cas sont proches, sinon identiques, tout particulièrement lors des premières phases de l’apprentissage (Ågren, 2008). Il est loisible cependant de s’interroger sur la relation entre la mise en place d’une grammaire en langue étrangère à l’oral et le développement de capacités et d’aptitudes à l’écrit dans cette langue. La question du développement de la littéracie chez des apprenants débutants en langue étrangère, et souvent peu lettrés, n’a guère été abordée en langue française (voir cependant, Mangiante, 2011) ; on pourra se reporter, entre autres, aux travaux de Young-Scholten et Strom (2006), Young-Scholten et Naeb (2010) et aux études réunies par Reder et Byner (2009), sur le développement de la littéracie en anglais langue étrangère, pour appréhender les enjeux d’une telle recherche.
3L’appropriation de la grammaire d’une langue étrangère — par immersion sociale ou dans le cadre d’un enseignement — interroge la notion de « grammaire », telle qu’elle est mise en œuvre par les grammairiens et les linguistes. Est-ce que l’acception usuelle de « grammaire » convient pour rendre compte des manifestations langagières qui instancient les procès cognitifs et sociaux d’acquisition et d’enseignement d’une langue étrangère ? Cette interrogation constitue le fil conducteur de ce texte. Cette contribution s’intéresse tout particulièrement aux premières étapes de l’appropriation de la langue cible et tente de confronter les procès d’acquisition et d’enseignement grammaticaux en langue étrangère. Les propositions de description formulées ici s’inspirent des linguistiques fonctionnalistes (cf. Givón, 1984 ; von Stutterheim & Klein, 1989 ; Klein & von Stutterheim, 1991).
- 1 Pour des données socio-biographiques sur les informateurs et l’enquête conduite auprès des ces pers (...)
4Cet article s’ouvre sur une évocation de la notion de séquence de développement dans les travaux sur l’acquisition des langues étrangères. Il aborde ensuite le développement de la subordination syntaxique à partir de données recueillies auprès d’adultes arabophones1, apprenants de français. Ces descriptions permettent d’interroger en retour l’adéquation de ces démarches descriptives et explicatives aux contraintes de l’enseignement. Dans la partie consacrée à la « grammaire pédagogique », sont évoqués les enjeux d’une transposition des travaux acquisitionnels dans le domaine de l’enseignement.
5À l’instar des travaux consacrés à l’acquisition des langues premières, les recherches en acquisition des langues étrangères (RAL), inspirées tantôt par la grammaire générative en ses différents états, tantôt par des démarches fonctionnalistes, tentent de décrire et d’expliquer des séquences de développement (Wode, 1981). Il s’agit de dégager l’ordre spécifique selon lequel, en règle générale, les unités et les fonctionnements grammaticaux (entre autres) de la langue cible sont maitrisés. L’idée est que l’appropriation des différents sous-systèmes d’une langue suit un itinéraire constant, indépendant des variations entre apprenants, des traitements cognitifs engagés, des complexités linguistiques affrontées — dont la distance typologique entre les langues en contact — et des contraintes engendrées par la diversité des situations de communication. Il est postulé qu’en dépit de la variabilité des productions et de la diversité des apprenants de langue étrangère, les parcours d’appropriation pour une langue cible déterminée présentent de fortes identités.
6Durant ces cinquante dernières années, les écoles de pensée formalistes et fonctionnalistes engagées dans l’étude de l’acquisition des langues étrangères (voir p. ex. Klein & Perdue, 1997 ; Pienemann, 1998 ; Prévost & White, 2000a, 2000b) se sont affrontées autour de la caractérisation des stades de développement communs aux apprenants. Je ne me propose pas d’exposer le détail de ces débats ici (voir cependant Matthey & Véronique, 2004) mais d’introduire la notion de séquence de développement, à travers l’exemple de l’émergence de la référence pronominale en FLE.
7Les substituts pronominaux en FLE se mettent progressivement en place après l’appropriation d’un ensemble de substantifs et de formules figées — ce que certains auteurs nomment la phase lexicale de l’acquisition (Starren, 2001) — au moment où la morphologie nominale et verbale de la langue cible commence à apparaitre. Dans une conception fonctionnaliste, le développement des pronoms est posé comme concomitant du moment où des régularités discursives et des contraintes grammaticales façonnent les énoncés des apprenants, en plus des impératifs pragmatiques qui les organisaient jusque-là.
8À la suite des travaux de Klein et Perdue (1992) et de Véronique (1994), les phases d’appropriation de la référence pronominale en FLE, par divers groupes d’apprenants de langues premières différentes, peuvent être résumées ainsi :
-
les syntagmes nominaux (SN) à base lexicale sont maitrisés avant les pronoms ;
-
des formes idiosyncrasiques sont employées en fonction pronominale déictique avant que n’apparaisse le paradigme pronominal de la langue cible. Cela est à mettre en relation avec la difficulté qu’éprouvent les apprenants à analyser le syntagme <clitique Sujet + Verbe> en français, langue cible, et leur recours fréquent à des auxiliaires de prédication comme /jɑ̃na/ (il y en a) et /se/ (c’est) ;
-
les formes pronominales toniques de la langue cible sont acquises avant les formes clitiques ;
-
la maitrise de la référence pronominale déictique précède les emplois anaphoriques ;
-
l’anaphorique singulier est attesté avant l’anaphorique pluriel ;
-
l’emploi des pronoms en position de sujet est relevé avant tout emploi en position d’objet ;
-
la différence morphologique de genre à la personne 3 n’est pas observée lors des premières acquisitions.
9La séquence de développement suivante, partiellement dérivée de Bartning et Schlyter (2004, p. 290-291), résume les grandes étapes de l’émergence pronominale en FLE :
A. Emploi de syntagmes nominaux à l’exclusion de tout élément pronominal ;
B. Développement des pronoms déictiques égo- et exophoriques ;
C. Placement postverbal du pronom 3 (*il dit lui) ;
D1. Placement intermédiaire de l’élément pronominal entre le verbe modal et le verbe lexical (et entre l’auxiliaire et le verbe lexical) (je peux le faire ; *j’ai le vu) ;
D2. Placement préverbal (pour les verbes lexicaux finis) ;
E. Placement préverbal (notamment avant l’auxiliaire) (je l’ai pris) ;
F. Développement de l’accord sujet verbe ;
G. Apparition de en et de y.
10Ce développement ordonné du système pronominal et de ses contraintes grammaticales, semblent s’appliquer à tous les apprenants de FLE, quel que soit leur mode d’exposition à cette langue.
11Dans les théories fonctionnalistes de l’acquisition de la grammaire en langue étrangère, l’émergence de la subordination dans les variétés d’apprenants, au-delà de la variété de base (Basic Variety) (Klein & Perdue, 1997), est liée, d’une part, à l’évolution des systèmes morphologiques nominal et verbal et au développement d’un microsystème pronominal, et, d’autre part, à des impératifs discursifs et informationnels
12Comme le montre l’extrait suivant (1) d’un récit de Zahra, une apprenante arabophone, ses premières productions en FLE sont organisées suivant un mode parataxique.
- 2 Les productions des apprenants sont transcrites orthographiquement, excepté les syntagmes verbaux e (...)
- 3 La traduction ou glose des exemples vise essentiellement à permettre la compréhension du texte. Ell (...)
(1)
Z. /jɑ̃na/ /lekase/ l’assiette2
(Tr(aduction). Une assiette est cassée3)
/e/ la dame comme hafida zahra /ʀøgaʀd/
(Tr. La dame qui est comme Hafida, regarde Zahra)
/e/ ça /lekase/ ? /e/ toi /lekase/ ?
(Tr. C’est cassé ? Tu l’as cassée)
oui madame /e/ moi /eskyz/ moi /lekase/
(Tr. Oui madame excuse-moi (de l’avoir cassée) je l’ai cassée)
/e/ après /saje/ /lazete/ la poubelle.
(Tr. Et après, c’est fini, on l’a jetée à la poubelle).
- 4 Même si la forme « infinitive » du verbe ne préjuge pas de sa valeur tensée (voir infra, note 5), o (...)
13Outre la structuration du texte à l’aide de /jɑ̃na/ et d’après, sont attestés les toniques toi et moi. Aucune reprise anaphorique n’est relevée dans ce segment. On notera également la forme longue, non fléchie des verbes, à l’exception de /ʀøgaʀd/ et /eskyz/, et la présence d’un préfixe devant l’élément lexical verbal (/lekase/, /lazete/)4.
14Au-delà des énoncés de base à structuration pragmatique comme ceux de l’exemple (1) supra, les premières propositions non essentielles, circonstancielles de ce fait, qui se laissent identifier dans les variétés de français parlées par des apprenants arabophones, véhiculent principalement des informations temporelles et causales. Ainsi, lors des premiers récits recueillis auprès de Zahra, cette informatrice produit la séquence narrative suivante :
(2)
Z. ton mari ta copine /eleparti/ le Maroc à vacances le/ la dame ne /se/ pas /e/ tous les papiers à la maison /e/ ton mari la femme tous les papiers passeport /e/ après /kølø/ /parti/ le Maroc/kølø/ /ilparti/ au Maroc /e/ après le /kominis/ /e/ après /saje/
(Tr. Le mari de ma copine est parti en vacances au Maroc ; la dame ne le sait pas et (pense) que tous les papiers administratifs sont à la maison ; le mari a pris tous les papiers et le passeport ; après quand il est allé au Maroc ; il est allé voir le juge et il a divorcé).
15Dans ce segment textuel où les évènements rapportés suivent l’ordre de leur occurrence réelle, la référence temporelle est marquée par une subordonnée, /kølø/ /ilparti/ au Maroc. Le conjonctif /kølø/, équivalent de quand, connait d’autres formes idiosyncrasiques (/kanø/, /kalø/) dans d’autres contextes, dans cette variété d’apprenant. Le verbe partir ne présente pas de modification désinentielle, mais la partie pré-lexicale présente une variation formelle /eleparti/, /Øparti/ et /ilparti/, indice d’un développement en cours selon Starren (2001).
16La mise en place des complétives est directement liée aux unités prédicatives que les apprenants observés acquièrent item par item. Parmi celles-ci, on relèvera un ensemble de « verbes légers », comme les modaux et les présentatifs, qui n’autorisent pas une véritable subordination grammaticale (Blanche-Benveniste, 1990, 1997). Cette première phase de pseudo-subordination marque une étape transitoire vers l’appropriation de la subordination grammaticale.
17Les variétés de français usitées par les apprenants arabophones manifestent l’emploi précoce d’un verbe modal /fo/ (falloir) et d’un verbe introducteur de discours direct /madi/ (dire). Des énoncés comme (3a) et (3b) apparaissent très tôt dans les productions des enquêtés, ici Abdelmalek (A.) et Abdessamad (AB.) :
(3a)
A. Il /fo/ tu /partir/
(3b)
AB. /ilmadi/ non /fo/ tu /done/
18Ces premières propositions subordonnées ne sont pas toujours accompagnées du conjonctif que.
19L’emploi des présentatifs c’est et il y a permet aux apprenants de mettre en place les premières constructions « relatives », sans nécessairement avoir recours à un marqueur /ki/ comme le montrent les énoncés (4a) et (4b).
(4a)
AB. /se/ mon père /ile peje/
(Tr. C’est mon père qui a payé)
(4b)
AB. /ja/ une petite fille dans le fourgon même le fille /ile vole/ + parce que /ja/ pas le du pain /ja/ /ile vole/ les bananes et tout ça et /ile ʀamene/ les bananes à son/ son père et tout
(Tr. Il y a une jeune fille dans le fourgon ; même la fille (qui) a volé parce qu’il n’y a pas de pain ; elle a volé les bananes et elle a ramené les bananes à son père).
20On pourrait certes relever que (4a) et (4b) sont recevables comme énoncés parataxiques. L’intérêt de ces exemples et de l’exemple 5 est de montrer que l’emploi des constructions clivées (c’est / il y a…qui) constitue la voie de mise en place de l’usage des relatives.
(5)
A. /jana/ beaucoup de camionistes qui /ʃaʀz/
21Les verbes attestés dans les productions d’Abdessamad présentent le même développement préfixal que chez les autres enquêtés : /ile vole/, /ile ʀamene/ et /ile peje/.
22Le développement de la subordination syntaxique découle, entre autres, de l’emploi des modaux et des présentatifs. Il est lié au développement de la morphologie verbale et à la nécessité d’exprimer des relations temporelles entre activités à l’aide de propositions introduites par quand ou un équivalent. Le recours à parce que permet de marquer des relations de causalité. Quant aux constructions pseudo-relatives, elles sont utilisées dans des fonctions de détermination nominale.
- 5 Dans le cadre de la Missing Surface Inflection Hypothesis, Prévost et White (2000a, 2000b) soutienn (...)
23La description de ce fragment de grammaire transitoire en FLE a fait l’objet de critiques d’autres courants en linguistique. Prévost & White (2000a, 2000b), analysant les mêmes données, insistent essentiellement sur les traces de morphologie verbale présentes, en omettant toute référence aux contextes discursifs des énoncés analysés5. La description proposée supra interroge également l’étiquetage des propositions identifiées et les types de règle linguistique (descriptive et cognitive) sollicités par la description. En effet, les règles qui résument les régularités observables dans les « variétés d’apprenants » étudiées, tentent également de rendre compte de la dynamique de montage des connaissances linguistiques chez les apprenants.
24De tels impératifs ne sont pas ceux du grammairien, davantage préoccupé par des contraintes prescriptives ou par l’observation des usages. D’autres linguistes pourraient être davantage sensibles à des questions de fréquence d’occurrence des unités ou des constructions identifiées, à leur représentativité et à leur recevabilité. À la suite de Molino (1988) et de Véronique (1988), il est nécessaire de poser que la description des variétés d’apprenants dans une perspective acquisitionnelle produit une information grammaticale spécifique, partiellement différente des indications que fournissent les traités grammaticaux.
25Dans l’ouvrage que Beacco (2010, p. 33-40) consacre à la didactique de la grammaire dans l’enseignement du français et des langues, cet auteur évoque les quatre « objets didactiques grammaticaux » qui sont sollicités à différentes phases de la structuration d’un enseignement grammatical en langue étrangère. Dans ce qui suit, je m’en tiendrai ici essentiellement à des questions de choix curriculaires et de progression.
- 6 Conseil de l’Europe (2001).
- 7 Cf. Beacco et coll.
26Pour définir un fragment de grammaire d’enseignement ou de grammaire pédagogique pour le FLE, il est nécessaire d’explorer les relations entre les préconisations grammaticales pré-curriculaires d’une part (le Cadre européen commun de référence pour les langues, ou CECRL6, et les Niveaux pour le français7) et les contenus grammaticaux effectifs à enseigner d’autre part, qui sont susceptibles d’être informés par les descriptions fournies par les recherches acquisitionnelles.
27Le CECRL aborde la compétence grammaticale — c’est-à-dire la « connaissance des ressources grammaticales de la langue et la capacité de les utiliser » (p. 89) — comme l’une des multiples compétences qu’il convient de maitriser en langue étrangère. Il définit une échelle de correction grammaticale où les apprenants de niveau A (A1 et A2) emploient des « structures syntaxiques et des formes grammaticales simples » (p. 90) et commettent des erreurs systématiques, alors que ceux du niveau B (B1 et B2) manifestent un « bon contrôle grammatical » (p. 90) mais commettent « des bévues occasionnelles », des « erreurs non systématiques » et de « petites fautes syntaxiques » (p. 90), reprenant ainsi la triple distinction de Corder (1967). Selon le CECRL, l’essentiel de la morphosyntaxe d’une langue est maitrisé au niveau B2.
28La partie « grammaire » des Niveaux pour le français (Beacco et coll., cf. bibliographie) présente quant à elle une nette division entre la morphologie (morphologie du verbe et suffixation lexicale), la structure de la phrase simple et la structure de la phrase complexe et du texte. On trouvera dans les tableaux 1, 2 et 3 infra, l’essentiel des préconisations recensées en matière d’enseignement des phrases simples et complexes en FLE. Ce qui est présenté sous forme synthétique dans le tableau 1 doit être lu avec en regard des informations sur l’enseignement du syntagme nominal et de la morphologie verbale résumées dans les tableaux 2 et 3. Les unités et structures maitrisées à un niveau s’ajoutent à celles devant être acquises au niveau suivant, afin qu’au niveau B2 la maitrise de l’essentiel de la morphosyntaxe du français soit accomplie.
29Dans la confection de ces tableaux, n’ont été retenus que certains aspects des préconisations ; l’idée est de montrer la façon dont les Niveaux pour le français organisent les éléments grammaticaux pour l’enseignement, plutôt que le détail de leurs propositions. La distinction essentielle qui organise ces propositions pré-curriculaires est celle posée entre « la morphologie » — qui renvoie à l’identification des unités et à leurs variations — et les « structures de la phrase simple » et les « structures de la phrase complexe ». Le terme syntaxe est absent de cette organisation du contenu grammatical pour l’enseignement. « La structure de la phrase simple » est analysée en trois types de tours syntaxiques : l’emploi de l’impersonnel, l’emploi des présentatifs et les constructions verbales. La « structure complexe » est abordée à travers les différents types de connecteurs concernés et les rapports anaphoriques. Même si un inventaire des constructions verbales est fourni, il convient de relever l’emploi limité des notions provenant des analyses syntaxiques en linguistique.
30Par contraste, on peut évoquer l’usage des notions de construction et de verbe opérateur puisées dans la grammaire générative de Gross, que surent employer Le Goffic et Combe McBride (1975) pour revisiter le Français fondamental. En effet, ces auteurs ont proposé une véritable exploitation du potentiel syntaxique des verbes (350 unités) et des adjectifs (150 unités) du Français fondamental 1er degré, en posant que ces éléments étaient les « inducteurs » de la phrase où ils jouent le rôle de « pivot » (Le Goffic & Combe McBride, 1975, p. 15), et qu’ils devaient être enseignés de façon prioritaire (cf. Klingler & Véronique, 2006).
Tableau 1. – Morphologie et structures simples et complexes.
Niveaux
pour le français
|
Morphologie
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Structures de la phrase simple
|
Structures de la phrase complexe
|
A1.1
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– Identification de quelques formes verbales
– Identification des distinctions de genre et de nombre sur les substantifs et adjectifs
– Identification et emploi de certaines formes pronominales
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– Emploi de il+Vimp, par exemple il faut
– Emploi des présentatifs (c’est, il y a, voilà)
– Emploi des constructions verbales (N V N et N V Vinf avec un nombre limité de verbes)
– Emploi de V+Adj Il est content
– Les 3 tours interrogatifs
– Les constructions détachées du type N c’est…
|
– Emploi de quelques connecteurs temporels (alors, après, et, puis)
– Emploi de quelques connecteurs énumératifs (et, ou, alors, bref, voilà)
– Emploi de quelques connecteurs argumentatifs (à cause de, parce que, et, donc, alors)
– Emploi de quelques unités à vocation anaphorique (chose, ça, cela, ici, là)
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A1
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– Identification de formes verbales à partir du présent
– Emploi de verbes au présent, au passé composé et quelques emplois de l’imparfait
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|
– Emploi de quelques unités à vocation anaphorique (il/elle)
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A2
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– Capacité à employer la flexion verbale à toutes les personnes au présent de l’indicatif pour être, avoir, aller, vouloir, pouvoir, devoir, savoir, venir, dire, faire, comprendre, connaitre, etc.
|
– Diversification des structures interrogatives, Où tu vas ? À quelle heure commence le film ?
– Emploi des présentatifs avec avoir l’air de
|
– Emploi de connecteurs temporels : d’abord, ensuite, enfin
– Emploi de connecteurs de reformulation : c’est-à-dire
– Emploi de connecteurs argumentatifs : donc, pour, mais, si
– Emploi anaphorique des pronoms personnels,
– Emploi de qui, que, où
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B1
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– Emploi des marques flexionnelles de nombre et de personne
– Emploi de la flexion verbale au conditionnel et au subjonctif
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– Emploi des présentatifs avec sembler
– Emploi de V que P (complétive), Marc dit qu’il est prêt
– Emploi de N V de Vinf tu arrêtes de fumer quand ?
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– Emploi de connecteurs temporels : finalement, à la fin, puis, etc.
– Emploi de connecteurs argumentatifs : comme, puisque, afin que / de, bien que
– Emploi de connecteurs de reformulation : autrement dit
– Emploi de dont, en, y, lequel, le mien, le nôtre
|
B2
|
|
– Forme il V que P (il parait que ca va marcher, il faudrait que tu t’en ailles)
|
– Emploi de connecteurs temporels : finalement, à la fin, puis, etc.
– Emploi de connecteurs de reformulation : donc, aussi, de toute façon, etc.
– Emploi de connecteurs argumentatifs : comme, puisque, afin que / de, bien que
– Emploi de nombreuses anaphores pronominales
|
Tableau 2. – Inventaire des unités et constructions du SN à maitriser d’après les Niveaux pour le français.
A1.1
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Définis (le, la, au, aux), Indéfinis (un, une), numériques (un, deux, trois… dix)
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Interrogatifs ou exclamatifs (quel…)
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N, N Adj (carte grise), N N (passage piétons), N de N (bulletin de salaire)
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Pronoms conjoints (je), Pronoms disjoints (moi)
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A1
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Possessifs (mon), Démonstratifs, Adj N (la grande porte), N Adj (une chatte rousse)
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On, ça, le mien
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A2
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Définis (au/aux), Partitifs, Indéfinis (chaque, tout/toute), Adj N Adj (un petit livre intéressant), Adj de N (différent de X), Adj à/de Vinf (content de venir), Adj en N (fort en maths)
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B1
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Indéfinis (certains, aucun, n’importe quel)
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B2
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Adj Adj N Adj (quelle jolie petite robe verte), Adj Adj N Adj Adj (À adopter adorable jeune chatte persane rousse), N à N (le passage à l’euro), N de Vinf (une envie de partir)
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N à Vinf (une tendance à protester), N pour N (un gout pour la musique), N par N (une division par trois), N que P (cette impression que rien n’a changé)
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Adj pour N (doué pour le tennis), Adj que/de Vinf (triste que vous partiez, content de rester)
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Pro Pro V Vinf (je l’ai vu sortir), Pro V Pro Vinf (on espère vous voir), GN V Pro Pro Vinf (tout le monde veut le lui dire), Vimp Pro Pro (Donnez-le moi), Neg Pro Vimp (Ne leur dis rien)
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Pro GN Pro V (Eux, tout le monde les connait), GN/Pro GV, Pro (Pierre est parti, lui)
GN GV Prep Pro (tu restes avec eux), Vimp Pro Prep (cours-lui après), C’est (Prep) Pro qui/que (c’est moi qui vous ai appelé)
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Légende. – Adj : adjectif ; GN : groupe nominal ; GV : groupe verbal ; N : nom ; Neg : négation ; Pro : pronom ; Prep : préposition ; V : verbe ; Vimp : verbe à l’impératif ; Vinf : verbe à l’infinitif.
Tableau 3. – La maitrise de la morphologie verbale d’après les Niveaux pour le français.
Niveau pour le français
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Temps et modes (contenu maitrisé)
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Notions (contenu maitrisé)
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A1.1
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Impératif présent, emploi des personnes 1, 2, 5 de quelques verbes
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Emploi de quelques noms et adverbes (encore et avant) pour l’expression du présent et de l’antériorité
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A1
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Présent, passé composé et quelques emplois de l’imparfait
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Localisation temporelle et aspectuelle à l’aide d’adverbes et de verbes
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A2
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Emploi de certaines formes du conditionnel et du futur
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Expression de l’ensemble des nuances temporelles et aspectuelles sauf l’accompli récent
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B1 & B2
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Maitrise de la morphologie verbale du français
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Maitrise de l’accompli récent
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31Si l’on examine les « objets didactiques » qu’annoncent ces préconisations pré-curriculaires à la lumière des séquences de développement présentées supra en 2 et 3, il apparait que la programmation grammaticale esquissée par les Niveaux pour le français ne recoupe que partiellement les séquences de développement effectivement dégagées par les recherches acquisitionnelles. Les progressions définies pour la maitrise des contenus grammaticaux paraissent bien trop ambitieuses par rapport aux appropriations réelles. Tout se passe comme si le didacticien de la grammaire définissait une enseignabilité des structures qui ne tenait nullement compte des apprentissages effectifs, de l’apprenabilité de ces constructions (Véronique, 2005).
32Cette transposition des descriptions de grammaires d’apprenants pour l’enseignement est un processus complexe qui implique des étapes de médiation (Galisson & Coste, 1976, p. 334) et de didactisation. La formulation d’une progression linguistique pour l’enseignement à partir des séquences de développement dégagées par les travaux en acquisition suppose une reformulation du format des descriptions acquisitionnelles pour qu’elles soient compatibles avec les options méthodologiques et linguistiques de toute instanciation didactique et pédagogique.
33L’analyse des variétés d’apprenants tout comme la transposition des séquences de développement à des fins d’enseignement montrent que la notion de grammaire, telle qu’elle est mise en œuvre par grammairiens et linguistes, se trouve modifiée par ces nouvelles finalités. Les règles acquisitionnelles (cf. 2 et 3 supra), dans une perspective fonctionnaliste du moins, diffèrent dans leurs objectifs — saisir une dynamique d’appropriation et ses indices —, et dans leurs formes, des règles formulées dans les descriptions syntaxiques. Les contraintes de l’intervention pour l’enseignement entrainent également une appréhension différente des faits de morphologie et de syntaxe de la langue cible. L’ensemble de ces déplacements est fort clairement illustré par Laurens (2017) qui met en rapport, de façon clinique, les activités d’enseignement d’objets langagiers et le travail d’appropriation linguistique des apprenants, à travers le recours à un manuel Paroles en situations (Guimbretière & Laurens, 2015).
34Cette contribution a tenté de décrire les régularités qui manifestent l’émergence de la subordination dans les variétés de français parlées par trois adultes arabophones et les multiples déterminants qui la façonnent : de l’apparition d’une morphologie verbale préfixale à des contraintes informationnelles et discursives. Le mode d’exposition à la langue cible — par immersion sociale ou en milieu scolaire — ne semble guère différencier l’appropriation d’apprenants lettrés, en classe, et d’apprenants peu lettrés hors de l’institution scolaire, dans les premières phases d’appropriation d’une langue étrangère (Véronique, 2009). Ce constat permet d’espérer qu’un même type de transposition didactique pourra valoir pour les deux publics.
35Cet article a également développé l’idée que la description des variétés d’apprenants en langue étrangère et la transposition de ces recherches pour l’enseignement questionnent l’acception usuelle du terme grammaire et plaident pour une hétérogénéité des démarches en matière d’enseignement grammatical, à l’oral. Pour ce qui est de l’entrée en littéracie, tout reste à faire en FLE, comme le montre Leclerc (2011) dans son examen de cinquante ans d’enseignement du français aux migrants en France. Ainsi que le laisse entendre Adami (2011), et comme le démontrent Young-Scholten et Strom (2006), Bingman (2009) et McDonald et Scollay (2009) pour l’anglais langue étrangère, le peu de formation scolaire antérieure de populations débutantes à l’oral et à l’écrit dans la langue d’alphabétisation et peu scolarisées en L1 détermine partiellement leur réussite en lecture. Il apparait également que l’apprentissage de l’écrit en L2 requiert une forte inscription dans les projets de vie des apprenants et dans la mobilisation de leur identité et leur capital sociaux.