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1Le terme de littéracie, dans son sens moderne de capacité à faire usage de l’écrit dans toutes les situations de la vie quotidienne, est apparu à la fin des années 1980. Sa diffusion rapide dans les pays développés, à commencer par l’aire anglo-saxonne et le Québec (Fraenkel & Mbodj, 2010), en a fait très vite un concept-clé, défini précisément en 2000 par l’OCDE comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités » (p. x). La définition, dont on perçoit le caractère générique et dynamique (Barré-De Miniac, 2003), a permis une très importante diffraction de la notion, de manière longitudinale dans le processus de formation autant que de manière transversale dans la variété des apprentissages.

2Or, nous constatons que cette montée en puissance de la littéracie comme compétence générale s’accompagne d’une certaine redéfinition des compétences grammaticales qui la sous-tendent (Maillard, 1993 ; Beacco, 2010 ; Chiss & David, 2012). La littéracie remet à l’ordre du jour les questions de code linguistique, d’usage discursif, d’habileté langagière et même de métalangage, aussi bien dans la formation des adultes, dans l’enseignement scolaire (Rhian, 1996 ; Neuman & Dickinson, 2001 ; Marin & Morin, 2015) et à l’université (Delcambre & Jovenet, 2002 ; Pollet, 2012). Il semble donc maintenant à la fois nécessaire et opportun de se demander comment la généralisation de la notion de littéracie transforme les représentations et les pratiques de la grammaire, et comment, en retour, cette redéfinition de la grammaire permet de mieux comprendre la diffraction du concept sous ses formes plurielles de littéracies.

  • 1 La problématique des littéracies dans les premiers apprentissages (lecture/écriture) est le thème d (...)

3On l’a dit, trois grands domaines d’enseignement-apprentissage sont concernés, à des degrés divers. C’est dans la formation des adultes, en France tout au moins, que le concept de littéracie a été introduit en premier. Il s’y est très tôt imposé comme l’objectif fédérateur des compétences-clés dans l’approche par compétences (Leclercq & Vogler, 2000), à la faveur de l’importance donnée à la compréhension de l’écrit dans la compétence langagière en formation des adultes (Dabène, 1998). À l’autre bout de la chaine, dans la scolarité initiale, et alors que le lien entre littéracie et didactique des textes a été établi dès les années 1990 (Grossmann, 1999), la littéracie n’est admise que depuis peu au titre de compétence procédurale en lecture et écriture. En témoigne le nouveau Socle commun de connaissances, de compétences et de culture (cf. bibliographie), qui regroupe dans son Domaine 1 les langages pour penser et communiquer et où se trouvent associées différentes formes de littéracie1 (textuelle, numérique, visuelle, etc.).

4La situation est différente à l’université, où la littéracie est à la fois un prérequis disciplinaire (Pollet & Boch, 2002 ; Laborde-Milaa et coll, 2004), un horizon méthodologique (Blaser & Pollet, 2010 ; Mangiante & Parpette, 2010), et un objet de recherche, notamment en didactique des disciplines (Pollet, 2001). En outre, dans les études supérieures, et ce quelles que soient les disciplines, la place toujours plus importante prise par l’écriture académique modifie profondément le rapport de la grammaire à la didactique de l’écrit, en français comme dans les autres langues (Kadi & Barré-De Miniac, 2009). C’est donc principalement au niveau universitaire que ce numéro de Lidil s’intéresse, là où s’observent actuellement les plus importantes mutations des usages et des contenus de la grammaire.

5Dans la didactique des langues par exemple, et notamment celle du français langue étrangère (FLE), la grammaire revient au centre des réflexions sur l’enseignement-apprentissage, après une période de flottement à la fin du xxe siècle que rappellent Vigner (2004) et Véronique (2009). Certes, dès 1996, Cuq signalait le risque qu’il y avait à croire que la méthodologie communicative permettait de « se passer totalement de formalisation grammaticale » (Cuq, 1996, p. 105). Il proposait qu’entre la vision traditionnelle de l’étude de la langue et son opposé intuitionniste, il y ait place pour une « définition didactique » (Cuq, 1996, p. 41) de la grammaire. Le développement, au tournant des années 1990 et 2000, de quelques manuels de grammaire axés sur l’activité locutrice réelle ou attendue des apprenants montre d’ailleurs que certains auteurs et éditeurs ont suivi ce mouvement.

6On sait en outre que ce sont des forces contradictoires qui ont animé, dans la première décennie du siècle, le dialogue entre compétences grammaticales et perspective actionnelle. Le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL), par exemple, tout en installant parmi son éventail de compétences langagières une compétence linguistique reconnue et graduée, n’est pas parvenu à l’articuler pleinement avec une logique de production scripturale contextualisée. Ce qui est nommé « correction grammaticale » dans le Cadre européen (CECRL, 2001, p. 90) est un ensemble limité de descripteurs plutôt destinés à contrôler la conformité des énoncés écrits.

7Aujourd’hui, la place de la grammaire et plus généralement des compétences linguistiques est fortement réévaluée dans les études supérieures, parallèlement au développement rapide de la littéracie universitaire. S’interroger sur les formes de ce retour, sur l’évolution des représentations et des usages, sur la place donnée aux textes constitue un premier ensemble de sujets d’études à prendre en compte. On peut cependant aller plus loin aujourd’hui. Le concept de littéracie a en effet débordé d’un domaine d’apprentissage à un autre : quittant son assise universitaire (Delcambre & Lahanier-Reuter, 2012), la littéracie s’est faite numérique et multimédiatique (Lebrun et coll., 2012) et concerne désormais alternativement ou simultanément les acquisitions en langue maternelle et en langue étrangère. En quelques années, elle s’est transformée et contextualisée : transformée en une succession d’étapes dans le continuum des parcours de formation ; contextualisée à travers les usages variés ou nouveaux du langage (Delcambre & Pollet, 2014). Ce sont bien les littéracies qui intéressent maintenant les didacticiens, dans ce qu’elles portent d’interrelations entre pratiques de lecture et d’écriture (Barré-De Miniac et coll., 2004), pratiques d’écrit et pratiques d’oral.

8Dans ce contexte, ce numéro de Lidil vise à ouvrir de nouvelles perspectives sur l’enseignement-apprentissage de la langue, en situant le rôle et la place de la grammaire dans le cadre général des littéracies et des usages langagiers qui les sous-tendent. On peut ainsi regrouper les articles de ce numéro autour de trois axes :

Apprentissage de la grammaire et didactique des langues

9Dans quelle mesure l’enseignement grammatical explicite et les connaissances métalinguistiques peuvent-ils contribuer à l’acquisition de la langue, en particulier du français langue étrangère ? Quelles formes et quels contenus donner à l’input présenté aux apprenants en classe de langue ?

10F. Chnane-Davin et J.-P. Cuq traitent de l’entrée en littéracie des élèves allophones nouvellement arrivés en France. Après avoir discuté des liens entre les savoirs déclaratifs grammaticaux et les compétences, ils examinent l’utilisation, par ces élèves, de la grammaire dans l’acquisition des compétences à l’écrit, exigées par le socle commun de connaissances et de compétences.

11C’est aussi sur la grammaire des apprenants de FLE que se concentre G.-D. Véronique, en constatant que l’appropriation de la grammaire en langue étrangère se réalise à travers des séquences de constructions partiellement interdépendantes. Le chercheur montre, à travers la description d’un fragment de cours consacré au système pronominal français, que l’acquisition des structures est déterminée, entre autres, par les rôles syntaxiques et les fonctions, déictique ou anaphorique, que remplissent ces unités.

12Enfin, pour clore cette première partie consacrée aux approches grammaticales dans l’apprentissage de la langue, P. Boyer, M. Lebrun et N. Roy examinent les ressources numériques proposées aux élèves québécois. Leur article analyse 21 manuels numériques de grammaire, à l’aide d’une grille conçue sous la forme d’une base de données. Trois volets de cette analyse sont présentés en détail : la phrase, la conjugaison et les accords.

La grammaire aux niveaux avancés du CECRL

13Alors que divers manuels et méthodes sont disponibles aux niveaux A1 à B2 (Galatanu et coll., 2010), on constate une pénurie d’ouvrages de grammaire pour les niveaux C1 et C2. Quelles formes, quels contenus, quelle progression proposer aux apprenants avancés ? Dans le cadre des littéracies, comment articuler les domaines grammaticaux (grammaire de phrase, de texte, de discours), l’oscillation entre la forme et le sens, les activités de production et de compréhension ?

14S. Mahmudova s’intéresse à l’utilisation des connecteurs par les étudiants azerbaïdjanais qui ont un niveau avancé. Elle examine comment les apprenants azerbaïdjanais, en fonction de leur degré de maitrise, emploient les connecteurs attendus ou mobilisent des moyens équivalents. Les pistes didactiques qu’elle propose en dernière partie de son article mettent en avant l’intérêt d’une approche textuelle de l’enseignement des connecteurs.

15Poursuivant dans cette conception énonciative du texte, M.-O. Hidden et H. Portine travaillent, en grammaire de discours, sur la prise en compte de la polyphonie textuelle. Ils décrivent deux marquages de cette polyphonie textuelle en français : le conditionnel et le discours rapporté, étudiés avec les apprenants avancés de FLE à partir de textes de presse.

Les littéracies universitaires

16Les littéracies universitaires constituent un enjeu important de la réussite des étudiants à l’université, qu’ils soient natifs ou étrangers. Deux articles s’intéressent à l’évaluation de la production écrite des doctorants étrangers.

17M. Beillet et É. Lang s’interrogent sur le poids des normes langagières dans les représentations des enseignants, ainsi que sur l’impact qu’elles ont sur leurs pratiques évaluatives. Leur étude, fondée sur des corrections effectuées par des enseignants de formation universitaire, compare les procédés d’évaluation, les critères de jugement (explicites et implicites) et les différentes pratiques en usage. L’impact engendré par les représentations des enseignants sur leur perception des productions étudiantes est mesuré, de même que l’influence qu’exercent ces représentations sur l’évaluation des écrits universitaires.

18Du côté des étudiants cette fois, le travail de È. Lejot vise à créer un pont entre la grammaire de la phrase et la cohérence textuelle dans le processus d’écriture des doctorants. L’auteure s’appuie sur une étude de cas menée auprès de deux groupes de doctorants : en sciences humaines d’un côté et en droit de l’autre. Le corpus de sa recherche se compose de paragraphes écrits et retravaillés par les doctorants eux-mêmes dans le cadre d’un atelier d’écriture. La question-clé qui oriente la recherche est de savoir si l’approche par la grammaire de la phrase a une répercussion sur la qualité des écrits des doctorants.

19Deux autres articles se consacrent en revanche aux savoirs grammaticaux des enseignants en formation initiale. C. Delhay s’intéresse à la didactique de la grammaire de texte et de discours, en se penchant sur le « commentaire stylistique » d’un texte littéraire, un exercice académique très codifié de la formation des professeurs du second degré en lettres. Elle présente les résultats d’une enquête réalisée auprès d’étudiants préparant le CAPES de lettres modernes. Un questionnaire détermine leur degré de familiarité avec différents items, couvrant le champ de la grammaire de phrase, de texte et de discours. Les étudiants interrogés déclarent une relative familiarité avec la grammaire de phrase et la lexicologie et davantage d’insécurité linguistique avec la grammaire de texte et de discours. L’auteure défend l’idée que l’identification des faits de langue et la maitrise du métalangage sont des indices de compétence en grammaire avancée.

20B. Lavieu-Gwozdz et T. Pagnier se placent quant à eux dans une perspective plus sociologique pour s’intéresser à la formation des professeurs des écoles. S’appuyant sur le concept de malentendu sociocognitif, qui invite à prendre en compte le travail interprétatif de l’apprenant, les auteurs cherchent à mettre en évidence la manière dont les étudiants se représentent les situations d’enseignement-apprentissage de la grammaire. Ainsi, les futurs enseignants qui sont l’objet de l’enquête ne semblent pas considérer ces situations comme des pratiques spécifiques de littéracie, dans ce qui constitue justement ce que l’on nomme la littéracie scolaire.

21On l’aura compris, ce numéro de Lidil propose de ne pas considérer seulement le pluriel du concept de littéracie, mais également la pluralité des modèles grammaticaux qui l’accompagnent. Les littéracies, et notamment les plus actuelles, obligent à repenser la problématique de la grammaire. En retour, il est permis de faire l’hypothèse que la variété des grammaires disponibles permet de comprendre et d’analyser la littéracie en tant que nouvel enjeu pédagogique, didactique et social.

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Bibliography

N.D.A. – Cette bibliographie ne reprend que les auteurs cités ou mentionnés dans notre présentation. Pour des références plus variées ou plus spécialisées, on se reportera aux bibliographies des différents articles.

 
Barré-De Miniac, Christine (dir.). (2003). La littéracie : vers de nouvelles pistes didactiques. Lidil, 27.

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Notes

1 La problématique des littéracies dans les premiers apprentissages (lecture/écriture) est le thème du numéro 55 de Lidil (2017), « Littéracie et entrée dans l’écrit », coordonné par C. Totereau et M. Dreyfus.

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References

Electronic reference

Jean-Paul Meyer and Jean-Christophe Pellat, PrésentationLidil [Online], 56 | 2017, Online since 01 November 2017, connection on 01 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/4610; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.4610

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Jean-Paul Meyer

Université de Strasbourg, LiLPa

Jean-Christophe Pellat

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