1Le processus d’écriture de la thèse de doctorat et de l’article scientifique implique de nombreuses révisions (Belcher, 2009 ; Belleville, 2014), et par conséquent des relectures par l’auteur lui-même et/ou par des pairs. Les activités de rédaction des doctorants mettent en évidence que certaines tâches comme la reformulation sont exigeantes et qu’elles requièrent une étape de familiarisation pour leurs pairs ou pour eux et pour améliorer leur production (Boch, 2013, p. 562). L’écrit produit dans le contexte universitaire est un acte « d’écrire-construire le savoir » (Monroe, 2002) pour lequel les enseignants peuvent proposer des guides à l’activité de rédaction dans les écoles doctorales, mais il est difficile de suivre les étudiants au cas par cas autant qu’ils le souhaiteraient. Ces derniers sont déstabilisés par « la nouveauté ou la non-familiarité » (Donahue, 2010, p. 148). En effet, dès le début de leur doctorat, les jeunes chercheurs doivent se familiariser avec de nouveaux genres écrits (articles, propositions de communication dans le cadre de congrès, thèse de doctorat, etc.).
2L’objectif de la présente étude de cas est d’identifier les difficultés linguistiques auxquelles sont confrontés les doctorants de droit en production écrite et de voir si des solutions sont proposées entre pairs. Pour cette première expérience, nous avons choisi de ne pas remettre aux doctorants de grille de commentaires afin d’analyser comment ils abordent spontanément les textes et ainsi définir sur quels éléments se porte leur attention. En d’autres termes, les doctorants n’ont pas eu de consigne précise de relecture, l’objectif étant d’évaluer leur capacité à relire un texte et leur proposer des activités de remédiation au fil des semestres pour exercer leur œil de relecteur.
3Deux autres objectifs consistent à élaborer une grille de relecture cohérente au fil de notre analyse, et de développer une approche métalinguistique des pratiques discursives écrites.
4Nous situant dans le champ des littéracies universitaires, qui se trouve à l’intersection du champ de la didactique et des sciences du langage, nous nous focalisons ici sur les commentaires que rédigent les doctorants sur les textes de leurs pairs. Nous faisons appel à la terminologie de « littéracies universitaires » au pluriel puisque comme Lea (1994, p. 65) l’a précisé, la littéracie dépend du contexte culturel ainsi que de son lien au pouvoir et à l’idéologie. Par ailleurs, les « littéracies » réfèrent à la pluralité des pratiques discursives (Lea, 2008, p. 230), ici dans le contexte universitaire.
5Pour notre atelier, la consigne donnée aux relecteurs était simplement d’aider leurs camarades à améliorer la qualité de rédaction d’un extrait de texte de leur choix produit dans le cadre de leur doctorat. Pour cette étude de cas, 22 documents recueillis et 742 commentaires ont été analysés. Les doctorants n’étaient pas présents systématiquement et n’ont donc pas procédé à une relecture de chacun des 6 textes. Entre 3 et 4 doctorants ont relu chaque texte.
6Notre réflexion est centrée sur l’influence de la relecture entre doctorants sur le développement de leurs compétences en matière de production écrite des genres académiques, et s’articule en deux questions :
-
Sur quels types de corrections les doctorants se focalisent-ils dans les écrits de leurs pairs ?
-
Comment évoluent les commentaires apportés aux écrits des pairs au fil des séances ?
7Dans un premier temps, nous situons la question des relectures entre pairs en contexte universitaire. Nous définissons ensuite les catégories d’analyse grâce aux études anglo-saxonnes sur le peerfeedback menées notamment auprès d’apprenants d’anglais, avant d’exposer les résultats. Nous proposons en conclusion une réflexion sur l’impact de la relecture entre pairs auprès des doctorants en droit.
8La question du développement des littéracies universitaires fait l’objet de recherches en didactique depuis presque 20 ans (Dabène & Reuter, 1998 ; Pollet, 2012 ; Boch & Frier, 2015) avec une concentration sur son enseignement et sa recherche (Lillis & Scott, 2007 ; Donahue, 2008). Donahue (2010) qualifie « d’expertise discursive » la capacité des étudiants à faire le lien à l’écrit entre des savoirs disciplinaires et transversaux. Boch (2013) propose de travailler à partir d’extraits d’articles de doctorants afin de travailler de manière inductive sur les pratiques scripturales des cultures disciplinaires et de mettre en lumière les différentes approches selon le statut de l’auteur des textes : doctorant ou enseignant-chercheur. Selon Grossmann (2012), les « discours scientifiques » (qu’il distingue des discours académiques) n’ont pas de style « universel ». Grossmann propose une approche variationniste de ces discours. Les méthodes inductives permettent d’étudier les variations des genres écrits, et la relecture entre pairs est un moyen d’avancer sur cette voie. Présenter son travail et commenter celui des autres permet de développer une pratique réflexive sur les stratégies de travail de chacun.
9La relecture entre pairs est une manière d’explorer les normes académiques des écrits de sa discipline via le regard de ses camarades. Liu et Hansen (2005) en proposent la définition suivante : « The use of learners as sources of information and interactants for each other in such a way that learners assume roles and responsibilities normally taken on by a formally trained teacher, tutor, or editor in commenting on and critiquing each other’s drafts in both written and oral formats in the process of writing. » (p. 1) Certes, les enseignants maitrisent mieux les codes des genres que les étudiants, mais leurs commentaires sont souvent mal compris (Cole, Coats & Lentell, 1986 ; Smith, 1997) ou trop focalisés sur des points triviaux comme la ponctuation (Beason, 1993). Les opinions des étudiants sur les relectures entre pairs sont en cela divergentes, puisque certains étudiants pensent que leurs pairs ne sont pas qualifiés pour remplacer les commentaires des professeurs (Rollinson, 2005), et 20 % des étudiants d’une classe dans laquelle ce projet a été mis en place déclarent qu’ils ne participeraient pas à ce type de processus s’ils n’y étaient pas contraints (Brammer & Rees, 2007, p. 73).
10Néanmoins, des résultats encourageants incitent à établir la relecture entre pairs avec les étudiants. En effet, ils retravaillent plus leurs écrits lorsqu’ils reçoivent un feedback de leurs pairs (Carifio, Jackson & Dagostino, 2001).
11Kondo et Takatsuka (2009, p. 2) ont également analysé les types de feedbacks observés en ligne à l’occasion de relectures entre pairs de « English compositions » de 58 étudiants japonais dans un atelier d’écriture pour débutants. Les analyses ont porté sur trois aspects : les types de commentaires produits lors des interactions en ligne, leur qualité ainsi que la nature des corrections effectuées grâce aux commentaires du relecteur. Les résultats des analyses de commentaires et d’analyses de deux questionnaires font ressortir que la relecture entre pairs a de nombreux avantages pour les étudiants qui :
-
sont actifs dans leur propre apprentissage ;
-
reconceptualisent leurs idées grâce aux mises au point de leurs camarades ;
-
avancent des idées en prenant moins de risques que lors d’un exposé en cours ;
-
reçoivent des questions de lecteurs authentiques ;
-
reçoivent des commentaires de sources multiples ;
-
comprennent mieux ce qui est clair et ce qui l’est moins pour l’auditoire ;
-
améliorent leurs propres écrits en répondant à des commentaires ;
-
prennent confiance en eux en apercevant les forces et les faiblesses de leurs pairs dans l’exercice d’écriture.
12Par ailleurs ces résultats interrogent sur la validité des feedbacks et sur leur nature puisque les auteurs précisent que la majorité des commentaires ont porté sur la grammaire et la syntaxe. En outre, le système de catégorisation n’a pas été établi de manière scientifique et le facteur de gain de confiance chez les scripteurs n’a pas pu être déterminé par des critères définis. Leur attitude face à la relecture entre pairs est au centre de la recherche de Cote (2013). Ce dernier a mené une étude sur la qualité de la participation à la relecture des textes de 25 étudiants entre eux lors d’un cours intensif d’anglais dans une université américaine à Madrid pour des étudiants ayant l’anglais comme L2. L’objectif de l’étude était d’analyser les répercussions de l’attitude des étudiants sur la relecture entre pairs. Le chercheur et enseignant a organisé des relectures anonymisées et remises électroniquement pour aborder les commentaires de la manière la plus objective possible. Selon lui, même si toute généralisation est exclue, la manière dont l’enseignant introduit l’activité auprès des étudiants semble fortement influencer les résultats. L’étude de Cote (2013) tend à montrer que la personnalité, la culture et la langue maternelle des membres du groupe influent également sur la qualité des commentaires. Toutefois, travailler sur les attitudes des doctorants relève d’une dimension psychologique et nous allons dans notre étude de cas nous en tenir à des considérations linguistiques.
13Les ateliers d’écriture en groupe permettent d’organiser les étapes du processus d’écriture de la thèse, d’améliorer sa qualité d’écriture (Bucheton & Chabanne, 2008). Les activités de relecture de textes peuvent être effectuées à distance ou en classe. Warschauer (1997) voit la correction informatisée comme un avantage, dans la mesure où elle permet de collaborer dès l’instant où l’ordinateur est connecté à un réseau. Les ressources sont ainsi plus facilement partagées et cela crée un sentiment d’appartenance à une communauté (Pennington, 2003). Les commentaires entre pairs peuvent être introduits à l’oral, à l’écrit manuellement et/ou via un ordinateur. Un facteur clé de la qualité des relectures entre pairs est la formation des étudiants à cet effet en amont (Berg, 1999 ; Connor & Asenavage, 1994 ; MacLeod, 1999 ; Mittan, 1989 ; Stanley, 1992 ; Tannacito, 1999). Tuzi (2004) a réuni dans un tableau l’ensemble des critères de ces études selon les modalités d’émission de feedbacks produits.
Figure 1. – Différences générales entre commentaires oraux, écrits et électroniques.
Tuzi (2004, p. 219)
14Le tableau ci-dessus montre notamment que le feedback oral est limité dans le temps, permet à chacun de s’investir davantage sur le moment et inclut la communication non verbale. Le feedback rédigé manuellement demande plus d’effort et de préparation préalable. Enfin, le feedback électronique est moins limité dans le temps, permet de rester anonyme et de garder une distance. Dans l’étude de Tuzi (2004), les commentaires électroniques se font hors ligne, comme on pourrait apporter des corrections à un document papier, alors qu’aujourd’hui les étudiants peuvent facilement mettre leurs textes en réseau et entreprendre une négociation du sens en simultané. Quant à Kondo et Shigenobu (2009), s’ils considèrent que le feedback électronique en ligne exige moins d’investissement, de négociation et de construction de sens que le feedback oral, ils déclarent qu’il incite à des corrections qui portent sur le contenu. Le fait que les catégories de commentaires n’aient pas été méthodologiquement définies pour la recherche des écrits des étudiants japonais, interroge sur la différence entre la « négociation », la « construction de sens » et le « contenu ». Dans ces deux études, il semblerait qu’il subsiste une confusion entre le fait de suggérer ou de demander des clarifications à un pair et celui de proposer des altérations directement visibles au sein du texte. Ces altérations, opérées à un niveau micro, donneraient alors l’impression de s’intéresser au contenu alors qu’elles ne sont en fait que des modifications de forme. Pour répondre à cette question, nous allons maintenant traiter (cf. 4) la définition des catégories d’analyse des commentaires. Les feedbacks rendus sur papier vont alors exclusivement être analysés afin de comparer une modalité unique et un travail de réflexion individuelle. En d’autres termes, le vecteur électronique en ligne peut permettre au relecteur de voir les commentaires d’autres relecteurs, alors que le média papier abstrait de toute influence sur la manière du lecteur de percevoir le texte.
- 1 Une unité de cours correspond à 45 minutes.
15L’activité de relecture entre pairs de la présente étude de cas s’insère dans un séminaire doctoral de 24 unités1, réparties en huit séances de trois unités toutes les deux semaines. Chaque doctorant remet un texte de 6 pages qui constitue un extrait de sa thèse ou d’un article. Le genre (mémoire de thèse, article scientifique, communication, etc.) n’est pas ici central, puisque les doctorants sont prévenus qu’ils vont travailler sur la logique de l’enchainement des idées, le style et la grammaire dans un texte académique. Ainsi, si les 6 pages ne leur permettent pas de juger la norme du genre proposé, les doctorants sont tenus toutefois de préciser à quel cadre cet écrit appartient. Le texte est envoyé une semaine avant la séance de feedback. Dans un premier temps, il est individuellement commenté à la maison à la main en version imprimée ou en version électronique, puis apporté en cours en version imprimée. Dans un second temps, il est commenté à l’oral en groupe, alternativement, afin de confronter les apports de chacun. Enfin, le texte corrigé est remis à l’auteur concerné ainsi qu’à l’enseignante.
16Pour atteindre nos objectifs d’identifier les problèmes linguistiques des étudiants et d’envisager des propositions de remédiations didactiques à long terme, nous allons procéder en deux étapes :
-
l’analyse linguistique du corpus de commentaires de doctorants sur les écrits de leurs pairs permettant d’identifier les récurrences proposées pour améliorer les textes ;
-
l’analyse des questionnaires remplis par les doctorants sur la réception des commentaires de leurs pairs et leur impact en fin de formation.
17Nous allons, dans cette quatrième section, définir nos catégories d’analyse, puis nous présenterons les résultats de l’analyse des commentaires de texte et, enfin, nous commenterons brièvement les questionnaires remis aux doctorants en fin de séances pour évaluer leurs impressions suite à cet exercice de relecture.
18Un commentaire peut porter sur la « microstructure » et la « macrostructure » (Min, 2006, p. 126), ou autrement formulé par Cho et MacArthur (2010, p. 333), sur le « surface level change », le « micro-level meaning », le « macro-level meaning » ou encore, selon les termes de Cote (2013, p. 122), sur la dimension « locale » ou « globale ». La dimension globale porte sur le contenu du texte et enrichit significativement le propos, alors que la dimension locale intervient sur des ajustements qui concernent la forme du texte et apporte des corrections grammaticales, lexicales et/ou orthographiques. Pate (2015) a évalué la validité des commentaires des étudiants. Elle reconnait que ce processus est relativement subjectif et laborieux. L’étude a, cependant, permis de mettre en évidence une nette évolution quant à la pertinence des commentaires. Margaret Pate explique qu’elle est consciente que le critère de pertinence est relativement subjectif dans son étude, mais elle l’a mesuré selon l’impact du commentaire sur la qualité du texte. Elle a jugé de cet impact en comparant l’avant et l’après commentaire. Elle considère un « high impact » et un « low impact ».
19De notre côté, nous avons défini une matrice détaillée, inspirée de celle de Cote (2013), en deux parties, « locale » et « globale », avec des sous-catégories. Nous avons volontairement écarté le facteur de validité des commentaires pour ne pas interférer dans les résultats avec des jugements de valeur. La matrice de commentaires comporte aussi des sous-catégories comme les évaluations, les clarifications, les suggestions et les altérations définies comme suit :
-
les évaluations n’ont pas de but correctif, mais elles indiquent à l’auteur quelles sont les impressions du relecteur sur le texte ;
-
les clarifications sont souvent formulées sous forme de questions qui concernent l’explicitation de propos, en demandant soit la réécriture d’une partie obscure du texte, soit des compléments d’information ;
-
les suggestions correspondent souvent à des commentaires qui ne sont pas nécessaires, mais le relecteur propose alors son expertise pour compléter l’information si le relecteur le souhaite ;
-
les altérations portent au niveau global sur l’ordre d’exposition des arguments et, au niveau local, elles se répartissent en 4 types : ajouts, suppressions, remplacements et inversion.
20Enfin, les remaniements de texte sont, à un niveau global, des réorganisations d’idées relatives à la cohérence de l’argumentation par exemple et, à un niveau local, des ajouts, des suppressions, des remplacements et/ou des permutations.
21Cote (2013, p. 122) proposait deux colonnes pour la dimension globale et deux colonnes pour la dimension locale. Alors que l’une d’elles est destinée à l’apport de modifications (revision oriented) la seconde ne l’est pas (non revision oriented). Au fil de notre analyse, nous avons supprimé les colonnes « non revision oriented » car, dans les catégories, les lignes « suggestions » et « évaluations » ne sont pas elles-mêmes orientées explicitement vers des modifications à apporter. Ces colonnes compliquaient la matrice pour peu de valeur ajoutée. La matrice retravaillée pour notre analyse est donc la suivante :
Figure 2. – Catégories d’évaluation entre pairs.
Catégorie
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Global
|
Local
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Évaluation
|
Ce n’est pas un énoncé de thèse clair.
|
Ce mot n’a pas de sens.
|
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Clarification
|
Pourrais-tu expliquer ton idée plus en détail ?
|
Que veux-tu dire avec cela ?
|
|
Suggestion
|
Ton argumentation devrait être plus progressive.
|
Tu devrais reformuler cette phrase.
|
|
Altération
|
Inverse tes arguments.
|
Change « x » avec « y ».
Grammaire
Orthographe
Expressions
Structure
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Ajout
|
Suppression
|
Remplacement
|
Inversion
|
22Les participants du cours ont différents profils puisque certains sont francophones et d’autres non, certains sont experts dans le domaine de l’article (plus orienté vers le droit fiscal ou vers le droit pénal), certains doctorants rédigent leur thèse et leurs articles en français, d’autres en anglais, et, enfin, chaque doctorant se trouve à une étape différente de son doctorat. Cette hétérogénéité a apporté une grande richesse aux séances de feedback, même si nous n’en tiendrons pas particulièrement compte dans les relevés de commentaires, compte tenu du nombre de participants et du peu de pertinence qu’aurait un tel relevé individuel.
23Tout d’abord, nous nous sommes intéressée à l’évolution du niveau de correction des doctorants entre eux, c’est-à-dire aux corrections locales et globales.
24Le graphique ci-dessous met en évidence que les corrections à un niveau global se sont maintenues au fil des 6 séances, alors que les corrections à un niveau local ont été en augmentation quasi constante. En effet, cette augmentation constante au plan local ne perdure pas les trois dernières séances. Nous pouvons néanmoins essayer d’expliquer cela par le fait que pour des questions de disponibilité des participants, nous avons dû organiser les trois dernières séances à une semaine d’intervalle, ce qui a laissé moins de temps aux participants pour préparer soigneusement les textes de leurs camarades. La diminution des commentaires à un niveau local peut aussi s’expliquer, car ces types de commentaires, qui portent sur la « forme » du texte, sont chronophages et, compte tenu de leur faible apport qualitatif, passent finalement au second plan. Nous remarquons également que les doctorants ont sensiblement proposé la même quantité de commentaires à un niveau global tout au long de la formation. Les doctorants ont donc fait preuve de constance sur les commentaires apportés sur le contenu de l’article.
- 2 L’échelle en abscisses correspond aux dates et en ordonnées aux nombres de commentaires.
Figure 3. – Correction locale/globale du groupe2.
25Selon les études de Hayes et coll. (1987), les experts ou les novices dans un domaine relèvent davantage de problèmes dans le texte à un niveau local que global. Néanmoins, même si les corrections locales sont majoritaires, les experts relèvent presque autant d’éléments à un niveau global — la différence est ténue —, et les novices proposent une différence conséquente de 85 % pour les corrections locales contre 15 % de corrections à un niveau global. Nous rappelons que les doctorants de notre étude donnent des cours de travaux dirigés aux étudiants de Bachelor et de Master. Ils sont par conséquent spécialisés sur certains sujets généralement liés à leur doctorat. Nous retrouvons dans leurs commentaires une moyenne de 25 % de corrections globales contre 75 % de corrections locales. Notre première hypothèse interprétative ici est que les problématiques des textes à commenter étant très spécifiques, l’auteur de chaque texte est souvent l’unique expert dans le groupe.
26Les participants du cours apportent leur expertise en vue de préciser les propos liés au contenu du texte dès que leurs compétences le leur permettent, sinon ils interviennent à un niveau local. Ils testent la logique argumentative de leurs pairs, car ils sont tous issus d’une même formation en droit qui leur impose une certaine rigueur dans le raisonnement. Ils utilisent alors leur sens critique pour comprendre un texte. Ils cherchent par là même à se familiariser avec de nouvelles notions. Ils essaient donc d’explorer de nouvelles pistes avec l’auteur. Ils procèdent à partir de commentaires :
« Je dirais que c’est fort critiquable… souvent ≠ toujours »
« qui n’a jamais été trouvé… t’es tellement pessimiste ? »
« références… ? Et ils ont vendu les croyances “en paquet” à des banques tiers avec la conséquence que les risques étaient difficiles à appréhender ainsi que les fonds d’investissements, non ? »
27Les questions de clarification du non-expert sont directes, courtes et ciblées sur un point précis souvent souligné dans le texte : « et les assurances ? / « définition préalable ? » / « définitions ? » / « Pourquoi ? » / « Auteur ? » / « entre qui et qui ? »
28À un niveau global, le non-expert se concentre sur des questions d’évaluation et de clarification, il ne se sent pas à priori en mesure de formuler des suggestions. Il accompagne l’auteur dans la clarté de son argumentation en soulignant des points problématiques de manière presque naïve.
29Certains doctorants sont néanmoins parfois spécialistes des notions juridiques dont traitent leurs pairs lorsqu’ils étayent l’argumentation de leur texte, ce qui les conduit à formuler des remarques à un niveau global en tant que confrère adhérant, ou non, à la manière de traiter le sujet sous forme :
« Plan très sérieux. J’aime beaucoup comment tu introduis la complexité liée à la notion d’intégration. »
« Pas axé sur le droit pénal »
« droits fondamentaux ≠ garanties procédurales »
« C’est peut-être en fonction du risque que la question de la bancabilité est soumise ? »
« expliquer le lien individu et sensibilité pénale »
« je t’ai mis quelques suggestions. Étant spécialiste de ton sujet, je te laisse juge de ce que tu estimes nécessaire de garder. Bon courage »
« Vraiment à prendre avec des pincettes étant donné que l’Union ne se considère pas tel un EM »
À la différence du non-expert, l’expert ne pose pas de questions, mais apporte lui-même la clarification pour faire gagner du temps à son camarade et aussi lui montrer ainsi sa valeur :
« Il n’était pas le seul à développer ce principe, Montesquieu y réfléchissait déjà. Or Beccaria l’a consacré en détail dans son ouvrage Deidelitti e delle pene, 1764. F. utilisait, pour la première fois, le mot “nullum poem sine lese” »
« point/titre relatif à la complexité de l’interaction CBDH et Chartres EU »
Ou alors l’expert pose une question pour marquer son scepticisme :
« Pourquoi est-ce ! Pour le droit européen pénal ? »
« qui est-ce ? (la surveillance étatique ? ; les banques ?). En général, quels sont les acteurs ? Au moins, redis que tu te réfères à la France… »
« Pourquoi le choix des différents niveaux ? Justifier le choix du fil rouge. Pourquoi on prend certains aspects et pas d’autres aspects ? »
30Le graphique ci-dessous indique la répartition entre les 4 catégories définies : évaluation, clarification, suggestion et altération. Le pic du 27 mai est dû au fait qu’une doctorante a procédé à de très nombreuses altérations liées notamment à l’orthographe, au choix du lexique et à la ponctuation.
Figure 4. – Catégories de correction.
31Les résultats montrent que les modifications les plus fréquentes sont les remplacements, majoritairement locaux, comme nous l’avons vu précédemment, puis les clarifications et les suggestions, qui constituent une forme de discussion entre l’auteur et le lecteur pour faire évoluer le texte. Enfin, les évaluations sont les remarques les moins fréquentes — ce qui s’explique par le niveau d’égalité entre l’auteur et le relecteur. Étant donné que l’évaluation met le relecteur en position d’autorité, ce n’est pas un rôle toujours facile à justifier entre pairs, à moins que, comme on l’a vu précédemment, le relecteur soit spécialiste de la notion traitée. Toutefois, l’évaluation est aussi le résultat du rapport à l’écriture du sujet : certains, même non experts, peuvent avoir un comportement évaluatif vis-à-vis des écrits puisque, selon Dabène (1987), la « compétence scripturale du scripteur/lecteur comporte une composante évaluative qui lui permet de formuler des jugements soit sur le fonctionnement de la langue soit sur le fonctionnement d’écrits ordinaires produits par des pairs » (p. 145). On peut considérer que les altérations, dans notre système, sont le résultat d’évaluations implicites en complément des évaluations explicites que nous avons simplement nommées « évaluations » dans nos catégories d’analyse.
32Dans le cas du commentaire que nous avons nommé dans cet article « l’altération », au fil du relevé des commentaires, nous avons créé une colonne « interprétation » pour définir la nature des changements. Nous avons affiné les catégories lexicale et syntaxique/grammaticale plus précisément au fil des commentaires analysés.
Figure 5. – Sous-catégories de la catégorie « Altération ».
Lexicale
|
Style
|
Registre familier ; répétition.
|
Forme
|
Phrase mal formulée.
|
Voc
|
Mot de vocabulaire ou expression peu précis ou peu adaptés au contexte.
|
Syntaxique / grammaticale
|
Conj
|
Usage erroné de l’imparfait, du passé composé… Recommandation fréquente de recourir au présent.
|
Gram
|
Erreurs d’accords du participe passé, des adjectifs ; pronoms relatifs, pronoms compléments.
|
Adv
|
Ajout ou suppression d’un adverbe.
|
Prep
|
Problème de préposition.
|
Anaphore
|
Suppression ou ajout d’un pronom/adj. démonstratif.
|
Ponctuation
|
Ajout/suppression virgule.
|
33Nous avons créé des catégories à part pour les adverbes, les prépositions et les anaphores — cela nous permet d’envisager des activités de remédiations avec les étudiants dans les cours de langue académique. Nous avons travaillé sur les résultats à l’aide d’un tableur. Nous avons posé une question aux doctorants sur le type de correction apportée et sur leur implication en tant que relecteur. Autrement dit, est-ce que le relecteur ne fait qu’identifier les points problématiques du texte ou est-ce qu’il apporte également une solution ? La terminologie style désigne les moments où les relecteurs remarquent un décalage entre le registre utilisé et le registre académique, mais ils ne savent pas bien comment orienter leurs camarades pour apporter une correction. Les pairs ne commentent pas directement la nature des expressions poétiques ou journalistiques observées, mais proposent quelques alternatives ou insèrent des points d’interrogation lorsqu’ils sont en présence d’un vocabulaire non conventionnel pour un texte académique « coup de grain / floués / le sommet [de la montagne] / plus humble / déconfiture ». Néanmoins, la catégorie « style » est la seule pour laquelle les doctorants concèdent ne pas avoir pu apporter de solutions à leurs pairs. Les sessions orales de relecture ont été l’occasion de réfléchir en commun sur ce qu’est un texte en littéracies universitaires et ainsi de traiter des normes d’écriture attendues. Le vocabulaire correspond souvent à des répétitions ou à un mot vague ou peu approprié, voire à l’usage et l’introduction d’acronymes. La forme est davantage liée à la syntaxe de la phrase et correspond à un besoin de reformulation. Elle inclut également la manière d’introduire les citations. La citation dans le domaine du droit prend principalement la forme de citations en note de bas de page :
« Pourquoi cette comparaison ? Peut-être que référence dans une note de bas de page ? »
« [note de bas de page 6] mieux incorporé dans le texte ? »
« ajout guillemets aux premières ref bas de page. »
« pourquoi mettre en Ndbp ? »
34Pour ces deux dernières catégories, ainsi que pour la ponctuation et la grammaire, des solutions sont le plus souvent proposées. Ces interventions ponctuelles locales n’engagent pas réellement le doctorant sur le contenu et lui permettent d’apporter sa contribution et donc de marquer une solidarité avec ses pairs.
35Pour conclure cette partie, la répartition des commentaires à un niveau global et local reste relativement linéaire, à l’exception de la date du 27 mai puisque l’une des doctorantes a commenté abondamment. En parallèle, la motivation et l’enthousiasme des participants n’ont cessé de croitre. Les doctorants nous ont confié retravailler leurs propres textes qu’ils devaient remettre en fonction des commentaires des séances précédentes avant de les remettre pour relecture à leurs pairs. Ils ont donc sans réserve trouvé le travail utile.
36Lors de cette première expérience de relecture entre pairs au sein de l’école doctorale du Luxembourg, la démarche pédagogique adoptée était relativement intuitive. Cela dit, notre étude nous encourage à poursuivre le travail : l’analyse des questionnaires et des bilans de feedback a montré que les doctorants ont apprécié la méta-réflexion commune sur les normes académiques rédactionnelles de leur discipline. En revanche, les commentaires qu’ils ont adressés à leurs pairs ne se sont étoffés qu’au niveau local. Il nous semble par conséquent nécessaire de remettre une grille de relecture (fig. 2) en amont afin de préparer les doctorants et de les guider dans cette activité de relecture entre pairs. Ils apprennent ainsi à relire en deux phases : à un niveau « global », où l’attention au sens est dominante, puis à un niveau « local » avec une correction du lexique, de la syntaxe et de la grammaire (voir fig. 5).
37L’objectif de l’activité de relecture entre pairs est de créer une responsabilité commune relative à l’acte d’écrire dès le début du projet de doctorat et de produire, de cette manière, des manuscrits de qualité supérieure. Dans le cadre des littéracies universitaires, Delcambre et Lahanier-Reuter (2012) ont identifié une distorsion entre les attentes du corps enseignant et ce qui est expliqué aux étudiants, les étudiants de Bachelor et de Master n’ayant pas « une conscience très claire de l’écrit et de ses processus » (p. 57). De même, l’apprentissage autonome attendu des doctorants sur la maitrise des normes des pratiques discursives écrites est chronophage et souvent déroutant ; c’est pourquoi la mise en place d’ateliers de travail de relecture entre pairs est plébiscitée par ces derniers. Nous avons ici travaillé avec les doctorants en droit. Cette approche peut néanmoins être considérée dans la transversalité en ouvrant le cours à différentes écoles doctorales. Les doctorants renforcent ainsi la connaissance des normes de leur domaine de recherche en les comparant avec d’autres domaines. Cette sensibilisation par la comparaison vaut aussi pour les variations de normes d’une langue à l’autre en contexte multilingue puisque les doctorants sont amenés à lire et à écrire des articles dans différentes langues.
38Dans le cadre des littéracies universitaires, une autre question qui se pose est celle du traitement des expressions poétiques et journalistiques. Faut-il systématiquement les évacuer ? Ou ont-elles leur place dans l’écrit académique, comme critère de démarcation de l’auteur et donc comme indice d’auctorialité ? Les doctorants repèrent les décalages entre un usage académique et un usage plus familier, mais ils ne savent pas bien comment interpréter le positionnement de leurs pairs. Comme le remarque Rinck (2016), la mise en place d’une réflexion sur « les attentes universitaires en termes d’auctorialité et de construction des savoirs » est nécessaire pour tendre vers une « vision réaliste de la science » (p. 136).
- 3 La numérotation des paragraphes est une pratique courante en droit.
39Enfin, en ce qui concerne la question de l’interdisciplinarité, nous faisons appel aux travaux de Pollet (2001) qui mettent l’accent sur un enseignement fondé sur les pratiques discursives de la discipline et donc à une « analyse des pratiques de l’écrit dans les disciplines universitaires » (p. 147). Pollet (2014) a ajouté que l’objectif est « de développer chez les étudiants une réflexion pragmatique et métalinguistique à propos des genres nouveaux pour eux » (p. 164). C’est dans cette perspective que l’intervention d’un professeur spécialisé de la discipline s’ancre comme un élément clé dans les ateliers d’écriture puisqu’il prend la position de l’expert et sa présence permet de fixer les points de comparaison identifiés (par exemple l’usage des notes de bas de page en droit et en linguistique, la structure des documents, la numérotation des paragraphes3 ou non) par l’enseignante linguiste. L’expertise d’un professeur de la discipline en association à l’expertise d’un linguiste et à la métaréflexion des doctorants joue le rôle de catalyseur. Reste maintenant à instaurer une habitude de travail en binôme dans le domaine des littéracies universitaires pour offrir des ateliers adaptés et motivants pour les doctorants. Par ailleurs, pour les prochains ateliers d’écriture, nous allons finalement partager les documents à corriger en ligne pour que l’étudiant qui reçoit les commentaires puisse retravailler son texte à partir d’un unique document et pour que les relecteurs puissent accéder aux commentaires de leurs pairs-relecteurs.