- 1 Programmes parus au Bulletin officiel (BO) en vigueur au moment de l’écriture de l’article.
1Les programmes ministériels français de 20081 stipulent que, pour écrire un texte, l’élève doit d’abord « écrire de manière autonome une phrase simple cohérente, puis plusieurs, puis un texte narratif ou explicatif de 5 à 10 lignes » (p. 31). La hiérarchie des unités proposées (une phrase, plusieurs phrases, un texte) présuppose qu’une production écrite n’est qu’une suite de phrases. Mais de quelle phrase s’agit-il ?
2Dans une première partie, nous reviendrons sur la notion de phrase à l’oral et à l’écrit et nous la mettrons en regard des représentations que des élèves de 6 à 8 ans ont sur la phrase ; nous identifierons ainsi des repères sur lesquels ces jeunes élèves s’appuient au moment d’identifier une phrase ou de segmenter un texte en phrases.
3Puis, dans une seconde partie, nous examinerons la façon dont des élèves de 5 à 8 ans mettent à l’épreuve la phrase dans leurs productions. Nous nous appuierons sur un échantillon de textes représentatifs des manières de faire récurrentes d’élèves jeunes pour segmenter leur texte. L’analyse qualitative de ces écrits illustrera la mise en application de certains repères précédemment identifiés. Elle montrera que les jeunes scripteurs privilégient les unités syntaxiques aux unités graphiques. Mais elle nous fera également découvrir que la phrase est à envisager dans son rapport avec le texte : la non-conformité du découpage phrastique cache en effet des modes inédits d’organisation discursive qui dépassent le niveau des unités syntaxiques pour envisager celui des unités textuelles.
4La notion de phrase n’a de réalité qu’à l’écrit, elle n’est pas dans la compétence des locuteurs qui ne peuvent s’appuyer sur l’oral pour la construire (Avanzi, 2007 ; Blanche-Benveniste, 1993). En effet, les pauses à l’oral ne marquent pas la limite des unités syntaxiques (Blanche-Benveniste, Bilger, Rouget & Eynde, 1990) ; elles apparaissent parfois dans des positions où les éléments sont syntaxiquement très liés, par exemple entre le déterminant et le nom (ex. 1) ou entre le groupe occupant la fonction de sujet et le verbe de la phrase (ex. 2) :
- 2 La transcription des exemples oraux s’appuie sur les conventions du Groupe aixois de recherches en (...)
(1) il ne me manquait + que le + violon2 (p. 243).
(2) et ces assemblées d’actionnaires font d’ailleurs l’objet de procès verbaux lesquels sont consignés dans les registres + dont je + t’ai parlé tout à l’heure (p. 251).
5En réalité, la notion de phrase n’a de réalité qu’à l’écrit, comme le mentionne Blanche-Benveniste, dès 1979, dans un manuscrit (Roubaud, 2013, p. 26) :
On ne peut pas, pour l’enseigner [la phrase], s’appuyer sur une connaissance naturelle de celui qui ne sait pas encore écrire. Il n’a rien en tête qui corresponde à phrase. C’est à force d’en entendre traiter, par une suite d’essais et d’erreurs dans la pratique, qu’il parviendra à y croire. Difficulté de l’enseignement de la ponctuation !
6Or la phrase est une unité de lecture indispensable en classe pour l’apprentissage de la lecture (Gomila, 2009, p. 95). En tant que phrase graphique, elle représente une unité textuelle identifiable par les élèves, la ponctuation étant un auxiliaire précieux de la compréhension (Campana, 2002, p. 53). Par la lecture à haute voix d’un texte dès le cours préparatoire (à 6 ans), l’enseignant invite l’élève à respecter le découpage indiqué par les signes de ponctuation et à considérer certains signes comme des marqueurs de pause ou d’intonation qui aident à la lecture.
7Pour les enseignants, le mot « phrase » est associé à sa représentation canonique, telle qu’elle s’est construite au cours du xviiie siècle (Seguin, 1993) en « sujet-verbe-objet » de sorte que l’école continue de véhiculer l’idée d’une coïncidence parfaite entre la phrase graphique et la phrase syntaxique pour d’évidentes raisons tenant à l’apprentissage de l’écrit. Ce savoir scolaire institutionnalisé par les manuels scolaires pour définir la phrase semble traverser le temps, comme dans la grammaire de Dubois et Lagane (1973) :
Qu’est-ce qu’une phrase ?
Les énoncés sont formés de phrases. Les phrases sont des suites de mots ordonnés d’une certaine manière, qui entretiennent entre eux certaines relations, c’est-à-dire qui répondent à certaines règles de grammaire et qui ont un certain sens. Ainsi :
Les nuages tombent dans le ciel.
est une phrase. (p. 14)
8Chiss et David (2011) déclarent cependant que : « Sur le versant pédagogique par conséquent, la phrase du grammairien… n’existe simplement pas. » (p. 179) Il suffit de lire des textes d’auteurs pour le constater, comme le confirme Béguelin (2002) : « Caractéristiques d’une façon d’écrire actuellement à la mode, plusieurs des phrases graphiques […] échappent ainsi aux normes de complétude sémantico-grammaticales communément associées à l’idée de phrase. » (p. 99). En voici un exemple (Doc. 1), extrait d’un album accompagnant une méthode de lecture pour des élèves de 6 ans (Un monde à lire, CP, Nathan, 2005), qui prouve bien qu’on est loin de l’image de la phrase véhiculée par l’école :
Doc. 1. Drôle de pêche, Ann Rocard, p. 5.
9La phrase n’est en fait qu’une « unité pratique » (Béguelin, 2002 ; Berrendonner & Béguelin, 1989) qui n’a pas de statut théorique, mais sans doute « pratique » (Deulofeu, 1991). Ce savoir pratique se répercute même sur la langue parlée puisque les enseignants demandent aux élèves de produire des phrases à l’oral, comme si l’on devait parler comme l’on écrit (Campana, 2002, p. 64). Il en résulte que les élèves se représentent la langue orale à travers le prisme de l’écrit (ils disent faire des fautes en parlant) et y transposent la notion de « phrase » et de « mot » (Roubaud, 2014). Or même si les élèves parlent de « phrase », cela ne signifie pas qu’ils ont construit la notion, car cet exercice relève d’un long savoir-faire, comme le déclare Blanche-Benveniste (1999) dans un manuscrit :
Pas moyen d’échapper à cette circularité dans le domaine des savoirs pratiques. Pour que l’on comprenne ce qu’est une phrase et ce qu’est un mot, il faut d’abord avoir accumulé des exemples prototypiques (des phrases simples, des mots sans problèmes) avant d’aborder ensuite les exemples atypiques comme on en voit dans les textes écrits sans ponctuation ou avec pratique des points qui segmentent les phrases. (Roubaud, 2013, p. 189)
10Alors comment les jeunes enfants font-ils pour construire la notion de phrase ? Quelles représentations se font-ils de cet objet insaisissable que représente la phrase ?
11Pour approcher les représentations des élèves sur la phrase, nous nous appuyons sur trois expérimentations qui donnent à voir certains éléments qui peuvent « faire une phrase » pour des élèves de 6 à 8 ans.
- 3 Les cinq énoncés choisis étaient : Les enfants jouent dans la cour. La petite fille est malade. Pas (...)
12L’une (référencée E1 dans les exemples) porte sur les savoirs déclaratifs de 26 élèves de 6-7 ans de deux classes différentes en juin 2010, confrontés à cinq énoncés ponctués. Lors de cette enquête, l’expérimentatrice demandait à chacun des élèves : « Est-ce que c’est une phrase ? » et « Pourquoi dis-tu que c’est (ce n’est pas) une phrase ? » ; les réponses étaient enregistrées. L’objectif était de mesurer le savoir des élèves sur la phrase ainsi que sur le verbe en fin d’année (Gomila & Roubaud, 2013). Les énoncés soumis (qui seront notés entre crochets dans les exemples relevés)3 avaient été choisis en fonction du lexème verbal : perception de la marque du pluriel « ent », identification d’un verbe d’état (être), difficultés liées à la nominalisation d’un verbe (bousculade), à la séquence verbale (modal aller suivi d’un infinitif) et à l’absence du sujet (cas de l’impératif).
- 4 Les savoirs déclaratifs s’expriment « dans le langage » et les connaissances procédurales s’évaluen (...)
13Les deux autres expérimentations concernent les connaissances procédurales4 d’élèves de 7-8 ans en situation de devoir ponctuer un texte narratif (inventé pour la recherche) ; les justifications des élèves ont été enregistrées. Dans l’expérimentation de Caddéo (1998), le texte comprenait quatre passages au discours direct et 18 enfants de 7-8 ans (de différentes classes), par groupes de 3 ou 4, ont effectué la tâche. Dans celle de Lemaître (1999), le texte bref, avec un passage au discours direct, a été ponctué par chacun des 49 élèves de 7-8 ans (de 7 classes différentes).
14Les résultats de ces trois enquêtes montrent que, conformément aux prescriptions ministérielles (BO, 2008, p. 32) et à l’enseignement reçu, les élèves s’appuient sur le point et la majuscule pour identifier une phrase mais tous ne lui accordent pas la même importance. Pour certains élèves, c’est le point qui est repéré en premier. Pour d’autres, c’est la majuscule mais ce n’est pas la simple écriture d’une lettre en majuscule qui est mise en avant, c’est le rôle joué par cette lettre :
Maud : la phrase se finit par un point et commence par une majuscule (E1)
- 5 Les capitales indiquent une syllabe accentuée par l’élève, ici le mot « la ».
Romain : c’est une phrase parce qu’il y a LA5 majuscule et le point (E1)
15Deux autres indices visuels sont mentionnés par les jeunes élèves : la longueur et les « petits mots » qui permettent d’identifier une phrase.
16L’unité phrase ne doit pas être trop petite (Caddéo, 1998, p. 268), mais cette subjectivité est difficilement mesurable. Ainsi pour la phrase « Regarde ce livre », certains élèves la jugent assez longue alors que d’autres refusent de la qualifier de phrase :
Appoline : c’est une phrase mais une petite (E1)
Tom : une phrase c’est long il y a plusieurs mots + [Regarde ce livre.] c’est pas une phrase + il n’y a pas assez de mots (E1)
17Se basant sur ce critère de longueur, les élèves jeunes font correspondre la ligne à la phrase, si bien que lorsque l’enseignant leur demande de compter les phrases, bon nombre d’élèves comptent les lignes. En situation de ponctuer un texte, ils utilisent la même démarche et se servent du passage à la ligne pour ponctuer (Caddéo, 1998, p. 261).
18Pour identifier une phrase, les élèves utilisent un autre indice visuel ; ils repèrent ce qu’ils appellent des « petits mots » comme l’indiquent ces deux commentaires sur la phrase « Pas de bousculade dans les couloirs. » :
Abderhamane : c’est une phrase + dans une phrase il y a plein de petits mots dans une phrase (E1)
Julie : c’est une phrase + elle est pas longue + il y a pas beaucoup de mots + mais surtout il y a des petits mots + dans + les + de + pas (E1)
19Ces petits mots correspondent généralement à une catégorie grammaticale particulière puisque ce sont les pronoms et les déterminants qui, au moment de ponctuer un texte, servent de repère pour la majuscule, l’école favorisant ces modèles de phrases, comme le relève Lemaître (1999) :
Les exercices scolaires, qui présentent souvent des phrases canoniques simples (article + nom (ou pronom) + verbe + complément) peuvent contribuer à la mise en mémoire de mots jugés comme étant immanquablement des initiales de phrases. (p. 12-13)
20Ce que les élèves recherchent, ce ne sont pas des éléments grammaticaux mais « un certain type de lexique formant le paradigme des morphèmes grammaticaux » (Caddéo, 1998, p. 264). Ce qu’ils construisent, c’est une « catégorie de savoir commun » (Gomila, 2013, p. 151), bien utile lorsqu’ils veulent segmenter un texte, d’où des découpages bizarres au moment de ponctuer :
Ex. 21 : et caramel approche de anne qui. Le prend dans ses bras (Caddéo)
21Le critère sémantique, tel que la grammaire d’Arrivé, Gadet et Galmiche (1986, p. 529) l’avance, est quelquefois mis en avant par les élèves qui font appel à la complétude sémantique pour repérer une phrase. Et dans ce cas, les points peuvent servir à délimiter des unités de sens (ou « unités d’information », Lemaître, 1999, p. 16) :
Emmanuel : j’ai mis un point parce que ça parle pas du même sujet (Lemaître)
Cécile : j’ai mis un point là […] parce que là [avant le point] il parle d’un truc et là [après le point] il parle d’un autre truc (Lemaître)
22En revanche, le critère syntaxique repéré dans la grammaire de Riegel, Pellat et Rioul (1994, p. 104) n’est mentionné que très rarement. Un nombre infime d’élèves a l’intuition d’une dépendance syntaxique entre les éléments, sans avoir les mots pour le dire :
Thomas : [Nous allons marcher dans la colline.] c’est une phrase il y a un pronom et un verbe (E1)
23Les représentations des élèves révèlent des procédures particulières pour identifier une phrase, procédures insoupçonnées le plus souvent des enseignants. Ces savoirs sur la phrase se construisent à partir de bribes d’informations : savoirs enseignés, remarques ponctuelles de l’enseignant à l’occasion d’activités de lecture ou d’écriture, mises en mémoire de certaines occurrences rencontrées. Comme l’écrit Caddéo (1998) : « Il est vrai que les modèles de phrases sont cherchés dans les modèles scolaires mais ils sont également réorganisés à partir d’une intuition linguistique personnelle. » (p. 268)
24Une façon de débusquer cette intuition linguistique est lorsque les enfants s’apprennent à écrire, comme le pensent Boré et Bosredon (2013) : « […] c’est l’activité d’écriture prise comme long processus verbal extériorisé et socialisé qui révèle et modifie les idées des élèves à propos de la phrase et du texte. » (p. 15) Nous considérons, à la suite de ces auteurs, que les apprentis-scripteurs, répondant à une tâche d’écriture (écrire une suite de récit, écrire une lettre, décrire un personnage, etc.), produisent des textes, quel qu’en soit le degré de cohérence. Nous allons maintenant réexaminer la notion de phrase au travers de quelques productions.
- 6 En France, les élèves apprennent à lire et à écrire des textes à 6 ans, d’où le faible nombre de pr (...)
25Nous avons recueilli auprès des enseignants, depuis les années 1990, des textes d’élèves obtenus non dans des conditions expérimentales, mais attestés par des pratiques ordinaires. Pour la tranche d’âge qui nous intéresse, le corpus compte 690 textes dont un petit nombre écrit par des enfants de 5-6 ans6 et qui sont dans 86 % des cas des productions narratives. Comme le déclarent Elalouf et Boré (2007), « il existe une répartition des genres scolaires dans l’école et le collège » (p. 63). Notre base de données comprend des textes manuscrits, écrits individuellement ainsi que les situations d’écriture qui les ont engendrés (consignes, documents fournis aux élèves…).
- 7 Elle comprend actuellement 1 600 textes de 5 à 11 ans, en cours d’informatisation, ce qui va permet (...)
26Notre démarche est inductive et exploratoire : elle vise à révéler des textes, à en explorer les régularités, à rassembler les traits linguistiques qui ont tendance à apparaitre ensemble. Ces écrits sont utilisés comme un matériau pour comprendre la grammaire propre de l’élève et non comme un réservoir d’erreurs (Cappeau & Roubaud, 2005). En effet, les textes donnent à voir les usages que les enfants font de la langue. Lors de la constitution de cette base de données7, nous avions ainsi repéré, chez les enfants de 5 à 8 ans, des façons de faire récurrentes pour découper leur texte ; c’est ce que nous allons présenter en prenant appui sur quelques productions écrites, choisies pour leur degré de représentativité des façons de segmenter.
27Cette analyse qualitative s’inscrit dans le cadre fourni par l’Approche pronominale (Blanche-Benveniste, Deulofeu, Stéfanini & Eynde, 1984) avec la méthodologie du Groupe aixois de recherches en syntaxe (GARS) qui renonce à faire de la phrase une unité centrale pour la description syntaxique et se fonde sur la notion de construction syntaxique qu’il est possible de définir sur une base formelle (Deulofeu, 1991 ; Rossi-Gensane, 2010 ; Sabio, 2006). Cette option méthodologique, qui libère de la pression de la phrase graphique véhiculée par l’école, amène à découvrir des régularités dans le découpage de textes, faisant écho aux représentations des élèves (cf. 3.1). Mais au-delà, les productions d’élèves jeunes laissent entrevoir des conduites discursives qui dépassent le cadre de la phrase graphique (cf. 3.2).
- 8 La transcription orthographique des textes sélectionnés figure en annexe.
- 9 Les textes sélectionnés sont représentatifs d’autres textes du corpus pour lesquels nous aurions pu (...)
28Dans les textes qui vont suivre8, écrits par des enfants jeunes, nous allons analyser les repères évoqués précédemment par les élèves en situation d’identifier une phrase ou de délimiter un texte en phrases (cf. supra). Notre objectif est de voir la façon dont ils utilisent ces repères en production9.
Texte 1 : Charlotte, 7-8 ans (décembre).
29L’élève devait écrire la suite de l’histoire de Porculus (texte 1), petit cochon désireux de vivre dans la boue de la ferme, d’où l’emploi du pronom anaphorique « il ». Conformément aux représentations des élèves, chaque phrase occupe une ligne. Cette prégnance de l’équation « une phrase = une ligne » est telle que l’élève dépasse la ligne de la feuille pour achever l’écriture de sa deuxième phrase (Il vas vivre dans un androi ou il a de la bou).
- 10 Paolacci et Rossi-Gensane (2014) emploient le terme de « phrase syntaxique ».
30Mais il est à remarquer que chaque ligne correspond à une construction verbale dont chacune commence par une majuscule mais ne finit pas obligatoirement par un point. La ligne semble tenir un rôle plus important que la ponctuation car elle est le support matériel des différentes constructions syntaxiques. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la phrase graphique mais la phrase en tant qu’unité de syntaxe10, unité qui possède une organisation syntaxique satisfaisante (généralement complète) et qui trouve dans la ligne un support à sa matérialisation.
Texte 2 : Clara, 6-7 ans (mars).
- 11 Catach (1994) a montré que les conjonctions servaient en ancien français à rythmer et à structurer (...)
31L’élève devait écrire la suite d’un récit lu par l’enseignante : l’histoire d’un petit garçon Zékéyé face à un python (texte 2). Aucune ponctuation n’apparait, hormis la majuscule de début de texte. Même si cette production ne comporte aucune phrase graphique, il reste toutefois possible d’identifier des constructions syntaxiques : quatre constructions verbales toutes reliées par le connecteur et11.
32La présence des répétitions sur la place sujet (le python) montre que l’élève progresse « pas à pas » dans son récit (Schneuwly, 1988) en appliquant à l’écrit le système de l’oral : d’une gestion locale « pas à pas » vers une gestion globale. Employer des connecteurs de l’oral est un moyen de segmenter une production, l’absence de marque de ponctuation étant compensée parfois par la multiplication de connecteurs (Roubaud & Garcia-Debanc, 2014, p. 320).
Texte 3 : Anthony, 7-8 ans (mars).
- 12 Ce n’est qu’à l’impératif que le verbe et la négation portent la majuscule : Regarde la télé. Ne vi (...)
33Dans cette situation d’écriture de la suite du conte La chèvre de Monsieur Seguin (texte 3), la majuscule est utilisée systématiquement en début de ligne, sauf pour les deux dernières lignes. En conséquence, la segmentation du texte par les majuscules coupe des constructions verbales : le verbe (Regardes) n’est plus rattaché à son sujet (monsieur seguin) et la négation (Ne) sépare le sujet (monsieu segein) du verbe save12, entrainant ainsi une incomplétude sémantique et syntaxique de ces constructions syntaxiques.
34On peut remarquer que différents critères sont mobilisés pour délimiter une phrase : la place initiale des mots accentués (en début de ligne), le recours à des morphèmes grammaticaux courts, candidats susceptibles de porter une majuscule : les pronoms (« je » de Ginvinte de la consigne), les déterminants (La), les prépositions (Dans), les conjonctions (Et), les adverbes de négation (Ne). D’autres textes du corpus montrent que les pronoms sujets (il ou elle) sont des candidats favoris à la majuscule lors de l’écriture, ce qui n’est pas étonnant puisque ces pronoms sont souvent accentués dans les récits lus en classe ou dans les exercices scolaires. Les jeunes scripteurs structurent leur texte avec les repérages qu’ils ont faits.
Texte 4 : Mathilde, 5-6 ans (juin).
35Dans cette situation d’écriture d’un texte libre (texte 4) par une élève très jeune (en fin d’école maternelle), aucune ponctuation n’apparait. Or ce texte est tout à fait lisible, moyennant une lente subvocalisation, comme lors de la lecture à voix haute des textes anciens écrits sans ponctuation. Dans de telles productions, la notion de phrase graphique devient inopérante au profit de celle de construction syntaxique.
36La réception que nous avons de ce texte est liée au genre : les indices inhérents à la lettre (mise en espace dans la feuille, mention du je de l’expéditeur et du tu du destinataire, formule de politesse) aident à la lecture. Dès 4 ans, les enfants différencient les genres les plus connus (Chanquoy & Fayol, 1995 ; Teberosky, 1993). S’appuyer sur le genre pour écrire est une aide pour l’élève au moment de segmenter son texte.
37L’analyse de ces quelques textes fait écho aux représentations des jeunes scripteurs sur la phrase à l’écrit : ces dernières avaient mis en avant la place accordée à la majuscule, le rôle joué par la ligne ainsi que le repérage d’un certain type de mots accentués (cf. 2.2).
38Ce que nous avons observé dans les productions, c’est la prédominance des unités syntaxiques sur les unités graphiques. Rares sont les textes d’enfants jeunes qui comprennent à la fois des majuscules et des points. Le recours aux connecteurs pour segmenter une production est très fréquent chez les jeunes scripteurs. L’appui sur le genre est également un bon moyen pour mettre le texte en espace, sans recourir à la ponctuation. Pour certains élèves, la ligne sert de support aux constructions syntaxiques. Les morphèmes accentués sont mis en mémoire et certains scripteurs associent place du mot accentué et début de ligne.
39Mais au-delà des unités syntaxiques, certains élèves traitent des unités textuelles, comme nous allons le voir au travers de l’échantillon présenté.
40Dans les textes qui suivent, il est possible de repérer des conduites discursives qui dépassent le cadre des unités syntaxiques.
Texte 5 : Garance, 6-7 ans (juin).
41Dans cette suite du récit de Porculus (texte 5), seuls deux points apparaissent sans que l’on puisse noter la présence d’une seule majuscule. Le premier point n’a pas qu’un rôle démarcatif, il a aussi un rôle énonciatif : il sert à marquer la frontière des épisodes dans les narrations, ce qui est fréquent au début de l’apprentissage de l’écrit (Fayol, 1989, p. 23).
42On constate chez ce jeune scripteur l’émergence de ce qui constitue un texte : la trame narrative. En effet, le point central coupe le texte en deux épisodes narratifs : celui de la recherche du cochon puis celui de la délivrance du cochon, comme si ce point avait une valeur métrique ou rythmique (Fabre, 1989, p. 65). En revanche, le dernier point clôt le texte. Les deux points sont donc à analyser comme deux unités distinctes qui possèdent chacune une valeur particulière : le système utilisé par l’enfant est donc légèrement plus riche et plus complexe que celui qui préconise qu’un point termine une phrase.
Texte 6 : Damien, 7-8 ans (décembre).
43C’est la même situation d’écriture que pour le texte précédent mais la production (texte 6) est celle d’un élève plus âgé (7-8 ans). On y retrouve l’utilisation de points pour délimiter les étapes du récit mais avec la présence de trois points. Le premier point, après la première construction verbale (Porculus étai Bin coinser.), marque la situation initiale : le petit cochon est pris au piège. Le point médian sépare les deux épisodes narratifs (premier épisode : Porculus est prisonnier ; deuxième épisode : Porculus va être délivré) et le point final clôt le récit. À l’intérieur de ces deux épisodes, le connecteur et lie les constructions syntaxiques.
44On remarque dans ce texte la fréquence des constructions verbales avec mise en facteur commun du sujet : le syntagme nominal « la fermière » est le sujet de trois constructions verbales (nous corrigeons l’orthographe) : tout d’un coup la fermière arrivait et disait merci au monsieur et rentrait à la ferme. Au-delà de la coordination, la mise en facteur commun du sujet fait partie de la représentation que les élèves, quel que soit leur âge, se font de la langue écrite (Roubaud, 2014), ce qui donne un ton cérémonieux au récit dans les énumérations des actions du personnage. Il ne s’agit donc pas d’une simple coordination, mais d’un procédé de langue élaborée avec la mise en facteur commun du sujet et l’emploi du coordonnant et.
45Ce que ces deux textes (5 et 6) montrent, c’est une organisation du texte en périodes (au sens de Berrendonner, 2002), chacune d’elles constituant une unité d’information.
Texte 7 : Anthony, 7-8 ans (avril).
46Là aussi (texte 7), les points rythment les épisodes de l’histoire (cf. textes 5 et 6), sauf dans cette séquence dont nous rétablissons l’orthographe : « il était une fois le grand-père de pierre ferma la grille de son jardin à clé. Pour que le loup ne rentre pas ». La subordonnée exprimant le but en pour que, isolée entre deux points, fonctionne comme une épexégèse (Bally, 1944, p. 59), c’est-à-dire comme un ajout à la construction verbale précédente : sa réalisation est différée par rapport au reste de la construction. Au niveau discursif, l’ajout a l’avantage, comme le mentionne Combettes (2007), de « donner plus de force argumentative au constituant ainsi isolé » (p. 122).
47Même si nous repérons, dans la séquence mentionnée plus haut, deux phrases graphiques, on ne peut pas ignorer l’existence d’un regroupement sémantique. « L’absence d’homothétie entre la syntaxe et la ponctuation » (Matthey, 2003, p. 54) peut donc cacher des effets stylistiques ; ce que confirme Béguelin (2000) : « Bien des structures stigmatisées chez des élèves […] se retrouvent toutefois, comme procédés stylistiques valorisés, sous la plume des écrivains. » (p. 268)
Texte 8 : Pablo, 7-8 ans (décembre).
48Là encore (texte 8), les points rythment les épisodes du récit (cf. textes 5, 6 et 7). La délimitation de la première construction syntaxique correspond à une sorte de commentaire sur la suite de l’histoire que l’élève va développer. En revanche, la causale (dont nous rétablissons l’orthographe) « Parce que il y a un monsieur qui avait un marteau-piqueur. » fonctionne comme une épexégèse et cet effet stylistique met en évidence le motif de la chance de Porculus.
49Dans les textes d’élèves plus âgés, nous avons également relevé des épexégèses dont un certain nombre à valeur temporelle comme dans l’exemple suivant, produit par un élève de 9 ans : Quoi elle était bien trenquil. Lundi soir.
50Une recherche ultérieure devrait permettre un recensement de ces segments isolés entre deux points et rattachés sémantiquement à la construction précédente. Dresser une liste de ces compléments différés aiderait à mieux comprendre les regroupements sémantiques que les élèves privilégient.
Texte 9 : Paul, 7-8 ans (décembre).
51Dans cette suite de récit de Porculus (texte 9), nous retrouvons le rôle de la ligne, porteuse de la construction verbale et son dépassement (cf. texte 1) ainsi que la prégnance de la majuscule en début de phrase qui correspond au commencement de la ligne (cf. textes 1 et 3). Un seul mot fait exception (parce) alors qu’il est placé en début de ligne. Or la construction verbale, dont nous rétablissons l’orthographe, « parce que je n’arrive pas à me soulever » est une réponse au pourquoi de la construction verbale précédente « Et lui disent pourquoi tu fais la tête ».
52La non-présence de la majuscule sur le mot parce pourrait indiquer une prise en compte par l’élève d’une « unité énonciative » qui dépasse le simple cadre de la phrase graphique. Comme l’écrit Blanche-Benveniste (2002) :
Dans les objets qu’on appelle phrases, se trouvent habituellement mêlées des dépendances hétérogènes, les unes se référant au verbe et les autres non, avec des propriétés syntaxiques très différentes. Le terme unique de phrase fait croire que les relations sont d’une seule espèce. (p. 20)
53Comme pour les épexégèses, il faudrait poursuivre l’étude afin de lister quels types de regroupements d’unités les élèves acceptent ou refusent, les questions-réponses semblant déjà en faire partie.
54L’observation de ces quelques textes nous amène à distinguer, pour certains élèves, un niveau de découpage supérieur à celui des unités syntaxiques : celui des unités textuelles.
55Le point est alors un bon outil pour ce découpage et a plusieurs fonctions. Il peut marquer des périodes, des « unités discrètes » (Fabre, 1989) correspondant à des épisodes narratifs. Il permet de différer des compléments, créant ainsi un effet stylistique. Il sert à encadrer des regroupements sémantiques, comme les questions-réponses.
56On constate ainsi que les regroupements que les jeunes scripteurs opèrent sont des traces d’organisation textuelle et non pas des marques de défaillance syntaxique.
57Nous devons éviter d’observer les signes de ponctuation utilisés par les enfants en les liant uniquement aux emplois que nous leur connaissons. Si connaitre les représentations des élèves est utile à l’enseignant (Lemaître, 1999) et au futur enseignant (Paolacci & Garcia-Debanc, 2005) afin qu’il élargisse sa propre conception de la phrase (Rondelli, 2013, p. 80), cela n’est pas suffisant.
58L’analyse des textes scolaires montre qu’au-delà de la mise en application des indices repérés pour définir une phrase, les élèves utilisent des stratégies de segmentation qui dépassent le simple cadre de la phrase graphique. Ils restituent à l’écrit des unités syntaxiques et certains scripteurs prennent en compte des unités textuelles qui éclairent et renforcent l’analyse que l’on peut faire des constructions verbales.
59Il est nécessaire de poursuivre l’inventaire et la description des unités énonciatives, qui ne sont pas dans les inventaires scolaires, si l’on veut saisir le fonctionnement des élèves et par là même leurs attentes.
60Si l’enseignant en reste à la conception scolaire de la phrase, il lui sera difficile de percevoir toute la richesse des organisations dans les textes de ses élèves.