1À l’heure actuelle, au Liban, deux langues sont en situation de compétition dans le système éducatif qui prévoit leur enseignement précoce, en plus de celui de la langue arabe. Les élèves libanais se trouvent majoritairement scolarisés dans des écoles dites « francophones » où ils apprennent l’anglais en troisième langue (Haddad, 2002 ; Hoyek, 2004 ; Hoteit, 2010). Tandis que d’autres, actuellement minoritaires, sont scolarisés dans des écoles où le médium d’enseignement est l’anglais, le français n’intervenant qu’à la troisième place comme langue enseignée. Si ces derniers, devenus étudiants, se dirigent quasi naturellement vers les universités anglophones, ceux sortis des écoles « francophones » eux aussi se tournent de plus en plus vers les universités « anglophones » où le français n’a plus voix au chapitre. Si les élèves scolarisés dans des écoles libanaises « francophones » arrivent à intégrer les universités « anglophones », ceux scolarisés dans des écoles « anglophones » considèrent d’office qu’ils n’arriveront jamais à faire leurs études supérieures en français, alors qu’ils ont appris cette langue comme troisième langue à l’école. Ils suivent en cela une représentation sociale, très largement partagée au Liban, qui prône un ordre d’apprentissage allant du français, langue réputée difficile, vers l’anglais, langue considérée comme facile. Dans cette contribution, nous remettons en cause cette représentation pour tenter de donner aux étudiants « anglophones » la possibilité d’être trilingues au même titre que leurs homologues « francophones » et, éventuellement, de faire des études supérieures en français. Avec le dessein de favoriser, lors de formations initiale et continue, la prise de conscience de ces représentations par les enseignants, nous analysons des entretiens semi-directifs menés auprès de deux étudiants, très minoritaires, qui ont osé effectuer le parcours inverse de cet ordre. Ce travail à partir de ces représentations peut, selon nous, aider à la rationalisation de cette hiérarchisation chronologique dans l’apprentissage des langues au Liban.
2Les Libanais, qu’ils soient spécialistes des langues ou profanes, avancent comme un postulat que l’apprentissage de la langue française avant celui de la langue anglaise facilite l’apprentissage de cette dernière. À tout parent qui désire que ses enfants soient trilingues, on conseille, dès l’école maternelle, un établissement « francophone » qui enseigne, outre l’arabe littéral, d’abord le français comme langue seconde (donc langue outil ou medium d’enseignement) et ensuite l’anglais comme troisième langue. Selon la sociolinguiste Hoteit (2010), « les parents ont tendance à orienter leurs enfants vers une école francophone au début de leur scolarisation afin d’acquérir un bon bagage linguistique et culturel en français, lequel faciliterait plus tard l’apprentissage de l’anglais » (p. 53).
3Ce chemin est tellement bien suivi qu’il s’ensuit la représentation dominante d’un trilinguisme qui ne serait l’apanage que des seuls francophones, « c’est-à-dire de ceux qui ont appris le français comme première langue étrangère et qui ont appris les disciplines scientifiques en français » (Hoyek, 2004, p. 49). Mais quelles raisons donne-t-on à l’adoption de cet ordre dans l’apprentissage des langues ? Le motif est toujours relié à la prétendue difficulté de la langue française en comparaison avec la prétendue facilité de la langue anglaise (Haddad, 2002). Ces représentations épistémiques du français et de l’anglais circulent-elles dans d’autres zones géographiques ? A-t-il jamais été prouvé que l’apprentissage du français doive précéder celui de l’anglais puisqu’il le faciliterait ?
4Quelles que soient les réponses à ces questions, la réalité de la situation libanaise est qu’au moment du choix de l’université à intégrer, les étudiants « francophones » (c’est-à-dire ceux qui ont suivi leur cursus entier avec le français comme langue d’enseignement) se dirigent de plus en plus vers les universités « anglophones » (Chéhadé, 2008 ; Hafez, 2006 ; Diab, 2006 ; Smaïly-Hajjar, 1996), alors qu’il est rarissime qu’un étudiant « anglophone » s’inscrive dans une université « francophone » ou dans un département de français faisant partie d’une université majoritairement « anglophone » : « inutile de rappeler que les étudiants francophones sont en mesure de suivre un cursus anglophone alors que le cas inverse est rare » (Hafez, 2006, p. 125).
5Remettre en cause ces représentations des langues et de leur apprentissage permettrait sans doute de renverser la donne en faisant entrevoir aux étudiants « anglophones » la possibilité de faire des études universitaires entièrement ou partiellement en français.
6Pour essayer de mieux comprendre la situation et donner un début de réponse à ces questions, nous avons procédé à une pré-enquête qualitative qui a consisté à réaliser deux entretiens semi-directifs de recherche auprès de deux étudiants considérés comme très atypiques au Liban. Il s’agit de Widad, libanaise et de Tarek, syrien (désormais W. et T.), qui ont fait le chemin « à l’envers » : ayant suivi un cursus de base en anglais, ils ont appris le français ultérieurement comme troisième langue. L’examen de ces deux cas ne prétend aucunement tirer des conclusions en les généralisant sur l’ensemble de la population libanaise, mais vise à illustrer avec ces deux étudiants, rarissimes mais bien réels, la possibilité offerte aux étudiants libanais de sortir des sentiers battus en réussissant à devenir trilingues tout en ayant suivi une éducation de base en anglais. Il s’agit là d’analyser leurs propos, recueillis à l’issue heureuse de leur itinéraire, et de les exploiter à des fins de formation des enseignants de langues, au premier rang desquels se trouvent ceux de français.
7Au moment de se présenter au département trilingue de Langues vivantes et traduction de l’université de Balamand, W. et T. se sont heurtés à la question de la maitrise de la langue française, condition nécessaire à l’accès de ce département trilingue (arabe-français-anglais). Convaincus de leur choix de spécialisation, ils ont retardé d’une année l’intégration de ce département pour la consacrer à l’apprentissage intensif du français. C’est ainsi qu’ils ont pu atteindre le niveau B2 selon le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL), niveau qu’atteint d’habitude un apprenant libanais appliqué après une quinzaine d’années d’apprentissage du français dans les écoles « francophones », et ce à raison de 6h/semaine en moyenne, sans compter les heures accordées aux disciplines non linguistiques enseignées elles aussi en français dans ces écoles (Assaf Khoury, 1998 ; Haddad, 2002 ; Hafez, 2006). En accomplissant cette « prouesse », W. et T. ont infirmé l’idée reçue et très répandue qui consiste à présenter l’apprentissage du français après l’anglais, comme mission très difficile voire impossible.
- 1 Les apprenants libanais ont une langue première hybride : le libanais appris en famille et pratiqué (...)
8Dans son enquête effectuée en 2004 auprès de 284 étudiants affiliés à trois universités libanaises « anglophones1 » : l’université américaine de Beyrouth, l’Université libano américaine et une université majoritairement « anglophone », l’université de Balamand, Diab (2006) a constaté que « 81 % des étudiants enquêtés [43 % d’entre eux avaient été affiliés à des écoles francophones] ont déclaré qu’il était plus facile d’apprendre le français avant l’anglais et non le contraire » (p. 89). Cette idée se trouve parfaitement illustrée par les propos de l’un des enquêtés de Gueunier, Haddad et Aucagne (1993), dans leur livre Le français au Liban : « Une fois qu’on sait le français, c’est facile d’apprendre l’anglais » (p. 169), ou par ceux d’un autre enquêté de Hafez (2006) : « C’est beaucoup plus facile d’apprendre l’anglais quand on possède la langue française » (p. 190). Cette prétendue vertu de la langue française trouve son origine, d’après Gueunier et coll. (1993), dans les supposées facilité de l’anglais et difficulté du français. Ces données ont une influence directe sur les choix dans l’ordre de l’apprentissage de ces deux langues dans la société libanaise (Haddad, 2002).
9Dans l’enquête précédemment citée, Diab (2006) affirme que « les étudiants enquêtés perçoivent l’anglais comme une langue facile, voire très facile et le français comme une langue difficile » (p. 88). Cette même idée a été sans cesse répétée par l’entourage de T. et W. « Chaque personne qui entend que je suis en train d’apprendre le français alors que je suis anglophone / me dit / msad’a ḥalik / you think you can do it ↑ même les francophones me disaient que le français était difficile pour eux » (W.). Les apprenants « francophones » comme les « anglophones » ont en fait le même état d’esprit : « les élèves qui apprennent l’anglais ont cette idée / que le français est difficile / il vaut mieux choisir l’anglais / car il est plus facile / » (T.). Ces affirmations ne sont pas nouvelles, elles ne sont pas l’apanage d’une génération en particulier, mais continuent à circuler d’une génération à l’autre. C’est ainsi qu’en 1979, Rabbath déclare : « La maitrise du français est difficile en elle-même, à la différence de l’anglais, dont l’appréhension pourrait intervenir tardivement. » (p. xvii) Comme on l’a déjà remarqué, ces affirmations ne sont pas non plus le propre des non-spécialistes : « ma tante [elle-même professeure de français] m’avait dit si tu avais appris le français au début / tu aurais été plus à l’aise dans l’apprentissage de l’anglais » (T.). D’ailleurs, Gueunier, Haddad et Aucagne (1993) avouent que « la première observation qui frappe, lors de l’analyse des entretiens, c’est la constante du motif de la “facilité” de l’anglais, opposé à celui de la “difficulté” du français » (p. 175). Cette image est renforcée par celle de la rigueur des professeurs de français « quand on fait une faute en français / le professeur va faire des remarques sur tous les détails sans exception / […] alors que les profs d’anglais vont commenter les choses principales » (W.). Les résultats des examens officiels ne font que consolider cette image, puisque Hafez (2006) constate que, « le taux de réussite en français est très faible par rapport à l’anglais à tous les niveaux de l’apprentissage » (p. 108)
10Y aurait-il vraiment des langues plus difficiles que d’autres ? Qu’en est-il de cette représentation épistémique de ces deux langues ?
- 2 C’est le cas de la langue allemande enseignée en France. Cette langue jugée difficile n’a été chois (...)
11Dans une enquête effectuée en France auprès de 300 étudiants et professeurs, Forlot (2009) note que « 86 % des personnes interrogées estiment qu’il existe, dans l’absolu, des langues plus difficiles que d’autres » (p. 16). D’ailleurs, la facilité constitue pour Dabène (1994) la deuxième des cinq échelles de mesure de ce qu’elle appelle le statut informel des langues formé d’« un ensemble de représentations fortement stéréotypées qui bien que fortement corrélées aux traditions idéologiques et culturelles en vigueur […] sont, en général, fortement teintées de subjectivité » (p. 50). Cette image de la difficulté de la langue est pour Barbeiro (2013) « l’expression de la représentation de l’effort que le sujet doit faire pour arriver à comprendre ou à parler une langue particulière » (p. 151). Elle pourrait donc être dissuasive si les résultats obtenus dans l’apprentissage ne sont pas jugés dignes de l’effort fourni. Par contre, certains considèrent la facilité de la langue comme dévalorisante (Gueunier et coll., 1993, p. 177) et la difficulté comme valorisante et prestigieuse2.
12Pour revenir à la langue française, Forlot (2009) signale dans son enquête précédemment citée que « 83,5 % d’entre eux [300 étudiants et professeurs français] considèrent le français comme une langue difficile à apprendre pour un étranger » (p. 16). De même, Billiez (1996), dans une enquête réalisée dans le cadre du programme Galatea, cite les résultats de l’étude menée par Apotheloz et Bysaeth (1981) qui montre que les enquêtés neuchâtelois caractérisent la langue française comme « difficile », voire « inaccessible » (p. 406). De son côté, Barbeiro (2013) dans son enquête auprès d’élèves portugais a révélé que pour ces derniers « deux langues se détachent comme « difficiles » : le chinois et le français » (p. 152). Les Libanais ne sont donc pas les seuls à percevoir la langue française comme « difficile ».
13Dabène (1994) insiste sur « l’influence que peut avoir la représentation de facilité sur les stratégies déployées lors de l’apprentissage » (p. 51), mais aussi et surtout sur le choix de la langue à apprendre. Au Liban, le choix de l’école « francophone » à l’âge de trois ans est bien évidemment celui des parents et fait partie de la stratégie scolaire familiale (Bernaus et coll., 2003, p. 151). Mais le choix universitaire est sans doute soumis, au moins en partie, à la volonté du jeune universitaire. En effet, comme précédemment mentionné, de plus en plus de jeunes Libanais scolarisés dans des écoles « francophones » optent pour des universités « anglophones », considérées comme plus porteuses en terme d’avenir.
14Il est intéressant de signaler que cette représentation de la langue anglaise en tant que langue facile et de la langue française comme difficile est tellement ancrée dans les esprits que nos deux étudiants W. et T., qui ont par leur démarche infirmé l’idée très répandue quant à la difficulté de l’apprentissage du français après l’anglais, ont déclaré qu’il « est plus facile d’apprendre le français après l’anglais / parce que tout le monde sait que l’anglais est plus simple » (W.). Ils ont donc fait usage du même argument « l’anglais est plus simple que le français » qui a toujours été utilisé pour convaincre les parents de scolariser leurs enfants dans des écoles francophones, et ce, dans le but de prouver le contraire : parce que l’anglais est plus simple, il est normal qu’on l’apprenne en premier. Il s’avère donc que, quel que soit l’ordre préconisé pour l’apprentissage des langues, le même argument de la difficulté du français et de la facilité de l’anglais est utilisé.
15Cette représentation épistémique des langues, tout en étant l’une des plus marquées dans le contexte libanais, n’est néanmoins pas la seule. On constate que la langue française est de plus en plus cantonnée dans l’image culturelle, « le français c’est la culture » (W.), et plus particulièrement la culture littéraire « avec le français / j’ai pu apprécier la littérature / le français littéraire est à ne pas comparer avec l’anglais littéraire » (T.). C’est loin d’être nouveau dans la société libanaise, puisque Rabbath (1979) évoque « l’érection du français, langue de culture [dès l’époque de] l’empire ottoman » (p. xiv). Ce n’est pas non plus particulier aux locuteurs libanais. En effet, cette image du français comme langue de culture est très largement partagée dans de nombreux pays. C’est ainsi qu’au Maroc, Benzakour (2010) constate que le français «langue culturelle, […] continue d’être le lieu d’une production littéraire importante » (p. 35). On retrouve la même situation en Pologne où « le français conserve toujours un caractère de luxe, de symbole de prestige, de culture » (Ziolkowski, 2004, p. 60). Il en est de même pour la Thessalie « la langue française était considérée dans la société thessalienne, tout comme aujourd’hui, une langue raffinée, utilisée par des couches sociales favorisées et porteuse d’un prestige de culture supérieure » (Kourdis, 2004, p. 39). D’ailleurs, dans son document Une langue pour apprendre, l’OIF (2010) après l’étude de l’« actualité de l’enseignement du et en français dans le monde » note que « l’image favorable dont elle [la langue française] jouit va traditionnellement de pair avec un certain prestige culturel » (p. 168). Cette image du français, véhicule d’une culture prestigieuse, est au demeurant limitative. En effet, le rôle attribué par les Libanais, des décennies durant, au français en tant que langue de la modernité et du lien avec le monde (Rabbath, 1979 ; Naaman, 1979 ; Abou, 1994 ; Haddad, 1994 ; Khorassandjian, 1994 ; Tuéni, 1986), est actuellement rempli par l’anglais « c’est le link avec lequel je peux communiquer avec tout le monde / avec cette langue je peux unlocker the whole world » (W.), ou alors, « avec l’anglais / je suis devenu citoyen du monde » (T.). L’anglais est ainsi considéré comme la clé de l’ouverture au monde, une valeur sûre nécessaire pour une interaction à vaste échelle.
16Ces images des langues circulent autant parmi les spécialistes que parmi les profanes et se répercutent directement sur les attitudes des apprenants face à l’apprentissage des langues au Liban. Selon Bernaus et coll. (2003) « les attitudes sont liées d’une part aux représentations des langues et des cultures et d’autre part aux stéréotypes associés aux locuteurs natifs de ces langues. » (p. 140). Dans les propos tenus dans les deux entretiens, représentations des langues et stéréotypes des locuteurs natifs coïncident, « les Français ont leur histoire / ils apprécient toutes les formes de l’art / les Anglais apprécient aussi mais pas aussi bien que les Français / ils ont un rapport plus strong avec les arts / même le peuple français est plus cultivé artistiquement » (W.). Notons au passage la confusion absolue entre la langue française et la France et par suite l’exclusion de tout autre pays francophone.
17Mais comment définir les attitudes ? Selon Bernaus et coll. (2003), c’est la « disposition à […] [l’]état de préparation à un certain mode d’action » (p. 139). L’une des attitudes cruciales dans toute entreprise, y compris celle de l’apprentissage des langues, c’est la motivation (Candelier, 2003 ; Lauret, 2007 ; Viau, 2007). « L’attitude à l’égard de la langue étudiée est très importante : une motivation insuffisante à l’égard de celle-ci peut s’expliquer soit par une attitude ethnocentriste, soit par une antipathie véritable à l’égard de la langue étudiée. » (Debyser, 1970, p. 44) Dans le cas de la société libanaise plurilingue, on est loin de l’ethnocentrisme, mais bel et bien au cœur de cette « antipathie » grandissante.
18Contrairement à T. qui n’avait jamais pris de cours de français car scolarisé dans une école syrienne où l’on apprend l’arabe et en arabe jusqu’à l’âge de six ans et où à partir de cet âge-là, l’anglais commence à être introduit comme seule langue étrangère, W. avait fait trois ans de français troisième langue de l’âge de 10 à 12 ans, à raison d’une heure par semaine. W. certifie fermement l’inefficacité de cet apprentissage. La première raison du fait que les élèves apprennent mal le français dans la majorité des écoles « anglophones » libanaises proviendrait du manque de motivation lié au fait que les apprenants ne voient pas clairement la finalité de cet apprentissage jugé « inutile », « personne ne prenait la classe au sérieux / parce qu’on n’avait pas besoin du français / » (W). Cette opinion est partagée par Diab (2006) :
La plupart des étudiants qui ont fréquenté des écoles anglophones ne prenaient pas au sérieux leurs classes de français et par conséquent ne consacraient pas beaucoup de temps et d’énergie à l’apprentissage de cette langue. Par contre, beaucoup d’étudiants diplômés d’écoles francophones croient qu’il est essentiel pour eux de bien connaitre l’anglais, une langue dont ils auraient vraisemblablement besoin à des fins académiques et professionnelles. (p. 89)
19Cette raison d’ordre pragmatique parait bien évidente, mais est-elle la seule responsable du manque de motivation pour l’apprentissage du français ? La didacticienne Assaf Khoury (1998) avoue que, dans le contexte libanais, la langue française « souffre beaucoup au niveau de son apprentissage/enseignement […] à cause de nos choix méthodologiques mal adaptés, de nos programmes […] vieillots, de nos méthodes démodées et de nos manuels qui manquent d’intérêt » (p. 48). Le manque de motivation est donc intrinsèquement lié aux programmes et aux modalités d’apprentissage du français. W. et T. le confirment pour certaines écoles « anglophones » : « La prof écrit au tableau/ on apprend par cœur ce qu’elle écrit et on le note sur nos cahiers » (W.). Ces modalités d’apprentissage du français ne sont pas le propre des seules écoles « anglophones ». Dans les écoles « francophones » aussi, l’enseignement de la langue française n’a pas bonne presse « les profs de français étaient tough with them [ses cousins et ses amis scolarisés dans des écoles francophones]/ Les profs d’anglais ne sont pas aussi sérieux » (W.).
20D’un côté les « manuels ne répondent ni aux besoins ni aux ambitions des étudiants » (Chéhadé, 2008, p. 337), et d’un autre côté, les méthodes traditionnelles utilisées se résument par la pratique de la mémorisation et l’adoption des manuels comme seuls supports d’apprentissage, tout cela étant ajouté à l’intransigeance dans l’évaluation. Tous ces éléments participent à la démotivation des apprenants. Apparait aussi le handicap de la focalisation sur l’écrit (Assaf-Khoury, 1998 ; Chéhadé, 2008), puisque « l’enseignement du français ne s’occupe que du texte et de la langue écrite, ne recourant à l’oralité que pour la lecture à haute voix » (Chéhadé, 2008, p. 336). La négligence de l’oral à l’école, ajoutée à la rigueur des professeurs de français (soulignée ci-dessus par W.) pourrait figurer parmi les raisons principales pour lesquelles l’usage du français pour la communication quotidienne se ferait rare entre les jeunes selon T. : « à l’université de Balamand [à majorité anglophone] que ce soit pour discuter des cours / ou de la vie de tous les jours / on utilise un mélange d’arabe dialectal et d’anglais […] même avec des personnes qui connaissent le français / on parlait l’anglais / parce que la majorité des étudiants qui avaient le français comme langue seconde / avaient des problèmes à utiliser cette langue au quotidien / » (T.). Quand ce même étudiant a intégré l’Université Saint Joseph, « francophone » (désormais l’USJ) pour faire un Master en interprétation, il a constaté : « c’est plus le franbanais qui est utilisé. Ils utilisent des mots français dans des phrases arabes ». Contrairement à ses attentes, T. constate la grande insécurité linguistique des francophones de l’USJ : rares sont ceux qui osent s’exprimer longuement en français. « […] le statut de l’anglais à Balamand n’est pas le même que celui du français à l’USJ », l’anglais est utilisé plus aisément par les étudiants de Balamand que ne l’est le français par ceux de l’USJ. (T.) Cette constatation est confirmée par l’enquête de Hafez (2006) qui a conclu que pour les « anglophones » « l’écart est peu important entre l’anglais lu, compris, écrit ou parlé [alors qu’il l’était parmi les témoins francophones]. Il semblerait qu’ils ressentent moins d’insécurité linguistique que les francophones » (p. 182). Isabelle Bassil-Grappe (2010) insiste beaucoup sur cette insécurité linguistique en français des Libanais.
21Toutes ces représentations du français et ces pratiques reliées à sa didactique au Liban sont loin de susciter l’engouement pour son apprentissage, même quand il s’agit d’un apprenant qui reçoit son éducation de base en français. Qu’en serait-il d’un anglophone ?
22En présentant les études supérieures en français comme inaccessibles après un apprentissage scolaire « anglophone », la population constituée des élèves « anglophones » est d’office exclue de cet enseignement. Quant aux élèves « francophones », ils sont divisés entre les deux catégories d’universités (« anglophones » et « francophones »), ce qui aboutit à un déséquilibre quantitatif en faveur des universités « anglophones ». Pour contrer cette vague et pour rassurer les apprenants (Hafez, 2006, p. 125), les universités libanaises « francophones » introduisent la langue anglaise dans leur enseignement. C’est ainsi que l’USJ, université « francophone » par excellence, a introduit l’anglais comme langue obligatoire3 depuis 1999/2000. Alors que de leurs côtés, les universités « anglophones » ne ressentent pas la nécessité d’introduire la langue française dans leurs cursus.
23Les représentations précédemment analysées de l’anglais et du français, en plus de l’absence de toute politique linguistique claire de la part du gouvernement libanais (Cuq, 1993 ; Hafez, 2006 ; Eid, 2012) ont sûrement leurs parts de responsabilité dans cette pratique universitaire.
24Le non-dirigisme linguistique étant l’une des constantes de l’État libanais, démontrer, dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignants, à l’aide de données objectives et d’analyses des représentations, la fausseté de la croyance qui consiste à présenter le français comme inaccessible aux « anglophones », travailler les modalités d’enseignement du français dans le système scolaire libanais en général et dans les écoles « anglophones » en particulier, aideront à ouvrir les portes du trilinguisme et accessoirement celles des études supérieures en français aux élèves « anglophones » au même titre qu’à leurs collègues « francophones ».
25Les deux étudiants W. et T. ont prouvé par leur démarche intuitive et individuelle défiant les préjugés que le trilinguisme des anglophones libanais n’est pas un mirage, mais une réalité accessible à tout anglophone qui le désire.
26En somme, les représentations de la langue française en tant que langue « difficile » qui n’est pas vraiment « utile » pour les études d’abord et l’emploi plus tard, ont une influence directe sur les attitudes des apprenants libanais vis-à-vis de son apprentissage et de sa pratique au quotidien. Mais ce qu’il ne faudrait jamais perdre de vue c’est que « les attitudes sont construites, il faut savoir comment elles peuvent être changées » (Bernaus et coll., 2003, p. 140). Il en est de même pour le stéréotype, « on le croit à tort fixé », mais il est « toujours en mouvement » (Goulet, 1994, p. 7). Nous avons très clairement constaté à travers l’expérience de W. et de T. qu’il n’en était rien de la prétendue relation de cause à effet : le français est difficile, l’anglais est facile, donc l’apprentissage du français après l’anglais est impossible. Ces deux « anglophones » ont réussi à apprendre le français à l’âge adulte et à intégrer une filière de traduction. S’ils ont pu le faire, d’autres le peuvent aussi à condition qu’ils soient suffisamment éclairés et motivés. Il convient d’ailleurs de revenir, dans cette conclusion, sur le point de départ de cette relation, c’est-à-dire l’idée de la difficulté intrinsèque de certaines langues, ce qui est contesté par tous les didacticiens, comme l’affirme Assaf-Khoury (1998) : « La langue française […] n’est pas plus difficile à apprendre que d’autres langues. » (p. 45) C’est ainsi que les problèmes rencontrés dans l’apprentissage d’une langue ne relèvent pas de « la complexité de son système linguistique […] mais surtout […] de nos choix méthodologiques mal adaptés, de nos programmes […] vieillots, de nos méthodes démodées et de nos manuels qui manquent d’intérêt » (Assaf-Khoury, 1998, p. 48). La mission principale des didacticiens est donc d’œuvrer pour la modernisation des manuels de français, et ce en les rendant plus attractifs et interactifs, centrés autant sur l’oral que sur l’écrit. D’autre part, il serait pertinent de réfléchir dans toutes les écoles libanaises à « la formation à l’“arbitraire esthétique” de la langue » (Forlot, 2009, p. 17). Si cet « arbitraire esthétique » des langues est impossible à atteindre, il faudrait au moins ne pas adopter une attitude fataliste et défaitiste, mais œuvrer d’abord à l’extériorisation de ces représentations, leur analyse et leur comparaison avec les données objectives. Le fait de cantonner la langue française dans le domaine culturel, même si nous le considérons dans une perspective plus large en admettant que « les réalités culturelles informent les réalités politiques » (Maïla, 2007, p. 66) risque de l’exclure du monde de la communication internationale en général, et scientifique/technique en particulier.
27Il est souhaitable que ce travail de conscientisation et d’essai de remodelage des représentations soit fait en premier lieu auprès des enseignants et plus particulièrement les enseignants de langue française qui ont une grande part de responsabilité non seulement dans la diffusion de ces représentations, mais aussi dans l’enracinement de ces dernières à travers certaines pratiques didactiques : mémorisation, centration sur l’écrit, attitude puriste et perfectionniste qui met les apprenants d’emblée dans une situation d’impuissance, d’insécurité linguistique, et par suite d’échec. L’une des démarches à suivre serait celle de rendre, à l’image du Liban, l’enseignement des langues plurilingue. Non dans le sens d’accumuler les enseignements indépendants de trois langues dans le même cursus, comme c’est le cas aujourd’hui, mais dans celui d’assurer un dialogue entre les langues enseignées. Ce dialogue interrogera constamment les acquis langagiers des apprenants dans les autres langues et en profitera pour un apprentissage plus efficace et plus économique en termes de temps et d’efforts.