1Cette contribution s’intéresse aux représentations et aux pratiques linguistiques de futurs enseignants du primaire au Québec et propose plus particulièrement trois portraits d’étudiants de 4e année d’un programme universitaire de formation à l’éducation préscolaire et à l’enseignement primaire. Nous présenterons d’abord quelques éléments sur le rapport qu’entretiennent les futurs maitres avec le français oral standard, en portant notre attention sur des études menées sur le sujet en contexte québécois. Nous exposerons ensuite les grandes lignes de la recherche que nous avons menée afin de mieux connaitre les représentations et pratiques linguistiques des étudiants se destinant à l’enseignement primaire. Puis, nous brosserons le portrait de trois étudiants ayant participé à notre étude. L’analyse de ces portraits nous permettra de formuler quelques recommandations quant à la formation des enseignants à l’oral et à la didactique de l’oral, notamment en ce qui concerne la variation linguistique et la maitrise des registres de langues.
2Communiquer dans une « langue de qualité » est une des compétences professionnelles attendues chez les enseignants, tel que le précise le référentiel québécois de la profession enseignante (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001). La langue est en effet le principal outil de travail de l’enseignant, son mode de communication privilégié pour transmettre les savoirs, gérer la classe et interagir avec les élèves. L’enseignant joue de la sorte un important rôle de modèle linguistique. Or, la compétence à communiquer oralement pose un défi aux futurs enseignants, en ce qui concerne la maitrise de la norme, ici le français québécois oral standard. Ce dernier correspond au niveau de langue socialement admis par l’ensemble de la population québécoise, tel que l’a établi en 1977 l’Association québécoise des professeurs de français : « Le français standard d’ici est la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle. » (p. 11)
3Plusieurs recherches ont montré que les futurs enseignants connaissent peu ou mal les variantes standard du français oral québécois. Par exemple, Lebrun (2008) souligne que « les futurs enseignants ont non seulement peu conscience des variantes de registre de la langue parlée, mais sont très peu attentifs à leur propre façon de s’exprimer » (p. 54). C’est également le constat que font Gervais, Ostiguy, Hopper, Lebrun et Préfontaine (2001). Ces chercheurs ont examiné les productions orales de 285 étudiants de trois universités québécoises. Les étudiants avaient pour consigne de s’exprimer en « français soigné », dans un exposé d’une durée d’environ 3 minutes. Durant celui-ci, chaque étudiant a produit une moyenne de 33,11 variantes de registre familier. D’autres recherches encore attestent de l’utilisation d’un nombre élevé de variantes familières en situation de production formelle, bien que les futurs enseignants produisent tout de même un certain nombre de variantes du registre standard (Ostiguy, Champagne, Gervais & Lebrun, 2005 ; Ostiguy & Gagné, 2001).
4Comment expliquer cette méconnaissance des caractéristiques des différents registres et les performances plutôt moyennes des étudiants lorsqu’on leur demande de s’exprimer en français standard ? La formation reçue par les futurs enseignants est peut-être en cause.
5Au Québec, afin d’obtenir un permis d’enseignement, les futurs maitres doivent compléter une formation universitaire d’une durée de quatre ans. La plupart des universités de la province offrent des programmes de formation en éducation préscolaire et primaire. Les cours offerts en français et en didactique du français varient cependant d’une université à l’autre. Ainsi, certains programmes comptent des cours de didactique de l’oral, d’autres offrent uniquement des cours de communication orale et écrite. Il se peut donc que les étudiants de certains programmes bénéficient de peu d’enseignement en français oral, alors que d’autres en reçoivent davantage.
6Outre les contenus dispensés dans le contexte de formation universitaire, il faut prendre en compte l’attitude des étudiants envers la langue, une variable susceptible d’influencer le recours au registre standard en situation formelle. Cette attitude peut par ailleurs changer en cours de formation, notamment lorsque les étudiants prennent progressivement conscience de leur rôle professionnel. Par exemple, selon une étude menée par Lebrun & Baribeau (2004), en fin de parcours universitaire, les étudiants affirment que l’enseignant doit être un modèle linguistique et faire preuve d’une certaine qualité d’expression (articulation, justesse du vocabulaire, clarté du discours, etc.). Parmi les sujets interrogés, plusieurs disent s’être améliorés durant leur formation, et avoir noté une distance entre le niveau de langue en usage dans la famille et le niveau de langue qu’ils utilisent, plus proche du standard. Ces étudiants ont une meilleure conscience de ce qu’est une langue orale « de qualité » et tendent, dans leurs pratiques, à recourir davantage à un registre soutenu. Cela illustre toute l’importance de l’étude des représentations linguistiques afin de mieux saisir ce qui pousse les futurs enseignants à privilégier ou non le recours à l’un ou l’autre des registres.
7Si certaines études dévoilent un changement de perspective sur l’usage du français standard au fil de la scolarité, d’autres font état de tensions entre la langue de tous les jours des étudiants et le registre valorisé en contexte d’enseignement. Maurais (1999) rapporte par exemple qu’ils manifestent de l’irritation lorsqu’on leur signale les variantes de registre familier qu’ils utilisent, en plus de se montrer réfractaires à l’idée de modifier leur expression orale afin d’y inclure davantage de variantes relevant du registre standard, même s’ils savent par ailleurs que cela fait partie d’une compétence professionnelle à développer. De même, pour certains étudiants, adopter le registre standard pourrait créer une distance entre eux et leurs élèves. Par exemple, dans une étude menée par Ostiguy (2000, non publié), les six futurs enseignants du secondaire interrogés ont affirmé leur intention d’employer en classe un français « correct », tout en précisant que celui-ci devrait être à la portée de leurs élèves. Les étudiants ont ensuite justifié cette intention en déclarant, d’une part, ne pas maitriser parfaitement la langue et redouter, d’autre part, de créer un fossé entre eux et leurs élèves s’ils s’exprimaient en « français soigné ».
8Mieux comprendre les raisons de ces résistances et mieux saisir, dans son ensemble, le rapport des étudiants au français québécois oral standard constitue un des objectifs de la recherche que nous avons menée dans le champ de la didactique de l’oral. Nous présenterons maintenant cette recherche un peu plus en détail.
9Comme nous l’avons mentionné plus tôt, même s’il est reconnu que l’enseignant doit agir comme modèle linguistique et comme représentant d’une langue française « de qualité » (aussi bien à l’oral qu’à l’écrit), on en connait trop peu sur la situation réelle dans les classes au Québec. En effet, à notre connaissance, il existe très peu d’études sur le français parlé par les enseignants en contexte authentique, soit en salle de classe. Notre recherche a voulu apporter une contribution en ce sens, en s’intéressant à l’étude des représentations linguistiques des futurs enseignants, de même qu’à l’étude de leurs pratiques linguistiques en contexte de classe de stage. Cette recherche a été menée en 2009-2010 auprès de 76 étudiants de 4 universités québécoises répartis ainsi : 61 étudiants de 3e année (3 universités) et 15 étudiants de 4e année (1 université).
Les objectifs de cette recherche sont les suivants :
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Décrire les particularités de la conscience linguistique des futurs enseignants, plus précisément leurs représentations et attitudes linguistiques envers le français québécois oral standard et la langue d’enseignement ;
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Décrire les pratiques effectives de français oral standard chez les futurs maitres au primaire en contexte de stage ;
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Établir un lien : a) entre les pratiques effectives (les usages de la langue en contexte de stage) et les pratiques déclarées (comment les étudiants, lors des entretiens de groupe, ont déclaré utiliser la langue) et b) entre les représentations linguistiques des étudiants, telles qu’elles ont émergé lors des entretiens de groupe, et l’utilisation de l’oral en contexte de stage.
10Dans cet article, notre propos s’inscrit à l’intérieur du dernier objectif, qui vise à mettre en relation représentations et pratiques linguistiques.
11Cette section présente la façon dont nous avons recueilli les données pour chacun des deux premiers objectifs et comment nous avons traité et analysé celles-ci. Nous présentons ensuite un très bref aperçu d’ensemble des résultats relatifs au premier objectif de recherche, ce qui permettra d’éclairer certaines des données présentées dans les portraits d’étudiants de la prochaine section.
12Pour la première partie de l’étude, nous avons mené des entretiens de groupe afin de recueillir les représentations linguistiques des futurs enseignants. Ce mode de collecte de données contribue à réduire les biais possibles dus à la présence de l’enquêteur, en comparaison d’autres outils comme l’entretien individuel dirigé ou semi-dirigé (Gadet, 2007 ; Maurer, 1999 ; Milroy & Gordon, 2003). Les entretiens de groupe ont été menés par la même personne dans les quatre universités participantes. Chaque entretien, d’une durée d’une heure, regroupait de 4 à 8 étudiants. Un petit enregistreur numérique a servi à capter les propos des participants.
13Pour la deuxième partie de l’étude, nous avons procédé au recrutement d’étudiants parmi ceux ayant participé aux entretiens de groupe et avons pu constituer un échantillon de 16 étudiants. Pour chaque étudiant, un enregistrement sonore d’une séance d’enseignement en stage a été réalisé, d’une durée d’environ 50 minutes. Un micro-cravate et une enregistreuse numérique ont été fournis à l’étudiant, l’enquêteur n’ayant ainsi pas à être présent en salle de classe.
14D’abord, les entretiens de groupe ont été retranscrits et anonymisés. Nous avons ensuite constitué une liste de codes mixtes pour le traitement et l’analyse des données avec le logiciel Atlas-ti, c’est-à-dire une liste de codes issus de notre cadre théorique et de codes ayant émergé d’une lecture flottante des données (Huberman & Miles, 2002). Cela nous a permis d’établir la liste de codes suivante : Les contextes d’utilisation du langage familier/standard ; Les caractéristiques du français familier/standard ; La conception du français standard et de ses effets ; Le rapport au français standard comme enseignant ; L’enseignant comme modèle ; Les façons d’améliorer la qualité de la langue parlée. Chacun des entretiens a fait l’objet d’un codage par une personne et d’un contrecodage par deux autres personnes, afin de vérifier la fiabilité du codage initial.
15En ce qui concerne les enregistrements en classe de stage, afin d’en faciliter l’analyse, nous avons choisi d’effectuer le montage de 2 extraits de 3 minutes chacun, l’un comportant des consignes et explications (plus formel) et l’autre des interventions individuelles et des interventions de gestion de classe (moins formel). Ainsi, nous avons pu isoler les extraits relevant d’un même type de situation afin d’en faire une analyse plus rapide quant aux variables linguistiques présentes.
16Nous n’avons pas transcrit les extraits, le but étant de fournir une évaluation globale de chacun d’eux, telle que la ferait par exemple un superviseur de stage ou un formateur en contexte authentique d’évaluation. Selon l’expérience d’une des évaluatrices, qui a enseigné de très nombreuses années en formation des maitres, une écoute globale de 1 à 3 minutes de parole permet de se faire une idée assez juste de la compétence linguistique à l’oral de l’étudiant et d’isoler les variations linguistiques les plus saillantes, tant pour le registre standard que pour le registre familier.
17Chacun des deux extraits, pour chaque étudiant, a ensuite fait l’objet d’une évaluation par trois évaluatrices, au moyen d’un outil adapté d’une grille déjà utilisée pour évaluer le français oral des étudiants (Gervais, Laurier & Paret, 1994). Cette grille portait principalement sur l’évaluation des compétences linguistiques (aspects phonétiques, morphosyntaxiques et lexicaux). En effet, selon Maurais (2003), ce sont celles dont la maitrise pose le plus problème.
18L’étude des données issues des entretiens de groupe montre que les étudiants disent être attentifs à leur langage et qu’ils sont conscients de faire parfois des erreurs à l’oral. Ils manifestent également un désir de s’améliorer, même si l’atteinte d’un français plus standard leur demande des efforts. De plus, si les futurs enseignants se voient comme une sorte de gardiens de la langue et un modèle linguistique, ils ont aussi un fort désir de se faire comprendre. Les entretiens de groupe montrent en effet que l’intercompréhension est un des objectifs principaux poursuivis par les futurs enseignants lorsqu’ils envisagent l’utilisation de l’oral en classe. Certains croient même que le fait de s’exprimer dans un français standard pourrait mettre en jeu la compréhension des élèves, ce qui transparait, comme on le verra, dans un des trois portraits qui suivent. Enfin, le rôle de modèle linguistique est ressenti par la majorité des étudiants et plusieurs affirment l’importance de celui-ci auprès des jeunes élèves et des élèves allophones. Faute d’espace, nous ne pouvons en dire plus sur les résultats issus des entretiens de groupe, mais le lecteur intéressé trouvera des données plus détaillées dans Tremblay & Mottet (2012).
19Nous présentons maintenant trois portraits qui permettent d’illustrer les trois principales postures que nous avons relevées chez les étudiants ayant participé à l’étude. Pour ce faire, nous rendons compte des représentations de trois étudiantes quant au français standard, telles qu’elles les ont exprimées pendant les entretiens de groupe, et nous les comparons à leurs pratiques de français en classe de stage. Soulignons enfin que nous avons attribué des prénoms fictifs aux trois personnes dont nous dressons maintenant le portrait.
20Annie semble avoir une attitude positive à l’égard de l’oral standard. Elle l’identifie, durant les entretiens, comme le registre à adopter en salle de classe, tout en étant consciente que le registre de langue employé par l’enseignant peut varier en fonction de la situation. Par exemple, dans certains contextes (gestion de classe, intervention individuelle auprès d’un élève), la langue employée pourrait être plus familière :
- 1 Ce terme très utilisé au Québec signifie « ça fait que là ».
Annie : Quand l’enseignante enseigne, elle doit non seulement passer son contenu, aussi elle doit garder bon, tous ces élèves dans sa classe, (il) y en a p(eu)t-êt(re) qui vont la déranger, là, ça va aussi la perturber dans son enseignement. Pis aussi, elle va peut-être intervenir auprès d’un élève, faque là1, c’est plus du un à un, faque c’est de passer tout le temps du groupe à l’individuel, qui peut peut-être…
Enquêteur : Faire en sorte que la langue change ?
Annie : Oui, peut-être.
Enquêteur : Comme si, quand on est en individuel, ça va être plus familier ou…
Annie : Plus populaire là, oui.
21Ainsi, même si elle affirme souhaiter s’adresser aux élèves en tout temps dans une langue standard, elle souligne que le contexte de la salle de classe rend cela difficile, notamment lors des interventions visant à gérer le fonctionnement du groupe. L’étudiante ajoute ainsi, plus loin dans l’entretien, qu’il y « a des circonstances où, là, on peut tasser un peu la langue ». En contexte de stage, nous avons pu observer qu’elle variait en effet son registre de langue en fonction de la situation. Cette variation dans l’usage de la langue concorde avec ce qu’elle a affirmé lors des entretiens quant au(x) registre(s) à utiliser en classe. En effet, dans les extraits que nous avons évalués, elle a obtenu une note globale plus élevée en situation formelle qu’en situation moins formelle.
22Par exemple, en contexte moins formel, les variations phonétiques et morphologiques produites relèvent du registre familier, Annie prononçant par exemple /ʃy/ (chus) plutôt que j(e) suis. Lors des entretiens, elle avait pourtant jugé cette prononciation inappropriée pour la salle de classe, affirmant qu’elle corrigerait un élève qui prononcerait ainsi et l’encouragerait plutôt à utiliser j(e) suis. Cela illustre que, malgré une connaissance juste des distinctions entre code oral et code écrit, et entre oral standard et oral familier, l’étudiante ne maitrise peut-être pas l’utilisation effective des variantes linguistiques associées à l’usage de l’oral standard.
23Annie croit aussi que pour « bien parler », il ne faut faire ni erreurs d’accord ni diphtongaisons, ce qui constitue une représentation juste des caractéristiques du registre standard. Nous n’avons relevé aucune erreur d’accord dans son enregistrement en stage, mais quelques diphtongaisons, toutes produites en situation moins formelle (un kilogramme, base, deux mètres). Précisons qu’en situation formelle, les mots un, espace et problème, qui contiennent les mêmes voyelles susceptibles d’être diphtonguées, ne le sont pas. Nous émettons l’hypothèse que l’étudiante ne diphtongue pas en situation formelle parce qu’elle fait plus attention à sa façon de parler. Elle est donc consciente que la diphtongaison est à éviter en situation formelle, ce qui concorde avec ce qu’elle affirme dans les entretiens. Annie manifeste également le désir de se corriger et de s’améliorer, ce qui pourrait expliquer son souci à utiliser le standard dans les situations qui l’exigent davantage.
24En somme, on peut dire que les pratiques déclarées par l’étudiante quant au français à parler en classe concordent avec ses pratiques effectives, car elle s’approche davantage du standard en situation formelle, semble faire plus attention à sa prononciation et se corrige pour ce qui est de certains éléments lexicaux. Cette attention portée au discours en situation formelle rejoindrait d’ailleurs une préoccupation qu’elle a exprimée lors de l’entretien de groupe, à l’instar de plusieurs autres étudiants. Selon elle, il est important d’être conscient de sa façon de parler en classe et de se corriger si on réalise qu’on a fait une erreur.
25Enfin, Annie croit que l’utilisation du registre standard peut créer une distance avec les élèves, mais que celle-ci est souhaitable, car l’enseignant est un modèle et les élèves doivent le percevoir ainsi :
Ben moi je pense en fait que peut-être que ça peut créer une distance, mais peut-être que cette distance-là a aussi lieu d’être. T(u) sais, un enseignant c’est pas un ami, pis c’est un enseignant, c’est un modèle, c’est quelqu’un qui se doit de bien parler.
Encore une fois, un tel propos dénote un réel souci de bien jouer son rôle de modèle linguistique et de recourir au registre standard.
26À partir des données tirées de l’entretien de groupe, nous pouvons affirmer que Julie est consciente de la variation existant à l’oral. Cependant, nous avons relevé quelques représentations erronées en ce qui concerne la caractérisation des registres de langue. Par exemple, elle affirme qu’il est correct de ne pas dire tous les ne de négation, mais elle croit que cela est associé au registre populaire. De plus, elle rejette les prononciations familières, sans toutefois les associer directement à ce registre :
Je pense que les choses à proscrire ce serait aussi euh, tout ce qui est vraiment le registre de langue euh, que(l)que chose ou « toé » pis « moé », des choses comme ça, là. Je pense que là, ça gricherait là dans mon oreille. Du langage courant, ça passe. […] (Il) y a certains mots anglais je pense qu’on accepte plus facilement dans notre société. Le fun, je pense que tout le monde l’utilise, ou c’est tough. Mais (il) y en a d’autres que on dit « Woh là, tu pourrais changer ». Quand c’est pas courant là, on pourrait le changer.
27Il nous semble qu’il y a confusion chez cette étudiante entre les notions de registre courant, standard ou soutenu, ce dont témoigne l’extrait suivant :
Enquêteur : Mais pour toi, est-ce que bien parler c’est parler à la française ? C’est ça bien parler ?
Julie : Oui, mais je pense que c’est l’extrême.
28Comme nous l’avons mentionné, Julie accepte l’omission du ne de négation et rejette les prononciations familières. Bien prononcer tous les mots fait également partie de ce qu’elle considère être un « bon parler ». Dans l’enregistrement de stage, nous n’avons relevé qu’une occurrence de double négation en situation formelle, ce qui est cohérent avec son discours. Par contre, nous avons identifié plusieurs problèmes en ce qui concerne la prononciation. En situation formelle, le mot arriver est diphtongué, le mot bien est prononcé /bɛ̃/ et des consonnes finales sont omises. En situation moins formelle, le mot affaire est diphtongué et encore une fois quelques consonnes finales sont omises. En ce qui concerne la prononciation, nous ne pouvons donc pas dire que la performance de Julie corresponde à ce qu’elle-même considère être « bien parler ».
29En entretien, elle dit qu’il est important d’utiliser les mots justes et trouve qu’il est plus aisé de le faire lorsque l’on est bien préparé. En stage, elle emploie un seul mot familier en situation formelle (brocher plutôt qu’agrafer) et deux expressions familières en situation moins formelle (retourne-toi de bord et un coup que). Bien que la différence soit minime, nous émettons l’hypothèse que l’étudiante fait appel à moins de mots et expressions du registre familier en situation formelle parce qu’elle a pu préparer ses interventions. Au contraire, comme le discours est plus spontané en situation moins formelle, elle n’aurait pas le temps de réfléchir aux mots qu’elle emploie et aurait davantage recours au registre familier.
30Julie est consciente qu’elle doit « bien s’exprimer » devant les élèves, que cela fait partie de son rôle en tant qu’enseignante. Elle croit aussi qu’il est important de se corriger si on fait une erreur en classe. Elle dit s’efforcer de « mieux parler » qu’à l’habitude devant les élèves : « C’est sûr qu’avec les élèves, faut vraiment faire un effort encore un p(e)tit peu plus fort que si j’étais juste en train de parler avec mes amis. » Elle ajoute cependant plus loin durant l’entretien que son registre de langue pourrait changer, en fonction du groupe d’âge auquel elle s’adresse :
Je trouve qu’avec des plus vieux, ça fait partie de leur langage courant d’utiliser des mots anglais. Tandis qu’avec une classe de maternelle, sont encore, je sais pas, en apprentissage, plus fort en tout cas, des mots de vocabulaire, tout ça. Pis je vais faire plus attention, je vais moins dire c’est le fun. Je vais dire ah c’était amusant cette activité-là. En sixième année, je vais moins dire eille la gang, eille c’était super amusant hein? Je sais pas, je vais être plus tentée d’utiliser des mots, euh, des mots anglais, à moins que je voie qu’il y a vraiment une fixation sur un mot que je sais qu’ils pourraient très bien mettre en français.
31Une telle façon de penser est conforme à l’idée reçue selon laquelle parler un français standard pourrait contribuer à créer une distance avec les élèves. Cette opinion est plutôt répandue auprès des enseignants du secondaire, et ce n’est pas étonnant que l’étudiante affirme ici qu’elle pourrait utiliser des anglicismes avec les élèves de 6e année, qui s’apprêtent à faire le saut à l’école secondaire. Cette idée de « rejoindre » les élèves, de s’en faire comprendre est assez présente dans les entretiens et certains étudiants manifestent pour cette raison une résistance à recourir au français standard, ce que traduit bien ce propos de Julie :
Pis en même temps c’est un peu de ça que je veux parler dans le sens qu’il faudrait pas trop se faire limiter dans, dans, faut quand même qu’on… On doit rejoindre les élèves dans ce qu’on dit. Pis je pense pas que c’est en étant parfait que…
32De même, pour cette étudiante, « bien parler » est nécessaire en contexte scolaire, pas seulement devant les élèves, mais surtout avec des personnes avec qui on entretient une relation professionnelle ou hiérarchique :
Je vais garder mon langage que j’ai avec ma classe même si le directeur est là. Par contre, si je m’adresse directement au directeur, mon niveau va être plus élevé. […] Si je rencontre le directeur dans le corridor ben je vais encore essayer d’élever mon niveau ou avec ma superviseure après c’est sur que mon niveau, parce que j’ai à impressionner. Pas à impressionner, mais…
33On peut voir que pour elle, l’utilisation du langage standard est associée à des contextes où elle doit montrer qu’elle endosse son rôle professionnel. Cette préoccupation professionnelle transparait dans son discours, aux côtés d’une représentation erronée de ce qu’est le français standard :
Ben oui, je suis consciente qu’il faut avoir un souci de notre langage en tant que professeur, mais en même temps je commencerai pas à prendre mon accent français là, entre guillemets, parce que j(e) suis devant une classe.
34Plus loin dans l’entrevue, elle affirme qu’il ne faut pas trop s’éloigner de sa façon naturelle de parler et qu’utiliser une langue standard nuirait d’une certaine façon à l’expression de l’identité. D’après elle, si l’enseignant n’est pas fidèle à lui-même, qu’il fait trop attention à sa façon de parler (il cherche ses mots, se questionne sans cesse) et qu’il adopte en classe un langage qui ne lui ressemble pas, les élèves s’en rendront compte et cela créera une distance :
[…] je pense pas qu’il faut adapter sa façon de parler tant que ça parce qu’on parle aux élèves. Dans le sens que si l’élève m’entend parler avec un collègue, ben il me reconnaitra plus parce que là j(e) va(i)s être plus détachée que quand je suis en classe où je vais faire attention absolument à tout ce que je dis. […] Moi, la distance que je vois, c’est au niveau de l’expression, ça, j’arrête pas de le dire. Si je prends vraiment le temps de peser tous mes mots, je trouve que j(e) va(i)s être brimée dans ma façon de m’exprimer.
35En somme, bien que Julie affirme que l’enseignant doit surveiller son langage parce qu’il est un modèle pour les élèves, ce qui ressort de ses interventions, c’est surtout cette inquiétude d’être brimée dans sa façon de s’exprimer si elle accorde trop d’attention à la langue qu’elle utilise. Le fait de parler d’une certaine façon est fortement lié à l’identité :
[…] pas nécessairement être stressée ou se mettre des limites dans ce qu’on veut dire parce qu’on sait pas exactement comment le formuler, mais ça va brimer l’expression qu’on a. Parce que ça fait partie aussi de l’accent québécois en même temps. Je veux dire on est au Québec, des j(e) suis pis des voyelles relâchées, on en fait.
36On sent donc une tension entre le devenir professionnel de Julie et le maintien de son identité première. Le changement nécessaire que la plupart des étudiants adoptent en cours de formation, qui les fait passer d’étudiants à enseignants, met ici en cause l’identité. Cette opinion se rencontre souvent en première année de formation, quand les étudiants commencent tout juste leur parcours universitaire et n’ont pas encore de représentation claire de leur rôle professionnel. Les données issues des entretiens montrent que plus de la moitié des participants affirment leur rôle de modèle linguistique et le lient explicitement avec leur développement professionnel.
37L’évaluation qui a été faite de Julie en classe de stage rejoint enfin ce qu’elle-même affirme dans les entretiens de groupe à propos de son usage de langue. En effet, une des évaluatrices a noté ceci : « Apparence de peu de souci pour la qualité de la langue dans l’ensemble. Semble se forcer au début […], puis le naturel revient au galop. » L’étudiante obtient de plus la même note globale en situation formelle et en situation moins formelle ; elle utilise donc toujours sensiblement le même registre de langue, sans s’adapter à la situation. Nous pouvons conclure que ses pratiques effectives concordent avec ses pratiques déclarées : elle n’adapterait pas vraiment sa façon de parler en classe, ce qui pourrait très bien s’expliquer par le fait que la perspective d’adopter un français standard remet en quelque sorte en cause son identité, même si elle se dit consciente que son rôle professionnel lui demande d’adopter un registre standard.
38En entretien, Caroline affirme qu’il est difficile pour elle d’ajuster sa façon de parler au contexte de la salle de classe, que cela lui demande des efforts. Elle se pose beaucoup de questions sur sa façon de parler en classe :
Pour moi, c’est difficile d’arriver en classe puis d’adapter mon langage. Je l’adapte, mais je me questionne sans cesse. […] Je mets pas mon chapeau et puis je suis enseignante et je parle automatiquement mieux. Faut que je réfléchisse beaucoup sur ma pratique, sur ma façon de parler.
39Ces préoccupations sont représentatives de celles qu’ont exprimées plusieurs des étudiants lors des entretiens de groupe. Caroline affirme tout de même parler du mieux qu’elle peut en situation scolaire, quel que soit le contexte :
Je suis rendue à parler un niveau de langue, le meilleur niveau de langue que je peux à l’école, toujours. C’est sûr que je dirai pas à un enfant, viens-t’en ici, nous allons discuter. Viens ici, on va parler. Mais j’essaie toujours de mieux parler. D’avoir le moins possible d’erreurs dans mes phrases. Même si je suis sur la cour de récréation.
40Elle considère cette réflexion importante parce que la langue est l’outil de travail de l’enseignant, qui doit la maitriser, non seulement parce que les enfants l’écoutent, mais aussi parce qu’il est un modèle pour eux. Ce souci d’utiliser un « français de qualité » en classe se traduit également dans le fait que Caroline sollicite ses superviseurs de stage sur la question du français oral : « Je le demande même souvent à mon superviseur après. Est-ce qu’il y a des erreurs que j’ai faites, en français ? »
41Elle a de plus confié faire des efforts pour « bien parler » même en dehors de la classe, dans son quotidien. Elle vise ainsi à s’améliorer, car « [elle n’est] pas la personne qui parle le mieux au monde, qui a le meilleur français ». Ce souci envers une « langue de qualité » transparait aussi dans le fait qu’elle avoue intervenir pour corriger le français parlé autour d’elle, dans un souci de s’améliorer elle-même.
42Quand nous avons demandé pendant l’entretien de groupe ce que voulait dire « bien parler », Caroline a surtout parlé de syntaxe, entre autres de la formulation des questions :
Par exemple, je dirais tu t’en vas-tu demain au cinéma ? À un enfant je dirais Vas-tu au cinéma demain ? J’essaie de mieux formuler mes questions.
43Cette préoccupation pour la syntaxe est également présente en classe de stage : plusieurs des points positifs identifiés dans les extraits évalués ont trait à la syntaxe (double négation, interrogation indirecte, choix du pronom relatif) et aucune occurrence de question formulée avec la particule –tu (très courante dans le français québécois familier) n’a été relevée.
44L’étudiante affirme également essayer de toujours bien parler en contexte scolaire, dans toutes les situations, même dans la cour de récréation. D’après ce qu’elle dit en entrevue, il semble qu’elle a l’impression de ne pas maitriser suffisamment la langue pour employer différents registres et qu’elle préfère s’en tenir à un registre « passepartout ». Elle croit, cependant, que cela pourrait changer avec l’expérience :
[…] quand je vais être enseignante depuis quelques années, je vais avoir de l’expérience, je vais avoir encore amélioré mon français. Je vais peut-être changer mon euh, mon niveau de langue quand je vais être sur la cour de récréation, mais pour le moment je suis pas rendue là.
45Selon nous, Caroline semble ne pas avoir une représentation juste de sa propre façon de parler en classe. En effet, dans nos analyses, elle fait partie des étudiantes ayant reçu les meilleures évaluations pour sa performance en stage. De plus, nous avons remarqué un écart de performance entre les situations formelles et moins formelles, son discours comportant davantage de traits non standards en situation moins formelle. Non seulement elle est capable de s’adapter à la situation, même si elle n’en semble pas consciente, mais en plus elle fait partie de celles qui utilise le plus le français standard, alors qu’elle pense le contraire. Nous pouvons ainsi dire qu’elle serait en quelque sorte un « modèle linguistique » qui s’ignore.
46Quelles conclusions pouvons-nous tirer, sur le plan sociolinguistique et didactique, de ces portraits ? D’abord, notre étude tend à montrer, à l’instar des recherches déjà menées sur le sujet, que les futurs enseignants n’ont pas une maitrise parfaite des caractéristiques des différents registres de la langue parlée (spécialement au plan phonétique et lexical, comme le remarque Lafontaine (1986) pour les enseignants belges), ce qu’illustre tout particulièrement le portrait de Julie. Cependant, au contraire de ce qu’avait noté Lebrun (2008), l’analyse des entretiens de groupe a montré que les étudiants sont plutôt attentifs à leur façon de s’exprimer et cherchent à « améliorer » leur expression orale, ce qui se reflète dans les propos d’Annie et de Caroline. En ce sens, les années de formation semblent jouer un rôle important dans l’évolution, non seulement des connaissances sur le fonctionnement de la langue, mais surtout des représentations linguistiques et de la conscience du rôle professionnel, ces deux dernières étant liées. Lebrun et Baribeau (2004), dans leur étude auprès d’étudiants en fin de formation dans un programme d’enseignement du français au secondaire, avaient mis en lumière le développement de ce même souci professionnel (rappelons que la compétence à communiquer oralement fait partie des compétences du référentiel de la profession enseignante au Québec).
47En ce qui concerne les réticences de certains étudiants à recourir au français oral standard en situation d’enseignement (Ostiguy, non publié), une partie de notre échantillon illustre ces résistances, assez manifestes dans le discours de Julie. À l’instar de celle-ci, quelques étudiants justifient leur position en invoquant la peur que l’usage d’un oral standard brime l’expression de leur identité première ou bien marque une trop grande distance entre eux et leurs élèves. Cet avis n’est toutefois pas partagé par tous les étudiants : une majorité d’entre eux croit en effet que recourir au registre standard est à la fois important et nécessaire, comme en témoignent les portraits d’Annie et de Caroline.
48L’ensemble de ces données nous permet de mieux comprendre l’origine de certaines résistances à utiliser un français oral standard. Nous croyons par exemple qu’une mauvaise représentation des différents registres de langue, ou plus précisément une mauvaise connaissance de ces derniers, peut expliquer la réticence à utiliser le français standard, même dans les contextes où c’est ce registre qui devrait être valorisé, comme c’est le cas en situation d’enseignement. Nous estimons aussi qu’il est nécessaire de s’assurer que les futurs enseignants reçoivent une formation suffisante sur la question des registres de langues et sur ce qui est accepté et valorisé en contexte d’enseignement. Nous préconisons pour ce faire un enseignement basé sur les conceptions initiales des étudiants, ce qui peut être fait en recourant par exemple à des entretiens de groupe, considérés non comme outil de recueil de données, mais comme outil de formation. Les étudiants s’impliquent activement dans la discussion et les échanges leur permettent de développer leurs idées et de prendre conscience de leurs connaissances linguistiques et de leurs représentations, notamment sur les liens entre langue et posture professionnelle de l’enseignant, en conformité ou en opposition avec celles des autres. Les divergences d’opinions leur permettent de se positionner, parfois de changer d’opinion. Pour le formateur de maitre, il s’agit d’un outil pédagogique tout à fait pertinent qui lui permet de mieux connaitre ses étudiants et de fonder son enseignement sur leurs connaissances et représentations préalables.
49Notons enfin que, contrairement à ce qu’affirme Maurais (1999), qui considère que les étudiants ne souhaitent pas qu’on leur signale leurs erreurs et ne désirent pas particulièrement « améliorer » leur façon de parler, la majorité des étudiants de notre étude manifeste le besoin de « s’améliorer » et de recevoir en ce sens davantage de rétroaction sur leurs productions orales, ce qu’illustre le portrait de Caroline. Il est vrai qu’il est parfois difficile de s’entendre soi-même, mais c’est une capacité qui se développe, notamment à travers le fait d’être accompagné et soutenu par les formateurs (superviseurs de stage et enseignants universitaires). Certains dispositifs pédagogiques peuvent également être mis à profit, par exemple l’enregistrement de sa voix dans différents contextes (cours, stages) et l’évaluation subséquente de ses forces et de ses faiblesses à l’oral. À cet égard, plusieurs étudiants ont suggéré que la formation universitaire fasse davantage de place à ce type d’activité d’apprentissage.
50Les nombreux travaux de recherche en didactique de l’oral menés au Québec durant les dernières années (voir Bergeron & Plessis-Bélair, 2012 ; Mottet & Gervais, 2010 ; Bergeron, Plessis-Bélair & Lafontaine, 2009), de même que la publication de manuels en enseignement de l’oral (Lafontaine & Dumais, 2013 ; Lafontaine, 2010) nous semblent témoigner de l’amélioration de la formation en français oral aux différents niveaux scolaires et de la maitrise de la langue en général.