- 1 Cf. notamment Bourdieu (1977), Bernstein (1977), Bourdieu & Passeron (1970), Lahire (2000), Labov ( (...)
1La diversité et la variabilité des usages langagiers sont des réalités auxquelles sont quotidiennement confrontés les enseignants de langue, qu’il s’agisse d’enseigner le français langue étrangère, langue seconde ou langue maternelle, dans le cadre scolaire ou dans celui d’autres espaces d’enseignement tels que ceux auxquels nous nous intéressons ici, à savoir des centres de formation continue. Elles entrainent des questions pédagogiques majeures et rendent la réflexion d’ordre sociolinguistique et didactique nécessaire aux enseignants. Des questions déjà anciennes ont été posées et développées par des travaux qui s’intéressent aux inégalités sociales et au langage et plus particulièrement à l’échec scolaire1. Quelles formes de langue enseigner, quelles formes de langue autoriser dans l’espace d’enseignement/apprentissage et à quelles fins ? Non seulement ces questions demeurent irrésolues mais se posent aussi avec une acuité particulière dans le contexte contemporain. Les mobilités internationales, la diversification et la densification des contacts de cultures et de langues en milieu urbain et les difficultés économiques les recontextualisent. Les questions linguistiques qui se posent sont aussi développées dans le domaine politique et éducatif, où elles sont souvent liées à la nécessité de favoriser l’insertion sociale et professionnelle de populations socio-économiquement défavorisées, voire l’intégration lorsqu’il s’agit de populations migrantes. Dans cette optique, l’acquisition par les apprenants de ressources langagières et de façons variables de les exploiter, favorisant leur évolution au cœur de relations sociales complexes, apparait cruciale.
2La question de la variabilité langagière (Gadet, 2010) et de ses fonctionnalités in situ constitue, nous le montrerons, une question à approfondir tant pour les enseignants que pour les apprenants. Nous considérons que la sociolinguistique, qui se targue d’être une linguistique impliquée (Pierozak, 2007) a un rôle social majeur à tenir dans la réflexion sur les bien-fondés et la mise en œuvre d’une sensibilisation à la variabilité langagière et à ses fonctionnalités, ou encore au style (cf. Auzanneau & Leclère-Messebel, 2007).
3Le style tel que nous le concevons ici n’est pas envisagé en termes d’alternance de variétés linguistiques, de registres, de niveaux de langue, appréhendés sur le plan linguistique de façon lexicale, mais plutôt en termes de style discursif (Fayolle & Auzanneau, 2011) ou encore interactif (interactive style de Dittmar, 1995) produit par l’exploitation en situation et en interaction de ressources langagières (formes linguistiques, symbolismes, etc.). Il s’agit alors d’une pratique (Eckert, 2000), un style « initiative and strategic » (Milroy & Gordon, 2003, p. 206) dont les significations ou celles produites par ses mouvements ne sont pas totalement liées à des attentes sociales relatives à la situation (degrés de formalité de Labov (1972a), ou situations pré-identifiées) ou à l’interlocuteur (audience design de Bell, 1984). En effet, comme ont pu le montrer des études du style shifting interactionnel, de plus en plus nombreuses ces dernières décennies (Coupland, 2007 ; Eckert & Rickford, 2001), les mouvements de convergence de traits langagiers ou au contraire les effets de contraste (c’est-à-dire le shift lui-même plus que son résultat) apparaissent alors significatifs.
4Nous pensons que la sensibilisation à la variabilité des pratiques langagières peut permettre aux acteurs de la formation d’affiner leur appréhension des besoins et des compétences langagières des apprenants, comme leur compréhension de l’intrication de ces besoins et compétences dans des contextes sociaux. Pour être mise en œuvre, cette sensibilisation requiert une approche didactique et sociolinguistique conjointe, mais aussi une bonne connaissance des situations d’enseignement/apprentissage langagier à des fins d’insertion sociale et professionnelle.
5En ce sens, après avoir précisé le terrain investi et le corpus sur lequel nous nous appuyons, nous rendrons compte ici de difficultés d’ordre langagier rencontrées par les stagiaires, telles qu’elles sont relevées par leurs formateurs. Nous nous demanderons également comment les stagiaires se situent eux-mêmes vis-à-vis de catégories sociolangagières qu’ils emploient ou construisent dans leurs discours. Nous aborderons ensuite la question du rôle des formateurs dans l’accompagnement des stagiaires au cours d’interaction consacrées à la réflexion sur le langage.
6Nous envisagerons alors quelques pistes de réflexion sur la base desquelles des démarches pédagogiques tenant compte de la complexité sociolinguistique des pratiques langagières pourraient être développées.
- 2 Nous avons travaillé dans le cadre d’ateliers de la Protection judiciaire de la jeunesse (ministère (...)
7Pour développer cette réflexion, nous nous intéresserons donc aux centres de formation orientés vers l’insertion sociale et professionnelle2 de mineurs ou de jeunes adultes, âgés de 16 à 25 ans.
8Ces centres se caractérisent d’une part, par la diversité des parcours sociaux, géographiques et scolaire des stagiaires et par l’hétérogénéité des compétences langagières (Auzanneau & Leclère, 2007), d’autre part, par la diversité des formations et des parcours professionnels des formateurs parfois éloignés du secteur de la formation. Cette diversité ainsi que l’instabilité des groupes due à l’assiduité irrégulière des stagiaires et du système d’entrées et sorties permanentes en/de formation ont un impact sur l’action quotidienne et la pédagogie des formateurs. L’ensemble de ces caractéristiques distingue particulièrement ces contextes de formation des contextes scolaires.
- 3 Inscrit dans les dispositifs « Avenir Jeunes » de la région Île-de-France, ce parcours qui, mené ju (...)
- 4 Une observation intensive a été réalisée pendant un à deux ans sur plusieurs centres de formation c (...)
- 5 Nous exploiterons des données tirées de la partie parisienne de cette recherche ANR (2010-2014) int (...)
9Notre propos s’appuiera sur un corpus d’entretiens entre chercheurs et stagiaires ou formateurs ainsi que sur des extraits d’interactions produites au cours d’une séance regroupant des stagiaires dits en « parcours de mobilisation vers le projet professionnel3 » (Corpus FCI4). Afin d’élargir certains aspects de notre réflexion sur le rapport au langage des locuteurs, nous mettrons ces données en regard avec des discours produits par des locuteurs d’âge proche de celui des stagiaires, résidant également dans la périphérie parisienne (Corpus MPF5). Dans la dynamique de ces différents échanges, la question de la variabilité de type stylistique est à la fois perceptible et/ou thématisée en tant qu’objet de jugement et/ou d’apprentissage.
- 6 Les travaux sur l’échec scolaire évoquent les difficultés des élèves d’origine populaire du fait de (...)
- 7 L’usage rituel de grossièretés (Lepoutre, 1997), la frontière entre registre familier et grossier, (...)
10Majoritairement issus de milieux populaires, les stagiaires des centres observés ont connu lors de leurs apprentissages scolaires, le cas échéant, des difficultés d’ordre langagier6 qui sont, par exemple, liées à la diversité des cultures langagières7 ou qui concernent le maniement du langage écrit ou encore la compréhension du langage utilisé par les enseignants. Ces difficultés, couramment pointées par les travaux sur l’échec scolaire, sont également relevées par les formateurs des centres qui, à cette occasion, expriment leur perception des besoins et incompétences de leur public. Se focalisant notamment sur l’écrit, ils s’accordent généralement pour rendre compte de la pauvreté du vocabulaire des stagiaires, faiblesse aggravée, selon eux, par celle de leur culture générale. Tout en se montrant sensibles à la dimension culturelle des pratiques langagières, telle que celle de la pratique de l’insulte, ils regrettent par ailleurs la « vulgarité » des usages des stagiaires et leurs conséquences probables sur les relations interpersonnelles qu’ils développent.
11Lorsqu’elle exprime un conflit de valeurs, l’association puissante entre identité et code a été considérée par certains travaux sur l’échec scolaire comme pouvant constituer un obstacle sérieux aux apprentissages (Bautier, 1991 ; Gadet, 2000). Nos deux corpus de référence permettent d’observer des associations similaires. Ils présentent notamment des catégorisations socio-langagières exprimant un tel rapport au langage. Ils montrent que certains usages sont associés, par les jeunes adultes ici considérés, à la norme légitime (Bourdieu, 1982) et perçus comme emblématiques de valeurs et d’identités de groupes socialement dominants auxquels ils considèrent ne pas appartenir (Auzanneau, Leclère-Messebel & Juillard, 2012).
- 8 Conventions de transcription du corpus MPF : les chevrons indiquent un chevauchement de parole, x (...)
12Ces usages sont rapportés à des catégories sociales actualisant une opposition binaire de type we code / they code par l’emploi de pronoms (nous, notre / ils, eux, leur), de dénominations (français des bourges [JFI] ; trucs de euh de bourgeois ; les mots ghettoïsés [MPF8]), et parfois par la référence à des comportements révélant des valeurs attribuées à des formes linguistiques (ils vont rester polis [MPF]). Enfin, l’indexation d’usages à des espaces géographiques urbains (parisien du nord comme on dit quoi (.) <hein> [MPF]) font apparaitre ces derniers comme des territoires sociaux aux frontières figées au regard desquelles les locuteurs se situent (Même les gens qui sont pas geoibours@s là-bas ils sont geoibours@s (..) par rapport à nous [MPF] ; ils connaissent pas tout ça là le ghetto et les mots [MPF] ; parce que c’est la rue [MPF]).
13De telles oppositions et la perception de l’altérité langagière peuvent être explicitées par les personnes interviewées, qui par ailleurs peuvent voir l’altérité langagière comme une entrave, voire être associées à l’intercompréhension. Ainsi par exemple, en début d’entretien (MPF) un locuteur prévient l’intervieweur : tu vas rien comprendre hein <(..) je préf> ère te le dire hein tu vas rien comprendre à ce que je te dis (MPF).
14Pourtant, dans la suite de ce même entretien, les interactants font preuve d’accommodation en inhibant des traits langagiers pouvant être perçus comme socio-générationnellement (Gadet, 2003) ou socio-stylistiquement marqués :
13 Enq : ben je vais faire l’effort sinon tu m’expliques <dans ces cas-là>.
14 Stéph : <non ben je> je je vais être cool avec toi
15Si l’intention de converger linguistiquement est rarement explicitée dans notre corpus (contrairement à ce qui se passe dans cet extrait), la convergence linguistique caractérise la plupart des entretiens et des interactions de formation observées (Auzanneau & Juillard, 2012). Notons que les propos des locuteurs, comme les pratiques, ne donnent pas toujours lieu à la construction d’oppositions binaires mais dessinent une réalité sociolinguistique plus complexe.
16Remarquons enfin que si les interviewés associent, comme nous l’avons vu, leurs usages langagiers à des environnements urbains, ils emploient rarement les catégories langues de jeunes ou autres similaires (parler racaille, etc.) pour spécifier leurs usages vernaculaires et lorsqu’ils le font, ils reprennent souvent les dénominations catégorisantes de leur interlocuteur (le formateur, le chercheur). Ils insistent plutôt sur la description de procédés à l’œuvre (création lexicale, verlanisation, emprunts).
- 9 Dans ce texte, Castellotti recense un certain nombre de publications explicitement consacrées, depu (...)
- 10 Le cadre d’observation de notre recherche ne nous a cependant pas permis de savoir ce qu’il en étai (...)
17Enfin, nos observations révèlent l’existence de tensions normatives s’exerçant en référence, soit à une norme partagée par l’ensemble des participants, soit à une norme de groupe de pairs. Ces tensions laissent s’exprimer une variabilité des pratiques et des rapports de place et se construire des significations variables (Auzanneau & Juillard, 2012). Ceci constitue une différence notable entre les résultats de nos travaux en centres de formation et ceux menés à l’école, puisque ces derniers tendent à mettre en évidence une dissociation entre une norme unifiée, fondée sur l’écrit et supposée être transmise ou renforcée par l’école et les productions des élèves (cf. notamment Castellotti, 20129). Si des clivages sociaux se sont exprimés au travers de catégorisations sociolangagières construites par les stagiaires, ils n’ont pas paru présenter d’obstacle au déploiement d’un répertoire verbal variable et adapté aux dynamiques interactionnelles. En ce sens, ni les usages oraux des stagiaires ni leur rapport au langage ne se sont révélés, en séance, comme des freins aux apprentissages10.
18On voit se dessiner, dans les discours des formateurs, les bases d’un contrat didactique implicite sur lequel reposent leurs pratiques d’enseignement. Ce contrat didactique (Brousseau, 1988) fonctionne comme un ensemble de règles qui détermine, le plus souvent de façon implicite, ce que chaque partenaire, l’enseignant et l’enseigné, a la responsabilité de gérer, les rôles tenus par chacun et leurs conduites associées.
19La relation de confiance et de respect est considérée par les formateurs comme un prérequis aux apprentissages. Ils considèrent que leur rôle est de faire prendre conscience aux stagiaires de leurs acquis et de les aider à reconstruire d’eux-mêmes une image valorisante d’apprenant actif et doté de compétences. L’enseignement/apprentissage peut alors être conçu comme une construction conjointe.
- 11 Dénominations utilisées par les formateurs pour désigner les stagiaires inscrits dans des parcours (...)
20En entretien, comme dans les faits, les formateurs témoignent d’une grande bienveillance à l’égard de leurs stagiaires. Ils se montrent attentifs à la situation et au parcours de vie de ceux-ci et les prennent en compte dans le cadre de leurs activités pédagogiques. Les formateurs se montrent conscients d’une part de certaines des faiblesses ou compétences des stagiaires, d’autre part du fait que ces derniers viennent en formation avec un bagage social, culturel, langagier, familial dont ils ne peuvent se décharger à la porte des centres (Hickel, 2002). On peut en outre supposer que ce bagage pourrait, dans une certaine mesure, constituer un levier pour l’enseignement/apprentissage et, de toutes façons un déjà-là avec lequel il est nécessaire de composer (Leclère-Messebel, 2013). Les propos de certains formateurs montrent qu’ils pourraient aller en ce sens. Aziz, par exemple, qui considère que les « mob de banlieues11 » ont un « langage de cité », déclare à propos de ce langage :
Il faut le bannir parce qu’on accepte pas qu’on parle comme ça euh à un employeur. Hein ? […]. D’un autre côté il faut en tenir compte, il faut en tenir compte parce que c’est un langage qui s’est installé, qui est là et qu’il ne faut pas le dévaloriser. Faut pas euh faut pas que le langage soit un handicap. Leur manière de parler ne doit pas être un handicap. (Aziz, formateur)
21Insistant sur l’importance pour l’apprentissage de « ne pas dévaloriser » et même de « tenir compte » des habitudes langagières des stagiaires, Aziz considère cependant qu’il faut « les bannir ». L’ambivalence apparente de la position du formateur à l’égard des pratiques langagières des stagiaires est étayée par l’association qu’il établit entre les pratiques langagières et les relations dans lesquelles elles prennent place ou qu’elles participent à construire. Attentif aux effets à la fois sémantiques et socio-pragmatiques des choix langagiers (ex : agressivité, manque de respect), mais omettant les compétences stylistiques des stagiaires, Aziz considère que leurs pratiques sont inadaptées au marché du travail (notamment) qui requiert l’instauration d’une plus grande distance entre les interlocuteurs. Ce discours illustre le fait que, dans notre corpus, les discours des formateurs actualisent, plus souvent que ceux des stagiaires, une appréhension binaire du langage et des symbolismes qui y sont associés, réduisant ainsi la complexité des pratiques.
22On peut alors se demander dans quelles conditions une telle perception des usages rend possible l’exploitation pédagogique du répertoire verbal pluriel des jeunes stagiaires.
23Cherchant à comprendre comment la variabilité langagière est appréhendée à des fins didactiques dans des séances de formation, nous nous focaliserons sur deux temps complémentaires de l’action pédagogique : un premier situé en amont de la réalisation d’une activité de jeu de rôles qui vise à délimiter celle-ci, un second situé en aval de la réalisation de cette activité qui vise à commenter et analyser le travail effectué.
24Dans l’extrait qui suit, Isabelle (dont on a ici isolé les interventions de cadrage de l’activité) propose aux stagiaires de travailler sur les compétences communicationnelles en réalisant des jeux de rôles.
Extrait 1 – Séance F1
I1 : … on échange : tous ensemble ? mais [ã:] ++ est-ce que tout l(e) monde va intervenir ? […]
I5 : donc on peut trouver quel type quelle situation peut/ peut fin qu’est-ce qui peu:t amener deux personnes à s’rencontrer et à échanger quelques mots ? […]
I7 : quelles situations vous avez à proposer ?
A9 : on parle sur la formation. On parle comment tu trouves la formation. + ça fait combien de temps
I8 : par exemple donc on prend un: thème.
I11 : dans la situation ++ la situation proposée c’est qui parle à qui […]
I17 : tu rencontres Hassan et qu’est-ce que vous faites ? (…)
I18 : attendez alors eu:h on vous laisse partir sans sans vous vous improvisez ? alors. […]
I24 : arrêtez-vous là au milieu qu’on vous r(e)garde. […]
I26 : vous avez un public […]
25Par cette activité, Isabelle souhaite faire prendre conscience aux stagiaires de la variabilité des formes langagières employées, en fonction des situations de communication rencontrées. Ce travail vise donc, dans une certaine mesure, l’éveil à la variabilité langagière des stagiaires. Les interrogations qui jalonnent la délimitation de cette activité (ses objectifs, sa réalisation, sa durée). Elles témoignent du souci d’Isabelle de co-construire avec les stagiaires le cadre d’apprentissage, mais également des limites de ce type d’activité, tant sur le plan pédagogique que sociolinguistique, au regard de l’objectif global visé. En plaçant les apprenants en situation d’interagir, en jouant, devant le groupe, leur propre rôle comme s’ils se rencontraient dans la rue, elle leur demande de mettre en scène certaines relations interpersonnelles et pratiques langagières de façon décontextualisée. De plus, malgré l’objectif et l’attention prêtée aux formes linguistiques, les stagiaires sont maintenus dans un environnement et des pratiques routiniers ne leur permettant pas de diversifier les relations et identités sociales. Enfin, l’observation de ce jeu de rôles par les spectateurs n’est ni préparée ni guidée en amont de la saynète. On peut alors s’interroger sur l’exploitation pédagogique qui pourra être faite en aval de cette mise en scène.
26Au cours des quelques minutes de jeu de rôles, Hassan et Ameth, après s’être salués en arabe, discutent, en français, de leur parcours de formation avant de clore l’échange par la promesse d’un autre échange (on se rappelle hein ?) et de redonner la parole au public pour juger de leur performance (on était bien ?). Isabelle va alors reprendre la main pour mener la discussion :
Extrait 2 – Séance F1
I27 : est-ce que vous avez un avis ? + en les en les voyant ?
C5 : en les voyant ?
? : ouais
I28 : en les voyant en les écoutant ? + qu’est-ce que vous avez eu:h ++ comment quel quel langage ils ont utilisé déjà ?
C6 : familier
I29 : un langage familier ?
Silence = 9 secondes
H39 : (ironique) maint(e)nant on nous analyse/ maint(e)nant\ (rire)
I30 : non (petit rire) ++ non mais on analyse pas on on essaie de: de + de voir § ce comment § vous avez + §et vous/§ + vous étiez plutôt décontractés ? eu:h + l’exercice
H : ouais
C7 : §décortiquer?§
H40 : §voir si c’était bien:?§
H41 : bah ouais + on discute quoi.
I31 : ouais + vous l’avez fait dans quel eu:h dans quel sens c’est-à-dire (qu’) vous discutiez comme: comme vous l(e) faites d’habitude entre: entre amis ? ou:
[…]
I46 : voilà + on s’in- je comment dire ici on s’in- enfin on ++ aujourd’hui on s’interroge sur la façon dont on parle dont on échange avec les gens non pas sur sur c’ que vous faites en formation ou sur c’ que vous dites ~ +++ hein s- pas s- mais § sur le c’est § sur le pas sur le le le fond hein + pas par exemple c(e) que vous faites en formation à l’éco- c’est pas le c’est pas le le but du: du travail, mais le le but c’est d(e) savoir comment on parle avec les autres. + §hein c’est d’essayer de comprendre§ les mécanismes + comment on échange.
A71 : §XXX§
A72 : §mais avec les autres ça dépend les autres.§
27Partant de la sollicitation d’un avis général (I27), la formatrice centre très rapidement la discussion sur la dimension langagière, demandant aux stagiaires de caractériser le « langage » utilisé par les deux protagonistes du jeu de rôles (I28). Le qualificatif « familier », proposé par un stagiaire (C6) et repris par la formatrice (I29), rappelle les catégories courantes et utilisées dans de nombreux manuels de français langue maternelle des cycles primaires ou secondaires (Boutet & Gadet, 2003 ; Buson, 2009) mais également de FLE (Bento, 2007), pour rendre compte de la variation linguistique, par le prisme réduit des niveaux ou registres de langues. La catégorisation ainsi effectuée est ensuite associée, par la formatrice, à des caractéristiques situationnelles touchant à l’(in)formalité du contexte imaginé (I30 et 31) : l’atmosphère de la rencontre (« vous étiez plutôt décontractés »), la relation entre les participants (« vous discutiez comme: comme vous l(e) faites d’habitude entre: entre amis »). L’association entre variation langagière et la nature de la relation interpersonnelle réalisée rappelle celle énoncée par Aziz (cf. point 4 ci-dessus) et témoigne d’une sensibilité de la formatrice aux phénomènes variationnels.
28L’ensemble de la discussion s’organise autour de discours sur les façons de parler, chacun donnant son avis, citant des exemples de variation, facteurs de variation ou effets de la variation (tutoiement/vouvoiement ; interlocuteur connu/méconnu ; stagiaire/formateur ; relation hiérarchique, client/vendeur, respect/manque de respect), mais la discussion peine à dépasser une appréhension très générale de la variation. La première et importante nuance est d’ailleurs apportée par un stagiaire (A72) qui affine la caractérisation proposée par la formatrice (« entre amis ») en expliquant, dans la suite de l’échange, que sa façon de parler varie en fonction de l’interlocuteur (« Hassan / Modou / Mohamed / Mamadou / le mec qui porte la casquette »). Isabelle en conclura que Ameth « adapte [sa] façon de parler suivant les personnes qu’[il] rencontre ».
- 12 Idéologies qu’il conviendrait de définir précisément, ce que le format contraint de cet article ne (...)
29Dans cette séquence didactique qui vise à faire « comprendre les mécanismes, comment on échange » (I46), la question de la variation est ainsi limitée sur le plan linguistique à une opposition figée entre tutoiement et vouvoiement, considéré comme lieu d’inscription de la politesse. D’un point de vue didactique, le contenu de cette activité et son déroulement (délimitation des objectifs, ressources mobilisées, conduites d’étayage de la formatrice) laissent transparaitre la difficulté de la formatrice non seulement à construire des objectifs pédagogiques relatifs aux phénomènes langagiers notamment variationnels, mais également à les appréhender dans leur complexité. Cet exemple est l’un de ceux — nombreux dans notre corpus — qui mettent en évidence à la fois le savoir des formateurs, fondé sur l’expérience des situations pédagogiques auxquelles ils sont confrontés et auxquelles ils participent, mais aussi la nécessité de les rendre plus opérationnels grâce à l’acquisition de connaissances sociolinguistiques et didactiques. L’intuition qu’ont les formateurs de l’importance d’un travail sur les pratiques langagières est indéniable, mais leurs propres idéologies langagières12 et leur méconnaissance des caractéristiques et du fonctionnement du langage, ou encore l’absence d’une réflexion pédagogique à leur propos, ne les préparent pas à travailler ces phénomènes dans leur complexité. Et cette difficulté se pose peut-être avec plus d’acuité face à un public qui, comme tout un chacun, dispose déjà d’un répertoire pluriel dont on a pu constater, en séance, qu’ils faisaient usage avec discernement (Auzanneau & Leclère-Messebel, 2007).
- 13 Risque déjà souligné pour l’école par Bourdieu (1977) ou Bautier (1991), par exemple.
30Les questions communicationnelles sont généralement ainsi traitées de deux façons : soit globalement, soit en se focalisant sur des formes linguistiques traitées isolément. Dans ce contexte, l’intérêt que les formateurs accordent aux pratiques langagières des stagiaires (dans un souci de prise en compte de leur histoire et de leur vécu en dehors du centre de formation) risque de les amener à ne considérer ces locuteurs que par le prisme de l’une de leurs appartenances socioculturelles et donc de produire, par cette assignation, des effets inverses à ceux escomptés. Nous soulignons, d’une part, le risque de (sur)valoriser, dans l’espace de formation et dans les interactions didactiques, des usages langagiers et des formes linguistiques que le formateur cherche par son enseignement à dépasser13. D’autre part, ces pratiques peuvent avoir pour effet de cantonner les stagiaires dans des usages et des situations routinières ne leur permettant pas d’explorer et d’enrichir, de façon contextualisée et finalisée, les ressources de leur répertoire verbal pluriel.
- 14 La constitution de grand corpus tel que celui produit par l’étude Multicultural Paris French [13] e (...)
31L’éveil des formateurs à la dimension sociale du langage et en particulier au style leur permettrait donc d’envisager de façon plus globale et plus complexe les apprentissages des apprenants, en appréhendant plus finement non seulement leurs besoins et leurs compétences langagières, mais aussi l’intrication de ces besoins et compétences avec leur fondement social et communicationnel. Les travaux de sociolinguistique et de didactique peuvent en ce sens apporter des ressources fondamentales. En dépit de l’avancée des études (Eckert, 2012), la description du français reste cependant à approfondir et la question de la variabilité d’ordre social et stylistique reste à explorer14.
- 15 C’est en partie sur ce contraste que repose l’hétérogénéité du groupe classe.
32Quant à la didactique du français, elle n’est pas restée sourde à la nécessité de la prise en compte de la diversité des usages, donc du style. Ces questions se sont posées avec des orientations différentes ces dernières décennies (Chiss, 2010), l’une centripète en didactique du FLM et l’autre centrifuge en didactique du FLE. En didactique du FLE, l’accent est mis sur le développement de compétences communicatives préparant l’apprenant à la confrontation et à l’exploitation d’usages langagiers variables, lui permettant ainsi d’évoluer dans des situations et dans des relations sociales diversifiées hors de la salle de classe. En didactique du FLM, on cherche au contraire à aller vers des usages considérés comme plus formels et normés tels ceux de l’école, en partant de compétences langagières acquises au cours de la vie quotidienne dans des contextes sociaux contrastés15. Ces deux orientations didactiques se rejoignent toutefois sur différents points quant à leur conception sous-jacente de la variation : les formes retenues sont le plus souvent d’ordre lexical ou encore phonétique et prosodique (essentiellement en FLE) et envisagées de façon cloisonnée par domaine d’analyse linguistique (Tyne, 2010 ; Boutet & Gadet, 2003). Elles concernent, par ailleurs, des actes de langage plus que d’autres et le corpus est plus souvent construit qu’attesté. En outre, les dimensions sociale et géographique de la variation sont plus souvent représentées que la dimension stylistique (Bento, 2007). On peut cependant noter, à la suite de Buson (2009), que les manuels de FLE offrent depuis quelques années des propositions plus innovantes et souples que celles des manuels de FLM. Ils proposent, en effet, une observation réfléchie de l’oral et par là, de la variation stylistique, notamment grâce à des mises en situation permettant de lier les dimensions linguistiques et pragmatiques et favorisant une posture plus descriptive que prescriptive.
33Dans le champ de la formation linguistique en vue de l’insertion sociale et professionnelle, force est de constater que, dans les référentiels de formation, les formes linguistiques sont très rarement associées aux dimensions relationnelles et symboliques du langage (Guernier, 2012 ; Rivière, 2012). Par conséquent, aucun outil n’est fourni aux formateurs pour appréhender la complexité et la fonctionnalité de la variabilité langagière, compte tenu des environnements sociaux et des dynamiques interactionnelles, des enjeux et des potentialités d’accomplissement d’actions particulières in situ. Pour permettre à leurs publics de reconsidérer leur répertoire verbal grâce à ces éclairages et favoriser l’enrichissement de leurs ressources, les formateurs devraient pouvoir dépasser une conception de la variation stylistique en termes d’association de formes langagières à des situations prédéterminées et donc une conception du langage uniformisante et même stéréotypifiante. S’agissant de favoriser l’insertion sociale et professionnelle des apprenants, il nous semble, en effet, primordial de travailler étroitement l’articulation entre les dimensions linguistique, pragmatique et socioculturelle du langage, en prenant notamment appui sur les ressources, les expériences et les savoirs langagiers des stagiaires.
34Notre ambition n’est pas de proposer de modèle de séquence didactique permettant de réaliser un tel travail. Ceci exigerait un travail spécifique sur cette question complexe. Partant de la réflexion que nous venons de développer, nous souhaitons, en nous appuyant sur les savoirs et pratiques des formateurs, souligner deux pistes susceptibles de guider un tel travail didactique.
- 16 Cf. notamment ELODIL : Éveil aux langues et à la diversité linguistique (www.elodil.com).
35La première relève de la prise en compte de l’histoire langagière des stagiaires à laquelle les formateurs se sont révélés sensibles. Partant de la perception de cette histoire par les apprenants eux-mêmes et de leurs savoirs, les formateurs pourraient tenter, par des activités dédiées, de faire émerger les liens que les stagiaires entretiennent avec leurs environnements et les liens qu’ils établissent entre ces environnements et leurs pratiques langagières. Les activités sur la biographie langagière, développées dans les approches plurielles16, pourraient constituer un outil pertinent à adapter, pour donner au déjà-là une place dans le processus d’apprentissage et pour penser ce qui reste à construire en fonction de cette histoire. Il s’agirait d’amener les apprenants à interroger leurs rapports aux langues et aux formes langagières dans leur variabilité en actualisant des évènements, des connaissances ou des sentiments qui ont pu être mis en mémoire et permettraient de comprendre le « présent langagier » (Perregaux, 2002). L’enjeu serait alors triple : faire prendre conscience à chaque apprenant de l’étendue de son répertoire verbal ; permettre au formateur d’appréhender dans sa complexité le parcours sociolangagier et les usages langagiers des apprenants ; construire à l’échelle du groupe classe des savoirs partagés à propos du langage.
36En favorisant des formes de perméabilité entre la salle de classe et d’autres espaces sociaux de référence, une telle démarche, permettrait de ne pas établir de rupture entre l’apprentissage guidé (classe) et des formes d’apprentissage plus naturelles que pourraient développer les stagiaires au gré de leurs interactions quotidiennes et tendrait à faire considérer l’apprenant comme un acteur social (Hickel, 1998 ; CECR, 2001).
- 17 Les activités proposées par Lambert (2013) à des lycéennes de la région grenobloise en sont des exe (...)
37La seconde piste consisterait à créer des activités permettant, par l’observation des usages et la confrontation à la variabilité stylistique in situ, d’en comprendre les réalités tant sociales que linguistiques. La réalisation, en trois temps (préparation, réalisation, analyse), d’activités17 de mises en situation réelles et finalisées pourrait être l’une de ces mises en œuvre. Ces mises en situation devraient permettre la réalisation d’objectifs communicationnels divers et l’actualisation, en interaction, d’identités et de rôles sociaux diversifiés. Elles permettraient en outre de confronter les apprenants à des situations nouvelles pour eux et de les faire interagir avec ces situations pour y construire du sens. En faisant écho à la proposition de Billiez (2005) de prendre la variation comme point de départ de la réflexion métalinguistique, cette démarche, mènerait les apprenants à une observation réfléchie du style (Buson, 2009, p. 305) et favoriserait le développement d’une attitude réflexive à l’égard des pratiques langagières, qui serait susceptible d’être mobilisée à long terme, de façon plus autonome, en dehors du guidage du formateur. Ceci permettrait aux apprenants d’une part de prendre conscience de leurs savoirs et de leurs savoir-faire langagiers et d’autre part, de favoriser leur acquisition de compétences langagières différentes exploitables dans des situations peu connues.
38Le travail sur les formes pourrait alors s’appuyer sur une analyse de la signification que ces formes prennent en situation et en interaction. Les différents niveaux de fonctionnement de la langue ne seraient ainsi pas appréhendés de façon isolée mais considérés, dans un premier temps au moins, dans leur articulation les uns aux autres, comme un faisceau d’indices participant à la construction de significations, tant sur le plan dénotatif que sur un plan symbolique et social.
39En tant qu’espace social, la salle de classe, pourrait également constituer un observatoire de cette construction de signification de sorte que ses acteurs pourraient, dans la dynamique des échanges variés qui s’y déploient, relever des manifestations de la variabilité langagière à saisir comme des « occasions d’apprentissage » (Cicurel, 2011, p. 47).
- 18 Tel que nous avons pu nous-mêmes le vérifier dans le cadre de nos activités de formation linguistiq (...)
40Nous avons voulu montrer, par les analyses menées et les recherches ou approches convoquées, comment la transmission aux enseignants/formateurs d’un savoir d’ordre sociolinguistique pourrait permettre à ces derniers d’adopter des démarches d’enseignement favorisant la prise en compte des compétences plurielles des stagiaires, dans un travail contextualisé sur les formes langagières visées dans l’apprentissage. Pour favoriser un meilleur accompagnement des stagiaires dans leur apprentissage de formes plus standard et, plus largement dans les apprentissages proposés par les formations18, il nous semble nécessaire que les formateurs puissent :
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réfléchir à la façon dont les idéologies et les habitudes langagières peuvent influencer les pratiques d’enseignement et d’apprentissage ainsi qu’à la manière de faire profiter les stagiaires des résultats de cette réflexion ;
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envisager des manières dont ces idéologies et habitudes pourraient servir d’appui à l’enseignement/apprentissage, compte tenu de ce que représentent l’espace de formation et les tâches proposées en termes sociolinguistiques et cognitifs ;
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se demander comment l’exploitation du répertoire est orientée par des normes situationnelles, mais aussi participe à élaborer des significations diverses et des espaces relationnels dans lesquels des manières de dire et de faire émergent ou se reproduisent, prennent sens et sont orientées — ou pourraient être orientées — vers des finalités d’ordre pédagogique ;
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réfléchir à la façon dont l’exploitation du répertoire verbal permet, en situation connue ou inconnue, la résolution de tâches diversifiées et d’actes spécifiques.
41L’association des points de vue de la sociolinguistique et de la didactique des langues concernant les questions que nous avons développées nous semble produire un éclairage particulièrement propice au développement de démarches en ce sens, en empruntant des pistes de recherche, d’action et de formation qui sont encore à explorer.