Je tiens à remercier les éditrices et les deux lecteurs anonymes pour leurs commentaires. Toute imperfection dans le texte présent relève de ma responsabilité.
1Toute activité humaine nécessite des savoir-faire — proches de la cognition — et génère des savoir-être — relevant de l’émotion (Damasio, 2006). Afin d’assurer une gestion cognitivement efficace, l’émotion procure des informations nécessaires pour l’accomplissement d’une activité — la satisfaction du sujet vis-à-vis de sa prestation, sa position face à autrui, la manière dont autrui réagit à la prestation du sujet. Bien qu’il existe des réponses mesurables — accélération du rythme cardiaque et de la respiration, augmentation de la température corporelle —, dont certaines observables à l’œil nu — larmes, sanglots, rire, gestes — la valeur émotionnelle de ces indices n’est ni transparente ni univoque, comment le suggèrent les phénomènes de projection. Pour autant, il semble accepté aujourd’hui que les émotions jouent un rôle dans toute action, dans la mesure où elles déterminent l’attitude de l’individu (Izard, 2010), et par là sa performance. L’apprentissage et l’enseignement d’une L2 ne sont pas étrangers à ce principe.
2La compréhension de l’action enseignante (Cicurel, 2011) suppose aujourd’hui la prise en compte d’aspects individuels de l’enseignant — vécu, personnalité, représentations. Cette caractérisation élargie informe sur le savoir-faire (technique et raisonné) et le savoir-être (Piccardo & Perea, 2009) (émotionnel et ressenti) des enseignants de langue. Nous proposons une focalisation sur des réactions émotionnelles repérées lors d’observations de classe et exprimées au cours d’entretiens, semi-directifs (ESD dorénavant) et d’auto-confrontation (EAC dorénavant), auprès d’une enseignante de langue étrangère (L2 dorénavant) en milieu universitaire. La caractérisation de l’émotion proposée résulte du regard de l’enseignante sur sa propre pratique, devenue objet de co-analyse avec nous, le chercheur.
3L’acquisition de la langue maternelle — voire des langues maternelles — fait partie de la construction de l’individu. L’appropriation d’une L2 touche au soi profond (Markus & Kunda, 1986) de l’apprenant. Le courant socio-constructiviste en recherche en acquisition des langues (RAL dorénavant) regarde ainsi l’appropriation d’une L2 comme un processus transformateur de la personnalité (Block, 2007).
4Personnalité et apprentissage sont reliés. À ce propos, Arnold (1999) distingue des facteurs émotionnels, individuels et relationnels, qui influent sur l’apprentissage — l’anxiété, l’inhibition, l’estime de soi, la motivation, l’empathie, les échanges en classe, et la dimension interculturelle caractéristique du contact parmi des locuteurs de langues différentes. Toute situation d’apprentissage suscite des émotions, une remise en question de la propre image de l’apprenant. Celle-ci peut être d’autant plus profonde que l’apprentissage d’une L2 conduit à se représenter et dire la réalité autrement, ce qui, pour Dewaele (2005), relève du domaine de la RAL. Arnold et Fonseca (2007) insistent sur l’idée que plus l’ambiance d’une situation d’enseignement institutionnel est jugée comme affectivement positive, plus l’apprentissage peut être réussi et efficace. À ce propos, Dörnyei (2007) suggère qu’un apprentissage durable dépend d’un contexte éducatif profitable et motivant : un climat de confiance, un lien et du soutien parmi les participants. Plus récemment, Imai (2010) critique l’intérêt dominant que la recherche en RAL montre pour des émotions comme l’anxiété et la motivation sur l’apprentissage, ignorant ainsi des ressentis comme la joie, la jalousie et l’amour. Dewaele (2011) affine le lien entre émotion et apprentissage en précisant que toute exposition d’un apprenant à du matériau nouveau provoque des réactions chez celui-ci que l’enseignant évalue. La nature de ces évaluations a un effet positif ou négatif sur la quantité d’attention mobilisée par l’apprenant et sur son investissement. Cela conduit au développement d’habitudes favorables ou nuisibles à l’apprentissage.
5Le rapport de l’apprenant avec le matériau discursif, sa vision des valeurs présentées comme propres à la langue et culture cibles, son ressenti face à un dispositif issu d’une intervention pédagogique, sont autant de variables dont il faut tenir compte. Qu’il s’agisse d’un tuteur qui accompagne un processus d’auto-apprentissage à distance, ou d’un enseignant qui intervient auprès d’un groupe en présentiel, il importe que la personne placée en position de médiation possède un savoir-être qui la rend sensible aux aspects émotionnels à l’œuvre chez l’apprenant, ainsi qu’à ses propres émotions, car ceux-ci influent sur l’espace pédagogique et le peuplent. Pour ce qui concerne l’enseignante de L2, nous comprenons ce savoir-être comme une attitude consciente qui résulte d’une réflexion accompagnée — ou formation — en vertu de laquelle l’enseignant développe un répertoire de « présentations de soi » qu’il mobilise sciemment — cf. la notion de packaging des analystes conversationnels (Ten Have, 1999) — du fait qu’elles ont un impact sur le processus d’apprentissage des apprenants — ce dont l’enseignant est aussi conscient.
6L’influence sur l’éducation de psychologies humanistes (Rogers, 1969) a permis des conceptions de l’apprentissage et de l’enseignement (Rinvolucri, 1999 ; Dufeu, 2001) tenant compte de l’émotion des enseignants — soit comme variable à inclure dans l’analyse des pratiques, soit comme contenu à aborder en formation. Avec la parution du courant « cognition enseignante », dans les années 1970 (Borg, 2003), la recherche en éducation a intégré l’individualité des enseignants comme élément nécessaire pour comprendre la pratique.
7L’action enseignante requiert des savoirs savants et des savoir-faire — planifier une séance, organiser des contenus, gérer la parole dans un groupe, opérer des dispositifs — qui s’acquièrent en formation, et dont Leinhardt et Greeno (1986) ont montré l’architecture cognitive. Au-delà des fonctions de modèle, voire de pourvoyeur de modèles, l’enseignant de L2 gère un capital humain, donc émotionnel, investi dans le processus d’apprentissage. Face à ses propres savoirs et devant un public dont le but est de développer de nouveaux savoirs, l’enseignant doit être conscient de ses propres savoir-être, si bien qu’il est responsable du maintien d’une « motivation » nécessaire pour un apprentissage réussi (Dörnyei, 2007).
8Pour Williams et Burden (1997), l’enseignant doit en effet transmettre un sens de confiance en soi lorsqu’il utilise la L2, tout en respectant l’usage éventuellement approximatif des apprenants. Hargreaves (1998, p. 835) décrit l’action enseignante comme une pratique émotionnelle basée sur les sentiments de l’enseignant, lui permettant de répondre aux besoins émotionnels des apprenants et aux siens propres. Ailleurs, Sutton et Wheatley (2003) signalent le besoin d’élargir la palette d’émotions prises en compte par la recherche en éducation, tandis que Zembylas (2003) préconise que la sensibilisation de l’enseignant à ses émotions permettrait une meilleure compréhension de ses rôles complexes. À ce propos, Arnold et Fonseca (2007) rappellent le caractère émotionnel de la communication entre l’enseignant et les apprenants, au cours de laquelle le premier envoie parfois à son insu des messages émotionnels qui ont un effet sur les deuxièmes — à travers sa voix, son regard, ses expressions. Dörnyei (2007) suggère des pratiques grâce auxquelles l’enseignant peut construire une ambiance propice à l’apprentissage — le développement d’un sens de groupe par le partage d’un vécu commun, l’affichage d’une attitude amicale et de soutien. Pour Dewaele (2005, 2011), face à des contenus langagiers souvent dépourvus d’un caractère émotionnel réaliste, l’enseignant doit accompagner le développement de compétences émotionnelles des apprenants. L’auteur propose que l’enseignant agisse comme modèle émotionnel d’une communauté, tout en étant conscient de ses limites comme individu.
9Nous plaidons pour qu’une place soit faite à l’émotion dans la formation des enseignants de langue. Une caractérisation de l’action enseignante comme action ressentie suppose : 1) un travail auprès des (futurs) enseignants de sensibilisation aux émotions que l’action enseignante éveille chez eux ; 2) un accompagnement dans l’exploration de celles-ci ; 3) une conscientisation sur la dimension émotionnelle dont relève l’espace pédagogique que partagent l’enseignant et un groupe d’apprenants de L2.
10Notre réflexion s’appuie sur un corpus constitué entre avril 2007 et décembre 2008 pour une recherche autour de la « présentation de soi » (Goffman, 1959) de sept enseignants de L2 aux universités de Glasgow, Paris 3, Malaga et Almeria (Aguilar, 2010). Tous les enseignants étaient de langue maternelle, leur expérience était comprise entre 7 et 34 ans. Leurs prénoms ont été transformés afin de garder leur anonymat. Nous nous référerons aux apprenants en utilisant deux lettres de leur prénom.
Tableau 1. – Profil des participants.
Enseignant
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Candence
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Richard
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Janice
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Marie-Fabienne
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Naomi
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Cristóbal
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Marta
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Université
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Glasgow
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Sorbonne Nouvelle
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Malaga
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Almería
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Langue
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Anglais académique
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Anglais général
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Français général
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Espagnol général
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Expérience
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30 ans
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16 ans
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18 ans
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34 ans
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10 ans
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11 ans
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7 ans
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Apprenants
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9 jeunes adultes du Moyen-Orient, Maghreb, Asie
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10 jeunes adultes d’Europe de l’Est, Moyen-Orient, Asie, Amérique centrale et du Sud
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18 jeunes adultes d’Europe de l’Est, Moyen-Orient, Asie, Amérique du Sud
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16 jeunes adultes d’Europe, Europe de l’Est, Moyen-Orient, Asie, Amérique du Sud
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7 jeunes adultes d’Europe, Asie, Afrique du Sud
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6 jeunes adultes d’Europe et Amérique du Nord
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11Ce corpus comportait des observations ethnographiques de classe, des ESD et des EAC auprès des sept enseignants. Les observations de classe ont systématiquement précédé les ESD individuels, qui ont été le cadre où l’enseignant et le chercheur ont négocié l’expérience et la vision du métier du premier (Denzin, 2001), avec des questions telles que : « depuis quand êtes-vous enseignant », « quel type d’apprenants avez-vous été amené à enseigner ? » ou « comment percevez-vous votre style d’enseignant(e) ? ».
12Parmi les enregistrements de classe, nous avons choisi de retranscrire des passages où les actions des enseignants apparaissaient éloignées d’un ethos institutionnel (Aguilar, 2013). Un EAC individuel a été organisé afin de montrer à chaque enseignant les enregistrements originaux et les transcriptions. Ceux-ci ont servi comme déclencheurs de la mémoire des enseignants (Pomerantz, 2005), pour qu’ils : 1) tentent de restituer leur ressenti original lors des situations de classe observées ; 2) expriment leur ressenti au cours de l’EAC ; 3) justifient les motifs derrière leurs actions de classe visibles en fonction de principes pédagogiques ou autres (Breen, Hird, Milton, Olliver & Thwaite, 2001). En multipliant les sources des données, nous avons cherché une triangulation permettant une approche complexe de l’action enseignante.
13Nous présentons l’étude de cas de Marie-Fabienne, enseignante de FLE à Paris. Nous procéderons en trois temps. D’abord nous présenterons les principes pédagogiques d’ordre émotionnel exprimés par l’enseignante Marie-Fabienne au cours de l’ESD. Ensuite nous analyserons trois extraits tirés des observations de classe. Enfin, nous montrerons les réactions de Marie-Fabienne face aux extraits analysés.
14Douze jours après la première observation de classe, nous avons proposé un ESD à Marie-Fabienne. Au cours de celui-ci, elle a réagi à nos questions en proposant des réponses semblables à des principes (Breen et coll., 2001), dont certains portaient sur les conditions affectives nécessaires pour la rencontre en classe (§ 2.1) :
J’ai vu l’importance aussi du, eh, du, eh, le fait d’instaurer une bonne communication dans la classe, qu’il n’y ait pas de gêne, entre, les, eh, que, que les élèves, eh, ne se sentent pas, eh, pénalisés quand ils faisaient des fautes, qu’ils, eh, produisent un énoncé fautif, eh, parce que, eh, il y avait, eh, c’est ce que j’ai, et à la fois observé et à la fois vécu, les étudiants se sentaient, suffisamment à l’aise, pour produire des énoncés avec des fautes, mais c’était pas grave […] C’était ça, la, la base, pour moi, {et avec} cette notion de plaisir, et pas, oh là là, l’élève {ne reste pas}, je parle pas parce que, eh, le prof, eh, va me dire que je parle mal […] Il y avait, un autre climat d’apprentissage, une autre situation d’apprentissage, qui favorisait, à la fois, l’épanouissement des, des élèves, et donc des progrès plus rapides. (Marie-Fabienne, ESD)
15D’après Marie-Fabienne, il s’agit pour l’enseignant de montrer un savoir-être particulier face aux apprenants. Ce principe pédagogique trouverait son origine dans les premières expériences d’enseignement de Marie-Fabienne :
J’ai aimé le contact avec, avec les élèves, j’avais beaucoup d’enthousiasme, je préparais beaucoup les, eh, les, eh, les cours, mais, eh, je crois que c’est cette autre manière de faire, quoi, qui m’a, eh, séduite, eh, voilà […] j’ai vu qu’il y avait {du} plaisir, que l’enseignant elle prenait plaisir, à la fois l’enseignante que j’ai observée, et après, moi même, à partir de, soixante-quatorze, les étés de soixante-quatorze, soixante-quinze, soixante seize, on prend du plaisir à, à enseigner, on, on voit que peu à peu, on voit les élèves progresser, aussi, on voit {qu’on}, que des échanges se créent, de plus en plus, que, eh, intervient le, les cours étaient vivant. (Marie-Fabienne, ESD)
16Marie-Fabienne a confirmé la validité de ce principe pédagogique du plaisir comme facilitateur de l’apprentissage :
Je pense, eh, toujours, eh, trente ans après, eh, que, eh, surtout dans les niveaux élémentaire et intermédiaire, eh, que le climat dans lequel, eh, on étudie, on apprend une langue, est capital, absolument, il faut se sentir à l’aise, il faut pas que ça soit une corvée de venir en classe, il faut qu’on prenne du plaisir. (Marie-Fabienne, ESD)
17Les réponses de Marie-Fabienne au cours de l’ESD suggèrent sa reconnaissance d’une dimension émotionnelle dans sa pratique enseignante. Celle-ci relève du propre ressenti de l’enseignant, mais aussi de l’effet émotionnel sur les apprenants de l’action de l’enseignant (§ 2.1). Les observations de classe nous ont permis de vérifier si les principes revendiqués par l’enseignante se sont matérialisés dans son comportement observable, face aux apprenants.
18Nous avons choisi trois extraits qui suggèrent une sémiotique émotionnelle construite autour du paraverbal — intonation, gestuelle, et proxémique des enseignants (Arnold & Fonseca, 2007). En voici le premier :
Extrait 1 :
267 DM : {je- + regarde} une heure: deux heures: + {ça dépend}
268 MF : le matin +
269 tou[jours
->MF bras croisés, acquiesce<-
271 MF : le soir↑
->MF négation main droite et tête<-
272 (0.5)
273 MF : {ºah + d’accordº}
274 DM : {m’intéresse pas}
275 (0.5)
276 MF : {ºça m’intéresse pasº} (.) bon allez + vous allez
277 ouvrir-eh: (0.4) votre livre page-eh: (12.1)
->MF vers table prof<-
278 je vous indique la page (4.8)
->MF ouvre livre<-
279 vous allez ouvrir le livre pa:ge + soixante huit
Accompagné par l’enseignante, l’apprenant DM explique ses habitudes télévisuelles (ligne 267). Les bras croisés de l’enseignante (ligne 269) et la transition qu’elle marque (« bon », ligne 276) apparaissent comme des indices émotionnels. Nous y reviendrons plus tard (§ 4.3).
19Le deuxième extrait montre la réaction de l’enseignante à l’arrivée d’une étudiante retardataire. Il est complété par deux captures d’écran (cf. tableau 2) :
Extrait 2 :
1 MF : uh-uh
->MF regarde vers la porte, des pas dans le couloir<-
2 (0.3)
3 IK : oui + [{MR}
->IK regarde vers la porte, les pas se rapprochent<-
4 MF : [oui + [OUI + oui MR:[: SUPER::=
->MF se tourne vers AS, sourit<-
5 {AF} : [XXX
6 {AF} : [XXX
7 MR : =bonjour
->MR entre dans la salle<-
Marie-Fabienne verbalise son attente (ligne 1), suivie d’IK (ligne 3), avant de confirmer l’arrivée de MR (ligne 4).
Tableau 2.
(Ligne 1)
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(Ligne 3)
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20Le troisième extrait, présenté en deux temps, montre un échange entre DM et Marie-Fabienne, qui montre des indices émotionnels tout au long. L’extrait est complété par cinq captures d’écran (cf. tableaux 3 et 4) :
Extrait 3.1 :
383 MF : est-ce que vous pouvez + JUSTE (0.3)
->MF regarde montre palme droite à DM<-
384 répondre à ma question + ce ma[tin
385 AM : [((rit))
386 (0.3)
387 MF : JUSTE répondre + hein↑
388 DM : oui + juste répondre
389 AS : ((gloussent et [rient))
->MF se penche en riant,
recule vers milieu salle<-
390 DM : [XXX {je vais répondre} +
->MF rit, bras droit sur abdomen,
main droite sur bouche<-
391 je {vais dire} [XXX
392 AS : [((gloussent, brouha[ha))
393 DM : [XXX=
394 AS : =((gloussent))
395 {QN} : {c’est pas possible}
396 AS : ((brouha[ha))
Marie-Fabienne demande à DM s’il s’est rasé. Au travers d’une consigne, l’enseignante précise ses attentes. Il suit une négociation au cours de laquelle le rire empêche Marie-Fabienne de poser sa question (lignes 383-396) :
Tableau 3.
(Ligne 389)
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(Ligne 390)
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(Ligne 390)
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Extrait 3.2 :
397 MF : [vous vous rasez [ce matin=
->MF index vers DM, secoue tête négativement<-
398 {AM} : [((glousse))
399 AS : =((brou[haha))
400 DM : [{non + pas tout le temps}=
401 {AS} : =((brou[haha))
402 DM : [{ah ben oui} XX#X# ((glousse))
->MF se tourne vers milieu salle, secouant tête
négativement, geste main désintérêt<-
Marie-Fabienne interroge DM (ligne 397) en lui indiquant par des gestes la réponse voulue. DM répond autrement (ligne 402), l’enseignante exprime son abandon par des gestes :
Tableau 4.
(Ligne 402)
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(Ligne 402)
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Les éléments repérés ci-dessus se prêtant à sur-interprétation, nous les avons isolés et soumis à Marie-Fabienne dans le cadre de deux EAC.
21À la suite de l’observation dont sont tirés les trois extraits analysés, nous avons organisé deux EAC auprès de Marie-Fabienne — le premier douze jours plus tard, le deuxième six mois après. Confrontée au premier extrait, au cours du premier EAC, Marie-Fabienne a décrit des émotions négatives provoquées par les conditions de classe. Les extraits d’EAC présentés reproduisent les indices paraverbaux repérés, certains montrent aussi nos prises de parole :
MF : bon, quand je me revois ça conforte l’impression que j’avais, ça me cassait le pieds que vous me filmiez, vous ne {pouviez} pas imaginer, parce que, j’avais, quatre étudiants, parce que, ben, vous avez déjà enseigné ?, oui ?, vous avez été filmé, non, vous n’avez pas été filmé, c’est un stress d’être filmé, d’accord, donc, être filmée devant un groupe classe, ça c’est une chose, mais, devant quatre étudiants, pour moi, c’était pas vraiment une situation […] eh, je savais pas quoi faire, j’avais quatre étudiants, vous qui étiez là, une situation mais alors des plus stressantes, et j’étais là en train d’essayer de meubler, et d’ailleurs j’ai les épaules qui tombent, j’avais pas envie d’être là, alors je meublais, voilà, voilà, là j’entends pas ce que je dis, mais, de toutes façons ça n’a aucun intérêt pour moi le début, après heureusement j’ai réussi à être mieux, après
Obs : vous voulez qu’on passe à une autre séquence, peut-être ?
MF : Oui, parce que ça, franchement, le début, je trouvais ça nul ((glousse)). (Marie-Fabienne, EAC)
22Confrontée à sa propre présence, Marie-Fabienne se focalise sur des indices corporels (« j’ai les épaules qui tombent ») et discursifs (« je meublais ») pour illustrer son ressenti négatif face à une situation jugée adverse. Sensible au nombre insuffisant d’apprenants, ainsi qu’à notre présence — nous filmions une situation de classe éloignée des standards de Marie-Fabienne — l’enseignante a confirmé, au cours du deuxième EAC, le ressenti décrit au cours du premier :
Si je me souviens bien je crois que j’étais pas de bonne humeur […] parce qu’il y avait pas beaucoup d’étudiants, parce que vous étiez là ((gloussant)) pour me filmer, ça m’emmerdait ((glousse et rit)) en termes clairs […] là ça me revient, maintenant, que j’étais pas très contente, parce que bon, c’est vrai qu’on avait choisi une date, qu’on a envie que ça se passe bien, qu’il a fallu commencer, vous avez commencé a me filmer, alors que j’avais quoi, un, deux étudiants qui pouvaient participer, c’était pas l’idéal, je tiens pas XXX pas toujours de cours qui soient super, mais là, ça partait mal pour moi, donc se faire filmer quand on sait qu’on va plus ou moins se planter. (Marie-Fabienne, EAC)
23Elle a aussi trouvé son attitude face aux apprenants influencée par ces conditions jugées adverses :
Alors j’étais pas de très bonne humeur […] donc à mon avis j’étais un peu tendue, je le sens à la manière dont je dis ‘bon’ ben XXX, j’en avais ras le bol, ils participaient pratiquement pas […] à la manière dont je dis le ‘bon’, qui est un petit peu cassant, je trouve, j’ai reconnu ma, un peu ma mauvaise humeur […] parce qu’en fait je cherchais à gagner du temps, en espérant […] qu’il y ait un peu plus d’étudiants qui arrivent. (Marie-Fabienne, EAC)
24Afin de se sentir en mesure de mener efficacement son activité d’enseignante, Marie-Fabienne a dit avoir besoin d’un nombre d’apprenants plus important. Face au deuxième extrait, au cours du deuxième EAC, Marie-Fabienne a dit son soulagement lors de l’arrivée de l’apprenante MR :
Obs : […] est-ce que, ça veut dire quelque chose particulier, que […] que MR soit arrivée, eh
MF : (.) oui, parce que, enfin, eh, s, si vous voulez, eh {((silence))} vous avez enseigné, non↑
Obs: ((acquiesce))
MF : bon (.) eh, quand on est enseignant, surtout dans ce type de cours, eh, il y a nous↑, mais on compte aussi sur {nos}, les bons éléments de notre classe (.) et, hm, quand je {vois} une classe a#vec# ((glousse)) eh, trois éléments sur quatre qui étaient des éléments un peu lourds ((glousse)), j’étais bien contente de voir arriver un deuxième élément qui allait pouvoir un peu me, m’aider et {essayer} de mettre un peu de, d’animation, faire passer un peu de communication, eh, dans la classe
Obs : d’accord
MF : on s’appuie quand même, hein↑
Obs : oui
MF : de temps en temps
Obs : hm
MF : sur les, eh
Obs : hm, oui
MF : #(.)# #sur les bons# ((glousse)). (Marie-Fabienne, EAC)
25L’extrait montre un va-et-vient du spécifique visé par l’auto-confrontation (« quand je vois ») et le général (« quand on est enseignant »). Marie-Fabienne catégorise les apprenants à partir des compétences qu’elle leur reconnait (« les bons éléments »). Celles-ci sont aussi à l’origine d’un ressenti chez Marie-Fabienne (« des éléments un peu lourds »). L’arrivée de l’apprenante MR est célébrée par l’enseignante (« je suis contente ») car elle suppose la possibilité de mener le cours dans des conditions plus proches de ses propres standards (« m’aider », « essayer […] de faire passer un peu de communication »).
26Enfin, confrontée au troisième extrait, au cours du premier EAC, Marie-Fabienne s’est référée à « un fou rire », justifié par l’incapacité de DM de répondre de manière convenable à sa question :
MF : mais je mime, hein, je mime pas mal, évidemment, ouais […] ILS SE MOQUENT DE LUI, TOUT LE TEMPS ((silence)) on était à se maquiller, donc ils sont en train de se maquiller, de, de se, pardon, ºde se maquillerº, #de se moquer de DM#, mais quand ils se moquent {des autres}, c’est gentil, et avec lui, moi je le sais, j’ai l’expérience de ce groupe, c’est pas si gentil que ça, ils se {fichent} de sa:, de lui, ils se moquent de lui, mais bon, il en a pas conscience, et puis, moi je vais pas, insister {lourdement} ((glousse)) ça, vous voyez, il répond toujours à côté, il, donc ça déclenche des rires, des fou rires, d’ailleurs, d’IC, ºparce qu’{il} aº, il répond jamais à la question, il nous fait un développement qui va durer trente secondes, et ça, c’est IC qui est là↑
Obs : hm, eh, c’est qui, qui c’est qui répond, eh, à côté, eh
MF : c’est DM
OBS : d’accord
MF : voilà, c’est DM ((silence)) mais:, il fait toujours un développement, il peut pas faire une réponse concise, si vous lui demandez, par exemple, de donner une réponse avec un pronom↑, (.) il va pas la donner, il va: nous faire dix phrases sur autre chose
Obs : hm
MF : et c’est ça que les autres ne supportent pas
Obs : hm
MF : alors c’est jamais trop, trop méchant, mais ((bruitage avec la bouche)) (.), je sens qu’il y a du:
Obs : hm, hm
MF : ((glousse)) ((silence)) {alors}, vous avez, eh, MR, qui se tourne vers WK, parce que, ça les faire rire, eh, DM, XXX, leur a, son attitude, oui, {#juste#} ((rit)), oui, #AUCUNE RÉPONSE CONCISE#, #IMPOSSIBLE# ((silence)) c’est IMPOSSIBLE ((silence)) je pense que je vais passer à autre chose, enfin, j’espère de moins, oui, ça suffit, on peut pas perdre plus de temps sur un étudiant, {BEN LUI ÇA L’A} FAIT RIRE AUSSI ((silence)) ON A EU UN FOU RIRE↑ ((silence)) d’accord, d’accord ((silence)) ah, oui, d’accord, je vois, donc après j’ai eu un fou rire, et je sais plus ce que je disais non plus:↑, et puis:, je, bon, ben ça c’est un moment de, de détente dans, dans la classe, ah oui, j’arrivais plus, je me souviens maintenant
Obs : hm
MF : mais il nous le fait souvent↑, hein, ce genre de:, alors, hm, il faut pas non plus, passer trop de temps sur ça, parce que, une classe, c’est quand même pas que, que du rire pendant
Obs : hm
MF : pendant quatre heures, c’est aussi, il y a quand même des contenus à faire passer, on informe, on leur doit des informations, ils doivent acquérir tous les jours de nouvelles choses, de nouveaux outils, et donc il faut pas non plus, s’éterniser sur ça, donc, UN MOMENT, ok, détente, mais pas tout le temps, voilà.
(Marie-Fabienne, EAC)
27Nous constatons qu’il y a un passage du commentaire à propos d’une émotion différée — son « fou rire » — vers l’expression décontextualisée d’une émotion qui porte sur la prestation de l’apprenant DM, et ce à partir du ressenti que l’EAC déclenche. À nouveau nous retrouvons un va-et-vient entre la spécificité de l’EAC (« ça l’a fait rire », « on a eu un fou rire », « j’arrivais plus ») et les commentaires généraux de l’enseignante : 1) sur le lien émotionnel qu’elle perçoit entre DM et les autres apprenants (« ils se moquent de lui tout le temps », « c’est ça que les autres ne supportent pas ») ; 2) sur les capacités de DM (« il répond toujours à côté », « il répond jamais à la question », « il va nous faire dix phrases sur autre chose », « il nous le fait souvent ») ; 3) sur des principes d’ordre pédagogique (« une classe c’est quand même pas que du rire pendant quatre heures »). Le choix syntaxique de l’enseignante lorsqu’elle évalue la prestation de DM mérite commentaire : le nous dénote que l’enseignante associe ses propres attentes au reste des apprenants, ce qui suggère son association émotionnelle avec ceux-ci.
28L’analyse de l’ESD a montré des principes émotionnels portant sur l’ambiance jugée propice en vue d’une facilitation de l’apprentissage, ainsi que sur la responsabilité de l’enseignante sur le maintien de cette ambiance. Quant aux observations de classe, nous y avons identifié des indices émotionnels focalisés sur : 1) les apprenants, face à qui l’enseignante déploie son action enseignante ; 2) ladite action enseignante, ponctuellement contrainte par des conditions jugées insatisfaisantes. Enfin, lors des EAC, la mise en situation de rappel a provoqué la manifestation d’indices émotionnels spontanés et situés (des gloussements, des rires) qui ont confirmé ceux repérés lors des observations. Par ailleurs, des indices émotionnels ont été construits rétrospectivement autour du chercheur.
29Le dispositif de recueil de données proposé à Marie-Fabienne lui a permis de porter un regard particulier sur la manière dont elle se conçoit comme enseignante de L2. Au cours de l’auto-confrontation, elle s’est focalisée sur son corps, qu’elle a décrit comme « tendu » ou « détendu », ainsi que sur la manière dont elle occupait l’espace de la classe (« je mime pas mal »). Nous y voyons une découverte de son propre corps, dans une situation à priori habituelle. Ceci suggère sa sensibilisation à certains de ses savoir-être, à ses propres émotions (§ 2.1). Le corps, notamment les gestes et d’autres indices émotionnels visibles, sont la partie directement observable de processus moins accessibles. La sensibilisation par l’auto-confrontation dialoguée avec le chercheur est la première étape dans un travail d’exploration plus profond qui porte sur les émotions de l’enseignant. Elle permettrait aux enseignants d’accepter dans un premier temps que des émotions peuplent la scène pédagogique pour, dans un deuxième temps, comprendre quelles émotions l’action enseignante éveille, afin de négocier leur portée pour ce qui concerne le(s) rôle(s) de l’enseignant comme facilitateur de l’apprentissage.
30Cette étude présente des limites. Elle analyse l’action d’une enseignante, lors d’une rencontre en classe. L’ampleur du dispositif d’enquête justifie notre choix qualitatif de l’étude de cas. Lors d’une autre rencontre, des indices émotionnels différents auraient pu été repérés chez Marie-Fabienne. L’analyse d’autres enseignants aurait pu révéler, aussi, des comportements émotionnels différents (Aguilar, 2013). Plus on élargit le panel d’enseignants-informateurs observés, plus l’analyse de leurs pratiques sera riche, plus les observations sur l’action enseignante seront représentatives et généralisables (Cicurel, 2011). Par ailleurs, l’information récoltée, traitée et caractérisée par l’enseignante sur un plan émotionnel, ne permet pas d’évaluer dans quelle mesure une activité donnée, ainsi que les éléments et acteurs autour de celle-ci, facilitent ou empêchent l’apprentissage des apprenants. Cette information à caractère émotionnel donne des pistes sur le degré d’acceptation ou de refus de ladite activité par les apprenants et par l’enseignant lui-même. Notre analyse indique, dans cette étude, que l’émotion — comprise comme un état interne opaque partiellement reconstituable à partir d’indices visibles — est une variable qui influe sur la prise de décisions d’une enseignante. Le ressenti de Marie-Fabienne par rapport à sa propre prestation, mais aussi ce qu’elle perçoit — voire reconstruit ou projette — par rapport au ressenti qu’elle identifie chez les apprenants, sont des sources d’information qui lui ont indiqué ponctuellement la pertinence de franchir une étape, d’annoncer une transition, de mettre en œuvre une décision, et ce, dans la mesure où ses ressentis ont été mis en dialogue avec des principes d’ordre pédagogique qui guident son action.
31Au cours de l’apprentissage guidé d’une L2 en milieu institutionnel, des aspects centraux de l’individu sont exposés et négociés, en utilisant un code et une perspective sur la réalité différents de ceux dont l’apprenant a l’habitude. Ceci est à l’origine de ressentis chez tous les participants à des situations institutionnelles d’enseignement et apprentissage. L’enseignant de L2 remplit les tâches pédagogiques que l’institution lui confie en puisant dans des savoirs et des savoir-faire d’expert. Comme l’analyse l’a suggéré, des savoir-être d’ordre émotionnel interviennent aussi : 1) lorsque l’enseignante traite l’information venant de l’environnement de classe de l’enseignant ; 2) en se positionnant par rapport à cet environnement ; 3) lorsqu’elle prend des décisions.
- 1 « Peut-être que les meilleurs enseignants sont ceux qui sont contents, à l’aise avec eux-mêmes, ave (...)
32Il importe que la formation accompagne le futur enseignant dans un processus de prise de conscience par rapport à ses savoir-être émotionnels. Cette conscientisation est nécessaire afin que celui-ci soit en mesure de remplir efficacement sa fonction comme facilitateur de l’apprentissage. Ainsi, il serait souhaitable d’intégrer des dispositifs d’autoscopie dans la formation. Dans le but de sensibiliser aux propres savoir-être, à leur portée en situation d’enseignement, la propre image se révèle un déclencheur puissant en vue d’une exploration du soi. En effet, l’auto-confrontation permet une découverte de son propre corps et de l’espace que l’individu occupe et partage avec d’autres participants, ce qui est à l’origine d’émotions qui informent sur sa propre présence et sur sa prestation. D’autres dispositifs d’auto-exploration ont démontré leur efficacité en vue d’une introspection et d’une sensibilisation à sa propre complexité. Le journal de bord (Cadet, 2006), par exemple, permet un suivi autonome, régulier et construit, de l’activité de l’individu. Nous voyons la complémentarité des deux dispositifs, qui pourraient s’implémenter au cours d’étapes successives de formation. Pour conclure, nous rejoignons Candence, enseignante d’anglais à Glasgow, qui affirmait au cours de l’ESD : « Maybe the best teachers are those who are still happy within themselves, still comfortable with themselves as a person1. »