« Nous sommes des déserts, mais peuplés de tribus, de faunes et de flores. […] Le désert, l’expérimentation sur soi-même, est notre seule
identité, notre chance unique pour toutes les combinaisons
qui nous habitent.
Gilles Deleuze, Dialogues, p. 18.
1Le fait que la langue ne se limite pas à être un moyen pour véhiculer du sens et pour nommer une réalité qui serait censée être statique et labelisable, mais qui soit dans une relation profonde avec les individus et qui touche à une dimension cachée est affirmé désormais par plusieurs chercheurs et spécialistes (Coïaniz, 2001 ; Kramsch, 2009 ; Arnold, 1999 ; Pavlenko, 2006, inter alia). Néanmoins, l’étude de cette dimension apparait encore plutôt dispersée et à la recherche d’un concept fédérateur.
2Pratiquement toutes les sciences de l’homme se sont confrontées à la question de la langue et du langage. À tour de rôle elles en ont souligné la valeur symbolique, sociale, sémiotique, la dimension artistique, les implications psychologiques ou neurologiques. Alors que la didactique des langues (dorénavant DDL) s’est nourrie de l’apport de plusieurs sciences et qu’elle s’est construite depuis longtemps comme science à la fois théorique et pratique visant à apporter des solutions (Porcelli, 2005), ce n’est que récemment qu’elle a commencé à être vue de plus en plus comme un système complexe et adaptif (Larsen-Freeman, 1997) et que ses différentes âmes, constituées par les contributions des sciences différentes, commencent à être vues comme interdépendantes.
3Cette attitude d’ouverture aux apports d’autres modèles théoriques est en train d’ouvrir de nouvelles voies à la recherche en DDL, des voies potentiellement en mesure de changer les paradigmes de référence qui sont à la base de la construction épistémologique de cette discipline.
4Au cours des décennies la focalisation a changé au gré des apports des différentes sciences. Mitchell et Vidal (2001) indiquent comme métaphore dominante pour parler du développement de la DDL celle de la pendule, avec une centration sur une seule dimension à la fois, métaphore qu’elles considèrent comme très réductrice et à laquelle elles opposent celle d’un fleuve qui s’enrichirait sur son passage des eaux des différents affluents sans que rien ne soit perdu ou rejeté. Nous allons suivre cette perspective et notre réflexion s’inspire de ce que le monde anglo-saxon définit comme « the affective turn in critical theory » (Benesch, 2012, p. vii), où le mot affect n’est pas un synonyme de sentiment, mais correspond plutôt à ce que Spinoza ([1677] 1981) appelait « affectus », terme qui se réfère à une modification plus ou moins grande de l’esprit ou du corps pris en isolation ou ensemble (Bidney, 1962). Spinoza et Deleuze, qui vécurent respectivement au xviie et au xxe siècle sont les deux philosophes auxquels se réfèrent souvent les chercheurs travaillant sur les émotions. Au-delà des différentes interprétations, un aspect fondamental est retenu par tout le monde : le lien entre corps et esprit. Pour Spinoza qui refuse le dualisme esprit/corps ou raison/sentiment, en contraste avec les théories de Descartes, les émotions sont des modifications du corps, en fonction desquelles la capacité d’agir de ce même corps est augmentée ou réduite (Spinoza’s Ethics, 1677/1981). De son côté, Deleuze présente une vision du corps comme indéterminé, un « corps sans organes » (Deleuze & Guattari, 1987), à savoir une vision fluide de l’être qui serait en mesure de modifier les autres (« d’affecter ») et se laisser modifier (« d’être affecté »).
5Dans cette contribution nous commencerons par considérer les différents cadres théoriques autour desquels s’est structurée jusqu’à présent la recherche en DDL dans le but d’en étudier la complémentarité plutôt que la juxtaposition. Nous focaliserons ensuite notre attention sur les notions d’affect, d’émotion et de sentiment ainsi que sur leurs implications dans le domaine des langues. En partant de la perspective émotionnelle, nous interrogerons enfin la notion de savoir-être pour en souligner les potentialités conceptuelles et les risques d’usage. La conclusion de notre contribution portera sur le lien émergent entre émotions et plurilinguisme et sur les perspectives futures de la recherche.
6Comme l’explique Germain (1993), la tentation des historiens de la discipline de regrouper les avancées de la recherche en DDL dans des macro-catégories a toujours été forte. Si d’un coté cette catégorisation a eu le mérite de souligner certains traits fondamentaux des différents courants et approches, de l’autre elle a fini par renfermer la réflexion à l’intérieur de compartiments étanches dans lesquels les chercheurs se positionnaient souvent sans vraie possibilité de dialogue avec « les autres ».
7La vision post-moderne (Lyotard, 1979 ; Baumann, 1992) qui se caractérise avant tout par le refus d’une vérité universelle, de l’objectivité et de la systématisation, nous montre de plus en plus les limites, voire l’impossibilité, de fixer des lignes de démarcation entre les différentes tendances. Baumann (2000) nous offre la métaphore de la liquidité comme outil d’analyse des phénomènes sociétaux. Le passage de la modernité à la postmodernité marque la fin d’un système structuré et l’entrée dans une société liquide, dominée par l’incertitude et la difficulté de trouver un sens d’appartenance, de partage de valeurs. Malgré le risque de relativisme, l’idée postmoderne a offert au monde des perspectives plus vastes que la vision rationaliste qui la précédait.
8Il faut plonger toute catégorie conceptuelle dans la liquidité baumannienne pour n’en retenir que l’essence et pouvoir ainsi avancer dans la compréhension des phénomènes. C’est ce que nous essaierons de faire en partant de trois concepts qui ont eu un impact fort sur la DDL : communication, cognition, socialisation.
9La langue est communication, donc apprendre une langue, c’est apprendre à communiquer. L’approche communicative (désormais AC), émergée à la moitié des années 1970 et révolutionnaire à l’époque, a constitué la première grande « déstructuration » en DDL (Serra Borneto, 1998, p. 23), dans le sens où elle a marqué le passage d’un apprentissage de la langue comme objet, comme système, à la dimension fonctionnelle, qui permet à l’apprenant/utilisateur d’être opérationnel dans une langue. Ceci implique d’emblée une variabilité, car l’on peut accomplir une fonction communicative de différentes manières, à des niveaux hétérogènes de difficulté et dans différents contextes (Serra Borneto, 1998).
10Deux grandes tendances ont dominé l’enseignement/apprentissage des langues, celle explicite et celle implicite. La première marque la méthode grammaire-traduction, la deuxième caractérise la méthode directe d’abord et les méthodes influencées, de manière plus ou moins déclarée, par le behaviourisme ensuite. Malgré leur opposition par rapport à l’opportunité ou pas d’expliciter les règles et la structure d’une langue, pour ces méthodes le contenu des messages n’était pas prioritaire, il se réduisait à une manière de véhiculer les contenus linguistiques à étudier. L’AC ouvre la voie à la prise en compte d’une dimension clé de la langue. À partir de là il ne s’agit plus de transmettre un savoir, de faire connaitre la langue, mais de rendre les apprenants capables de s’en servir dans des circonstances et pour des buts variés. Il ne s’agit pas non plus de mémoriser des formules figées, d’acquérir des automatismes qui s’adapteraient à des situations courantes, mais de viser justement la communication d’un message portant sur des contenus réels et personnalisables.
11La réaction au behaviourisme dominant de l’après-guerre n’est pas allée seulement dans le sens de la communication, elle s’est aussi opposée à la tendance au « dressage » de l’esprit de l’apprenant et à ne voir dans la langue que l’un des comportements possibles à inculquer au travers d’automatismes toujours plus sophistiqués. La considération de l’apprenant, non pas comme tabula rasa mais comme un individu doué d’un réseau de connaissances et de capacités à relier de nouveaux apprentissages à ce réseau pour l’enrichir et le modifier, représente elle aussi un tournant dans la DDL : la prise en compte de la dimension cognitive apporte une nouvelle lymphe à la DDL qui sera très bénéfique pour son développement. L’entrée en jeu de concepts tels que « prise de conscience » (awareness), « apprentissage réfléchi », ou encore « autonomie » est destinée à changer les perspectives de la recherche. La notion de prise de conscience, par ailleurs souvent utilisée pour indiquer la dimension cognitive tout court (Serra Borneto, 1998), est un phénomène systémique dans le sens où elle n’est pas épisodique, mais change la vision de l’apprenant et sa manière d’apprendre (Hawkins, 1984). À son tour, cette vision n’est pas non plus statique, mais dynamique, car destinée à changer et à s’affiner avec le temps. La dimension cognitive se réfère aux processus ayant lieu au niveau de l’esprit de chaque individu qui s’approprie l’information : « cognitive theories view learning as involving the acquisition or reorganization of the cognitive structures through which humans process and store information » (Good et Brophy, 1990, p. 187).
12Or, si le cognitivisme a apporté de l’épaisseur à la notion d’apprenant, comme le behaviourisme auquel il s’opposait, il s’est focalisé sur l’individu en dehors de la dimension sociale et sur la possibilité de mesurer les apprentissages ante et post. De plus, comme nous l’expliquerons par la suite, la vision des émotions qu’il a proposé était unidimensionnelle (Skehan, 1998 ; Chomsky, 1992). C’est le constructivisme (Piaget, 1969) qui va apporter une perspective plus complexe : on considère désormais que les connaissances des individus se basent sur la perception des expériences physiques et sociales telles qu’elles sont interprétées par l’esprit et qu’une bonne partie de la connaissance de la réalité est partagée à travers un processus de négociation sociale. Le constructivisme souligne l’importance du contexte, de la présence de tâches proches de la réalité, de la possibilité de représentations multiples du réel plutôt que d’une vision simplifiée ou schématisée. Il met en avant en fin de compte l’importance à la fois d’une négociation interne nécessaire pour construire des modèles mentaux et d’une négociation sociale pour mettre ces mêmes modèles à l’épreuve face au contexte et aux autres.
13Comme l’apprenant est inséré dans une dimension sociale et interagit avec une ou plusieurs communautés, la prise de conscience toujours plus élevée du rôle des autres dans l’apprentissage des langues, de la mise en commun, de l’échange et du soutien de la communauté ont permis d’aller bien au-delà de l’idée initiale de l’AC où la communication portait prioritairement sur des échanges fonctionnels visant l’atteinte d’un but. Il s’agit désormais d’un faire ensemble en communiquant, d’un échange socialisant et structurant qui soutient la construction des apprentissages. Ce sera justement l’importance donnée à la dimension sociale qui enrichira le constructivisme en le transformant en socioconstructivisme (Doise & Mugny, 1997). La construction de la connaissance devient ainsi un processus partagé et collaboratif, une appropriation de la signification sociale des objets. Autrement dit le sujet seul ne pourrait rien apprendre.
- 1 Nous utilisons le terme socioculturel pour traduire l’anglais sociocultural. Nous nous référons don (...)
14Pour le socioconstructivisme, et pour la théorie socioculturelle1 qui, comme le socioconstructivisme se réclame de l’œuvre de Vygotski (1985) [1935], tout apprentissage est médiatisé et, pour progresser, l’apprenant a besoin des autres. De cette vision découle l’importance fondamentale du langage. Le langage est le véhicule principal de la médiation, ce qui permet de structurer les apprentissages aussi bien au niveau individuel que social. C’est le langage qui se manifeste au travers des langues différentes et qui seul accompagne l’individu dans sa quête de sens.
15Le rapport à la langue se complexifie encore, car elle devient à la fois outil de travail, objet d’apprentissage, véhicule de savoirs, soutien à la réflexion et à la construction du sens.
16Nous avons évoqué les trois concepts qui ont transformé les bases épistémologiques de la DDL. Nous allons maintenant regarder si et dans quelle mesure les émotions sont prises en compte par chacun des trois, comment la dimension émotionnelle a évolué et comment elle se positionne vis-à-vis des théories qui sous-tendent la DDL.
17Si nous considérons la place des émotions dans la recherche en DDL, nous pouvons remarquer qu’en général elle demeure très modeste. La notion d’émotion n’a pas fait l’objet d’une théorisation avancée (Benesch, 2012, p. 32), y compris dans ce que le monde anglo-saxon définit la CAL (Critical Applied Linguistics), à savoir le courant qui a émergé à partir des années 1990 pour s’opposer à la vision de la langue, celle de la Applied Linguistics (Linguistique appliquée), considérée comme trop structuraliste, et pour intégrer l’analyse de notions complexes liées à la langue, telles que celle d’identité (Cummins, 2001).
18La théorisation, voire la présence même des émotions dans le discours épistémologique de la DDL, est pour ainsi dire restée en trame de fond et la composante émotionnelle n’a été évoquée que pour des aspects spécifiques (surtout en relation avec l’anxiété).
19Ce sont les approches humanistes-affectives, en particulier le Community Language Learning (apprentissage communautaire) et la Suggestopédie qui ont commencé à donner une place plus importante aux émotions dans le champ de la DDL. Malheureusement, leur positionnement de niche ne leur a pas permis de jouer un rôle fort dans l’avancement de la réflexion théorique en DDL, néanmoins ils ont fait un travail de pionniers dans la sensibilisation à l’importance de la dimension émotionnelle et de son potentiel, bien avant que cette dimension ne fasse sa percée dans le domaine (Piccardo, 2007).
20Revenons aux trois domaines que nous avons évoqués dans le premier paragraphe : communication, cognition et socialisation.
21Dans le cadre du courant behaviouriste, les émotions étaient mises au service de l’apprentissage de manière ambigüe, voire inquiétante : selon la théorie behaviouriste en effet le renforcement positif permettrait à l’apprenant de ressentir du plaisir, qui l’inciterait à reproduire le même comportement, et le renforcement négatif provoquerait de la peur qui amènerait à la correction du comportement erroné.
22Malheureusement, la réaction communicative contre le behaviourisme a négligé le problème et l’AC n’a pas accordé beaucoup d’importance à l’aspect émotionnel. Pour cette approche en effet communiquer était surtout considéré comme une façon de transmettre des informations, un message souvent fonctionnel visant un objectif pratique de la vie quotidienne. La centration sur l’apprenant présentée comme notion clé de l’AC, voyait ce dernier comme un être neutre (Coïaniz, 2001).
- 2 Le « filtre affectif » est un prédicateur de succès dans l’apprentissage d’une langue selon Krashen (...)
- 3 Pour une revue de l’évolution de la notion d’interculturel, voir Alikioti (2008), L’approche interc (...)
23Il n’est pas étonnant que la tentative d’insérer des aspects vaguement émotionnels comme l’hypothèse du filtre affectif de Krashen (1981)2 ait eu tant d’impact malgré sa solidité scientifique discutable (Bogaards, 1988). Il n’est pas non plus surprenant que l’entrée en jeu de la dimension interculturelle, introduite en DDL à partir des années 1980 et développée pendant les années 19903, ait été saluée comme une grande avancée. Elle se préoccupait en fait de rendre plus « vivant » et « réel » cet être neutre et indéfini qu’était « l’apprenant » en fournissant un cadre et un but authentiques, ou au moins réalistes, pour l’apprentissage ainsi qu’une mise en relation des cultures.
24Une avancée dans la prise en compte des émotions arrive avec le courant cognitif. Néanmoins, il s’agit encore d’une vision unidimensionnelle de la composante émotionnelle. En effet, la préoccupation fondamentale des cognitivistes quand il s’agit d’émotions est d’étudier dans quelle mesure celles-ci favorisent ou, au contraire, empêchent l’apprentissage. Pour eux les émotions sont en fait classées en positives et négatives et au fond cette catégorisation stricte et statique semble ne pas s’éloigner de l’esprit de la théorie du filtre affectif de Krashen. De plus, les émotions sont vues par les cognitivistes comme relevant de l’individu, comme localisées dans l’esprit (Arnold, 1999) voire dans le cerveau (Schumann, 1999) ou de façon générale comme des états psychologiques (Ehrmann, 1999 ; Horowitz, 2001). Elles sont donc censées surgir à l’intérieur de l’individu pour ensuite se manifester à l’extérieur, comme l’explique Benesch en accord avec Ahmed (2004) qui définit cette perspective comme inside-out (Benesch, 2012, p. 21). À part la considération des aspects neurobiologiques qui localisent la réponse émotionnelle au niveau du cerveau (Schumann, 1999), la dimension physique, incarnée (« embodied ») des émotions est quasiment évacuée (Benesch, 2012), et la dimension sociale se limite à l’aspect réactif d’un individu culturellement connoté face à une langue-culture autre (Arnold & Brown, 1999).
25Ce n’est qu’avec le socio-constructivisme et avec la vision socio-culturelle que les émotions sortent pour ainsi dire de la sphère exclusive de l’individu pour se placer dans la sphère sociale. L’interaction cesse alors d’être une confrontation pour devenir structurante et collaborative. Les émotions sont considérées comme « outside-in » (Ahmed, 2004, p. 8), ce qui signifie qu’elles sont générées dans l’interaction sociale pour être ensuite intériorisées par l’individu. Néanmoins, elles ne sont toujours pas suffisamment théorisées, y compris par la perspective socio-culturelle où « a shared understanding of emotions is assumed » (Benesch, 2012, p. 26). En fait, alors que l’émergence des émotions dans les relations sociales ainsi que leur lien inextricable avec la cognition et le contexte est bien souligné, leur complexité n’est toujours pas suffisamment prise en compte selon Benesch (2012). Cette dernière prône « a more embodied and dynamic approach to emotions » (2012, p. 35) et utilise plusieurs théories dans l’analyse de ses données concernant l’étude des émotions dans l’apprentissage des langues.
26Un « affective turn » (Benesch, 2012, p. 36) dans la DDL apparait donc de plus en plus urgent, car la recherche ne fait que s’amorcer dans le domaine alors que l’émergence d’un nouveau champ se profile clairement : plus la DDL adopte une vision complexe, plus les émotions trouvent un espace et un rôle.
27Comme tous les champs émergents, celui des émotions fait l’objet de discussions terminologiques intéressantes qui aident à réfléchir aux positionnements épistémologiques. Ceci est d’autant plus évident que l’étude des émotions relève de plusieurs domaines scientifiques : neurologie, psychologie, philosophie et d’autres sciences humaines et sociales. Il est donc évident que l’appropriation du concept par la DDL s’appuie sur les théorisations d’autres sciences et qu’a chacun des choix terminologiques correspond aussi une démarche conceptuelle différente.
28Partons de la distinction entre affect et émotions : celle-ci voit l’affect comme non déterminé, quelque chose de l’ordre du ressenti qu’il n’est pas (encore) possible de décrire avec des mots, possibilité qui, au contraire, revient aux émotions (Massumi, 2002). L’affect serait quelque chose de non structuré et aussi d’autonome, de non linéaire et d’inconscient, donc aussi d’indépendant des influences culturelles, alors que les émotions seraient de l’ordre du conscient (Clough, 2007) et par conséquent influencées par les cultures. Cette distinction ne fait pourtant pas l’unanimité : Benesch (2012) la rejette en s’appuyant sur les travaux d’autres spécialistes, qui contestent l’autonomie de l’affect par rapport aux émotions, ainsi que la vision dualiste qui implique leur séparation (Ahmed, 2004 ; Hemming, 2005). Elle positionne les deux sur un continuum, une boucle non linéaire (Hemming, 2005) et souligne leur réciprocité dans un processus où l’affect « acquire the semantic density of narrative complexity of emotions, and emotions conversely denature into affects » (Ngai, 2005, p. 27). Benesch (2012) synthétise cette discussion de la manière suivante :
Emotions are embodied (sensations and feelings); they are shifting (we are moved), not static or monolithic; and they are socially constructed (our interpretation of them might depend on others’ prior interpretations), not private, internal, or cognitive. (p. 44)
29Pour Oatley et Jenkins (1996), le terme d’affect garde une connotation plus large que celui d’émotions, et se réfère à une gamme étendue de phénomènes liés aux émotions, aux humeurs, aux aptitudes et aux préférences. Sur la même ligne se situent Arnold et Brown (1999) qui utilisent le mot affect pour se référer à tout ce qui n’est pas compris dans la sphère cognitive dans le but de prôner la complémentarité des deux.
30Une autre distinction, plus intéressante pour nous, est celle proposée par Damasio (1994) entre émotions et sentiments. Comme la racine étymologique latine l’indique (« emovere » secouer et « movere » mouvoir), les émotions sont des changements physiques du corps en réaction à des situations, des schémas neuraux inconscients qui précèdent les sentiments. Ces derniers seraient en fait les perceptions de ces changements. Les émotions, liées au plaisir, à l’équilibre intérieur, l’homéostasie ou, au contraire, au déséquilibre et à la douleur, sont justement des changements dans l’état physique provoqués par des facteurs externes, réels ou produits par la mémoire ou l’imagination, auxquels correspondent des sentiments. Damasio (2003) souligne que dans « la chaîne complexe des évènements qui commencent avec l’émotion et s’achèvent avec le sentiment » il faut « séparer […] la partie de ce processus qui est rendue publique et celle qui reste privée » (p. 31) : la première est l’émotion, la seconde le sentiment. Les émotions sont en fait, en grande partie, visibles, par exemple dans les comportements ou sur le visage ou encore à travers la voix, alors que « les sentiments sont toujours cachés », « les émotions se manifestent sur le théâtre du corps ; les sentiments sur celui de l’esprit » (p. 32). En disant cela, il est conscient d’aller à l’encontre de la tendance répandue qui consiste à voir dans ce qui est caché la source de ce qui se manifeste, mais il souligne comment « l’idée qu[e les sentiments] surviennent en premier et qu’ils s’expriment ensuite à travers les émotions » (p. 33-34) est incorrecte et a même « retardé la découverte d’un modèle neurobiologique plausible des sentiments » (p. 34). Cette explication serait en lien avec l’évolution : les émotions sont plus directes, liées à des réactions simples, adaptées à assurer la survie. Néanmoins Damasio (2003) souligne que la séparation entre émotions et sentiments sert surtout à les étudier en tant que tels, les deux notions demeurant par ailleurs interdépendantes : « nous pouvons […] les ressembler à nouveau, en tant qu’affects » (p. 138).
31Kramsch (2009) de son côté montre bien, à l’aide de récits d’apprenants de langue, que le déclenchement des émotions, et par conséquent des sentiments, peut être lié à quelque chose d’apparemment si subtile qu’un son de la langue étrangère : des marqueurs somatiques peuvent déclencher une réaction automatique, par exemple de dégout ou de plaisir. Comme elle le fait remarquer, la distinction proposée par Damasio (1994) entre émotions et sentiments s’avère très utile pour comprendre les mécanismes d’apprentissage d’une langue étrangère et notamment les réactions des apprenants face à une nouvelle langue : « [t]he sense of continuity of the self comes from being firmly grounded in the body and its neurological processes. It is precisely this continuity that foreign language learners lack » (Kramsch, 2009, p. 69).
32Alors que les émotions sont des états physiques, les sentiments sont des représentations : « […] what the body remembers are not facts, persons, and events, but neural patterns associated with these phenomena. These neural patterns form the basis of meaning-making practices that are symbolic » (Kramsch, 2009, p. 70).
33Les dimensions corporelle et physique des émotions trouvent toujours plus de confirmations dans les recherches sur le fonctionnement cérébral : les recherches sur les neurones miroirs (Rizzolati, 1996) montrent que des neurones s’activent non seulement quand nous accomplissons une action, mais aussi quand nous observons un autre individu accomplir la même action, ou même lorsque nous imaginons une telle action. La cognition est ancrée dans le corps (Aden, 2010 ; Damasio, 1994, 1999, 2003), elle ne se situe pas que dans le cerveau, mais occupe le corps tout entier, les émotions influencent et guident tout ce que nous associons normalement au cerveau. Elles aident la sélection des informations et la prise des décisions qui soutiennent la survie individuelle ou sociale de l’espèce. Or, ce processus physique laisse une trace dans l’individu, crée une sorte d’ancrage, une espèce de cartographie, qui à son tour guidera les (ré)actions futures. Apprendre une nouvelle langue signifie accepter de ne pas avoir ces ancrages ou de ne pas pouvoir se servir de cette cartographie. Du point de vue psychologique, la structuration du moi est elle aussi touchée quand il s’agit d’apprendre une langue étrangère, dans la mesure où les ancrages affectifs et symboliques doivent être en quelque sorte recréés. Comme Kramsch (2009) le souligne, la recherche en DDL de langue s’est focalisée davantage sur la valeur communicative des expressions que sur la valeur symbolique ou sur l’effet émotionnel de la langue. Mais la valeur symbolique reste fondamentale, le système de symboles constitué par une langue véhicule les messages, mais aussi des pensées et en fin de compte l’identité entière de la personne. Il s’agit d’un moi symbolique et incarné qui passe par la langue et se construit à travers elle. La langue a une valeur symbolique très forte : pour reprendre les mots de Coïaniz, « [n]ul n’acquiert une langue comme il le ferait d’une quelconque discipline : la langue guide et filtre nos rapports, remet en cause profondément non seulement nos acquis, mais aussi nos ancrages affectifs, symboliques, imaginaires, ainsi que nos valeurs » (Coïaniz, 2001, p. 248). Le pouvoir symbolique qui dérive de la capacité à se servir de langues différentes n’est pas seulement celui de représenter le monde différemment, mais il permet d’agir sur le monde, de créer des réalités symboliques différentes, de changer la réalité en changeant la perception de cette même réalité (Kramsch, 2009).
34Face à ces perspectives émergentes qui fournissent des cadres théoriques de plus en plus riches et flexibles, la recherche en DDL est en train de s’élargir et de se complexifier. Plusieurs signes témoignent de cette tendance : la théorie de la complexité définie dans les sciences exactes et dans les sciences sociales (Alhadeff-Jones, 2008 ; Morin & Le Moigne, 1999) est utilisée comme base de départ pour réfléchir au phénomène « langue » et à son apprentissage (Larsen-Freeman, 1997) ; la notion de méthode est remplacée par celle de « post-method » (Kumaravedivelu, 2001) ; le domaine des études sur le plurilinguisme se dessine toujours plus clairement, y compris au niveau épistémologique (Zarate, Levy & Kramsch, 2008) ; l’enseignant est vu toujours plus comme un professionnel appelé à faire des choix basés sur des principes (Piccardo, 2010) et des outils ont été produits qui cherchent à fédérer cette complexité et à guider les professionnels dans leurs choix, en particulier le Cadre européen commun de référence pour les langues (désormais CECR) (2001), qui du vieux continent s’est répandu au monde entier. En même temps, on observe aussi un mouvement opposé, en lien avec les tendances sociétales à la définition de standards et des protocoles qui visent la transparence et la démarche de qualité.
35Le CECR incarne notamment ces deux âmes, complexification et standardisation, et propose à la fois des standards de niveau et une vision complexe des compétences qui sont classées en « générales » et « linguistiques ». Parmi les compétences générales, le CECR (2001) inclut le savoir-être (traduit en anglais comme existential competence), défini comme « dispositions individuelles, traits de personnalité, et dispositifs d’attitudes » (p. 17). C’est justement cette notion qui est intéressante dans le cadre de l’étude des émotions. Malheureusement, à présent, une dimension semble prévaloir sur l’autre, celle verticale de la définition des standards (Little, 2006). Au contraire, celle horizontale qui présente une vision complexe et innovante de la DDL ancrée justement dans la notion de savoir-être est encore négligée aussi bien au niveau des curricula que des pratiques de classe (Carrasco Perea & Piccardo, 2009).
36Or, la langue comme nous venons de le montrer est un phénomène extrêmement puissant et chaque langue que nous apprenons agit en profondeur et modifie notre moi (Anderson, 1999 ; Coïaniz, 2001 ; Piccardo, 2005). Elle modifie justement ce que le CECR appelle le « savoir-être », qui va bien au-delà d’une série d’attitudes liées à l’identité, à la confiance en soi ou au positionnement de chacun vis-à-vis des langues et des cultures. La langue implique une tension entre réel et symbolique, entre sens objectif et subjectif, entre dimension réelle et imaginée (Kramsch, 2009), sans par ailleurs oublier que « both the historical and the imagined one are real, as they get inscribed in the flesh-and-blood reality of the language user’s embodied minds » (Kramsch, 2009, p. 44). L’apprenant/utilisateur des langues est engagé dans un processus à double sens : il/elle agit sur l’environnement qui à son tour agit sur lui/elle (Aronin & Singleton, 2010). À travers cette action (et réaction) son savoir-être se structure aussi bien du point de vue cognitif qu’émotionnel.
37Même si le CECR ne dédie en termes d’espace que quelques petits paragraphes au savoir-être, il en fait une compétence fondamentale et souligne tout de suite son caractère dynamique : « On ne pose pas ces savoir-être comme des attributs permanents d’une personne […]. Y sont inclus les facteurs provenant de différentes sortes d’acculturation et ils peuvent se modifier » (p. 17). Plus tard, au paragraphe 5.1.3 plus de détails sont donnés, et l’on souligne le rôle que le savoir-être joue aussi sur la capacité à apprendre et des questions sont offertes à la réflexion du lecteur qui touchent à des aspects clés, notamment celui de la relation entre traits de la personnalité et acquisition d’une langue et à la possibilité, ou à l’impossibilité, d’un développement de la personnalité comme objectif éducatif explicite.
38Il semble évident qu’une compétence d’une telle complexité et qui touche à une dimension profonde de l’utilisateur apprenant d’une langue ne puisse pas faire l’objet d’une simple déclinaison en sous-compétences que l’on pourrait cocher sur une liste. Dans le cas contraire, on prendrait le risque de minimiser la portée du savoir-être en l’inscrivant dans une vision linéaire et en fin de compte réductrice.
- 4 Deux exemples sont l’Inventaire de la compétence émotionnelle et sociale de Boyatzis et Goleman (20 (...)
39Or, comme nous l’avons évoqué, la tendance opposée à celle de la complexification est celle de la standardisation et de la labélisation, qui prévoit la possibilité de créer des taxinomies des différents aspects des compétences individuelles et des caractéristiques des organisations sociales dans l’illusion de garantir la transparence. Dans le CECR, le savoir-être n’est pas décliné en sous-compétences non pas par oubli, à notre avis, mais plutôt car cette déclinaison serait contreproductive et trompeuse. Elle donnerait en fait l’idée qu’il y ait un processus linéaire avec un point de départ et un point d’arrivée, avec des aspects objectivement positifs et négatifs, ce qui nierait de facto la complexité des trajectoires individuelles dans l’acquisition des langues. Ces trajectoires sont notamment faites d’actions et de rétroactions, d’émotions changeantes et de sentiments qui se construisent à partir de marqueurs somatiques divers et variés, en fonction des renvois symboliques que les éléments linguistiques, culturels et expérientiels entrainent, des ancrages affectifs et corporels que toute langue nécessite et construit. Paradoxalement, les tentatives de décliner tout ce qui tient à la sphère affective4 finissent par solliciter avant tout la dimension rationnelle et cognitive des individus et par proposer une vision positiviste de la construction identitaire, de l’intelligence émotionnelle et sociale, du savoir-être. Nous ne voulons pas nier la valeur de ces outils au niveau de la sensibilisation à la dimension émotionnelle, mais nous tenons à souligner les limites d’un catalogage dans ce domaine. Des formes d’analyse et d’expression plus ouvertes, telles que des récits de vie, recueillis par exemple à partir de « stimulated recalls », apparaissent plus adaptées à la prise en compte de la complexité et de l’unicité des ressentis et des trajectoires individuelles.
40L’étude des émotions et de leur importance dans l’apprentissage des langues est en train d’ouvrir de nouvelles perspectives dans la recherche en DDL, potentiellement en mesure de changer la vision épistémologique de cette discipline. Néanmoins, l’une des grandes limites de la recherche a été sa concentration sur des aspects particuliers pris en isolation, par exemple l’étude d’une émotion spécifique et de son impact sur le processus d’apprentissage, ou encore sur certains liens entre dimension affective et langues. En général, selon Pavlenko (2006), les études ne prennent pas en compte la gamme complète des émotions et les liens multiples entre émotions et langues : ni le plurilinguisme ni les émotions ne sont des phénomènes uniformes : « the diversity of multilingual trajectories and linguistic constellations that result in very different relationships between languages and affective attitudes towards them », par conséquent « no single coherent story [can] be told about the relationship between emotions and multilingualism » (p. 42).
41Ce qu’il est important de souligner ici c’est la fluidité des émotions et de leur relation avec les langues, alors que souvent un point de vue assez restrictif a été adopté. À l’exception de l’ouvrage de Arnold (1999) qui a été le premier à montrer les différentes facettes de la relation entre langues et affectivité, en général les études sur les émotions ont été marquées pendant longtemps par l’influence des travaux de la première moitié du xxe siècle qui voyaient la langue première (L1) comme la langue des émotions et la langue autre (L2) comme celle de la distance et du détachement (Pavlenko, 2006). Cette vision proposait une trajectoire univoque, d’une langue à l’autre, de la L1 à la L2, ignorant les trajectoires multiples et à plusieurs sens entre les différentes langues. De plus, elle ne tenait pas compte de la dimension sociale des relations que les individus entretiennent avec les langues, relations qui se sont construites au fil des expériences dans des communautés et des contextes socio-économiques variés.
42La présence des émotions dans la recherche en DDL a été souvent limitée à ce que Pavlenko (2006) stigmatise comme une liste des courses : « a laundry list of decontextualized and oftentimes poorly defined sociopsychological constructs such as attitudes, motivation, anxiety, self-esteem, empathy, risk taking, and tolerance of ambiguity » (p. 34). Ceci confirme ce que nous avons dit plus haut à propos du savoir-être et du risque de réduire quelque chose d’aussi complexe que les émotions à des items que l’on pourrait cocher sur une liste.
43La compétence plurilingue est une notion très fluide, les profils des apprenants dépendent d’une multitude de facteurs, les langues s’influencent les unes les autres, la relation avec les cultures que ces mêmes langues véhiculent est elle aussi changeante (CECR, 2001). De la même manière, les émotions des plurilingues (et des bilingues aussi) sont magmatiques et varient en fonction des expériences, des attachements, des engagements qui caractérisent les individus au cours de leur vie, donnant lieu à des liens affectifs qui peuvent se superposer et même aller à l’encontre de ceux qui existent dans la L1. Des conflits de loyauté peuvent surgir entre les différentes langues et cultures parmi lesquelles l’individu est obligé de naviguer. Le magma intérieur se montre à travers des signes clairs, par exemple les jurons (Dewaele, 2004), qui sont des mots porteurs d’une grande charge émotionnelle. L’individu souvent ne se rend pas compte de la profondeur et de la complexité de la charge émotionnelle de sa relation à ses langues, ou pire s’autocensure quand il/elle éprouve des émotions négatives. Par ailleurs, suivant la même vision positiviste du catalogage des compétences, et refoulant les conflits intérieurs et identitaires que la condition de bilingue, de plurilingue, ou de migrant implique forcément, la société préfère présenter une vision positiviste de l’entrée dans une nouvelle langue, comme ouverture à une nouvelle culture et comme acquisition d’un outil de promotion sociale, en gommant tout ce qui pourrait être perçu comme négatif. Il serait beaucoup plus réaliste, au contraire, d’admettre que les trajectoires individuelles dans l’apprentissage des langues impliquent des émotions et des sentiments ambivalents, parfois positifs et parfois négatifs. Il serait important aussi de voir les trajectoires langagières des individus comme des processus de prise de décision médiatisée par les émotions qui doivent être étudiées à partir de perspectives multiples. Les dimensions que nous avons présentées et les voies vers lesquelles s’oriente toujours plus la recherche DDL montrent que les apports des différentes disciplines doivent travailler en synergie et les points de vue se multiplier pour aider à comprendre la diversité des trajectoires cognitives, linguistiques, émotionnelles et humaines des habitants du village global pour qu’il puissent trouver un sens et des valeurs symboliques dans les nouveaux « moi » identitaires.
44Le savoir-être n’est pour l’instant qu’une notion très floue, mais des recherches capables de lier dimension affective et identité plurilingue peuvent le transformer en une notion porteuse de renouvellement pour la DDL.