1La question de la diglossie me parait d’importance, pour au moins deux raisons. La première tient à une préoccupation épistémologique : aborder de nouveau ce problème revient en effet à mettre en jeu d’autres concepts tels ceux de bilinguisme et, subséquemment, de contact des langues. La seconde trouve ses racines dans des préoccupations d’ordre glottopolitique : elle renvoie à des enjeux de politique linguistique, à leur gestion, et donc à des choix sociétaux ; dans une France qui a (plus ou moins) reconnu ses « langues régionales » et s’interroge sur sa diversité culturelle, les conflits de langues ont-ils pour autant disparu, remplacés qu’ils seraient alors par des situations de continuums dans lesquels les interlectes joueraient un rôle non négligeable, quantitativement et qualitativement, dans la communication quotidienne ?
2Pour répondre à mon interrogation, et donc fonder sa légitimité, je m’appuierai tout d’abord sur les études de Lambert-Félix Prudent et Georg Kremnitz, parues conjointement dans un numéro de la revue Langages (1981), qui nous permettront de situer historiquement le concept. J’examinerai ensuite les termes du débat relatif à sa validité ou à son invalidité, entre ses « partisans » et ses « détracteurs ».
- 1 Terme employé par Lambert-Félix Prudent dans son effort d’historicisation du concept.
3Je me tournerai d’abord, donc, vers les travaux de Prudent, qui s’efforce d’historiciser la diglossie. À l’origine de la chaine, il situe Ferdinand de Saussure, père de la linguistique structurale, dont il souligne les contradictions. L’aspect social du langage, défini par nature, ne mérite pas les investigations poussées dont la « parole » fera l’objet, dans son infinie variation spatio-temporelle, comme l’aura pointé précédemment William Labov (1976). Si bien que « le structuralisme saussurien se déploie à partir d’une vision harmonieuse et conciliatrice de l’évolution des systèmes... » (Prudent,1981: 14). Structuralisme non exempt d’essentialisme, par exemple chez Albert Dauzat, l’un des initiateurs des études dialectologiques en France, qui prononce une sorte de double relégation ontologique contre les ruraux : « Le paysan parle patois parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce qu’il éprouve encore trop de difficultés à parler couramment le français, par habitude autant que par paresse d’esprit. Mais il ne faut pas prendre cette habitude pour du patriotisme linguistique. Un tel sentiment suppose une culture intellectuelle et un amour des traditions tout à fait étranger aux ruraux. » (Prudent, 1981: 15)
4Kremnitz souligne quant à lui la longue ignorance par les linguistes de la dimension sociale du bilinguisme, qu’ils considèrent comme un phénomène d’essence individuelle relevant plus particulièrement de la psychologie, jusqu’à la publication, en 1953, de l’ouvrage de Uriel Weinreich, Languages in contact : l’auteur y met au jour l’existence d’un bilinguisme affectant des groupes, donc un collectif, et se manifestant sous la forme de contacts de langue. La nouvelle définition fait florès, par exemple en Espagne, où la classe dirigeante va jusqu’à enregistrer son existence tout en assignant aux langues des fonctions différenciées. Dans son esprit comme dans celui des spécialistes, le bilinguisme collectif renvoie toujours à des situations par nature asymétriques. Charles Ferguson lève l’ambiguïté en 1959, « qui propose le terme de diglossie pour la différenciation linguistique interne de certaines sociétés, sous condition que cette différenciation aille de pair avec une différenciation des fonctions des différentes formes linguistiques dans la société concernée » (Kremnitz, 1981: 64).
5Le terme « diglossie » a fait sa première apparition en 1885 sous la plume de l’helléniste Jean Psichari, qui s’intéresse à la situation linguistique de la Grèce contemporaine, marquée par l’usage simultané de deux variétés de langue, la démotiki, ou langue populaire, et la katarévousa, ou langue des institutions et de l’école. En 1928, il revient sur le concept en y insistant sur la notion de conflit linguistique.
6Marcais, professeur au Collège de France, emploiera pour la première fois le terme diglossie sans guillemets pour l’appliquer, dans une approche positiviste, à la situation des pays du Maghreb, qui relève de la seule responsabilité des locaux : n’ayant pas choisi historiquement entre les variétés de l’arabe, les peuples concernés ne sont capables ni de faire émerger une littérature moderne ni de proposer des productions intellectuelles dans la variété populaire. Il opère cependant un lien pertinent entre usage des langues et statuts respectifs du colon et de l’indigène.
7Ce faisant, Marcais passe en quelque sorte d’une diglossie endogène à une diglossie exogène relative à la confrontation de la langue autochtone avec celle du pouvoir extérieur, à travers la relation de sujétion coloniale.
8En établissant une dichotomie entre high-speech et low speech, Charles Ferguson fait en son temps œuvre utile car son analyse renvoie sans difficulté à l’expérience de tout un chacun en situation unilingue (lorsqu’elle existe) : nous mobilisons, dans nos besoins de communication quotidiens, guidés par les représentations que nous y impliquons, l’ensemble des ressources linguistiques disponibles en fonction des situations que nous vivons, de nos interlocuteurs, de leurs statuts respectifs et du degré de proximité ou de distance que nous entretenons avec eux. Pour la variété de high-speech, la formalisation opérée par Ferguson peut se constater de façon quasi iconique dans les instructions officielles consacrées à l’enseignement du français en 1923 : « Les enfants ont un vocabulaire pauvre qui appartient à l’argot du quartier, au patois du village, au dialecte de la province » (Giacomo, 1975 : 22). En même temps, celles-ci signifient en quelque sorte les limites du modèle unilingue posé, qu’élargira Joshua Fishman en 1967. Ce dernier propose d’étendre l’application du concept aux situations bilingues et/ou plurilingues. La perception d’une hiérarchie peut être d’origine endogène ou exogène. Il considère également nécessaire de distinguer le bilinguisme, capacité d’un individu à utiliser deux langues, qui relèverait du champ de la psycholinguistique, de la diglossie (utilisation de plusieurs langues dans la société), qui relèverait, elle, de la linguistique sociale, sans toutefois insister sur l’existence potentielle ou réelle du conflit linguistique, qu’il ne nie toutefois pas.
9Le modèle canonique institué par la linguistique nord-américaine lisse en quelque sorte les rugosités du terrain d’exercice des langues : Georg Kremnitz, Lambert-Félix Prudent et plus tard Louis-Jean Calvet (1987) constatent que la situation semble caractérisée de façon intrinsèque par une sorte de continuité, d’homogénéité et de cohérence des situations langagières. Louis-Jean Calvet indique que, pourtant, dès 1962, Einar Haugen avait souligné les limites de l’analyse descriptive et statique de la variation. En introduisant la notion de schizoglossie, il signale la présence possible du conflit linguistique. En signifiant en creux l’existence et le poids de la référence au pouvoir, aux relations de sujétion sociale, aux rapports de force que l’exercice de ce dernier implique, il introduit au cœur du concept la dimension fondamentale de la dynamique, de la tension.
10Une troisième lecture critique intervient avec les textes de linguistes issus des minorités (Prudent). Il s’agit des Catalans Lluis Aracil (1965) et Rafael Ninyoles (1969), de l’Occitan Robert Lafont (1971), de Pierre Davy (1971) pour la Guadeloupe, de Jean-Pierre Jardel (1974) pour la Martinique et de Alain Chantefort (1976) pour le Québec. Chacun montrera à sa façon qu’il existe un conflit linguistique derrière le système d’alternance de deux variétés exogènes. On remarquera l’insistance commune à souligner la dimension conflictuelle générique non plus entre variétés hautes et basses mais entre langues dominantes et langues dominées, les secondes ne jouissant pas, à l’époque considérée, d’une reconnaissance particulière. On pourra adjoindre à ce positionnement le point de vue de Louis-Jean Calvet (1979) qui, proposant une analyse historique du phénomène de domination linguistique, qu’il s’agisse des situations coloniales ou des langues infranationales, parle de glottophagie comme stade ultime de la diglossie, soit la disparition pure et simple par substitution de l’idiome dominé au terme d’un processus plus ou moins long. Le même auteur affine le concept de diglossie en mentionnant l’intégration de la domination à travers l’existence d’un « pôle grégaire » et d’un « pôle véhiculaire » (1999a). Cependant, Calvet introduit ici l’idée d’une certaine réversibilité, d’un certain jeu dans les rapports entre langues, qu’elles soient dominantes ou dominées : tel individu, tel groupe choisira ainsi une attitude de minoration marquée par le déplacement du curseur du côté du pôle véhiculaire, tel autre adoptera l’attitude contraire, dans une sorte de manipulation plus ou moins consciente des codes linguistiques.
11La sociolinguistique corse, engendrée par celle des langues minorées, s’engagera de façon résolue dans l’analyse du conflit sociolinguistique. Initiée par les textes fondateurs de Fernand Ettori (1975) et de Jean-Baptiste Marcellesi (1984), elle aura recours à des outils heuristiques appropriés à son terrain d’étude mais également utilisables dans des situations similaires tels que les concepts d’ausbau (ou élaboration linguistique, terme avancé par Heinz Kloss), de volonté populaire (Thiers, 1986a) et de polynomie.
12Dans la réédition de son ouvrage, Papiers d’identité(s) (2008), Jacques Thiers se demande si les Corses sont bilingues ou diglottes. Poser la question en ces termes me permet de poursuivre la discussion quant au problème théorique relatif aux deux concepts centraux sur lesquels je conduis ma présente réflexion.
- 2 Les auteurs prennent d’ailleurs la précaution méthodologique de démontrer la nécessaire contextual (...)
- 3 Que l’on peut qualifier également de « diglossie neutre », suivant le propos de Kremnitz, citant V (...)
13Pour ce qui est de la diglossie, une référence à Josiane Hamers et Michel Blanc parait nécessaire. Ainsi, dans les situations référant à des communautés linguistiques éprouvant le sentiment d’une minoration de leur idiome, la langue considérée joue un rôle pivot parce qu’elle constitue une « valeur centrale… une dimension saillante de l’ethnicité » (1983 : 223). Cette dernière ne relève pas, en l’occurrence, d’une qualité intrinsèque, d’un inné, mais d’un sentiment d’appartenance socialement construit2. C’est bien dans ce sens que Jean-Baptiste Marcellesi (1975) puis Henri Giordan (1982) envisagent le problème des langues régionales en France. En Corse, les travaux de Jacques Thiers (1986b), Jean-Michel Kasbarian (1989) ou Jean-Marie Comiti (1992) fournissent des vérifications empiriques de la validité de cette notion. Appliquée au terrain corse, elle y présente d’ailleurs une grande stabilité si l’on veut bien se référer au plan de développement de la langue corse adopté à l’unanimité par l’Assemblée territoriale, en juillet 2007. Une courte étude récemment menée par des étudiants de seconde année d’études corses fait ressortir de nouveau cette dimension saillante : parmi les personnes interrogées, jeunes ou âgées, une majorité s’accorde pour considérer que la langue est importante et qu’il faut la transmettre. Dans le domaine corse, l’analyse de la diglossie s’était en outre affinée au fil des ans et des progrès de la discipline au plan local : ainsi, en 1986, Marcellesi avait pu distinguer l’hégémonie en tant que forme de consentement à la diglossie3 (2003a) ; historiquement, on passe ainsi d’un système de représentations hiérarchisées, dans le cadre de la diglossie classique toscan-corse, à un autre régi par un conflit linguistique plus ou moins ouvert selon les époques.
14Revenons à présent au bilinguisme. Jacques Thiers écrit non sans raison, à propos de la situation locale : « Lorsque l’on parle de bilinguisme en Corse, on entend surtout l’acception institutionnelle du terme, c’est-à-dire la reconnaissance par l’appareil d’État de deux ou plusieurs systèmes linguistiques comme ‘‘langues officielles’’ » (2008 : 12). Tout en approuvant ce point de vue, il me semble nécessaire de revenir une dernière fois sur le concept. Existe en premier lieu ce que l’on pourrait considérer comme une vision canonique, caractérisée par le principe d’une compétence de locuteur natif dans les deux langues impliquées : c’est notamment le point de vue de Leonard Bloomfield en 1935 (Hamers, Blanc, 1983). À l’opposé, Tim Mac Namara offre en 1967 une approche que nous pourrions qualifier de minimaliste ; selon lui, l’individu bilingue possède une compétence basique dans l’un des quatre domaines de compétence suivants : comprendre, parler, lire ou écrire. Nous voyons donc combien peuvent diverger les opinions d’un auteur à l’autre mais nous pouvons également constater que, dans tous les cas, l’individu est considéré en dehors de toute contingence sociale (ibid.). Pour résoudre cette contradiction, sans doute convient-il d’examiner le point de vue de David Crystal, qui distingue bilinguisme individuel et bilinguisme social pour mieux en souligner le lien substantiel et les interactions permanentes :
« Qu'est-ce qu'une personne bilingue ? La réponse évidente est : quelqu'un qui parle deux langues. Mais cette définition n'est pas suffisante. En effet, elle ne couvre pas les personnes faisant un usage irrégulier d'une langue ou d'une autre langue, ni ceux qui n'ont pas utilisé la langue du tout pendant de nombreuses années… » (1992 : 362)
15L’auteur va d’ailleurs plus loin en prenant explicitement en compte les critères sociaux : « Cette définition laisse dans l'ombre la relation entre les différentes langues et les différents dialectes, styles ou niveaux à l'intérieur d'une même langue (comme dans le cas de la diglossie). » (ibid.) Si bien qu’il remet en cause la définition traditionnelle du bilinguisme, qui s’ancre généralement dans l’idée d’une compétence égale, d’une parité idéale : « Mais ce critère est beaucoup trop radical, [car ces situations] sont plutôt l'exception que la règle. » (ibid.)
16Si nous revenons à la diglossie, nous nous apercevons à présent que nous pouvons toujours courir le risque de nous enfermer dans un système clos, binaire, de confrontation d’une langue A et d’une langue B a priori conçues comme étanches. Or Joshua Fishman avait su montrer la plasticité des situations à étudier et, partant, celle nécessaire du concept lui-même. Car les langues en contact ont tendance à produire des hybrides, souvent rejetés au nom de l’authenticité linguistique dans les situations locales où ces variétés de contact se déploient, francitan, francorse, corsancese…
- 4 Par exemple avec le slogan « Les vingt-quatre heures du manzu » dans le cadre d’une récente promot (...)
17Dans le cas des créoles, Lambert-Félix Prudent a formulé une proposition permettant une approche plus fine du réel langagier : entre « l’acrolecte » (ou variété haute, le français) et « le basilecte » (ou variété basse, le créole parlé), s’insinue « un continuum de mésolectes » ou variétés intermédiaires (1981 : 25). Si bien qu’il est conduit à proposer « l’existence d’une zone interlectale qui n’obéit ni au basilecte nucléaire ni à la grammaire acrolectale » (1981 : 26). Cette zone d’interférences doit davantage au code-mixing qu’au code-switching, elle peut se vérifier localement dans les conversations quotidiennes, sur les ondes de la radio de service public RCFM, dans le parti qu’en tirent les chansonniers, voire la publicité4… Ainsi j’ai moi-même pu mettre en évidence ce phénomène d’interlecte chez des enseignants de langue corse du second degré (2010).
18En reconnaissant, dans le sillage de John Gumperz et Dell Hymes (Bachmann, 1984) l’existence prégnante de niveaux intermédiaires, marqués par un usage différencié ou non des langues, avec, si besoin donc, des marques d’interférence, qui se matérialisent par exemple dans les interlectes, le tout en fonction du contexte, de la situation et de l’interlocuteur, la sociolinguistique permet d’enregistrer, à travers la notion de répertoire linguistique, la fluidité de l’usage des codes et de rendre ainsi le réel langagier plus intelligible. En contexte corse, Thiers (2008) parle ainsi aujourd’hui d’un répertoire linguistique engageant non seulement le français normé et le corse parlé initiaux mais aussi les interlectes et, fait nouveau, l’italien dont la réhabilitation symbolique lui apparait en cours ; au-delà de cette réflexion sur les rapports qu’entretiennent les Corses à ces trois langues, se pose le problème de l’évolution de la conscience identitaire en fonction des changements démographiques actuels, notamment marqués par la présence relativement importante des communautés maghrébine et portugaise, en particulier dans les établissements scolaires. Ce qui signifie, à plus ou moins longue échéance, d’autres évolutions qu’il conviendra d’étudier.
19Si nous avons vu que la diglossie constitue un concept pivot dans l’analyse des situations de minoration, elle ne manque pas de susciter des contestations venues d’horizons divers. Je vais y revenir à présent en en donnant un (trop) rapide aperçu.
20Pour Marie-José Dalbera-Stefanaggi (2001), à une hégémonie italo-corse, stable pour les variétés utilisées, a succédé une diglossie franco-corse ; mais une nuance infime suffit à provoquer un basculement du discours : cette diglossie, elle la qualifie de « bilinguisme » (2001 : 262) et évite systématiquement d’avoir recours au vocable, sauf dans les citations d’auteurs. C'est sans doute à dessein que le terme n’est jamais mentionné ; bien au contraire, le choix ambigu du mot bilinguisme parait procéder d’une stratégie de masquage destinée à évacuer la dimension conflictuelle de la présence et de l’usage des deux codes actuellement utilisés, car celle-ci serait de nature à invalider son propos. En tant que dialectologue, elle entend (légitimement) observer ce qui peut encore l’être, sans vraiment tenir compte de ce qui pourra advenir du parler originel, dont on a plutôt tendance à rechercher les traces en milieu rural. Ce qui fait problème en l’occurrence, c’est l’obstacle constitué par l’intrusion d’un élément tiers dans le chemin vers l’inéluctable, le processus de substitution, dont le travail du dialectologue risque de pâtir : sur un corse hérité, transmis de façon naturelle mais en voie d’érosion, aurait tendance à se superposer un « corse élaboré… une variété de corse en hiatus… fondée sur les caractéristiques linguistiques du français dont elle emprunte les traits phoniques, linguistiques, syntaxiques » (2001 : 262). Ce point de vue me semble illustrer parfaitement l’affrontement de deux disciplines :
Il ne faudrait pas penser que les diverses linguistiques structurales… ignorent ou passent sous silence l’existence de différenciations sociales du langage. Simplement elles rejettent hors de la linguistique l’étude de la causalité exercée par l’extralinguistique sur la langue, la valeur symbolique de celle-ci et son rôle dans la société. (Marcellesi, 2003b : 43)
21Localement la diglossie réveillera un courant hégémoniste et suscitera un courant puriste.
22Le premier prône en quelque sorte un retour au statu quo ante, de type hégémonique (voir supra), associant durant de longs siècles toscan et corse. Pour Marchetti (1989) et Durand (2003), le corse n’est pas un dialecte issu du bas-latin, contrairement aux dialectes italiens actuels, mais de la variété occidentale du toscan, qui précède l’institution littéraire du florentin et qui aurait été répandue par les seigneuries de Terre ferme, les abbayes et les évêques, puis par la République maritime de Pise du xie au xiiie siècle, si bien qu’on ne peut revendiquer pour lui aujourd’hui aucune originalité particulière. Ces deux auteurs s’appuient en fait sur le critère d’intercompréhension (Martinet, 1980) pour justifier la sujétion du corse à l’italien. Or, ce faisant, ils refusent de tenir compte des profondes transformations socioculturelles intervenues durant le xxe siècle. L’intégration étant passée par là et le corse ayant reculé sous la pression du français, le vieux couple langue-dialecte s’est défait, obligeant le corse à s’ériger en langue distincte sous peine de disparaitre, évolution rendue nécessaire à la fois par l’assimilation, après-guerre, du mouvement autonomiste et de sa revendication linguistique à l’irrédentisme et par la nécessité de faire reconnaitre le corse comme langue spécifique du territoire national à la suite du vote de la loi Deixonne.
23La gestion de l’élaboration linguistique ne va pas sans poser problème. Dans un cadre où, d’une part, on ne possède ni le pouvoir de légiférer ni une puissance culturelle suffisante pour influencer en profondeur la société, où, d’autre part, l’insécurité linguistique se donne à constater, la polynomie a permis de régler un certain nombre de difficultés, non seulement celle de la norme plurielle mais aussi celle de l’attitude qu’il convient d’adopter lorsqu’il s’agit d’inciter les gens à prendre la parole, notamment les élèves (Comiti, 2005). Ce choix n’agrée pas aux tenants du courant puriste, qui adoptent une « corsité de distanciation » (Thiers, 2008 : 274) reposant sur la règle de l’écart maximum et revendiquent une langue parlée « authentique » illustrée ou non par les grammaires existantes. On assiste donc à la production d’un registre de langue pouvant implicitement relever de l’élaboration linguistique (voir supra) et tout aussi implicitement référencé à la présence de l’écrit et en distorsion avec l’usage oral de l’idiome, hic et nunc. Il s’agit donc d’une reconstruction dont les prescriptions, si elles venaient à être diffusées avec succès, seraient, en l’état actuel des choses, davantage source d’insécurité linguistique que de progrès dans l’élargissement et le dépassement du pôle grégaire.
24Sur un plan plus général, l’idée de diglossie et son corollaire, le conflit linguistique, parait gêner certains sociolinguistes, en particulier ceux qui se soucient de politique linguistique. En effet, la présence de langues minorées et d’une revendication qui pourrait leur être liée semble en quelque sorte aller à contre-courant de la tendance globale actuelle, marquée par une politique des langues de l’Union européenne favorable aux droits individuels mais qui, ce faisant, laisse la porte ouverte aux grands idiomes, tout en tentant d’intégrer un droit légitime à la diversité culturelle, par exemple dans le cas des populations immigrées. Ainsi Jean-Claude Beacco écrit que :
la logique des droits linguistiques, reconnus aux minorités, en particulier sur une base territoriale, ne devrait pas conduire à la reproduction de logiques monolingues, qui ne sont adaptées qu’à des entités linguistiquement homogènes, sur la nature et la taille desquelles on peut s’interroger. (2007 : 23)
25Si l’on peut valider son refus d’une logique de contiguïté de deux langues « nationales », on ne peut manquer de remarquer que le rejet du principe de territorialité (dans lequel les langues régionales ont été, en France, historiquement enfermées par les textes) renvoie à la fois à une conception jacobine de la langue et aux impératifs de la doxa économique actuelle (Scheidauer, 2001).
26Plus étonnante apparaitra sans doute la position de Louis-Jean Calvet (1999b) qui, dans le cadre de sa vision écologique des langues, voit les processus de substitution en cours comme étant in fine le fait des locuteurs eux-mêmes, donc relevant de leur responsabilité. Solikoko Mufwene, quant à lui, avec « l’écologie externe indirecte » (2005 : 96), propose une écologie linguistique embrassant au contraire l’ensemble des facteurs socio-historiques, socio-économiques et géographiques d’un espace linguistique donné. On remarquera d’ailleurs que Jean-Baptiste Marcellesi avait enregistré le comportement dont parle Calvet au moyen du concept d’hégémonie : en effet, en prônant que celle-ci constitue un « processus par lequel les locuteurs des langues dominées sont conduits à considérer comme une bonne chose, allant dans le sens de leurs intérêts matériels et/ou culturels la prééminence accordée à un système autre que le leur » (2003b : 166), il renversait par avance la charge de la preuve. Car, au fond, et très génériquement, la minoration annihile toute conscience de domination et prive l’individu et/ou le groupe de tout moyen d’action contre celle-ci, liant ainsi dialectiquement dominant/agent et dominé/patient (Memmi, 1968).
27L’examen du concept de diglossie, mené de façon concomitante avec ceux de bilinguisme et de contact des langues, m’aura donc permis de procéder à une sorte de bilan épistémologique à son propos. J’ai pu en suivre la genèse et l’évolution, à travers sa production initiale et l’examen critique dont il a fait l’objet de la part de ses différents utilisateurs.
28Si j’ai pu tester la validité du concept en examinant sa traçabilité dans la littérature spécialisée, j’en ai également mesuré la vivacité à travers le débat et les remises en cause qu’il suscite via le terrain local, qu’il s’agisse du conflit épistémologique entre linguistique structurale et sociolinguistique, ou des tensions sous-jacentes qu’il entraine, dont le débat autour de l’émancipation des langues minorées, jusque et y compris au sein de la sociolinguistique elle-même, partagée qu’elle est entre « une conception a-historique (strictement synchroniste) et descriptiviste » et « une position historicienne (qui prend en compte la dynamique diachronique) et interventionniste » (Boyer, 1997 : 10).
29Ce qui n’exonère pas, bien entendu, les tenants de cette dernière de toute prudence et de toute lucidité : face aux réalités mouvantes et complexes qui constituent leurs terrains d’analyse (voire d’action), ils doivent garder à l’esprit l’impérieuse nécessité d’une glottopolitique, non seulement en ce qu’elle permet d’inclure l’ensemble des acteurs sociaux et pas uniquement les institutions de pouvoir, fussent-elles destinées à « retrousser » la diglossie, mais parce qu’elle oblige en quelque sorte ceux qui s’en réclament à une veille critique permanente.