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Retour sur le débat autour de l’identité nationale en France : quelles places pour quelle(s) langue(s) ?

Céline Jeannot, Sandra Tomc et Marine Totozani
p. 63-78

Résumés

C’est une nouvelle lecture du « Grand débat sur l’identité nationale » que nous nous proposons d’effectuer, notamment sous l’angle des liens existant entre langue et identité. À travers l’analyse de quelques contributions d’internautes sur le site mis en place à cet effet, nous souhaitons nous pencher de plus près sur la (les) place(s) occupée(s) par la (les) langue(s) dans les discours de citoyens sur l’identité.

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Texte intégral

Le débat sur l’identité nationale : contexte

  • 1  Voir « Identité, dégâts », éditorial du journal Le Monde paru le 16 décembre 2009.

1La réflexion qui nous anime ici a pris naissance en novembre 2009 au moment où le gouvernement français a exprimé la volonté d’entamer un débat avec les citoyens sur le thème de l’identité nationale. Le lancement de ce grand débat a d’abord été annoncé avec fracas dans les médias. Les critiques sur ce débat et sur ses conditions de mise en œuvre ont rapidement pris le pas sur les effets d’annonce. Dans son éditorial du 16 décembre 2009, le journal Le Monde déclare que « la discussion a été engagée sur une base dangereuse et condamnable en associant […] identité nationale et immigration1 ». Aujourd’hui, la polémique s’est officiellement éteinte. Pourtant, il nous semble important de revenir sur cet épisode marquant de la démocratie française. Le climat actuel d’apaisement médiatique sur la question permet d’aborder celle-ci plus sereinement en proposant une analyse distanciée par rapport aux enjeux politiques à court terme qui ont entouré ce débat. En tant que chercheures en sociolinguistique, nous souhaitons tirer profit de cette expérience unique d’expression populaire pour mettre au jour les représentations liées aux notions de langue et d’identité. Il s’agit bien là d’un exercice de dialogue singulier ayant eu lieu entre le pouvoir et la communauté de citoyens, le président de la République ayant donné pour mission au ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire de consulter directement les Français sur cette question de l’identité nationale. En tenant compte de ce cadre énonciatif particulier sollicité par le pouvoir, nous étudierons donc la place occupée par la langue dans des discours de citoyens sur l’identité.

Historique du débat

2Dans sa circulaire du 2 novembre 2009 destinée aux préfets, Éric Besson, ministre en charge de l’identité nationale, lance officiellement le grand débat sur l’identité nationale2. Les modalités de déroulement de ce débat prévoient deux types d’espaces de discussion. Le premier regroupe l’ensemble des espaces géographiques que constituent les préfectures de France. Le second prend la forme d’un espace numérique correspondant au site internet créé spécialement pour l’occasion à l’adresse suivante : www.debatidentitenationale.fr.

  • 3  Chiffres donnés par Éric Besson lors de son discours du 4 janvier 2010 intitulé Point d’étape du g (...)
  • 4  Voir à ce sujet le compte-rendu du débat engagé à Marseille par le préfet de la région Provence-Al (...)

3Les préfets et sous-préfets sont eux-mêmes chargés d’organiser et d’animer des débats locaux dans chaque arrondissement du territoire. L’objectif fixé par le ministre est alors de réaliser 350 débats locaux entre novembre 2009 et janvier 2010. À la date du 31 décembre 2009, 227 débats locaux ont déjà eu lieu avec une fréquentation moyenne de 100 participants3. Si ces réunions se passent globalement dans des conditions satisfaisantes et n’occasionnent pas de dérapages particuliers4, ce n’est pas le cas du débat en ligne qui fait l’objet d’une contestation grandissante.

  • 5  Voir la circulaire citée précédemment.

4Le site internet mis en ligne est un site de type participatif et évolutif visant à « permet[tre] à tous de contribuer au débat, en consultant une base documentaire et les prises de positions de personnalités, mais aussi en répondant à un questionnaire ou en apportant de libres réflexions5 ». L’axe de réflexion proposé pour les interventions des internautes est le suivant : « Pour vous, qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ? ». Ce questionnement a donné d’abord lieu à 25 000 contributions la première semaine, tandis que 50 000 contributions sont comptabilisées lors du point d’étape du 4 janvier 2010. À cette occasion, de nouveaux services interactifs sont proposés par le site avec notamment un forum, un système de vote pour désigner les meilleures contributions parmi une sélection de 50, et un espace destiné à recevoir des photographies qui symbolisent l’identité nationale.

5Parmi ces dispositifs mis en place pour lancer le débat, nous avons choisi de travailler sur les toutes premières contributions mises en ligne par les internautes afin de travailler sur un matériau original peu marqué par l’influence des développements ultérieurs du débat. Avant de présenter les choix qui ont mené à la sélection de notre corpus, nous commencerons par replacer le lien qui unit les questions de langue et d’identité nationale dans un contexte historique qui est celui de l’émergence de l’idée française de nation.

Constitution du français langue nationale et constitution de la nation

6Au niveau historique, nous pouvons établir un lien entre la langue, l’État et la nation, lien construit dans le temps à partir de l’étape symbolique qu’a constituée l’Ordonnance de Villers-Cotterêts (15 août 1539). Rappelons qu’elle impose le français comme langue officielle du droit et de l’administration, à la place du latin et des autres langues du territoire. Avec la fondation de l’Académie en 1634, le français du roi et de la classe dominante se trouve promu comme « le bon usage » défini comme « la façon de parler par la plus saine partie de la cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps » (Vaugelas, 1981 [1647] : 9-11). Par la même occasion, la littérature se voit conférer un rôle important dans l’établissement d’une norme. La primauté donnée à la langue française s’actualise dans le Rapport de l’Abbé Grégoire (Dubray, 2008). Présenté à la Convention nationale le 4 juin 1794, ce rapport, écrit par Henri Grégoire, est intitulé « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » :

On peut uniformiser le langage d’une grande nation […]. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté.

  • 6  Philosophie allemande du début du xixe siècle.

7Ce rapport s'appuie sur les résultats d’un questionnaire sur les aspects des variétés de langue parlées localement sur l'ensemble du territoire de la France, la situation linguistique reposant sur une grande diversité de langues et dialectes. Ce texte, ainsi que celui de Bertrand Barère (ex-membre du club des Jacobins), exprime une opinion propre aux Jacobins, à savoir la tentation monolingue pour la nation. La prééminence est donnée au français dont on veut faire la langue véhiculaire du pays, au détriment des autres langues de l’État Nation. C’est par le biais de caractéristiques communes (langue, religion, culture, histoire, origines ethniques) que les citoyens sont censés s’identifier comme membres d'une même nation6. L’autre vision issue de la philosophie française du xviiie siècle et des Lumières et liée à la Révolution française, insiste plutôt sur la volonté du vivre ensemble (Noiriel, 1992).

La (les) langue(s) dans le débat

8Un débat d’une telle envergure et présentant de tels enjeux ne pouvait nous laisser indifférentes, en tant que citoyennes et en tant que chercheures. Travaillant à l’époque sur la place et le rôle des langues dans la formation d’une identité professionnelle à travers les biographies langagières de nos étudiants, nous avons vu dans les contributions des internautes un moyen pour étudier la place de la langue dans le débat et par-delà le débat, dans l’identité nationale.

9Cette question, qui s’est imposée à nous, a déjà fait l’objet de recherches sociolinguistiques. Ainsi, c’est un lieu commun que de dire que

la langue n’a pas le même poids, ni les mêmes associations dans toutes les cultures. Dans certaines, elle est associée aux normes du politiquement correct ; dans d’autres, elle est surtout liée à l’empathie ou à l’efficacité de la communication. (Mackey, 1997 : 183)

10Dans le cas de notre étude, tout portait à croire que malgré l’invisibilité des caractéristiques de notre échantillon, effacées par l’anonymat de « l’exercice », la langue devait représenter pour la majorité des internautes un important marqueur identitaire. C’est ce qui constituait notre première hypothèse.

11Mais de quelle(s) langue(s) parle-t-on dans ce débat ? D’une part, la sociolinguistique ne manque pas de termes et de concepts liés à la langue pour désigner et décrire des réalités différentes. Parle-t-on de langue nationale ? De langue officielle ? De langue maternelle ? De langue d’origine ? De langue régionale… L’histoire de la constitution du français comme langue nationale nous oriente ainsi vers notre deuxième hypothèse selon laquelle la langue susceptible d’occuper le devant de la scène serait « le français ».

12Cette problématique, axée sur la place de la (des) langue(s) dans les discours sur l’identité française, fait appel à plusieurs concepts auxquels nous avons choisi de nous référer tout au long de nos analyses.

Du débat en ligne à la création d’un corpus « virtuel »

13Une première analyse des contributions du site a été proposée en janvier 2010, deux mois après le lancement du débat, par l’Institut d’études marketing et d’opinion TNS Sofres à la demande du gouvernement. Deux méthodologies d’analyse ont alors été utilisées : l’une quantitative, l’autre qualitative. La première a consisté en un traitement statistique du lexique utilisé dans la totalité des 26 000 premières contributions publiées sur le site. La seconde a proposé une analyse qualitative des « perceptions » et des « postures » à l’égard de l’identité nationale dans 500 contributions retenues au hasard parmi les 26 000 premières contributions. Les critères ayant donné lieu à l’analyse qualitative n’étant pas clairement précisés, nous nous contenterons de mentionner les résultats menés sur le traitement statistique effectué à grande échelle.

14Le tableau suivant présente les principaux résultats de l’analyse lexicale effectuée :

Mots les plus utilisés dans les 26 000 premières contributions7

Nombre d’occurrences

Mots

Entre 5 000 et 7 000

Droit – Histoire – Liberté – Culture – Débat – Langue – Vivre – Egalité

Entre 4 000 et 5 000

Respect – Aimer – Fier – Parler – Monde – Loi – République – Fraternité – Nation – Homme

Entre 2 500 et 4 000

Accepter – Religion – Etranger – Citoyen – Question – Politique – Origine – Drapeau – Immigré – Connaître – Travail – Vie – Devoir

Moins de 2 500

Dire – Social – Peuple – Différent – Donner – Européen – Sentir – Penser – Sens – Hymne – Venir – Etat – Enfant – Intégrer – Défendre – Idée

15On constate qu’en termes strictement quantitatifs, le mot langue est utilisé entre 5 000 et 7 000 fois dans les 26 000 contributions qui tentent de répondre à la question « Pour vous, qu’est-ce qu’être français ? ». Ce résultat constitue un premier élément permettant de mettre en évidence l’importance du discours sur la langue dans le questionnement sur l’identité nationale.

16Pour mieux comprendre cette tendance, nous avons fait le choix de construire notre propre méthodologie de recueil de données en privilégiant une étude détaillée d’un nombre limité de contributions. La dimension sociolinguistique de notre enquête visant à mettre en évidence des représentations, nous avons également choisi de respecter la construction du discours en sélectionnant des contributions reproduites intégralement tout en préservant leur ordre chronologique d’occurrence. Nous avons ainsi sélectionné un échantillon de contributions s’étalant sur la première journée de mise en ligne du site afin d’obtenir un corpus représentatif sur l’ensemble de la journée. Les contributions retenues sont celles qui se sont échelonnées sur les trois plages horaires suivantes : de 8 h à 9 h 59, de 12 h à 12 h 17 et de 20 h à 20 h 14. Nous avons pris soin de sélectionner un même nombre d’interventions dans les trois plages horaires, malgré une participation plus importante en fin de journée qu’à l’ouverture du site. Notre corpus est ainsi constitué d’un total de 145 contributions. Ce corpus présente la caractéristique d’avoir figé des données virtuelles et donc potentiellement volatiles. En effet, ces contributions, qui sont restées consultables pendant la durée du débat en ligne, n’ont plus été accessibles aux internautes à la clôture du site.

Résultats

Poids de la langue dans les contributions

17Le tableau ci-dessous permet d’obtenir une vision globale de la place de la langue dans les contributions :

Nombre total de contributions

145

Nombre de contributions dans lesquelles la langue est mentionnée

33

Parmi les contributions qui mentionnent la langue :

combien mentionnent la langue française ?

29

combien mentionnent une (plusieurs) autre(s) langue(s) ?

4

combien considèrent la langue comme un élément prioritaire ?

24

combien ne considèrent pas la langue comme un élément prioritaire ?

9

18Le décompte des contributions dans lesquelles la langue est mentionnée explicitement atteint le nombre de 33 sur le total des 145 interventions qui composent notre corpus. Cela signifie que presque un quart des internautes participants évoquent la question de la langue dans leur tentative pour définir l’identité nationale. De plus, lorsque la langue est citée, elle est majoritairement considérée comme un élément prioritaire dans l’identité. Par ailleurs, la langue française occupe une place largement majoritaire dans les interventions puisqu’elle est mentionnée 29 fois contre 4 occurrences d’autres langues.

19Les éléments avec lesquels la langue se conjugue dans la structure de l’identité française, telle qu’elle est vécue, sont en premier lieu les Droits de l’Homme et les valeurs républicaines :

[…] défendre la liberté, l’égalité, la fraternité, accepter notre histoire de France… [Philippe]

20En deuxième lieu arrivent simultanément langue et histoire, suivis de l’hymne national puis d’éléments disparates qu’on pourrait inclure dans une entrée « culture » :

  • 8  Nous avons fait le choix de citer les contributions telles qu’elles apparaissent sur le site du dé (...)

Etre français c’est aussi parler français et connaître un peu notre culture. La culture c’est pas que l’histoire, c’est aussi la cuisine, la mode, la parfumerie, les caractères régionaux8. [Aurèle]

21En termes quantitatifs, la langue apparait donc comme un marqueur identitaire déterminant. Penchons-nous maintenant de plus près sur cet élément afin d’étudier les représentations qui y sont attachées.

Les représentations sur les langues

22Notons au préalable que l’anonymat du corpus nous permet de supposer comme acquis dès le départ un degré plutôt élevé de sincérité dans les contributions. Sur le plan de la discursivité, elles sont construites autour d’une structure dialogale, axe intéressant puisqu'il nous permet de mettre en évidence la spécificité de notre corpus. Certaines contributions se répondent, d’autres permettent aux citoyens d’entamer un débat avec le gouvernement français sur le thème de l’identité nationale.

23Pour analyser les représentations sur « la (les) langue(s) » des internautes, nous avons eu recours à la théorie du « noyau central » des représentations sociales développée par Abric (1976, 2007). Selon cette approche d’inspiration structurale, toute représentation est constituée d’éléments qui n’ont pas tous le même poids ni la même importance. Les éléments centraux constituent le noyau et organisent à la fois le contenu (fonction génératrice) et la structure (fonction organisatrice). Si les éléments centraux changent, il ne s’agit plus de la même représentation. Cette approche nous semble particulièrement pertinente pour une analyse du débat sur l’identité nationale car

il importe […], si l’on veut connaître, comprendre et agir sur une représentation, de repérer son organisation, c’est-à-dire la hiérarchie des éléments qui la constituent et les relations que ces éléments entretiennent entre eux. (Abric, 2007 : 59)

24Nous avons ainsi pu repérer deux types de représentations distinctes sur la (les) langue(s), qui pourraient être modélisés à l’aide de deux cercles s’excluant l’un l’autre et centrés sur des noyaux centraux différents. Bien évidemment, comme nous allons le mettre en évidence, le pourcentage d’adhésions pour chacun des cercles est loin d’être le même. Tout en confirmant la vérification de nos deux hypothèses, nous pouvons y lire une certaine nouvelle tendance, quoique encore timide, dans la relation des citoyens aux langues en France.

Représentation dominante

25Nous nous trouvons en présence de discours qui confirment notre première hypothèse selon laquelle la langue constitue un marqueur identitaire. La représentation dominante qui émerge est centrée sur un premier élément qui lui donne sa signification (fonction génératrice). Elle peut être schématisée par un cercle au centre duquel se trouve l’idée d’une relation bi-univoque entre nation et langue. Cette relation correspond à un fonctionnement du type : une langue = une nation. Ainsi tout en se conjuguant en une multitude de variantes, le refrain « parler la langue de notre beau pays » [bd] semble omniprésent. Nous pouvons dans ce sens relever :

Renan, quand il rappelle les conditions de la naissance de la nation française, évoque le religion et la langue commune, parler sa belle langue [lejeune] ;

c’est une langue, une histoire (qui ne commence pas en 1789), et un héritage culturel colossal. [rico]

26L’utilisation répétée des indéfinis « un, une » montre à la fois la singularité et l’équivalence pour les objets « langue », « histoire », « héritage ».

27Ce premier système cohabite avec l’idée d’une relation quasi exclusive qui semble exister entre le Français et « sa » langue, dont témoignent l’utilisation fréquente de l’adjectif possessif « notre »associé à « langue » et des expressions du type « fier de la langue », « la langue de notre beau pays », etc.

28Par ailleurs, dans ce système, la maitrise de la langue s’avère indispensable pour se définir français ou pour s’intégrer à la société française :

Savoir écrire, parler (correctement) est la clef de cette intégration. [JEANFIL] ;

Pour être français il faut avoir le minimum nécessaire à l’intégration en France. […] Ces notions sont la langue française ainsi que les critères qui fondent votre société.[marcam42]

29La connaissance du contenu de la représentation sociale n’étant pas suffisante pour faire sens, nous nous sommes préoccupées de l’organisation de ce contenu (fonction organisatrice). Toute une palette de nuances concernant le degré de maitrise se déploie à travers les contributions. Ainsi l’apprentissage de la langue française est vu comme un parcours initiatique :

être Français, à mon sens, c’est avant tout être né en France de parents français. Ou bien avoir obtenu la nationalité française au terme d’un parcours « initiatique » consistant, à apprendre la langue de notre beau pays dans un premier temps, ainsi que son histoire. [Patrick]

30Selon une autre variante de la même idée, la langue doit être enseignée aux immigrants par les institutions françaises :

Ces notions [la langue française ainsi que les critères qui fondent notre société] devraient être obligatoirement enseignées à tout nouveau résident. L’assiduité à ces cours devrait être un critère à la continuité du séjour. […] Il va de soi que ces notions devraient être intégrées dans les cours dispensés par l’éducation nationale… [marcam42]

31Si dans la contribution de [Patrick], l’internaute modère son propos en affichant une subjectivité assumée, « à mon sens », dans l’intervention de [marcam42], celle-ci est dissimulée derrière un argument d’autorité, « il va de soi ». Toutefois, que la subjectivité soit conscientisée/exprimée ou pas, la « maitrise » de la langue constitue un critère central dans la représentation de l’identité française. Outre les migrants, cette préoccupation touche également les locuteurs de « français langue maternelle ». La vision de la maitrise de la langue parait être celle de son code écrit :

mon écriture, mon orthographe n’est pas la meilleur. Si vous voulez vraiment que les nouvelles génération soit français, mettez les moyens dans l’éducation pour que tout le monde sache parler, écrire et lire. […] ce n’est pas en supprimant des poste dans l’éducation que nous ferons de nos enfants de vrai français. [Crash Burn]

32Ce message est particulièrement intéressant : l’auteur est courageux, conscient de sa maitrise lacunaire (dont témoignent en effet les erreurs au regard de la norme) et revendique une politique éducative qui permettrait d’éviter la souffrance qu’il vit de ne pas maitriser le code valorisé qu’il considère comme la marque d’une appartenance à la nation. Par ailleurs le choix du pseudonyme anglophone crée un effet d’ironie peut-être involontaire car il souligne le décalage entre la mise en exergue de la maitrise impérative du français et le recours à l’anglais. L’importance de l’orthographe comme marqueur de maitrise de la langue est une idée partagée par plusieurs internautes :

je regrette pour moi-même et pour d’autre que la dictée ne sois pas un exercice obligatoire chaque semaine, avec un fort coéficient de contrôle continu dans le passage de tout diplôme jusqu’au moins la licence. Avec un minimum de 15 comme note en dictée pour l’obtention de son diplôme on éviteré ainsi le langage sms dans les copies et redonnerai sa place à la langue dans l’identité national. Je dis cela car à 20 ans je suis honteux de ne pas réussir à écrire correctement ma langue maternelle. Pour tout immigrant hors citoyen de l’UE, il devrait être imposé un examen pousser prouvant la parfaite maîtrise du français, avant son arrivé en France de l’avertir des notions de base du droit français et de vérifié… [Fabien]

33On perçoit dans ce discours une forte intériorisation de la norme orthographique exprimée par l’utilisation d’expressions comme : « je regrette », « il devrait être imposé », « exercice obligatoire », « fort coéficient », « je suis honteux », « un examen pousser », « la parfaite maîtrise ».

34Dans la suite logique d’une vision normative de la langue, les écrivains français sont souvent sollicités, comme c’est le cas dans le message suivant :

Le français c’est Rousseau, Sartre, Camus, Hugo, Voltaire, Zola, Ronsard, il ne s’agit pas d’être né à un endroit et de parler une langue… Être français c’est : la langue de Voltaire, les droits de l’homme… ; Pour moi être français, c’est déjà parler la langue de Molière. [l\’apatride]

35Au-delà des idées des écrivains cités, véhiculées par le biais de la langue française, ne sent-on pas l’empreinte du « bon usage » de Vaugelas et l’image d’une langue immuable ?

36Nous aimerions clore ce premier système de représentations en mettant en évidence des caractéristiques du français comme langue officielle. En effet un internaute parle du français comme :

la langue Officielle, et unique, admise sur le sol Français, et dans ses départements (et territoires) d’Outre-Mer. [Hoshizora]

37Ceci ne va pas sans rappeler l’analyse de Pierre Bourdieu selon laquelle

La langue officielle a partie liée avec l’État. Et cela tant dans sa genèse que dans ses usages sociaux. C’est dans le processus de constitution de l’État que se créent les conditions de la constitution d’un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle : obligatoire dans les occasions officielles et dans les espaces officiels […] cette langue d’état devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées (Bourdieu, 1982 : 27).

Émergence d’une représentation secondaire

38Parallèlement au discours dominant sur la langue, on trouve dans les contributions un type de discours plus en marge, qui peut constituer un deuxième système. Ce discours se caractérise par des représentations sociales de l’identité et de la langue qui divergent des représentations décrites précédemment. En reprenant les outils élaborés par Abric avec sa théorie du noyau central des représentations sociales, nous pouvons modéliser un nouveau type de représentation sur la langue. Cette représentation est associée à un discours sur l’identité qui prend en compte la pluralité et la diversité. Si comme l’affirme Leterre (2010), « selon les époques et les idéologies nationales, tout ce qui semble ‘‘différent’’ peut apparaitre comme une menace à l’égard de la nation », certaines contributions présentent au contraire la diversité comme une caractéristique saillante de l’identité de la France vue comme :

un pays de mélange pour en tirer le meilleur [Aurèle] ;

pour moi être français cest être riche de la diversité culturels des autres, cest de grandir dans un pays qui défend les différences. [tanya]

39L’identité n’apparait pas comme une donnée figée et l’on prend en compte les notions d’identité multiple et d’identité évolutive. À ces représentations sur l’identité, correspond une représentation de la langue qui se refuse à relayer une vision normative et homogène correspondant au discours majoritaire français de notre époque. Le noyau dur de cette représentation regroupe les contenus suivants :

  • la langue française est une langue sujette à la variation qui présente des usages diversifiés ;

  • la langue française n’est pas la seule langue constitutive de l’identité nationale ;

  • les langues régionales font également partie de l’identité de nombreux citoyens français.

40L’intervention de [Thierry] illustre ce discours divergent qui appelle à une reconnaissance du breton comme langue de France. Il y cite un texte de Morvan Lebesque, repris dans les paroles d’une chanson interprétée par le groupe breton Tri Yann et intitulée « La découverte ou l’ignorance ». À la question : « Pour vous, qu’est-ce qu’être français ? », il répond :

J’ai longtemps ignoré que j’étais Breton...
Français sans problème,
Il me faut donc vivre la Bretagne en surplus
Et pour mieux dire en conscience...
Si je perds cette conscience,
La Bretagne cesse d’être en moi.
Si tous les Bretons la perdent,
Elle cesse absolument d’être…

41À la question brûlante sur l’identité française, l’internaute choisit de répondre par un autre questionnement, plus pressant et d’ordre plus intime, sur son identité bretonne.

42D’autres contributeurs encore refusent une assimilation trop simple qui consisterait à identifier une langue à une nation ou au fait d’être né-e français-e ou d’être de nationalité française. Ainsi, le fait de parler ou d’aimer la langue française ne constituerait pas un trait adéquat pour qualifier l’identité française :

Par ailleurs, j’adore la langue française, mais je ne considère pas qu’elle appartienne à l’identité nationale, car j’aurais pu être non Français et aimer la langue française, tout comme j’apprécie le castillan écrit. [Marc B.]

43La prise de distance avec la représentation dominante qui assimile l’identité française à la langue française ouvre la voie à une notion d’identité plurielle, composée elle-même de connaissances langagières plurielles et non figées. Dans ce sens, nous observons les balbutiements d’une prise en charge du plurilinguisme qui fait aujourd’hui l’objet d’une politique européenne et constitue le fer de lance de plusieurs recherches actuelles en sociolinguistique. Il s’agit là d’un signe encourageant pour celles et ceux d’entre nous qui œuvrent pour une évolution des représentations sur les langues.

Conclusion

44Qu’est-ce qu’être français ? Au lancement de ce grand débat sur l’Identité Nationale le 2 novembre 2009, la première contribution (à 08 h 06) au questionnement est pour le moins une réponse pragmatique :

C’est avoir une carte d’identité française. [Gustave B.]

45Outre l’aspect pragmatique de cette première réponse, nous nous sommes penchées sur les caractéristiques de ces échanges singuliers, comme contenant une dimension d’exutoire. En effet, il s’agit d’un espace dans lequel les contributions sont asynchrones, où l’anonymat des locuteurs est préservé par le biais de pseudonymes, avec l’impossibilité d’identifier les énonciateurs. Protégés, ils expriment avec force leurs points de vue, ou du moins on peut le supposer, même si le débat reste encadré par des modérateurs.

46Ces questions vives permettent de mettre au jour la place occupée par la langue dans les discours sur l’identité. La langue est présente dans le débat en tant que marqueur identitaire. La langue au centre de la représentation dominante est, dans les contributions analysées, le français. Mais nous avons vu que, parallèlement à ce discours dominant sur la langue, une nouvelle représentation semble se profiler timidement, celle qui se tourne vers la pluralité et la diversité, sans que nous puissions pour autant parler d’une véritable conscience du plurilinguisme. Cette tendance va de pair avec celle selon laquelle la langue et l’identité sont loin d’être immuables et ne sauraient se résumer en une liste d’éléments donnés une fois pour toutes.

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Bibliographie

abric J.-C. (1976) : Jeux, conflits et représentations sociales, thèse de doctorat d’État, université d’Aix en Provence.

(2007) : « La recherche du noyau central et de la zone muette des représentations sociales », dans J.-C. Abric(dir.), Méthodes d’étude des représentations sociales,Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, p. 59-80.

beauvois j.-l., dubois n. etdoise w. (1999) : La construction sociale de la personne, Grenoble, PUG.

bourdieu P. (1982) : Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques,Paris, Fayard.

dubray j. (2008) : La pensée de l’abbé Grégoire : despotisme et liberté, Oxford, Voltaire Foundation.

leterre t. (2010) : « Une identité nationale au pluriel ? », Regards sur l’actualité 358, La documentation française, p. 25-38.

mackey w. (1997) : « Langue maternelle, langue première, langue seconde, langue étrangère » dans M.-L. Moreau (dir.), Sociolinguistique. Concepts de base, Liège, Mardaga, p. 183-185.

noiriel g. (1992) : Population, immigration et identité nationale en France : xixe-xxe siècle, Paris, Hachette.

sappin m. (2010) : « Le Grand débat sur l’identité nationale à Marseille », Regards sur l’actualité 358, La documentation française, p. 8-17.

vaugelas c. f. (1981) : Remarques sur la langue française, Paris 1647, Éditions du champ libre.

Sitographie

Circulaire de lancement du débat rédigée par E. BESSON : http://www.immigration.gouv.fr/IMG/pdf/IMIK0900089C.pdf

Document rédigé par E. BESSON intitulé « Point d’étape du grand débat sur l’identité nationale » : http://www.immigration.gouv.fr/IMG/pdf/DPMICOM041010.pdf

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Notes

1  Voir « Identité, dégâts », éditorial du journal Le Monde paru le 16 décembre 2009.

2  Circulaire disponible à l’adresse suivante : http://www.immigration.gouv.fr/IMG/pdf/IMIK0900089C.pdf

3  Chiffres donnés par Éric Besson lors de son discours du 4 janvier 2010 intitulé Point d’étape du grand débat sur l’identité nationale.

4  Voir à ce sujet le compte-rendu du débat engagé à Marseille par le préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur dans M. Sappin (2010), « Le Grand débat sur l’identité nationale à Marseille » dans Regards sur l’actualité 358, La documentation française, p. 8-17.

5  Voir la circulaire citée précédemment.

6  Philosophie allemande du début du xixe siècle.

7  Données et méthodologie d’analyse disponibles à l’adresse suivante : http://www.immigration.gouv.fr/IMG/pdf/DPMICOM041010.pdf

8  Nous avons fait le choix de citer les contributions telles qu’elles apparaissent sur le site du débat. Ainsi les marques d’oralité, d’agrammaticalité, etc. sont conservées. Cette remarque vaut également pour les pseudonymes, sauf lorsque les contributeurs ont signé de leurs nom et prénom. Dans un souci d’anonymat, nous avons alors décidé de ne garder que l’initiale du nom.

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Pour citer cet article

Référence papier

Céline Jeannot, Sandra Tomc et Marine Totozani, « Retour sur le débat autour de l’identité nationale en France : quelles places pour quelle(s) langue(s) ? »Lidil, 44 | 2011, 63-78.

Référence électronique

Céline Jeannot, Sandra Tomc et Marine Totozani, « Retour sur le débat autour de l’identité nationale en France : quelles places pour quelle(s) langue(s) ? »Lidil [En ligne], 44 | 2011, mis en ligne le 15 juin 2013, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/3139 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.3139

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