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Insécurité linguistique et réseaux sociaux denses ou isolants : le cas de femmes maghrébines dans la tourmente

Luc Biichlé
p. 13-26

Abstracts

For some migrant women, the structures of social networks, dense or insulated, appear to be associated with several forms of linguistic insecurity. This article therefore tries to show that there are important links between the social capital of individuals, their social representations and linguistic practices.

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  • 1  Primo-arrivant signifie « en France depuis moins de deux ans » mais j’ai étendu le critère à toute (...)
  • 2  Un réseau est qualifié de relativement dense si bon nombre de personnes auxquelles la personne est (...)
  • 3  La structure du réseau de la personne fait que celle-ci n’a que très peu de contacts avec la langu (...)

1Dans le cadre d’une thèse consacrée aux langues et parcours d’intégration d’immigrés maghrébins en France (Biichlé, 2007), je me suis intéressé au rapport qui existe entre apprentissage ou connaissance du français et intégration. J’ai donc effectué 105 entretiens individuels dans des centres de formation ou autres organismes sociaux de la région Rhône-Alpes auprès de migrants originaires du Maghreb (primo-arrivants1 ou installés de longue date). Au fil de mes visites, j’ai rencontré certaines femmes très isolées, qu’il m’aurait été extrêmement difficile, voire impossible, de rencontrer dans d’autres circonstances. Ces femmes partageaient apparemment deux traits communs saillants : un réseau social dense2 (Milroy, 1987), voire isolant3 (Bortoni-Ricardo, 1985), et une insécurité linguistique parfois très forte. Mon propos sera donc d’essayer de montrer l’articulation entre le capital social des personnes (Merklé, 2004), la structure de leurs réseaux sociaux, et leurs représentations ou attitudes envers la langue.

Petits rappels à propos de l’insécurité linguistique

L’insécurité linguistique

2C’est à William Labov que l’on attribue généralement la paternité de la notion d’insécurité linguistique. Dès 1973, celui-ci déclarait que les New-yorkais « sont convaincus qu’il existe une langue “correcte”, qu’ils s’efforceront d’atteindre dans leurs conversations soignées » (1976 : 201), démontrant ainsi la relation que les locuteurs établissaient entre la langue qu’ils estimaient être correcte et leur usage propre ; entre la représentation d’une norme et un comportement vis-à-vis de celle-ci.

  • 4  Locution que j’aurais volontiers remplacée par « speech community » (Biichlé, Abouzaid, 2008).

3Je n’entrerai pas dans le détail de la taxonomie des normes (objective, subjective, évaluative, prescriptive, etc.) mais je retiendrai qu’elle s’impose à tous les membres d’une même « communauté linguistique4 » (Bourdieu, 1982, commentant Labov), et ce, tout particulièrement en France puisque l’écrit, étalon de celle-ci, y est très prégnant (Gadet, 2003). De cette prégnance de la norme objective (grammaticale) résulte fatalement une grande contrainte sur la norme subjective (représentationnelle) qui, en dépit de sa variabilité selon les individus, induit des attitudes et des comportements particuliers parmi lesquels l’insécurité linguistique.

L’insécurité linguistique féminine

4Dans Sociolinguistique, William Labov mettait en évidence un symptôme typique de l’insécurité linguistique, l’hypercorrection, distinguant au passage les pratiques masculines et féminines : « Il est certain que l’hypercorrection est plus forte chez les femmes » (1976 : 210). À l’époque, il expliquait ce phénomène par une plus grande responsabilité des femmes dans l’ascension sociale de leurs enfants mais, dès 1990, il commençait à envisager une approche différente de la question en abordant le problème sous un angle orienté davantage vers les pratiques masculines : « Dans une stratification sociolinguistique stable, les hommes utilisent plus fréquemment que les femmes des formes linguistiques non standard » (1998 : 31). C’est précisément ce changement dans l’approche du phénomène qui va le mener à mettre en corrélation directe l’insécurité linguistique des femmes et l’ascension sociale (1998 : 34).

Migration, plurilinguisme et insécurité

5Lors des premiers travaux de William Labov, les phénomènes liés à l’insécurité linguistique étaient appréhendés uniquement à travers des situations de variation au sein d’un espace anglophone mais on retrouve des manifestations analogues et souvent plus fortes lors du contact entre langues (Labov, 1998 ; Calvet, 1999) ; par conséquent, tout particulièrement chez les migrants. En effet, de l’inconfortable situation d’être entre deux systèmes résultent immanquablement des conflits identitaires (Lüdi, 1995) et de l’insécurité identitaire (Billiez et al., 2002). Cette dernière se manifeste, entre autres, par un sentiment d’insécurité linguistique dû au poids des représentations sur la langue idéale et sur le sentiment subséquent d’une maitrise insatisfaisante du français (Billiez, ibid.). On peut d’ailleurs retrouver ces différentes manifestations d’insécurité de manière plus exhaustive dans les typologies de Cécile Canut (1995) et Louis-Jean Calvet (1999) fondées sur trois critères (insécurité formelle, statutaire et identitaire) et les combinaisons potentielles entre ces derniers en fonction du contexte, des langues en présence, des personnes, etc. (Cavalli et Coletta, 2003).

6De manière lapidaire, je retiendrai donc que les manifestations les plus courantes de l’insécurité linguistique sont l’hypercorrection (Labov, 1976), l’auto-(d)évaluation (Billiez, ibid.), voire le mutisme dans les cas les plus extrêmes (Gadet, 2003).

7Pour ce qui concerne les femmes migrantes interrogées dans cet article (66 sur 105 personnes), je limiterai mon analyse aux deux dernières manifestations (auto-(d)évaluation et mutisme) et ne mentionnerai pas l’hypercorrection ; soit parce que je ne l’ai pas perçue, soit parce les enquêtées n’ont pas produit d’énoncé hyper-corrigé.

Les indices de réseau et les manifestations d’insécurité linguistique

8Esquisser le réseau social de quelqu’un à partir d’un entretien n’est jamais chose aisée mais lorsqu’une personne déclare demeurer chez elle la plupart du temps, n’avoir ni ami ni connaissance en dehors de sa famille nucléaire, ne pas avoir d’emploi, etc., et que tout cela est confirmé par les acteurs sociaux en contact (assistante sociale, formateur, etc.), on peut raisonnablement parler d’indices sur le capital social et, par conséquent, sur la structure du réseau social. C’est également pour cette raison que les éventuels enfants figurent dans les indices de réseau puisque, très souvent, pour les femmes en question, ceux-ci représentent un véritable trait d’union, voire le seul, avec la société d’immigration ; ne serait-ce que par les contacts établis en allant les chercher à l’école (Biichlé, 2007).

9Les déclarations qui suivent sont respectivement celles de femmes primo-arrivantes (en France depuis moins de trois ans) puis celles de femmes installées en France depuis plus longtemps.

Les déclarations des primo-arrivantes

10Les enquêtées suivantes sont en France depuis moins de trois ans (primo-arrivantes), mariées, sans emploi et n’ont pas été scolarisées, à l’exception de l’enquêtée n° 61 qui l’a été faiblement.

  • 5  Dans ce tableau, l’ordre des enquêtées est fonction de la sévérité des marques d’insécurité.

Tableau 1. – Marques d’insécurité chez les 4 enquêtées primo-arrivantes5

  • 6  Les marques d’insécurité linguistique sont les vocables ou lexies soulignées.

Marques d’insécurité linguistique6

Indices réseau

n° 4

« J’essaie pas de parler parce que j’ai honte[…] je peux pas parler avec les gens ».

« Personne(ne m’aide), jamais je trouve quelqu’un […] J’ai pas d’ami ».

- 2 enfants.

n° 61 

« Je peux pas parler, j’ai honte, peut-être je fais des fautes […] j’ai peur qu’on se moque de moi ».

« Je connais personne ici ».

« avec une collègue tunisienne ici »

- Pas d’enfant.

n° 20

« J’ai pas confiance en moi pour parler avec quelqu’un (le français) ».

« J’ai pas de copines françaises […] pas de voisins, de voisines pour discuter ».

- Pas d’enfant.

n° 47 

« Je ne comprends pas des fois, alors je parle pas beaucoup […] j’aime bien parler français mais j’ai peur que les gens rigolent ».

« Des dames arabes y m’aident. »

- 1 enfant.

11Le lexique utilisé par ces quatre femmes montre de manière assez explicite le sentiment d’insécurité linguistique avec d’une part, une auto-évaluation négative marquée par l’usage de vocables forts (honte, peur, pas confiance, peux pas) et d’autre part, la préoccupation du regard ou de la réaction d’autrui (peur, moque, rigolent, honte).

12Dans les quatre cas, la restructuration post-migratoire du réseau social n’a apparemment pas eu lieu (J’ai pas d’ami ; Je connais personne ici ; J’ai pas de copines françaises). Le capital social semble donc faible avec pour conséquence un réseau social très dense et multiplexe, voire isolant pour l’enquêtée n° 61 et certainement isolant pour l’enquêtée n° 4.

13On remarquera d’ailleurs que « j’ai honte » et « j’ai peur » correspondent à « je connais personne » ou « j’ai pas d’ami » (enquêtée n° 4 et 61), ce qui, en d’autres termes, signifierait assez logiquement d’ailleurs, que la forme d’insécurité linguistique la plus sévère, le mutisme, correspond au capital social le plus faible, le réseau isolant.

Les déclarations des ex primo-arrivantes (ex)

14Les femmes qui suivent vivent respectivement en France depuis quatre, quinze et vingt-trois ans. Toutes trois sont sans emploi, mariées, avec des enfants et ont été faiblement scolarisées à l’exception de l’enquêtée n° 19ex qui ne l’a pas été.

Tableau 2. – Marques d’insécurité chez l’enquêtée n° 32ex

Marques d’insécurité linguistique

Indices réseau

n° 32ex

- (Pourquoi s’adresser en arabe aux enfants ?) « (rire) Parce que ils rigolent, je peux pas, avec les Français je réponds en français… parce que j’emmène ma fille à l’école… elle dit elle parle bien, moi je dis je parle pas bien français ».

- « Moi, quatre ans je rien fais (rire) parce que j’ai peur [alternance codique] humide (timide) /lahʃuma/…/lahʃuma bɛzɛf/ (la honte, beaucoup de honte) ».

- (Pourquoi peur de parler ?) « Je sais pas, qui heu, surtout [alternance codique] les Arabes qui nous on parle le français cassé, fran français à l’envers, ils rigolent, c’est ça, te bloquent, comme bloque ».

- « Les Français heu, l’hôpital ou le médecin c’est tout, [X] c’est tout, ou la voisine et le voisin […] parce que je connais personne français, […]toujours avec mon mari ».

(réseau dense, voire isolant)

Tableau 3. – Marques d’insécurité chez l’enquêtée n° 33ex

Marques d’insécurité linguistique

Indices réseau

n° 33ex

- « J’ai peur quand je parle, je crois c’est pas bien […] je crois c’est pas juste […] j’ai peur que quelqu’un comprend pas bien ».

- « Quand je parle avec une Française, je parle bien moi, mais quand je parle avec un autre Arabe, j’ai peur (qu’il se moque) ».

- « Quand les filles(ses filles)parlent avec moi français je compris je parler ».

- (Parler français) « Oui parce que devant l’école il y a des Français ».

- « Je sors avec mon mari toujours(avant) le magasin et tout… oui non je sors avec mon mari toujours, je prends le bus avec mon mari les magasins tout »

(réseau dense, voire isolant)

Tableau 4. – Marques d’insécurité chez l’enquêtée n° 19ex

Marques d’insécurité linguistique

Indices réseau

n° 19ex

- « Quand je parle à la maison avec mes enfants, y sont tout le temps, y rigolent sur moi, y me dit c’est pas comme ça, c’est pas comme ça… parce que j’arrive pas à parler bien ».

- « A côté de moi, y a personne qui parle français hein, y a que arabe[…] c’est mes enfants qui parlent français […] parce que j’ai pas des amis français ».

- « C’est dur pour moi, je reste tout le temps à la maison, c’est pas normal, c’est pas normal ». (réseau dense et certainement isolant)

15À l’instar des enquêtées primo-arrivantes, on retrouve dans ces trois déclarations les marques des auto-évaluations négatives (j’arrive pas, j’ai peur, c’est pas bien, c’est pas juste, je parle pas bien, la honte) et l’appréhension du regard ou de la réaction de l’autre (ils rigolent , y rigolent sur moi, te bloquent, j’ai peur) mais ici, l’autre est identifiable : il y a le regard intra-communautaire (les Arabes, un autre Arabe) et celui des enfants. Le rôle de ces derniers est d’ailleurs souvent à double-tranchant parce qu’ils représentent souvent un nécessaire lien pragmatique entre les parents et la société d’immigration (papiers, traduction, réseau, etc.) mais parfois aussi, comme ici, les détenteurs ou les prescripteurs d’une norme ; ce qui conditionne d’ailleurs souvent aussi les modes de communication intrafamiliaux.

16Dans les trois cas, la restructuration post-migratoire du réseau social n’a apparemment pas eu lieu non plus en dépit du temps passé en France (l’hôpital ou le médecin c’est tout ; je connais personne français ; devant l’école il y a des Français ; je sors avec mon mari toujours ; j’ai pas des amis français ; je reste tout le temps à la maison). Le capital social parait donc également faible avec les mêmes conséquences : un réseau social très dense et multiplexe, voire isolant pour les enquêtées 32ex et 33ex, et certainement isolant pour l’enquêtée 19ex.

17Enfin, on retrouve l’équation entre « j’arrive pas » et « j’ai peur » qui correspondent à nouveau à « je connais personne » ou « j’ai pas des amis français », le faible capital social et l’insécurité linguistique.

Des causes de non-restructuration du réseau social et des conséquences linguistiques

Des causes pré-migratoires d’insécurité

  • 7  Louis-Jean Calvet utilise la lexie « diglossie enchâssée » (1987 : 47) pour signifier que dans la (...)

18Toutes les femmes de cette enquête sont originaires de zones diglossiques, ce qui renforce souvent le sentiment d’insécurité linguistique (Van den Avenne, 2002) mais de surcroit, la plupart n’a été que faiblement ou pas scolarisée en pays d’origine, ce qui peut également prédisposer à l’insécurité, et ce, de manière encore plus prégnante pour les femmes berbères puisqu’elles sont à la base l’enchâssement diglossique7 (Calvet, 1987). D’ailleurs, on relèvera que les enquêtées n° 4 et n° 19ex sont berbères, respectivement kabyle (Algérie) et tarifit (Maroc), et qu’elles présentent précisément toutes deux une forte insécurité linguistique ainsi que des réseaux apparemment isolants. Il est donc aisé d’imaginer qu’en France, pays où la norme écrite est particulièrement prégnante (Gadet, 2003), ce sentiment soit encore renforcé.

Le rôle des proches dans le contact avec le français

19J’ai évoqué, un peu plus haut, le rôle que se voient parfois octroyer les enfants en tant qu’intermédiaires/traducteurs/évaluateurs entre le(s) parent(s) et la société. Or, pour quelques femmes comme l’enquêtée n° 15ex, la place de l’enfant-traducteur est si centrale qu’il en résulte une perte significative d’autonomie, un usage quasi inexistant du français et une insécurité linguistique très proche du mutisme :

- « J’ai besoin pour le la français parce que je vais, je parti à la docteur, je parti à les marchés un peu, je parti les commissions, je parti les tout, alors je toujours emmener ma fille ».

- « Je vais commissions, je vais acheter, j’emmener ma fille […] et toujours l’interprète pour moi, […] toujours, je parter le docteur, je parter l’hôpital, je parter tout (avec ma fille) […] parce que parler pas bien ».

On remarquera au passage que les lieux mentionnés donnent un bon aperçu des endroits de contact avec le français, et, par conséquent, précisent la structure du réseau social de la personne.

20Pour d’autres femmes, c’est la répartition traditionnelle des rôles dans le couple qui paraît conditionner le rapport à la nouvelle langue puisque certaines enquêtées semblent renoncer à l’usage du français, laissant le mari s’exprimer à leur place :

- Enquêtée n° 29 : « Oui heu vot’mari, c’est tout (rire) fermer la bouche (rire) ».

- Enquêtée n° 53 : « Je laisse mon mari qui parle, moi je parle pas ».

21Enfin, il semble que la faiblesse du capital social de certaines femmes détermine les liens potentiels au point que, en dehors des éventuels enfants, le mari soit quasiment l’unique interlocuteur :

- Enquêtée n° 32ex : « Toujours à tout seule avec mes enfants mon mari c’est tout […] même à la maison mon mari toujours avec moi heu, il dit prends les livres lire heu heu, y a la des mots comprends pas, c’est lui qui spliquer (explique) ».

22Le rôle des proches est toujours important et, à plus forte raison, lorsque ceux-ci représentent la quasi-totalité du capital social. Toutefois, la contrepartie du service rendu par la traduction systématique ou par l’usage exclusif de la langue d’origine est l’isolement, que ce soit par rapport au français ou à ses locuteurs. La plupart du temps, cet isolement s’accompagne d’une grande insécurité linguistique qui génère, dans les formes les plus aigües, de véritables stratégies d’évitement (Goffman, 1974).

L’emploi, la restructuration du réseau et la langue

  • 8  « Les Africains sont beaucoup plus mal placés sur le marché de l’emploi, qu’ils soient originaires (...)

23De manière générale, les femmes et les hommes ne sont pas égaux face à l’emploi (Ministère Délégué à la Cohésion Sociale et à la Parité, 2005), mais cette inégalité s’accroît encore dans le cas des femmes migrantes, et tout particulièrement, celui des femmes maghrébines8. L’une des conséquences est donc que l’emploi ne participe pas à l’extension ou la restructuration du réseau social, limitant de fait les contacts avec le français.

« L’orientation linguistique choisie par le migrant serait d’abord et avant tout tributaire des contacts qu’il établit avec la société d’accueil, bien davantage que de ses compétences linguistiques à l’arrivée. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce ne serait donc pas tant la compétence linguistique qui serait décisive en regard du choix linguistique, mais plutôt l’accès à des réseaux francophones et anglophones, parmi lesquels le bureau ou l’usine ne sont pas les moindres. De ce fait, le milieu de travail agit pour les adultes sur le plan linguistique, comme une force intégrative aussi puissante que celle que représente l’école pour l’enfant » (Chamberland, 2005 : 179).

24Les enquêtées ne font pas exception, elles sont sans travail et, à l’inverse des hommes, leur réseau social ne se restructure donc pas grâce à l’emploi. J’ai d’ailleurs eu une autre confirmation de cette articulation entre emploi, réseau et langue lorsque j’ai interrogé Mme Labbé, une conseillère emploi de l’ex ANPE, dont les propos allaient complètement dans ce sens :

 « Elles ont peur de s’exprimer, de faire des fautes, elles n’osent pas se lancer… […] En comparaison avec les hommes, les hommes qui ont travaillé, qui ont une expérience professionnelle, ils n’ont pas peur de parler, pas peur de s’exprimer, on voit qu’ils ont été en contact avec le français… ».

On pourrait donc poser l’articulation entre emploi, réseau et langue comme suit :

Tableau 5. – Articulation emploi / réseau / langue

Emploi

Restructuration réseau

Insécurité linguistique

Hommes

+

+

Femmes

+

Sociabilité, sexe et insécurité

25De manière générale « l’opposition entre ‘‘l’extérieur’’ et ‘‘l’intérieur’’ différencie fortement la sociabilité masculine et féminine » (Mercklé, 2004 : 41). Or, les enquêtées semblent relever de « ménages traditionnels » (Degenne et Forsé, 2004 : 60), ménages dans lesquels la répartition des tâches favorise une sociabilité orientée vers l’extérieur pour les hommes (emploi) alors qu’elle tend à maintenir les femmes dans la sphère du quotidien familial, l’intérieur. Ce mode de fonctionnement, s’il n’est pas l’apanage des Maghrébins, demeure proche de la répartition des tâches et des rôles telle qu’elle est couramment pratiquée dans les couples au Maghreb, à ce bémol près que les réseaux féminins qui existent au Maghreb (famille, voisine, amie, commerces, etc.) disparaissent en France, générant ainsi des formes plus ou moins aigües d’isolement. Les conséquences en terme de structure de réseau sont donc souvent les mêmes, densité et multiplexité, avec la plupart du temps un faible usage du français et de l’insécurité linguistique.

26Sur le continuum intégrationnel proposé par Luc Biichlé (2009), je situerais donc l’insécurité linguistique comme suit :

Figure 1. – Schéma de l’insécurité linguistique

Figure 1. – Schéma de l’insécurité linguistique

Conclusion

27Les situations de ces femmes pourraient paraitre marginales mais elles ne le sont en aucun cas puisqu’au moins 20 % des migrantes interrogées au cours de cette enquête présentaient également des signes plus ou moins forts d’insécurité linguistique. À cet égard, la comparaison entre les primo-arrivantes et les ex-primo-arrivantes montre que, plus que le temps passé en pays d’immigration, c’est la restructuration du réseau social qui confronte à la nouvelle société, ses membres, sa langue, et fait baisser l’insécurité linguistique. En cela, l’inégalité homme/femme en matière d’emploi conjuguée à une sociabilité orientée vers l’intérieur défavorise clairement ces dernières. Alors, même s’il demeure difficile de définir si c’est l’insécurité linguistique qui génère la faiblesse du capital social ou l’inverse, les conséquences sont toujours similaires : réseau social dense et multiplexe, voire isolant, monolinguisme en langue d’origine, autonomie réduite, confrontations identitaires et représentationnelles réduites, et ségrégation ou marginalisation des personnes (Biichlé, 2008a). Toutefois, à l’instar de l’ensemble du processus intégrationnel, le rapport à l’insécurité est dynamique puisque, à partir d’un évènement (changement dans le projet migratoire, emploi, divorce, décès, etc.) les personnes pourront passer d’un réseau dense à un réseau plus favorable (Deprez, 1994), avec, entre autres conséquences, une baisse significative de l’insécurité linguistique (Biichlé, 2008b). Enfin, dans les situations de ces femmes, voire de manière plus générale, plus que le sexe, il me semble que c’est le type de sociabilité qui est source d’insécurité linguistique.

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Bibliography

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 (2008b) : « La langue et le réseau social », Écarts d’identité, n° 112, p. 94-98.

 (2009) : « Le plurilinguisme c’est l’intégration », Savoir et formation, n° 73, p. 32-35.

Biichlé L., Abouzaid M. (2008) : Ainsi meurt la « communauté linguistique »… Disponible sur <http://www.u-picardie.fr/LESCLaP/IMG/pdf/Biichle_L._et_Abouzaid_M._-_Ainsi_meurt_la_communaute_linguistique_.pdf>

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Bortoni-Ricardo S. M. (1985) : The urbanization of rural dialect speakers: a sociolinguistic study in Brazil, Cambridge, Cambridge University Press.

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Notes

1  Primo-arrivant signifie « en France depuis moins de deux ans » mais j’ai étendu le critère à toutes les personnes séjournant en France depuis moins de trois ans.

2  Un réseau est qualifié de relativement dense si bon nombre de personnes auxquelles la personne est liée sont également liées entre elles (Milroy, 1987 : 50. Traduit par mes soins).

3  La structure du réseau de la personne fait que celle-ci n’a que très peu de contacts avec la langue du pays d’immigration.

4  Locution que j’aurais volontiers remplacée par « speech community » (Biichlé, Abouzaid, 2008).

5  Dans ce tableau, l’ordre des enquêtées est fonction de la sévérité des marques d’insécurité.

6  Les marques d’insécurité linguistique sont les vocables ou lexies soulignées.

7  Louis-Jean Calvet utilise la lexie « diglossie enchâssée » (1987 : 47) pour signifier que dans la hiérarchie des variétés, le berbère se situerait en bas de l’échelle, « au-dessous » de la variété basse, de l’arabe dialectal en l’occurrence.

8  « Les Africains sont beaucoup plus mal placés sur le marché de l’emploi, qu’ils soient originaires de pays du Maghreb ou d’Afrique noire. Quels que soient le sexe, l'âge ou l'origine nationale de ces populations, leur taux de chômage ne descend jamais en dessous de 22 %. Les femmes immigrées sont encore beaucoup plus mal placées que leurs homologues masculins sur le marché de l'emploi. On observe également un léger différentiel au détriment des immigrés originaires d'Algérie. De même, il semble que les femmes originaires d'Afrique noire francophone sont, au-delà de 35 ans, dans une situation plus favorable que celles qui sont originaires du Maghreb » (Rapport d’activité 2001 de la Direction de la population et des migrations, chapitre 1).

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List of illustrations

Title Figure 1. – Schéma de l’insécurité linguistique
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File image/png, 17k
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References

Bibliographical reference

Luc Biichlé, “Insécurité linguistique et réseaux sociaux denses ou isolants : le cas de femmes maghrébines dans la tourmente”Lidil, 44 | 2011, 13-26.

Electronic reference

Luc Biichlé, “Insécurité linguistique et réseaux sociaux denses ou isolants : le cas de femmes maghrébines dans la tourmente”Lidil [Online], 44 | 2011, Online since 15 June 2013, connection on 03 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/3133; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.3133

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About the author

Luc Biichlé

Laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité, Université d’Avignon

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