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L’accompagnement à l’écriture du mémoire professionnel : postures, convictions et savoirs des enseignants

Supervising professional dissertations: teachers’ posture, knowledge and beliefs
Gilles Leclercq et Anne-Catherine Oudart
p. 149-163

Résumés

Repérer les savoirs mobilisés par les enseignants pour mettre en œuvre des stratégies d’accompagnement à l’écriture de mémoires professionnels est au centre de cette contribution. Pour apporter une réponse à cette préoccupation, nous avons choisi trois accompagnants, de statuts différents, intervenant dans une même licence professionnelle. Les cadres théoriques et méthodologiques que nous avons mobilisés relèvent de l’analyse du travail, de l’analyse du discours, de la didactique professionnelle et de la didactique de l’écriture. Les auteurs se sont efforcés de rendre compte des stratégies, des savoirs et des convictions des enseignants, en empruntant à l’ergologie l’idée que dans toute activité, un système de norme est en proie à un monde des valeurs. Ils parviennent ainsi à repérer trois sensibilités épistémiques, affectives et axiologiques différentes.

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Texte intégral

1Dans cette contribution, nous souhaitons répondre à la question suivante : quels sont les savoirs mobilisés par les enseignants lorsqu’ils adoptent telle ou telle posture d’accompagnement à l’écriture du mémoire professionnel ? Pour y répondre, il nous a fallu construire un point de vue : quel dispositif étudier, quels enseignants choisir, quel cadre méthodologique et théorique mobiliser ? Nous allons répondre à ces différentes interrogations, ce qui nous conduira à distinguer trois sensibilités épistémiques, affectives et axiologiques différentes.

Cadre théorique et méthodologie

2Nos propos s’inscrivent dans la continuité d’un article paru dans le numéro 34 de Lidil (Leclercq, 2006). L’un d’entre nous s’intéressait alors aux modalités de fonctionnement de ce que nous avons appelé le genre Écrit professionnalisé long. C’est en son sein que prend place l’activité d’accompagnement du mémoire professionnel, objet de notre étude. Pour l’étudier, nous avons associé un dispositif de recherche à un dispositif de formation.

Le dispositif de formation

3Il s’agit d’une licence professionnelle (Gestion et accompagnement des parcours professionnels et personnels dans les organisations) développée en partenariat avec des organisations gérant des formations à l’échelle nationale dans le bâtiment, l’automobile et le développement rural. La formation se déroule en alternance. Pour la population concernée par cette recherche, une forme d’organisation particulière a été mise en œuvre. Entre des journées de regroupement (dix regroupements de trois à cinq jours), la relation d’accompagnement se poursuit à distance via un environnement numérique durant 18 mois.

4De nombreux écrits, produits en cours de formation, sont conservés sur une plateforme numérique. Ce sont :

  • des écrits intermédiaires qui constituent les matériaux servant à construire le mémoire professionnel. Ils sont déposés tout au long de l’année dans l’environnement numérique sous la forme de fichiers attachés ;

  • des écrits à caractère commentatif et méta-discursif tels que les définit Cucunaba (2001, p. 53). Ce sont des avis, des corrections, des conseils et des annotations portant directement sur les écrits intermédiaires ;

  • des écrits périphériques (Oudart, 2010) échangés entre étudiants et enseignants.

5Cette modalité de fonctionnement a concerné à ce jour 12 groupes, 250 étudiants et 14 accompagnants. Parmi ceux-ci, certains sont enseignants chercheurs, d’autres sont responsables de formation dans un institut universitaire spécialisé dans la formation d’adultes ou dans une des organisations partenaires. Quant aux étudiants, ils sont salariés. Tous négocient avec leur employeur une « mission » qui nourrit leur mémoire professionnel.

Le dispositif de recherche

6Il s’efforce de répondre à la question suivante : Quels sont les savoirs mobilisés par les enseignants pour accompagner les étudiants qui écrivent un mémoire dans un dispositif de formation en alternance ? Pour « lire » le dispositif de formation, nous avons mobilisé deux catégories conceptuelles empruntées à la théorie instrumentale proposée par Pierre Rabardel (1995). La première, celle d’activité productive, renvoie à des produits ou à des œuvres. La seconde, celle d’activité constructive, renvoie à la construction de l’individu par lui-même, au développement de ses ressources, de ses compétences et de son expérience, à des genèses instrumentales, identitaires et professionnelles (Rabardel et Pastré, 2005).

7Ces repères nous permettent de distinguer dans le dispositif de formation étudié, deux activités productives en tension. La première résulte d’une activité professionnelle qui peut prendre la forme d’une mission, d’une commande, d’une étude, d’un projet. Elle trouve son identité dans le monde professionnel. L’autre activité productive, quant à elle, trouve son identité dans le monde académique et se concrétise par l’écriture d’un mémoire professionnel. La tension entre ces deux activités productives est à l’origine d’activités qui peuvent être constructives (Rabardel et Samurçay, 2006) mais aussi destructives ou sans effets. Ainsi précisée, la question de départ peut être complétée : quels sont les savoirs mobilisés par les enseignants pour favoriser la genèse et le développement d’activités productives et constructives lors d’une activité d’accompagnement de mémoires professionnels ? Il faut encore préciser que la place d’accompagnant peut être occupée de diverses manières. Chaque accompagnant singularise cette place en adoptant une posture et un style singuliers. Notre questionnement est alors : quels savoirs, mais aussi quelles convictions sont associés à une posture et à un style ?

  • 1 Comme l’affirme P. Raynaud dans son livre Max Weber et les dilemmes de la raison moderne (1987, p.  (...)

8Afin d’explorer ces différentes questions, nous avons demandé à trois enseignantes expérimentées, qui semblaient avoir des styles différents au vu des traces laissées dans l’environnement numérique, de verbaliser leur parcours d’accompagnement. Les deux premières sont responsables de formation, l’une à l’université (E1), l’autre dans une organisation partenaire (E2), la troisième est enseignante-chercheure (E3). Dans cette contribution, nous n’avons pas l’ambition de produire des connaissances à partir d’un échantillon représentatif, mais de construire des idéaux types1 capables de faire écho à l’activité d’accompagnement. Notre but n’est pas d’évaluer ces enseignantes, mais de caractériser leurs styles. Notre démarche est de type compréhensif, inspirée de l’épistémologie wébérienne. Pour l’enquête proprement dite, nous avons demandé à chacune d’entre elles de choisir deux parcours qu’elles souhaitaient revisiter et de les commenter en se servant de l’environnement numérique. En procédant ainsi, nous avons supposé que les étudiants retenus le seraient en fonction d’un style d’accompagnement dominant que nous pourrions de ce fait circonscrire.

9Les entretiens se sont déroulés durant 60 à 90 minutes. Comme Clot (2008, p. 131-142), nous avons constaté qu’avec la technique d’auto-confrontation, le vécu antérieur redevient vivant. Une relation duelle entre l’accompagnant au présent et l’accompagnant au passé, via la trace écrite, s’établit rapidement. La conscience devient alors écart entre un vécu actuel et un vécu antérieur, « expérience vécue d’expériences vécues » aurait dit Vygotski (2003, p. 79). Concrètement, la situation de recherche conduit les accompagnantes à verbaliser un dialogue intérieur que le chercheur s’efforce d’amorcer et d’entretenir. L’environnement numérique devient ainsi un outil au service du dispositif de recherche. La visée d’ensemble est celle de la didactique professionnelle (Pastré, 2004) associée à la didactique de l’écriture des textes longs (Delcambre, 2010). Il s’agit d’étudier des pratiques d’accompagnement qui sont aussi des activités de travail (Filliettaz et Bronckart, 2005, p. 7) dans le but de les améliorer.

Trois postures d’accompagnement

10Trois postures (E1, E2, E3) ont pu être identifiées : « normative », « dialogique » et « spéculative ». Elles révèlent l’existence d’un lien étroit entre savoirs, rapports aux savoirs, convictions et postures d’accompagnant. Nous présenterons ci-après les éléments qui nous ont permis de construire cette catégorisation.

Une posture normative

11E1 est ingénieure en formation, dans un institut universitaire spécialisé dans la formation des adultes. Parmi d’autres activités, elle est aussi accompagnante d’étudiants, notamment de formateurs techniques travaillant dans des CFA spécialisés dans la réparation des véhicules automobiles. En règle générale, ils n’ont pas suivi de formations universitaires préalables.

12Quand elle a été sollicitée par le chercheur, E1 a choisi de parler d’un étudiant dont elle nous dit qu’il « a posé vraiment beaucoup de difficultés et pour qui la formation s’est soldée par un échec ». L’accompagnant est parfois « confronté à des difficultés insurmontables » confie-t-elle. Son autre choix s’est porté sur un étudiant qui « n’est pas parti d’un niveau très élevé » mais qui a réussi : « C’est intéressant de faire progresser des personnes comme celles-là » ajoute-t-elle. E1 sait qu’écrire est difficile pour un étudiant dont elle dit qu’il n’a pas les « codes », « ne connait pas les règles du jeu » et n’a « aucune idée de ce que peut être un mémoire ».

13Dans le contexte de travail qui est le sien, il ne s’agit pas de rappeler des règles et des normes, mais de les prescrire pour les fixer. Elle ne cherche pas particulièrement à donner l’envie d’écrire, terme qu’elle ne mentionne d’ailleurs pas, mais plutôt à outiller les étudiants pour qu’ils parviennent à écrire. Les commentaires de E1 sur son activité d’accompagnement et l’analyse des traces laissées sur la plate-forme révèlent d’entrée de jeu sa stratégie. Elle mobilise certains ingrédients de ce qu’on appelle la « formation par la recherche ». Rigueur, honnêteté, logique constituentun monde de valeurs sur lequel elle prend appui pour faire usage d’elle-même et d’autrui (Schwartz et Durrive, 2009, p. 29, 260) : il convient quand on est étudiant « de ne pas confondre les faits et les opinions », de « citer ses sources », d’appréhender la réalité de divers « points de vue », de ne pas se contenter de « recopier ».

14En surplomb du mémoire professionnel, elle place donc le genre « écrit universitaire » et revendique une certaine morale : « On ne peut pas énoncer les choses comme étant des certitudes alors que c’est fondé sur des croyances ou sur des opinions ». Et elle ajoute : « Ce sont des choses qu’on va travailler avec eux, au début, c’est presque de la méthodologie. Pas de la méthodologie pour recueillir des données, ça fait partie d’une première marche, ça ne doit pas être un pré-requis ».

15On constate par ailleurs que chez E1, la verbalisation de l’activité est étayée par un canevas de savoirs, portant sur des thématiques précises : le parcours, le genre d’écrit, l’apprentissage, l’écriture. « J’accorde beaucoup d’importance à la logique et à la cohérence, mes commentaires ont pour but de remettre de la logique, de faire des parties cohérentes, d’apprendre à structurer », dit-elle. Elle évoque volontiers des activités telles que « discriminer, catégoriser, regrouper sous un même titre, structurer, être cohérent ». L’importance de ces savoir-faire est d’ailleurs clairement exprimée dans les énoncés commentatifs qui ponctuent les écrits intermédiaires : « Il me semble que tu devrais réorganiser le point sur… », « Tu as tendance à suivre le fil de tes idées, ce qui, à certains moments, t’entraine au-delà de ce que traite le paragraphe ».

16On retrouve dans ces propos les métarègles de Charolles (1978) lorsqu’il parle des conditions de cohérence d’un texte : la règle de répétition, la règle de progression, la règle de non-contradiction, la règle de relation. Mais on retrouve également les lois du discours (pertinence, sincérité, informativité, exhaustivité) que des auteurs comme Grice (1975), Dan Sperber et Deirdre Wilson (1986) ont signalées au sujet de l’interprétation des énoncés. Les pistes de réflexion proposées par le chercheur se greffent sans difficultés dans la conversation. En d’autres termes, l’expérience de E1 dialogue facilement avec le savoir savant, qu’il s’agisse du mémoire comme « genre » ou de l’écriture comme « technologie de l’intellect » (Goody, 1979). E1 est par contre dubitative sur l’échec de son étudiant. Elle l’attribue d’abord à un manque de logique, ce qui nous laisse dans un univers connu, accessible à l’apprentissage. Mais elle hésite ensuite sur un déficit cognitif ou sur une trop grande dureté du jury.

17E1 adopte, sans qu’elle soit exclusive, une posture normative volontaire et explicite. Dans l’esprit de ce texte, et l’entretien le montre bien, affirmer qu’une posture est normative n’est pas péjoratif. Le style adopté par E1 n’a pas pour fonction de limiter l’expression du sujet, mais de l’inscrire dans un milieu suffisamment connu, structurant et rassurant pour écrire un mémoire.

Une posture dialogique

18E2 est salariée d’une organisation partenaire. Elle suit avec trois autres accompagnants les mémoires d’un groupe de licence composé majoritairement de jeunes en contrat de professionnalisation. Elle a choisi de nous parler de deux étudiantes avec lesquelles elle a beaucoup échangé, ce qui lui a permis de verbaliser une posture qui lui tient à cœur.

19Les traces commentées par E2 révèlent assez rapidement sa stratégie d’accompagnement. L’autoconfrontation aux traces et l’analyse des échanges donnent à voir une posture dialogique qui s’organise de manière réfléchie autour de deux phases d’activité.

20E2 cherche d’abord à comprendre. Pour cela, elle lit très attentivement le texte de l’étudiant : « Je surligne ce qui va être pour moi des points de repères de lecture, ce qui fait trame ». E2 s’explique d’abord quelque chose à elle-même (Leclercq, 2002, p. 55) en tenant compte de son propre fonctionnement : « Je suis obligée de tout lire, ensuite je reprends tout pour savoir si le fil se tient, c’est ma lecture. Je fais des annotations au fur et à mesure et les commentaires généraux, je le fais après. » Et elle ajoute : « Ça prend un temps fou. »

21La seconde phase est celle du dialogue. Avant de l’engager, E2 prend soin d’indiquer aux étudiants sa manière de procéder. À l’un d’entre eux, elle écrit ceci : « J’ai ponctué ton écrit par des sous-titres. Ce n’est peut-être pas ceux que tu mettrais ni le découpage que tu ferais. Mais je veux montrer par là que c’est le premier moyen pour se distancier un peu de la description pure et simple. C’est une première ébauche d’analyse, de réflexion, car cela suppose de nommer, donc d’interpréter les faits relatés. »

22Les échanges qui viennent ensuite sont un mélange d’activité maïeutique et heuristique. Les mots deviennent des leviers pour la compréhension et l’intercompréhension. E2 s’en sert pour renvoyer l’étudiant à ce qu’il a voulu dire : « Je t’invite à réfléchir ; qu’est-ce que tu entends par…? », mais aussi à ce qu’il a choisi de dire : « je lui propose plusieurs manières d’exprimer ce que je crois qu’elle veut dire ». Les choix linguistiques deviennent des catalyseurs de la pensée : « Je lui propose plusieurs mots, cela le fait réfléchir. »

23Pour E2, la réflexion prend corps avec le mot : « On ne peut pas réfléchir en écrivant si on ne cherche pas de mots. » La fonction des mots n’est pas seulement descriptive, nous dit-elle, ils servent aussi à faire travailler ensemble le langage et la pensée. E2 rend très concrète une activité d’écriture qui est aussi cette technologie de l’intellect que Goody (1979) nous invite à pratiquer. La manipulation des mots construit du sens et ramène le sujet à sa propre construction de savoirs et à ses capacités réflexives.

24Les nombreux marqueurs de reformulation, paraphrastiques ou non (Rabatel, 2006, p. 226), invitent l’étudiant à préciser sa pensée, à faire des choix sémantiques décisifs pour la réflexion : « C’est la façon dont ils nomment les choses qui leur permet de réfléchir », dit E2, et elle ajoute : « C’est pourquoi, j’insiste tellement : est-ce que c’est vraiment ce mot-là, est-ce que c’est un autre ». Par ailleurs, elle use souvent de marqueurs de reformulation comme « c’est-à-dire ? » (Vassiladou, 2008) pour mettre en relation des termes exprimés préalablement et qu’elle souhaite voir préciser autrement. Elle cherche ainsi à faire émerger le « dire » dans un mouvement réflexif de rephrasage, de métadiscours. En procédant ainsi, elle fait circuler l’étudiant dans des « mondes différents » (Cicurel, 2001). Elle l’invite à passer d’un univers de référence à un autre, d’un point de vue à un autre (Béguin, 2004 ; Prieto, 1975) :

  • le monde de l’auteur : « Qu’est-ce que tu as voulu dire ? » ;

  • le monde académique : « L’introduction est bien mais encore insuffisamment développée » ;

  • le monde institutionnel : « Il y a une dissension entre ce que veut le directeur et ce que tu conçois de ton côté » ;

  • le monde de la langue « souffler ou plutôt confier ? ».

25Ces mondes hétérogènes, situés en arrière plan des énoncés, obligent E2 à gérer une activité cognitive intense. Elle pilote la relation pour donner sens à des univers qu’elle cherche constamment à intriquer. Elle insiste sur l’importance de s’impliquer dans le discours : « N’hésite pas à donner ta propre définition selon le contexte qui est le tien […]. Essaie de faire dialoguer (même “batailler”) les citations et tes propres pensées/réflexions […], rends visible ce dialogue entre toi et eux (les auteurs) […]. » E2 développe une posture dialogique. Elle mobilise une modalité de communication particulière qui consiste à (s’)expliquer quelque chose avec quelqu’un, l’accompagnant disposant essentiellement d’un « outil », le langage et d’une « technologie », l’écriture.

Une posture spéculative

26E3 est enseignante-chercheure. Elle a choisi des étudiantes qui, selon elle, « ont quelque chose à dire et qui ont envie de le dire » et elle précise que l’une d’entre elles est plus portée sur l’action et l’autre sur la réflexion. La confrontation aux traces d’activité relève d’une stratégie d’accompagnement que nous avons fini par qualifier de spéculative.

27Comme pour E2, deux étapes sont identifiables dans la stratégie d’accompagnement. E3 cherche d’abord à diagnostiquer le potentiel de l’étudiant. Elle explique qu’elle se construit rapidement un modèle de l’accompagné, de ses connaissances (Falzon, 1989), de ses affects, en vue d’adapter son questionnement et son langage pour se donner une ligne de conduite. Plus que E1 et E2, elle spécule sur le potentiel de l’étudiant et sur la manière dont elle va participer à son développement. Celui-ci n’est pas appréhendé comme chez E2 par une immersion dans ses écrits, mais par une relation de communication plus directe, plus rapide et plus intuitive. E3 utilise souvent l’expression « sentir » pour verbaliser son activité. Du diagnostic qu’elle opère découle un projet pour autrui : « Je voulais qu’elle prenne un peu plus de distance » ; « Je voulais qu’elle soit plus modérée dans ses propos ». Pour atteindre cet objectif, elle dit agir dans une zone potentielle de développement qu’elle définit, en référence à Vygotski, comme l’espace de guidance souhaitable.

28Les énoncés commentatifs montrent clairement la façon dont E3 renvoie le sujet à son dire (effet miroir) et le conforte (regard) ou non dans ses choix : « C’est très riche, et on voit bien ce qui t’anime et te passionne », « Je vois que tu continues à avancer », « Je vois que tu tiens compte de mes remarques ». En signalant l’empathie de son comportement, E3 dit qu’elle montre à l’étudiante le processus d’écriture en train de se faire, qu’elle l’invite à se lire et à se voir agir. Elle la met aussi en situation de se projeter tout en se rectifiant : « Il faudra veiller par la suite à plus de nuances », de poursuivre : « Tu as commencé à mettre quelques références théoriques, continue ». Elle s’engage : « Ton introduction me plait, laisse-la comme cela ».

29Mais il arrive qu’en cours de route, la volonté de E3 se heurte à celle de l’étudiant. Dans ce cas, après avoir persévéré, elle explique qu’elle renonce au projet qu’elle avait pour lui : « J’ai bien vu qu’il y avait de la réflexion dans les actions menées, mais elle n’arrivait pas à la faire émerger par écrit… alors tant pis si elle ne théorise pas [ajoute-t-elle], c’est tellement intéressant ses actions, j’ai fini par ne plus rien lui dire. » Si on se fie à ses propos, les normes universitaires ne sont pas pour E3 des finalités premières. Ce sont des points de repères que l’on peut ajuster, l’essentiel étant de favoriser le développement du sujet.

30Les difficultés pour E3 se manifestent quand l’écart entre son intuition et la réalité forme une bulle spéculative ou quand elle ne parvient pas à « sentir » l’accompagné. Pour s’en expliquer, elle donne l’exemple d’un troisième étudiant : « X était dans l’action et prenait du plaisir à agir et à écrire alors que Y écrivait parce qu’il le fallait. » À son propos, elle dit : « Il n’était pas complètement en demande », « je ne le sentais pas bien ».

Trois logiques d’intervention

31Du point précédent, nous pouvons conclure que « savoir faire écrire », « réussir à faire écrire » peut relever de convictions différentes. Cela explique qu’il existe plusieurs manières d’occuper la place d’accompagnant. Dans une perspective idéal-typique, nous allons amplifier les traits significatifs de chacune de ces postures.

La logique normative

32Dans cette logique d’intervention, les normes à respecter sont placées au centre du processus d’accompagnement. Quand nous dérivons de la posture de E1 une logique normative, elle devient un levier qui permet à l’apprenant de se mobiliser dans une démarche d’écriture qui « ne va pas de soi ». L’accompagnant cherche dans ce cas à apporter une réponse à une situation d’écriture contrainte. Il prend appui sur une proposition fondatrice : toute activité doit être réglée pour qu’elle puisse être perçue et comprise. Accompagner, c’est mettre quelqu’un en situation de se servir des normes. Il convient pour cela de fixer un cadre et des exigences, de manière à rendre le parcours de formation visible et donc praticable, balisé et sécurisé. Les règles d’écriture, les bons usages de la langue, les conventions universitaires, les cadres méthodologiques, etc., sont autant d’alliés pour l’accompagnant. Les normes deviennent à la fois moyen de sécurisation et enjeu d’écriture.

La logique dialogique

33Dans cette logique d’intervention, l’objet à construire est placé au centre du processus d’accompagnement. Les savoirs produits en cours d’action sont questionnés, interrogés, interprétés dans un dialogue qui conduit les protagonistes à s’expliquer avec eux-mêmes et entre eux, en prenant appui sur un texte en cours de construction. Accompagnant et accompagné cheminent ensemble, hésitent, s’interrogent, s’interpellent. L’enseignant cherche à saisir les fils de ce qui est en train de se construire, il confronte son cheminement à celui de l’étudiant et reformule assez systématiquement les propos pour garantir l’intercompréhension mutuelle. L’accompagnant se sert du langage pour dévoiler les processus cognitifs et les savoirs qu’autrui mobilise pour écrire et, c’est un point essentiel, il agit en disant ce qu’il fait. Le mémoire devient alors une occasion d’apprendre à faire usage de l’activité dialogique en se servant de l’écriture.

La logique spéculative

34Cette logique d’intervention place le sujet au centre du processus d’accompagnement. L’accompagnant anticipe la capacité du sujet-acteur à s’investir dans l’écriture, dans l’action et dans des recherches. Il cherche à saisir les motivations qui vont conduire l’apprenant à produire des savoirs et à se construire. Il accompagne son envie de s’approprier les savoirs et d’apprendre. L’accompagnant est à la fois miroir et regard. Il s’efforce de réfléchir sur ce qu’est l’autre, ce qu’il peut devenir, ce qu’il souhaite être. Il croit fermement à l’importance du sentiment d’auto-efficacité et d’estime de soi dans la mise en œuvre efficace des savoirs. Dèslors, il développe des stratégies d’« empouvoirement » et d’« empuissancement » pour peser sur les savoirs à produire et pour qu’autrui apprenne à se servir de lui-même. La réalisation du mémoire devient alors moyen d’apprendre à faire usage de soi en se confrontant à son désir et à ses potentialités.

Un système d’accompagnement à trois pôles

35Exacerbés de cette manière, les styles nous conduisent à entrevoir les dérives possibles des postures quand elles deviennent trop exclusives. À titre d’exemple, la posture normative peut inviter à se conformer trop strictement aux normes, la posture dialogique à s’émanciper inconsidérément du genre et la posturespéculative peut être à l’origine d’une anticipation que l’étudiant ne parvient pas à satisfaire. Dans les trois cas, le risque est identique : ce n’est plus la logique d’intervention qui est au service du sujet, mais le sujet qui est au service d’une logique dont il devient l’objet.

36Il nous semble que les accompagnants rencontrés s’efforcent d’éviter ce travers en conjuguant des logiques d’intervention (apprendre à se servir des normes, du langage et de soi-même) et en les activant plus ou moins, comme le montre le schéma ci-après pour E1, E2 et E3.

Figure 1. – Les styles d’intervention.

Figure 1. – Les styles d’intervention.

37Les traces recueillies et observées montrent qu’aucune de nos trois accompagnantes ne se situe dans une logique exclusive. Tel que nous l’envisageons, le genre « accompagnement » relève au moins de trois logiques d’intervention et un accompagnant peut jouer de ces trois dimensions. Nous avons donc affaire à un système d’accompagnement à trois pôles, plus ou moins activé par les croyances, les convictions et les savoirs de l’accompagnant, et plus ou moins déterminé par le contexte et les compétences des étudiants.

En guise de conclusion

38Nous avons commencé par définir l’alternance comme une propriété constitutive des dispositifs de formation professionnalisée. Nous l’avons caractérisée par l’existence de deux activités productives en tension dont résultent des activités constructives. Dans cette perspective, l’accompagnant du mémoire professionnel est un facilitateur d’activité constructive et productive qui pilote un dispositif d’accompagnement.

39En même temps, nous avons dérivé de trois postures qui nous semblaient différentes, trois logiques d’intervention (normative, dialogique, spéculative) en soulignant leur caractère idéal-typique. Nous avons constaté qu’elles dépendent du rapport au savoir et des convictions des enseignants. Ce que nous avons appelé « style d’accompagnement » se caractérise par la mobilisation plus ou moins dominante d’une des trois logiques d’intervention dans un système à trois pôles. De ce fait, c’est la position du curseur entre ces trois logiques qui permet d’illustrer une posture singulière et un style d’accompagnement. Pour aller plus loin dans notre compréhension des processus d’accompagnement, il reste à étudier les dynamiques à l’œuvre dans le système ainsi décrit. Pour y parvenir, nous avons le projet d’analyser le fonctionnement de communautés d’expériences (Bros et Leclercq, 2010) qui existent de fait dans les dispositifs de formation où l’activité d’accompagnement est une activité structurelle. Nous souhaitons étudier comment, à l’intérieur de ces communautés, les styles et les logiques d’intervention se confrontent et se développent.

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Bibliographie

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Weber M. (1992) : Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon.

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Notes

1 Comme l’affirme P. Raynaud dans son livre Max Weber et les dilemmes de la raison moderne (1987, p. 49) : « La définition de la catégorie de type idéal constitue probablement l’apport le plus important de Weber à l’épistémologie des sciences sociales. » M. Weber insiste (1992, p. 164-166) sur « la nécessité de séparer rigoureusement les tableaux de pensée […] qui sont “idéaux” dans un sens purement logique, de la notion de devoir-être ou de “modèle”. […] La construction d’idéaltypes abstraits n’entre pas en ligne de compte comme but, mais uniquement comme moyen de connaissance […] L’idéaltype est un tableau de pensée, il n’est pas la réalité historique ni surtout la réalité “authentique”, il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d’exemplaire ».

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Table des illustrations

Titre Figure 1. – Les styles d’intervention.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/docannexe/image/3120/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Gilles Leclercq et Anne-Catherine Oudart, « L’accompagnement à l’écriture du mémoire professionnel : postures, convictions et savoirs des enseignants »Lidil, 43 | 2011, 149-163.

Référence électronique

Gilles Leclercq et Anne-Catherine Oudart, « L’accompagnement à l’écriture du mémoire professionnel : postures, convictions et savoirs des enseignants »Lidil [En ligne], 43 | 2011, mis en ligne le 30 novembre 2012, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/3120 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.3120

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Auteurs

Gilles Leclercq

Cirel-Trigone, Université Lille 1

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Anne-Catherine Oudart

Cirel-Trigone, Université Lille 1

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Droits d’auteur

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