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Texte intégral

1Comme nous l’avons indiqué dans un précédent numéro de la revue Lidil − le numéro 26 intitulé « Gestualité et syntaxe », coordonné par deux d’entre nous et édité en 2002 − la communication humaine est multimodale car elle s’appuie sur l’échange de signaux linguistiques ET non linguistiques de nature auditive, visuelle et kinésique. Les gestualistes, en France comme ailleurs, ont par leurs observations montré la force des relations séquentielles, fonctionnelles et sémiotiques entre la parole linguistiquement organisée et la gestualité coverbale (gestes, mimiques, postures et regards attachés à la parole). Dans leur prolongement, la thèse de la multimodalité de la parole avancée initialement par Adam Kendon et David McNeill, postule l’existence d’un processus unique mêlant représentations linguistiques et non linguistiques et aboutissant à la production d’un énoncé multimodal où ce sont tout à la fois les mots et les gestes du locuteur qui exprimeraient ces représentations. Par ailleurs, l’étude des langues signées pratiquées par les sourds a montré depuis fort longtemps que les signes gestuels organisés en énoncés permettent l’expression de la pensée, des émotions et des intentions du locuteur au même titre que les signes des langues vocales. Mais, de même que la communication entre entendants ne se réduit pas à l’usage d’une langue vocale (français ou autre), la communication entre sourds ne se réduit pas à l’usage d’une langue gestuelle (LSF ou autre). Tout comme le locuteur d’une langue vocale, le signeur d’une langue gestuelle utilise en effet l’ensemble des ressources à sa disposition (mimo-gestualité non linguistique, vocalisations et verbalisations) et la connaissance des pratiques communicatives des sourds a tout à gagner à s’appuyer sur des descriptions multimodales.

2Pour ce numéro 42 de la revue Lidil intitulé « Multimodalité de la communication chez l’enfant », nous avons choisi de nous focaliser sur l’acquisition du langage, envisagée aussi bien chez l’enfant sourd que chez l’enfant entendant. Depuis deux décennies, les recherches en acquisition qui ont pris pour socle empirique la multimodalité de la communication et la pluralité des ressources sémiotiques viennent profondément bouleverser des connaissances qu’on croyait jusque-là bien établies. Ainsi, s’agissant de l’acquisition du langage chez l’enfant au développement typique, l’idée que le petit enfant s’affranchirait, au cours des deux premières années, du « langage du corps » pour parvenir à la maitrise de la communication linguistique s’avère totalement erronée : non seulement la gestualité ne disparait pas de la communication avec l’âge (voir la contribution de Boutet à ce numéro), non seulement elle évolue tout au long du développement langagier (voir les contributions de Graziano, Fantazi, Capirci et al.), mais en outre, elle joue un rôle de premier plan dans l’émergence des acquisitions linguistiques (voir la contribution de Batista et Le Normand à ce numéro) tout comme dans les acquisitions ultérieures. On a là des éléments qui plaident en faveur de la thèse de la cognition incorporée qui postule l’origine perceptivo-motrice de nos représentations mentales, et l’ancrage de nos concepts dans l’expérience corporelle. L’acquisition du langage chez l’enfant sourd constitue une problématique complexe, mais là encore, les constatations établies à partir de descriptions multimodales viennent modifier et enrichir les connaissances disponibles, et permettent d’entrevoir, d’un enfant sourd à l’autre, une pluralité de paysages, de profils et de parcours acquisitionnels (voir les contributions de Millet et Estève et de Blondel et Fiore). Elles permettent aussi et surtout de ré-interroger les outils d’analyse : quelle est l’unité de base de la communication ? Comment définir une unité linguistique appartenant à plusieurs modalités ? Où commence et où s’arrête le linguistique ? Finalement, qu’est-ce que la langue ? Les quatre premiers articles du présent numéro abordent ces questions de manière frontale, et on saisit bien, à leur lecture, qu’il ne s’agit pas de simples questions rhétoriques, mais bel et bien d’interrogations qui peuvent, à terme, contribuer à un renouvellement des concepts de base de la linguistique.

3Pris dans sa totalité, ce numéro de la revue Lidil ne se veut ni une synthèse exhaustive des connaissances sur l’acquisition du langage envisagée dans sa multimodalité, ni un panorama complet des recherches relevant actuellement de ce domaine en plein essor, même si les références à la fin de chaque contribution sont suffisamment riches et actualisées pour aller en tirer de nouvelles pistes de lectures. Les huit articles offrent des points de vue distincts, souvent novateurs, parfois très originaux, sur la multimodalité du langage chez les enfants sourds et entendants, au développement typique ou atypique (voir la contribution de de Weck et al.) et dans différentes langues-cultures (voir la contribution de Capirci et al.).

4Pour être un peu plus précis, les trois premières contributions interrogent la nature bimodale et plurisémiotique du langage, chez l’enfant sourd comme chez l’enfant entendant. Comme l’indique son titre : « Transcrire et annoter la multimodalité : quand les productions des enfants sourds ré-interrogent les outils d’analyse », l’article d’Agnès Millet et Isabelle Estève ouvre sur des questions d’ordres méthodologique et théorique. La volonté de décrire les pratiques langagières effectives des enfants sourds, différentes de l’un à l’autre, plus ou moins éloignées des standards d’une langue signée ou d’une langue vocale, plus ou moins bilingues, les a conduites à élaborer un outil de transcription et d’annotation qui permette d’en décrire tous les aspects. L’innovation méthodologique se double alors d’une réflexion théorique puisque se pose la question du statut des unités descriptives bimodales. Des interrogations similaires apparaissent dans la contribution suivante de Marion Blondel et Sonia Flore, qui s’intéressent quant à elles à l’enfant entendant né de parents sourds, dont le répertoire langagier comprend, outre une langue vocale, la langue signée pratiquée par les parents. Ses pratiques langagières bilingues et bimodales constituent là encore un enjeu tant au regard de leur description qu’au regard des implications que cela peut avoir pour la linguistique. Dans l’article d’Aurore Batista et Marie-Thérèse Le Normand, il n’est plus question de l’enfant sourd, mais c’est bien, encore une fois, les pratiques langagières saisies dans leur bimodalité qui sont au cœur du travail et des propositions des auteures. L’article montre qu’on ne peut prétendre saisir les évolutions en cours dans le langage du jeune enfant sans s’intéresser à ses productions gestuelles et bimodales, et à la lumière de ces observations, pose la question de l’évaluation des capacités langagières enfantines.

5L’article suivant, de Dominique Boutet, sert à la fois de transition et d’introduction aux contributions suivantes, toutes focalisées sur la gestualité de l’enfant entendant. La perspective adoptée par l’auteur est originale en ce sens que non seulement Dominique Boutet prend ses distances avec les approches classiques, formelles, sémiotiques et/ou fonctionnelles de la gestualité telles qu’on les trouve mises en œuvre chez McNeill ou Kendon, mais en outre, il défend avec conviction une approche articulatoire du geste et en montre la pertinence à travers les résultats d’une étude de catégorisation de gestes manuels. L’ensemble de sa contribution prête à réflexion car il est riche d’implications à tous niveaux.

6Suivent trois articles portant sur les aspects tardifs de l’acquisition du langage, et plus précisément, sur l’aptitude à produire du discours monogéré. Djaber Fantazi et Maria Graziano s’intéressent tous deux à des récits parlés enfantins, en français pour le premier, en italien pour la seconde. Fantazi montre comment la gestualité coverbale peut remplir des fonctions de cohésion textuelle chez des enfants en fin de scolarité primaire (9-11 ans), en analysant finement la gestualité représentationnelle et la gestualité démarcative qui accompagne leur récit. Quant à Graziano, elle retrouve et confirme dans son corpus de récits en italien une évolution déjà mise en évidence à partir de récits en français, et qui lie étroitement le développement des habiletés textuelles au développement de la gestualité coverbale, avec l’emploi croissant et diversifié avec l’âge de la gestualité pragmatique : gestes de cadrage explicitant les intentions de communication (modals), gestes démarcatifs bornant les constituants du récit (parsing), gestes performatifs accompagnant la narration. Quant à l’avant dernière contribution d’Olga Capirci et al., bien que portant également sur le développement narratif envisagé dans ses aspects multimodaux, elle prend davantage de champ et questionne les facteurs permettant d’expliquer les conduites linguistiques et gestuelles de l’enfant à un âge donné. Les résultats obtenus font apparaitre un effet de la langue et de la culture circonscrit à tel ou tel aspect de la gestualité accompagnant le récit, mais surtout, un effet de l’âge commun aux trois populations enfantines étudiées (enfants français, italiens et américains), qui plaide en faveur d’un patron développemental commun.

7Quant à la dernière contribution, elle aborde le domaine de la pathologie. En effet, l’étude conduite par Geneviève de Weck, Anne Salazar Orvig et leurs collègues s’inscrit également dans une approche comparative, mais il s’agit cette fois de comparer la gestualité d’enfants au développement typique et d’enfants dysphasiques ainsi que celle de leur mère respective au cours de moments de jeu. L’enjeu est double puisque le dispositif permet tout à la fois de mettre en évidence les spécificités communicatives de l’enfant dysphasique, et d’étudier les stratégies gestuelles d’adaptation à l’interlocuteur.

8Bonne lecture…

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Colletta, Agnès Millet et Catherine Pellenq, « Introduction »Lidil, 42 | 2010, 5-8.

Référence électronique

Jean-Marc Colletta, Agnès Millet et Catherine Pellenq, « Introduction »Lidil [En ligne], 42 | 2010, mis en ligne le 31 mai 2012, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/3060 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.3060

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Auteurs

Jean-Marc Colletta

LIDILEM, Université de Grenoble

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Agnès Millet

LIDILEM, Université de Grenoble

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Catherine Pellenq

Laboratoire des sciences de l’éducation, Université de Grenoble

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Droits d’auteur

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