1Les écrits scientifiques sont souvent considérés comme un genre « neutre », avec un fort effacement énonciatif, où l’auteur se dissimule derrière la présentation de faits objectifs et des modalités de raisonnement partagés par la communauté scientifique. Les travaux accomplis sur ce sujet dans les dernières années (par exemple, Swales, 1990 ; Hyland, 2005 ; Fløttum et al., 2006 ; Rinck, 2006) montrent cependant qu’il n’en est rien, en tout cas dans certaines disciplines, et que l’écrit scientifique est véritablement un texte argumentatif où la dimension rhétorique est fortement présente. Fløttum et al. (2006), en examinant un corpus varié d’écrits scientifiques en sciences humaines (linguistique), sciences sociales (économie) et sciences expérimentales (médecine) ont ainsi mis en évidence, à travers l’étude de plusieurs marques linguistiques énonciatives, une importante présence de l’auteur en sciences humaines et en sciences sociales. Ce constat rejoint l’étude faite dans (Tutin, à paraitre ; Cavalla et Tutin, à paraitre) qui montre que le lexique évaluatif, fortement lié à des stratégies de persuasion (lexique de la nouveauté, de l’importance), est bien présent en sciences humaines et sociales.
2Dans cet article, nous souhaitons approfondir l’étude de la présence auctoriale et du positionnement de l’auteur, conformément aux objectifs du projet ANR Scientext que nous pilotons au sein du LIDILEM depuis 2007 (« Scientext : Un corpus et des outils pour étudier le positionnement et le raisonnement dans les écrits scientifiques1 »). En comparant trois disciplines des sciences humaines et sociales, la linguistique, la psychologie et les sciences de l’éducation2, nous cherchons à étudier comment s’effectue linguistiquement l’engagement de l’auteur et la dimension argumentative du discours scientifique : nous analysons pour cela les verbes de positionnement associés à l’auteur à travers un pronom sujet (exemples : je cherche à démontrer, nous pensons que…).
- 3 Dans notre étude sur le lexique évaluatif, nous avions observé une surreprésentation nette de ce le (...)
3L’étude est principalement centrée sur les introductions et les conclusions, parties textuelles peu techniques où le positionnement de l’auteur est particulièrement marqué3. Dans l’introduction, l’auteur doit en effet à la fois justifier l’intérêt et la nécessité de l’étude entreprise, mais aussi se situer par rapport à ses devanciers en s’inscrivant dans une tradition ou un cadre théorique (Swales, 1990 ; Boch et al., à paraitre). Dans la conclusion, il souligne généralement les apports spécifiques et résume les résultats de l’étude entreprise.
4Nous faisons l’hypothèse que la présence auctoriale s’établit diversement selon les disciplines des sciences humaines. On peut imaginer, comme mis en évidence par Fløttum et al. (2006), qu’elle sera assez manifeste en sciences du langage où l’auteur cherche souvent à développer une pensée ou un modèle propre. En psychologie cognitive et sociale, en revanche, on peut supposer que les écrits, qui se rapprochent par la structure (IMRD) et les méthodes (expérimentales) des sciences dures, pourraient ainsi en adopter le style plus « neutre », avec moins de références explicites aux auteurs et l’emploi moins marqué de verbes exprimant un point de vue. En outre, on peut aussi s’attendre à ce que le verbe de positionnement utilisé soit fortement lié à la valeur référentielle du pronom sujet, selon qu’il renvoie strictement à l’auteur ou qu’il intègre aussi la communauté de discours.
5Dans un premier temps, nous présentons la méthodologie de l’étude qui s’appuie sur un corpus de 60 articles et expliquerons comment le lexique étudié a été sélectionné. Puis nous présentons plus en détail le lexique du positionnement. Nous analysons ensuite les résultats sur un plan quantitatif et qualitatif.
6Le corpus exploré dans cette étude est un sous-ensemble du corpus Scientext, composé de 60 articles relevant de trois disciplines des sciences humaines (3 x 20 articles) : la linguistique, les sciences de l’éducation et la psychologie cognitive et sociale, explorées dans le cadre du projet Scientext. L’étude porte ici exclusivement sur les introductions et les conclusions, pour deux raisons : d’une part, comme mentionné en introduction, parce que nous avons remarqué que les stratégies rhétoriques de persuasion étaient particulièrement manifestes dans ces parties textuelles ; d’autre part, parce que nous souhaitons proposer une étude qualitative, ce qui parait difficilement réalisable pour des raisons pratiques sur un corpus plus volumineux.
7Le corpus analysé, constitué d’un ensemble de revues représentatives de chaque discipline, est présenté dans le tableau 1.
Tableau 1. – Composition du corpus.
- 4 Les articles sélectionnés dans cette revue canadienne sont rédigés par des Français.
Discipline
|
Sciences de l’éducation
|
Linguistique
|
Psychologie cognitive et sociale
|
Total
|
Revues
|
– Revue française de pédagogie
– Éduquer
– Éducation et Formation
|
– Lidil
– Cahiers de grammaire
– Travaux de linguistique
– Langue française
– Revue de sémantique et de pragmatique
|
– L’année psychologique
– Le travail humain
– Revue canadienne de psychologie4
|
|
Tailles des introductions (en nombre de mots)
|
10 516
|
8 259
|
27 186
|
45 961
|
Tailles des conclusions (en nombre de mots)
|
15 507
|
4 873
|
19 560
|
39 940
|
Total introduction et conclusion (en nombre de mots)
|
26 023
|
13 132
|
46 746
|
85 901
|
Nombre d’articles
|
20
|
20
|
20
|
60
|
8Lorsque les articles ne présentaient pas de sections clairement identifiées avec les termes « introduction » ou « conclusion », nous avons considéré comme telles toutes les premières et dernières parties textuelles. On observe dans le tableau 1 de grandes disparités au niveau du volume des sections. De manière générale, les articles de psychologie sont un peu plus longs que ceux des deux autres disciplines, et les parties introductives et conclusives y sont particulièrement développées. En psychologie, les articles suivent souvent implicitement la structure IMRaD en vigueur dans les sciences expérimentales (Introduction, Materials and Methods, Results and Discussion), et les introductions ou conclusions peuvent y intégrer respectivement les parties « Matériel et Méthode » ou « Discussion ». Ces différences de volume sont bien entendu prises en compte dans les évaluations quantitatives.
9Nous nous intéressons ici exclusivement au lexique verbal impliquant explicitement l’auteur de l’article scientifique par le biais d’un pronom personnel sujet de première personne ou un pronom on mettant en jeu l’auteur. Sont donc repérées des séquences comme les suivantes :
je pense, nous avons choisi de, on peut penser que, nous avons souligné…
Bien entendu, la voix de l’auteur ne se cantonne pas à l’emploi de la première personne sujet ou du pronom on. Elle apparait implicitement sous d’autres formes dans l’écrit scientifique, par le biais de l’évaluation axiologique adjectivale, comme en (1) :
- 5 C’est nous qui soulignons dans les exemples.
(1) Ce système est adapté aussi bien à une étude linguistique des marqueurs…
(Article de linguistique)5.
- 6 On relève également des occurrences avec des structures impersonnelles du type : il est possible de (...)
La voix de l’auteur est aussi décelable, mais de façon détournée, dans la mention d’opérations scientifiques qui impliquent de façon évidente l’auteur/chercheur. L’utilisation de structures passives (2) ou impersonnelles passives (3) pour des verbes à sujet humain comme définir ou demander est fréquente dans ce cas6.
(2) Les principes organisateurs de l’information ont été définis autour des liens méréologiques… (Article de linguistique.)
(3) Au début de chaque entretien (entre une demi-heure et une heure), il a été demandé aux enquêtés, sous forme de questions fermées, s’ils comprenaient (réception) chacune des langues, dialectes ou variétés en présence. (Article de linguistique.)
10L’auteur se manifeste aussi implicitement dans des emplois métonymiques du type cet article ou ce travail (exemple : Cet article propose une revue de littérature sur l’ajustement postural [Corpus de psychologie]). Ces stratégies d’évitement de la mention explicite de l’agent sont courantes dans l’écrit scientifique. Nous verrons cependant que tous les verbes ne l’autorisent pas.
11En focalisant notre étude sur les structures je-nous-on + Verbe, comme Fløttum et al. (2006), nous avons choisi des contextes verbaux où le sujet s’inscrit délibérément comme un agent « agissant » (nous avons démontré, je pense que…), ce qui est généralement moins le cas dans des structures syntaxiques où le pronom occupe une autre fonction (exemples : il nous semble…). Nous incluons aussi dans les patrons je-nous-on + Verbe les structures infinitives où le pronom est sujet de l’infinitive (exemple : cela nous a permis d’exclure cette possibilité…). Dans certaines constructions infinitives (exemple : je veux montrer), deux verbes de positionnement ont pu être dégagés (ici, vouloir et montrer).
- 7 L’annotation semi-automatique a été réalisée à l’aide du logiciel NooJ, développé par M. Silberztei (...)
12En ce qui concerne le lexique verbal, nous nous sommes concentrée sur le lexique qui indique un engagement fort de la part de l’auteur, qu’il s’agisse d’opinions et d’évaluations, de décisions ou de verbes indiquant des apports scientifiques spécifiques. Afin de caractériser les éléments du lexique qui nous intéressaient, une annotation semi-automatique a été réalisée sur les occurrences du corpus pertinentes, excluant bien entendu les contextes de discours rapporté7.
- 8 je peut aussi renvoyer à un emploi générique pour l’être humain (Maingueneau, 1994 ; Rinck, 2006). (...)
13Les pronoms sujets qui renvoient à l’auteur dans l’écrit scientifique sont au nombre de trois : je, nous et on. je – finalement assez rare, comme on le verra – ne pose guère de problèmes : il renvoie pratiquement toujours à l’auteur/locuteur de l’écrit scientifique si on exclut bien entendu les contextes de discours rapportés, citations et autres8. nous et surtout on sont sans surprise extrêmement ambigus sur le plan référentiel et énonciatif et l’interprétation en est délicate. Ce brouillage énonciatif peut aussi être une stratégie délibérée de la part de l’auteur (Loffler-Laurian, 1983 ; Fløttum et al., 2007).
- 9 On pourrait d’une certaine façon considérer cet emploi comme incluant l’auteur/locuteur, mais cela (...)
14Les pronoms on et nous peuvent, dans l’écrit scientifique, exclure complètement l’auteur. Cet emploi, générique ou indéfini, est divers. Dans notre corpus, on et nous peuvent ainsi renvoyer à la condition d’être humain9, comme dans l’exemple suivant de psychologie. Cette valeur référentielle n’est pas rare dans cette discipline ainsi qu’en sciences de l’éducation.
(4) De la vivacité et de l’indubitabilité supposée de cette expérience, nous inférons les propriétés de richesse et de cohérence, que nous attribuons non seulement au monde externe, mais aussi au monde interne, … (Article de psychologie.)
L’emploi générique peut aussi renvoyer à un sous-ensemble de la communauté sociale, par exemple la communauté des éducateurs et des décideurs, différente de la communauté de discours (celle des chercheurs). Dans ces emplois, on est préféré à nous (61 occurrences de on contre 41 occurrences de nous).
(5) Si l’on veut améliorer la démocratisation de l’enseignement supérieur en Belgique, c’est donc vers ces établissements que les moyens doivent être concentrés. (Article de sciences de l’éducation.)
Ces emplois génériques, comme cela a été aussi relevé par Fløttum et al. (2006), ne sont généralement pas associés à des verbes spécifiques des écrits scientifiques et n’ont pas été intégrés dans l’étude.
15À côté de cet emploi générique, on relève trois emplois personnels qui incluent clairement l’auteur/locuteur.
16L’auteur singulier peut être représenté par nous et plus rarement par on. Ce nous renvoyant à un auteur unique, souvent appelé « nous de modestie », reste la norme dans les écrits scientifiques pour le français, même en sciences humaines comme on le verra, contrairement à l’anglais où le I est prédominant, en particulier dans les sciences humaines (Fløttum et al., 2006 ; Hyland, 2001).
(6) Schématiquement, on associera à ces trois figures, dans la terminologie de Jakobson, respectivement les fonctions poétique pour l’énallage, conative et expressive pour l’hyperbole. (Corpus de linguistique.)
Nous et on sont évidemment aussi employés pour renvoyer aux auteurs collectifs, très fréquents dans notre corpus en psychologie.
17Ces pronoms peuvent également inclure le destinataire/lecteur (emploi dit « inclusif », par exemple dans Riegel et al., 1994), en particulier dans les passages où le locuteur cherche à prendre le lecteur à témoin dans la démonstration ou le déroulement de la recherche en train de se lire. Dans certains contextes verbaux, l’interprétation inclusive est d’ailleurs la seule possible et l’emploi du pronom de première personne est tout à fait exclu (cf. 7 et 8) :
(7) La progression de nos patrons est, nous l’avons vu, rythmée par la possibilité d’exprimer des contraintes de plus en plus complexes. (Corpus de linguistique.)
(8) *La progression de nos patrons est, je l’ai vu, …
Ces emplois strictement inclusifs – et finalement assez rares – sont particulièrement fréquents avec les verbes à fonction évidentielle comme voir, pour lesquels le chercheur cherche à associer fortement le lecteur dans l’observation des preuves(Grossmann et Tutin, à paraitre).
18Enfin, on relève un dernier emploi de on et de nous classiquement appelé « exclusif » (nous ou on = je+ il(s)), qui inclut l’auteur et la communauté de discours au sens de Swales (1990), ici celle des chercheurs, comme en (9). Comme pour l’exemple (7) ci-dessus, le je est ici exclu.
(9) Ainsi, toute une série de contraintes syntaxiques semblent liées à ce qu’on pourrait appeler une « allergie » à la préposition. (Corpus de linguistique.)
(10) *ce que je pourrais appeler une « allergie » à la préposition…
Le lecteur étant intégré dans la communauté de discours, il est de fait inclus dans ce référent. Pour cet emploi, on est beaucoup plus productif que nous, en particulier avec le modal pouvoir comme remarqué par Gjesdal (2008) (voir aussi « Verbes et pronoms »).
19En bref, pour l’étude de notre corpus, nous avons étiqueté les valeurs de on/nous à l’aide des valeurs suivantes :
-
emploi générique : les différents types d’emplois n’ont pas été affinés ;
-
auteur singulier ;
-
auteur collectif ;
-
auteur + lecteur ;
-
auteur + communauté de discours.
Les valeurs utilisées ici sont proches de celles de Fløttum et al. (2006), hormis les cas de on-lecteur, que nous n’avons pas repérés dans notre corpus (exemple : on se reportera à la figure 2 pour observer cela).
- 10 Pour travailler sur l’attribution référentielle des pronoms sujets, il est exclu de travailler sur (...)
- 11 La meilleure méthode à employer ici serait celle d’une double annotation indépendante, comme cela e (...)
20L’attribution des valeurs référentielles de on et nous a été particulièrement délicate, du fait d’une ambigüité référentielle, peut-être parfois délibérée, presque partout présente. Un contexte large a dû être examiné10, prenant en compte le sémantisme des mots du contexte, en particulier des verbes. Quelques tests de substitution ont également été employés, comme on l’a vu plus haut dans les exemples 7 et 9. Pour des cas particulièrement délicats, l’avis d’un collègue linguiste a été sollicité11.
21Comme indiqué plus haut, les verbes retenus comme s’inscrivant dans le positionnement sont des verbes qui indiquent un engagement fort de l’auteur, qu’il s’agisse de verbes d’opinion ou d’évaluation, ou de verbes indiquant un apport singulier de l’auteur dans la démonstration ou la découverte scientifique. Ne sont donc pas intégrés ici les verbes de fonctionnement purement métadiscursif (nous présenterons, nous finissons par…) ou qui renvoient à la narration scientifique (nous avons dépouillé 23 enquêtes, nous avons analysé les résultats…). Lorsque les verbes sont fortement polysémiques et très désémantisés, comme dans le cas des verbes supports (p. ex. faire une hypothèse, faire un choix), c’est toute l’expression verbale qui a été prise en considération. Nous avons dégagé empiriquement, à partir des observations sur corpus, trois grandes classes de verbes de positionnement :
-
les verbes qui renvoient à une opinion ou un point de vue (penser, croire, considérer que, juger…), ou à une distance/adhésion par rapport aux pairs (se distinguer de, rejoindre…), ou à un questionnement (se demander…) ;
-
les verbes qui indiquent un choix (choisir, retenir, opter pour…) ou une intention (vouloir, souhaiter, projeter…). Sous la classe du choix, nous avons intégré la classe spécifique de formulation des hypothèses (faire, formuler, émettre une hypothèse, supposer), qui nous semble relever de ce type sémantique dans les écrits scientifiques ;
-
les verbes qui indiquent un apport spécifique de l’auteur, qu’il s’agisse d’une proposition (proposer…), d’une preuve ou démonstration (montrer, prouver…) ou de résultats obtenus ou visés (dégager, souligner…). Le matériel lexical utilisé est ici assez spécifique des écrits scientifiques. Même s’il ne s’agit pas de prise de position au sens propre, l’auteur indique ici sa contribution au débat scientifique, et s’engage de ce fait fortement.
22La figure 1 résume la typologie employée.
23Bien entendu, une désambigüisation fine des verbes a été opérée en contexte. Par exemple, considérer que est souvent un verbe d’opinion, considérer X comme Y plutôt un verbe d’évaluation alors que dans la construction considérer SN (exemple : nous avons considéré les points suivants), il ne sera tout bonnement pas intégré parmi les verbes de positionnement.
Figure 1. – Classification des verbes de positionnement associée à un pronom sujet auteur du texte.
- 12 Cette comparaison est néanmoins assez difficile à faire pour le français, car les articles de médec (...)
24Nous avons calculé la proportion de pronoms sujets renvoyant à l’auteur dans les différentes disciplines. Les résultats, apparaissant dans le tableau 2, sont assez contrastés. D’une manière générale, les pronoms sujets renvoyant à l’auteur ne sont pas légion dans les écrits scientifiques examinés, ce qui semblerait alimenter la thèse des écrits scientifiques comme un genre à fort effacement énonciatif, où la voix de l’auteur n’est pas mise en avant (au maximum, en linguistique, 13 ‰ des occurrences lexicales). On observe cependant des différences remarquables entre disciplines des sciences humaines, ce qui met bien en évidence la diversité au sein des sciences dites « molles », diversité dont il faut absolument tenir compte afin d’éviter les présentations stéréotypées et réductrices. Les linguistes sont les chercheurs qui expriment le plus leur voix, en particulier quand ils ne parlent qu’en leur nom (pronoms exclusivement auteurs). Pour les autres emplois (inclusifs et exclusifs), ils dépassent également les psychologues et les spécialistes des sciences de l’éducation, mais dans une proportion moindre. Ces résultats confirment donc tout à fait ceux de Fløttum et al. (2006) qui relevaient une bien plus forte proportion de ce type de pronoms en linguistique qu’en économie et qu’en médecine. En outre, comme attendu, les psychologues emploient peu le pronom de première personne, et les pratiques d’écriture paraissent de ce point de vue proches des celles qui ont été observées par Fløttum et al. (2006) pour les médecins. Pour l’emploi du pronom, il est ainsi possible qu’il y ait davantage de différences entre la linguistique et la psychologie, qu’entre cette dernière discipline et la médecine12. Les résultats en sciences de l’éducation paraissent plus surprenants : ils se rapprochent fortement de la psychologie, alors que les méthodes exposées ne sont pas celles des pratiques expérimentales. Les articles de notre corpus sont cependant très divers : certains se rapprochent plutôt de la philosophie (par exemple, « Assujettissement et subjectivation : réflexions sur l’usage de Foucault en éducation »), alors que d’autres utilisent les techniques statistiques et l’enquête sociologique (par exemple, « Peut-on conclure à propos des effets du redoublement ? »).
Tableau 2. – Proportion de pronoms renvoyant à l’auteur (sur le nombre total de mots, valeurs exprimées en pour mille).
|
Sciences de l’éducation
|
Linguistique
|
Psychologie
|
Pronoms exclusivement auteurs
(singulier ou collectif)
|
2,6 ‰
|
9,1 ‰
|
2,3 ‰
|
Pronoms inclusifs
(auteur + lecteur)
|
0,5 ‰
|
0,9 ‰
|
0,1 ‰
|
Pronoms exclusifs
(auteur + communauté de discours)
|
2,7 ‰
|
3,1 ‰
|
1,4 ‰
|
Total
|
5,8 ‰
|
13,1 ‰
|
3,9 ‰
|
- 13 La plupart des articles collectifs en linguistique ont une forte coloration TAL.
25Comment les auteurs, qu’ils soient singuliers ou collectifs, font-ils mention d’eux-mêmes dans les articles scientifiques (tableau 3) ? Les disciplines des sciences humaines représentées ici varient fortement en ce qui concerne les pratiques de rédaction collective ou individuelle : alors que les articles collectifs en psychologie sont nettement majoritaires (15 sur 20) – encore un trait qui rapproche la psychologie des sciences expérimentales –, cela est plus modérément pratiqué en linguistique (6 articles collectifs sur 2013) et pas du tout dans nos articles de sciences de l’éducation. Notre corpus est ici assez modeste mais il donne surement quelques indications éclairantes sur les pratiques rédactionnelles, qu’il faudrait confirmer toutefois sur un corpus plus conséquent.
Tableau 3. – Types de pronoms utilisés par les auteurs pour référer à eux-mêmes (en % sur le nombre total de pronoms auteurs utilisés).
Référent
|
Discipline
|
je
|
nous
|
on
|
|
Linguistique (14 articles)
|
32 %
|
61,5 %
|
6,5 %
|
Auteur individuel
|
Sciences de l’éducation (20 articles)
|
0
|
82,5 %
|
17,5 %
|
|
Psychologie (5 articles)
|
0
|
91,5 %
|
8,5 %
|
|
Linguistique (6 articles)
|
|
100 %
|
0 %
|
Auteur collectif
|
Sciences de l’éducation (aucun)
|
|
|
|
|
Psychologie (15 articles)
|
|
80,5 %
|
19,5 %
|
26Dans la façon dont les auteurs font référence à eux-mêmes, on observe également (tableau 3) une grande disparité au sein des sciences humaines représentées ici, ce qui confirme qu’elles ne doivent pas être considérées comme un ensemble homogène. Dans notre corpus, le je n’est utilisé qu’en linguistique, où il apparait cependant bien moins fréquent (32 %) que le nous (61,5 %) de modestie. De façon plus surprenante, en sciences de l’éducation, où aucun article n’est collectif, le je est totalement absent. Les chiffres sont plus difficiles à interpréter en psychologie où la part des articles collectifs est écrasante (seuls 5 articles individuels sur 20).
27La présence non négligeable du je en linguistique pour les articles individuels est aussi soulignée par Fløttum et al. (2006) qui relèvent une proportion nettement plus importante qu’en économie. Nos observations rejoignent également celles de Poudat et Loiseau (2005) qui, comparant la proportion des pronoms je en philosophie et linguistique, relèvent également une présence massive de je en linguistique par rapport à la philosophie. Rinck (2006) relève des chiffres comparables aux nôtres : le je est employé dans 6 articles sur 20.
28Il serait intéressant d’étendre ici l’étude à d’autres disciplines des sciences humaines (histoire, sociologie, géographie, ethnologie, par exemple), mais on peut dès lors relever que la linguistique semble dans notre corpus faire un peu figure d’exception, avec un emploi particulièrement marqué du je. Il ne faut pas cependant peut-être pas surinterpréter cet emploi dans cette discipline, et le considérer systématiquement comme une prise en charge individuelle particulièrement forte de l’auteur. Il paraitrait tout à fait abusif de considérer qu’un auteur qui y recourt systématiquement présente un point de vue plus tranché qu’un auteur qui emploie le nous de modestie. D’une part, la pratique du je peut être liée à des conventions d’écriture, variables d’une discipline à l’autre. L’auteur, l’utilisant, se conforme aussi aux conventions de sa discipline. D’autre part, d’autres moyens linguistiques sont bien entendu à la disposition du rédacteur pour exprimer sa subjectivité, en particulier pour exprimer ses positions et défendre son point de vue. Nous avions ainsi observé (Tutin, à paraitre ; Cavalla et Tutin, à paraitre) que les économistes, qui emploient peu les marques de première personne (Fløttum et al., 2006), recourent néanmoins davantage au lexique évaluatif que les linguistes pour qualifier les méthodes, modèles et résultats, qu’il s’agisse des leurs et de ceux de leurs pairs. Ils apparaissent aussi plus susceptibles que les linguistes d’indiquer ouvertement leur positionnement par rapport aux pairs, à l’aide de marques de « démarcation », par exemple à la différence de X, nous… comme démontré par Chavez (2008) sur le même corpus ou d’indiquer explicitement leur filiation scientifique (Garcia, 2008 ; Grossmann et al., 2009).
29L’emploi récurrent du je dans les articles de linguistique, ainsi que la fréquence plus marquée des pronoms renvoyant à l’auteur, indique néanmoins une visibilité plus grande de l’auteur dans la discipline. Le recours au je apparait toutefois bien modeste pour le français (32 % des occurrences pour renvoyer à un auteur singulier), si on le compare aux écrits de linguistique anglaise où il est bien plus massif (32 articles avec je sur 35 dans le corpus KIAP anglais de linguistique). La visibilité de l’auteur semble être une spécificité de l’écriture de recherche anglo-saxonne en sciences humaines, où la prise en charge très explicite du positionnement de l’auteur est valorisée :
Authorship in academic writing in English both carries a culturally constructed individualistic ideology and places the burden of responsibility for the truth of an assertion heavily on the shoulders of the writer.(Hyland, 2002, p. 1110.)
- 14 Par exemple, cet extrait, mentionné par Hyland (2002, p. 1095) :
« I herewith ask all young scientis (...)
Cette pratique est d’ailleurs parfois encouragée dans certains manuels de « academic writing14 », mais certaines communautés culturelles semblent réticentes à se l’approprier, comme les étudiants anglophones de Hong-Kong (Hyland, 2002).
30Sur les 506 pronoms sujets mettant en jeu l’auteur (les pronoms à valeur générique ou indéfinie ont été écartés), seuls 195 accompagnent des verbes où le positionnement et l’engagement de l’auteur apparaissent manifestes. Un grand nombre de verbes renvoient en effet aux processus de l’activité scientifique (analyser, repérer, observer…) ou au processus d’écriture (présenter, décrire…) et ne peuvent pas être considérés comme des verbes qui engagent fortement l’auteur. La répartition des verbes de positionnement apparait schématisée dans la figure 2 et le détail est donné dans le tableau 4.
Figure 2. – Répartition des verbes de positionnement associés à des pronoms sujets mettant en jeu l’auteur (valeurs en pourcentages).
31Le détail de la répartition est donné dans le tableau 4.
Tableau 4. – Répartition des verbes de positionnement mettant en jeu l’auteur (en nombre d’occurrences et en pourcentage).
Classe sémantique
|
Type sémantique
|
Nombre d’occurrences
|
% (sur la totalité des verbes de positionnement)
|
|
opinion
|
44
|
22,5 %
|
Opinion et point de vue
|
convergence/divergence
|
4
|
2 %
|
|
questionnement
|
16
|
8,2 %
|
|
choix
|
17
|
8,7 %
|
Intentions et choix
|
intention
|
31
|
15,9 %
|
|
hypothèse
|
31
|
15,9 %
|
|
démonstration
|
19
|
9,7 %
|
Apports scientifiques
|
proposition
|
4
|
2 %
|
|
résultat/conclusion
|
29
|
14,8 %
|
- 15 Cette étude reste à faire sur notre corpus.
32Parmi les verbes de positionnement recensés, les résultats montrent que les verbes les plus subjectifs (verbes d’opinion et de point de vue) ne sont pas les plus fréquents dans notre corpus (64 occurrences), supplantés par les verbes indiquant un choix ou une intention (nous voulons, nous avons choisi…) (79 occ.). Ce lexique indique les motivations du chercheur et la façon dont il justifie des choix, sans l’engager toutefois aussi fortement que les verbes d’opinion et de point de vue. Parmi ces derniers, ce sont les verbes indiquant strictement une opinion (penser, considérer que…) qui sont les plus nombreux. Le lexique verbal indiquant une convergence/divergence n’est pas très fréquent sous la forme syntaxique je + nous + on V, par exemple dans Nous nous distinguons de X sur ce point : il apparait probablement davantage dans d’autres constructions lexico-syntaxiques (p. ex. contrairement à, à la différence de, à l’instar de, nos résultats rejoignent/diffèrent de…)15. Les verbes d’apports scientifiques sont les moins nombreux (52 occ.). Parmi ceux-ci, les verbes mentionnant les résultats obtenus (p. ex. nous dégageons, nous concluons) sont les plus fréquents.
- 16 Mais notre étude inclut aussi tous les types de pronoms auteurs et pas seulement le je, d’ailleurs (...)
33Nous observons des convergences dans nos répartitions avec l’étude de Fløttum et al. (2006) sur les verbes accompagnant le je dans les écrits scientifiques16. En repérant la fonction sémantique des verbes, Fløttum et al. (2006) relevaient avec surprise que le rôle assumé par l’auteur le plus fréquent était celui du chercheur (46 % des occurrences). Puis venait le rôle de rédacteur (« writer ») avec 26 % des occurrences et enfin, celui d’argumenteur (« arguer ») avec 14 % seulement des occurrences. Les auteurs s’étonnaient que la part prise par les verbes d’argumentation soit aussi réduite, étant donné l’importance de valoriser ses recherches dans un environnement scientifique considéré comme de plus en plus compétitif. La typologie employée ici est assez différente de celle de Fløttum et al. (2006) puisque nous avons exclu les verbes de narration scientifique et les verbes métadiscursifs, deux catégories qui représentent déjà 3/5 des occurrences avec un pronom auteur sujet. En outre, nous avons inclus dans les verbes d’apports scientifiques quelques éléments que ces auteurs associaient à la fonction de chercheur.
34La majorité des verbes employés avec les pronoms personnels auteurs ne sont donc pas des verbes qui manifestent des prises de position marquées. L’auteur apparait essentiellement pour décrire les procédures scientifiques et accompagner le processus d’écriture, moins fréquemment pour exprimer une opinion.
35La répartition dans les différentes disciplines (fig. 3) permet d’affiner l’analyse et de mieux comprendre de quelle façon l’auteur s’engage dans l’écrit scientifique. Tous les types de verbes sont plus nombreux en linguistique – rappelons que les pronoms sujets y sont proportionnellement beaucoup plus fréquents – en particulier ceux qui renvoient aux opinions, intentions, à la démonstration, aux résultats et aux choix effectués. Les verbes d’opinion et de point de vue s’y expriment assez diversement (tableau 5), à l’aide de penser que (présent pour les trois disciplines) mais aussi à l’aide de verbe admettre, juger, se prononcer sur, qualifier…
36En psychologie, où les verbes sont globalement moins nombreux, ce sont les verbes d’opinion, d’hypothèse et de résultats qui sont les plus productifs, ce qui semble montrer que la dimension expérimentale (hypothèse et résultats) apparait plus manifeste que la dimension narrative du cheminement intellectuel du chercheur. Pour l’expression des hypothèses, les verbes supposer et s’attendre à ne sont d’ailleurs pratiquement présents que dans cette discipline, hormis dans deux articles de psycholinguistique sur l’acquisition de l’écrit. L’opinion s’exprime principalement à l’aide du verbe penser que, comme dans les deux autres disciplines, par exemple dans le passage suivant, en conclusion :
(11) D’autre part, la comparaison du développement de l’intégration des connaissances sur le contexte dans l’anticipation appliquée à la fois au mouvement volontaire et à la posture n’a, à notre connaissance, jamais été conduite. Nous pensons ainsi qu’il doit être possible de faire un lien entre la prise en compte du poids des objets dans la saisie et dans l’anticipation posturale lors du lestage du bras/plateau par une tierce personne. (Article de psychologie, conclusion.)
37Ce qui caractérise les sciences de l’éducation, en revanche, étant donné la faible proportion de verbes de positionnement, c’est l’importance des verbes d’intention, d’opinion, de question et de résultats, les trois premiers types mettant l’accent sur les motivations et les raisons d’être de la recherche. Les verbes d’intention vouloir, chercher à, proposer de… apparaissent fréquemment comme dans l’exemple suivant :
(12) Cette question se pose d’ailleurs à l’ensemble de l’Éducation nationale, à tous les niveaux : quelle réflexivité sur les pratiques ? Avec quels outils et pour quoi faire ? Nous voudrions ici développer un second point de conclusion. En quoi le processus que nous avons décrit permet-il d’avancer sur le cadre théorique utile pour penser la résistance à l’évaluation ? (Article de sciences de l’éducation.)
- 17 Dans notre corpus, on ne relève les adverbes métatextuels premièrement et deuxièmement qu’en lingui (...)
Ce passage est tout à fait caractéristique des articles de sciences de l’éducation, avec un nombre important de questions rhétoriques (les verbes ayant trait au questionnement : se demander, répondre à la question… sont également fréquents dans cette discipline) : on relève proportionnellement deux fois plus de phrases interrogatives qu’en linguistique et quatre fois plus qu’en psychologie, où les problématisations ne semblent pas introduites par ce procédé. Dans l’exemple (12), le verbe vouloir n’exprime pas véritablement une intention au sens strict, mais sert à introduire un verbe métadiscursif. En psychologie, où l’écriture apparait plus sobre, ce type d’introducteur pourrait simplement être lexicalisé par deuxièmement17.
Figure 3. – Répartition des types de verbes par discipline (pour 10 000 mots).
Tableau 5. – Les verbes de positionnement les plus courants selon les disciplines (freq ≥ 2).
Linguistique
|
Psychologie
|
Sciences de l’éducation
|
38 verbes différents pour 66 occurrences
|
35 verbes différents pour 86 occurrences
|
24 verbes différents pour 42 occurrences
|
montrer (8)
|
penser (8)
|
vouloir (5)
|
vouloir (7)
|
supposer (8)
|
montrer (3)
|
rejoindre (3)
|
montrer (7)
|
chercher à (2)
|
admettre (3)
|
vouloir (5)
|
proposer de (2)
|
proposer (3)
|
mettre en évidence (5)
|
souligner (2)
|
se demander (3)
|
faire une hypothèse (4)
|
|
partir de l’hypothèse (2)
|
s’attendre à (4)
|
|
penser (2)
|
chercher à (4)
|
|
conclure (2)
|
conclure (4)
|
|
Verbes d’opinion et point de vue
Verbes d’intention et choix
Verbe d’apports scientifiques
38En bref, bien que le faible nombre d’occurrences observées dans le tableau 5 incite à la prudence, le positionnement des psychologues semble davantage marqué par une formulation plus explicite des hypothèses et des résultats, ce qui parait peu surprenant dans une discipline où l’expérimentation tient un rôle central. On observe chez les linguistes une répartition plus équilibrée des types de verbes utilisés alors qu’en sciences de l’éducation, les verbes exprimant une opinion apparaissent peu fréquents (aucun n’apparait à plus d’une occurrence), ce qui peut paraitre surprenant dans une discipline des sciences humaines souvent traversée par des débats polémiques.
39Jusqu’à présent, nous avons analysé indépendamment les pronoms et les verbes. Nous cherchons ici à observer les interactions et affinités entre ces deux catégories. Si l’on suit la tendance générale observée jusqu’à présent (une présence modérée des marques de l’auteur et une faible proportion de verbes engageant fortement le locuteur), on peut faire l’hypothèse que les positionnements verbaux les plus forts seront dans l’ensemble atténués par une prise en charge « diluée » du locuteur (par exemple, emploi d’un nous incluant la communauté de discours).
40Pour observer ces associations, les types de verbes les plus fréquents avec les types de pronoms auteurs ont été recensés (fig. 4).
Figure 4. – Répartition des types de pronoms en fonction des verbes (en % sur la totalité des pronoms auteurs apparaissant avec les verbes de positionnement).
- 18 Ces cas représentent pratiquement la moitié des occurrences.
41Les résultats montrent que l’hypothèse formulée – les prises de position les plus marquées seraient tempérées par la dilution de la prise en charge de l’auteur – est largement vérifiée. Les verbes associés exclusivement aux auteurs (sans inclure la communauté de discours) servent surtout à indiquer la formulation des choix et des intentions, ainsi que les résultats et la démonstration opérée. Les auteurs, lorsqu’ils parlent en leur nom propre, semblent être avant tout des chercheurs plutôt que des « argumenteurs » pour reprendre les termes de Fløttum et al. (2006). En revanche, lorsqu’une dimension argumentative et polémique est introduite, à l’aide d’un verbe d’opinion (on peut penser que…) ou de questionnement (nous pouvons nous demander si…), le pronom est plus fréquemment (en proportion) exclusif (auteur + communauté de discours), prenant à témoin la communauté des chercheurs, comme pour établir un dialogue avec elle. Ici, le pronom le plus fréquent est on, incluant clairement la communauté des pairs. Dans ce cas, les verbes d’opinion sont fréquemment modalisés ou introduits dans une subordonnée de condition18 (cf. exemple 14), ce qui atténue la prise de position individuelle.
(13) D’un point de vue énonciatif, l’exclamation serait à mettre à part du fait que, contrairement à l’assertion, l’interrogation et l’injonction, elle n’a pas véritablement de destinataire (Tomassone, op. cit.) ; on peut admettre à l’inverse, avec H. Renchon (1967) qu’elle constitue une « prise à témoins de la “galerie” et éventuellement de surcroit une invitation de la part du locuteur à partager son sentiment – voire à agir en conséquence (Comme tu te coiffes !). » (Introduction, article de linguistique.)
(14) Pourtant, même si l’on admet l’idée d’une certaine universalité du traitement orthographique, la variété des tendances n’est pas négligeable pour autant. (Conclusion, article de linguistique.)
(15) Inversement, on peut également suggérer que les convergences constatées entre les données expérimentales et théoriques reflètent la part de communauté, de stabilité entre les jugements de similarité élaborés dans des contextes différents.
42Si ces marques linguistiques atténuent la responsabilité de l’auteur en impliquant les pairs, elles instaurent aussi un dialogue avec la communauté des lecteurs (le on est aussi inclusif ici) et une dimension argumentative. En incluant les pairs, l’auteur indique que l’opinion qu’il défend est celle que la communauté défendrait en examinant des faits similaires (si elle le faisait, d’où l’emploi du modal pouvoir). Son point de vue n’est pas uniquement personnel, mais celui de la communauté tout entière, et de ce fait, l’opinion défendue gagne en validité scientifique : elle n’est plus subjective mais partagée. L’association de on et pouvoir a pratiquement toujours une interprétation exclusive (voir aussi Gjesdal, 2008) : le modal introduit une dimension dialogique qui rend nécessaire l’insertion du on exclusif (auteur + communauté de discours). on peut admettre et on peut suggérer dans les exemples (13) et (15) sont tout à fait éclairants de ce point de vue. La première personne du singulier est tout à fait exclue ici:
(16) *je peux admettre à l’inverse…
(17) *Inversement, je peux suggérer…
- 19 Voici un exemple intéressant qui oppose un on + verbe d’opinion à un je + verbe d’opinion :
À eux d’ (...)
mais possible sans ce verbe (elle est attestée ailleurs dans le corpus19). Les expressions sont accompagnées de connecteurs argumentatifs (également, inversement) qui indiquent ici qu’elles participent à un raisonnement exposé au lecteur et renforcent ainsi la dimension dialogique.
43Dans l’exemple (14), la subordonnée anticipe l’objection que la communauté pourrait formuler à l’encontre de l’auteur, et participe aussi au jeu conventionnel et un peu artificiel du dialogue avec le lecteur.
- 20 Toutes les expressions mentionnées ici comme attestées apparaissent dans Google Scholar à plusieurs (...)
44Une autre façon pour l’auteur de ne pas se mentionner explicitement est de recourir à des expressions métonymiques comme ce travail ou cette étude. L’auteur s’efface ainsi devant l’ouvrage qu’il construit. L’emploi de ces expressions n’empêche pas en principe de mettre en avant un positionnement affirmé à l’aide du verbe. Des associations comme cet article opte pour ou cette étude adopte… apparaissent ainsi assez naturelles. Les verbes d’opinion marquée (rejeter, défendre…) les rendent plus difficiles, mais pas impossibles20, mais ils sont cependant absolument exclus avec des verbes qui mettent en jeu un processus cognitif complexe : *cet article pense…, *cet article admet…
- 21 Elles sont en revanche très fréquentes dans un complément locatif : dans cet article, nous montrons (...)
45Dans notre corpus, ces expressions sont relativement rares en position sujet21 : on n’observe que 14 occurrences de cette étude + V et 7 occurrences de cet article + V. Ce faible nombre rend hasardeuses les généralisations mais il est intéressant de constater que seul le verbe montrer (3 occurrences) peut être considéré comme manifestant un engagement de l’auteur, comme dans l’exemple suivant :
(18) En outre, cette étude montre un lien négatif entre le but de maitrise-évitement et la motivation intrinsèque. Aucune étude ne testait cet effet jusqu’alors. (Corpus de psychologie.)
Le sujet du verbe montrer peut bien ici être considéré comme métonymique (cette étude montre = nous montrons dans cette étude), contrairement à d’autres emplois du verbe montrer qui n’ont pas un sujet humain (ces chiffres montrent n’est pas l’équivalent de nous montrons dans ces chiffres).
46D’une manière générale, dans notre corpus, les mentions dépersonnalisées de l’auteur à l’aide de cet article, cette étude semblent donc plutôt s’accompagner d’un lexique verbal plus descriptif ou métatextuel (cet article présentera, cette étude comporte…).
47De manière générale, la mention explicite de l’auteur/locuteur n’est pas fréquente dans les articles de sciences humaines examinés, et de ce point de vue, le genre de l’article de recherche dans ces disciplines se caractérise bien par un certain effacement énonciatif. Cependant, on observe une très grande variation disciplinaire au sein des sciences humaines examinées (allant de 1 à 3 au niveau du nombre d’occurrences rencontrées), qui montre que cette famille de disciplines est extrêmement diversifiée et qu’il n’est pas pertinent de l’appréhender comme un ensemble homogène. Il serait ainsi particulièrement intéressant d’élargir notre étude en intégrant d’autres disciplines que celles qui ont été abordées ici, comme l’histoire, la sociologie, l’économie ou la géographie. La mention de soi s’exprime rarement à l’aide de je, sauf en linguistique, contrairement à ce qui a été observé pour l’anglais (Flottum et al., 2006). L’argument d’autorité mentionné par Hyland dans l’utilisation du je (I) parait probablement moins pertinent pour les chercheurs francophones, qui ont peut-être une conception moins individualiste de l’activité scientifique : le nous de modestie ou le on et nous exclusifs incluent le chercheur dans une communauté et crédibilisent de cette façon sa parole, non parce qu’elle est singulière, mais parce qu’elle est conforme à celle qu’auraient énoncée les pairs dans des circonstances analogues, et lui donnent ainsi une certaine objectivité (exemple : on peut penser que…). Les verbes de positionnement associés aux pronoms sujets sont moins fréquents que les verbes de narration scientifique (nous avons repéré…, nous avons procédé à…) ou les verbes à fonction métatextuelle (je présente d’abord, nous finirons par). Parmi les premiers, on relève de nombreux verbes qui expriment les choix et les intentions de l’auteur (nous voulons, nous avons choisi), et un peu moins de verbes exprimant un point de vue affirmé (nous pensons, nous croyons), alors que les verbes qui indiquent un apport scientifique propre à l’auteur concernent principalement les résultats. Les répartitions des verbes selon les disciplines révèlent des tendances intéressantes : les psychologues tendent à mettre l’accent sur les hypothèses et les résultats, les spécialistes des sciences de l’éducation sur les intentions du chercheur, ses opinions et son questionnement, alors que les linguistes utilisent de nombreux verbes ayant trait à la fois à l’apport scientifique propre (résultats et démonstration), aux intentions et aux opinions.
48Enfin, de manière tendancielle, conformément à nos attentes, plus les verbes expriment un positionnement marqué, par exemple, les verbes d’opinion, moins ils sont pris en charge par le locuteur : on remarque ainsi que les pronoms renvoyant à l’auteur seul (qu’il s’agisse d’un je ou d’un nous ou d’un on de modestie), renvoient surtout aux verbes indiquant un apport scientifique ou une intention, alors que les verbes de positionnement fort (verbes d’opinion) sont plus souvent introduits à l’aide d’un pronom incluant la communauté de discours (nous et on exclusifs) et sont souvent fortement modalisés (on peut penser que…), ce qui renforce l’impression que les articles scientifiques français en sciences humaines, sans évacuer complètement l’auteur, l’intègrent cependant fort discrètement.
49Cette étude pourrait être prolongée dans deux directions. D’une part, comme énoncé plus haut, il serait surement pertinent d’étendre notre investigation à d’autres disciplines des sciences humaines afin de vérifier dans quelle mesure et de quelle façon les disparités observées ici se confirment. D’autre part, il serait intéressant d’observer dans quelle mesure de fortes disparités énonciatives apparaissent au sein d’une même discipline, comme Rinck (2006) l’observait pour les sciences du langage. Une proportion réduite de ces écarts au sein d’une discipline pourrait ainsi indiquer une forme de normalisation dans les pratiques d’écriture.
Remerciements
Un grand merci à Magda Florez qui a compilé le corpus et sans qui cette étude n’aurait pas été possible. Merci aussi à Francis Grossmann qui a relu une première version de ce papier (et a fait des remarques fort pertinentes) et m’a aidée à analyser quelques exemples de pronoms particulièrement ambigus. Merci encore à Aurélie Nardy pour son aide sur les traitements quantitatifs.
Cet article a été élaboré dans le cadre du projet ANR Scientext : <www.u-grenoble3.fr/lidilem/scientext>.