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HomeNuméros37Le prédicat : pour quoi faire ?

Abstracts

Using a linguistic notion deeply anchored in grammatical tradition without questioning its meaning, or more importantly, its adequacy for linguistic description, is not without risk. The relatively modern trend which tends to consider the predicate as a syntactical notion, comes up against the the ordinary usage of the term “prédication” which in fact relates to the communicative level, as does the term “predicate” gene-rally used to refer to a range of different phenomena in everyday speech. We support the point of view that the notion of “comment” (rheme), or “communicative predicate” is more appropriate to account for the behavior of some quantifiers and the relationships between different sentence types. The comparison between formally and semantically related sentence structures (like active/passive sentences) seem to show that. Since valency relations are expressed within the lexicon, the “predicate” as a syntactic notion, appears superfluous.

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1Les sempiternels débats autour du prédicat souffrent des mêmes défauts que de nombreuses autres polémiques linguistiques, à savoir l’absence d’accord sur les notions les plus fondamentales, allant souvent de pair avec l’absence de toute tentative de définir celles-ci, ne serait-ce que pour éviter d’interminables dialogues de sourds. C’est ainsi qu’on peut, pour prendre un exemple classique, discuter indéfiniment, et avec quelle véhémence ! du statut du il des constructions impersonnelles, dans lequel les uns voient un sujet et les autres seulement un sujet “apparent”, le sujet réel étant alors la séquence du verbe, tout en omettant de dire, avant toute chose, ce qu’on entend par “sujet”. Il en est de même pour le prédicat, notion aussi fondamentale, sinon plus, que celle de sujet et, pour beaucoup, symétrique de celle-ci.

Définir les notions de base

2Certes, définir une notion linguistique n’est pas, loin de là, une tâche aisée. La langue n’est pas un mécanisme bien réglé, un système harmonieusement structuré, comme certains aimeraient le croire. On admet depuis longtemps qu’elle est constituée d’une multiplicité de microsystèmes, plutôt que d’un système unique, où “tout se tient”. À la limite, on devrait sans doute dire, et certains n’ont pas manqué de le faire (Gross, 1979 : 860 1983 : 88), que chaque élément linguistique a un comportement qui lui est propre, différant aussi peu que ce soit de celui de tous les autres. Il n’en reste pas moins qu’aucune description digne de ce nom d’un phénomène linguistique quelconque n’est possible sans en circonscrire les limites, c’est-à-dire sans fournir des définitions, au moins opérationnelles, des notions impliquées.

3Mais il importe d’abord de rappeler que des notions telles que “sujet”, “prédicat” etc. ne sont pas des faits observables, comme l’est, par exemple, le trait de voisement, utilisé par les phonologues pour distinguer [p] de [b], [t] de [d], etc. Elles constituent des abstractions du descripteur, à partir des données de la langue certes, mais aussi des objectifs de la description et de sa propre approche des faits. On sait qu’une loi, ou une règle, descriptive, diffère d’une règle normative, dans ce sens que celle-là est interne au système, et doit donc être découverte par le descripteur, alors que celle-ci est externe à la langue et imposée du dehors au locuteur. Ainsi, la liaison entre un article et un mot suivant à initiale vocalique est inhérente au système actuel du français : les amis = [lezami], et non *[leami], à tous les niveaux de langue. En revanche, la prononciation sans liaison devant un mot à h graphique initial, dit “aspiré”, donc les haricots = [leariko], est préconisée, sans grand succès d’ailleurs, par les normativistes, en opposition à la prononciation spontanée, avec liaison [lezariko]. Mais les notions linguistiques ne sont pas à découvrir. Elles dépendent crucialement du descripteur. J’ai, par exemple, essayé de montrer ailleurs (Gaatone, 1998b : 26-27) que la notion de “passif”, l’un des thèmes de prédilection de la recherche linguistique et source d’une infinité de descriptions divergentes, n’allait pas de soi, qu’elle ne découlait pas automatiquement, ou naturellement, des données de la langue, mais relevait plutôt d’un choix délibéré du descripteur. Il en est de même pour la définition d’une notion encore plus fondamentale, celle de “verbe”. On peut, par exemple, en proposer une définition morphologique, ou plutôt morphosémantique, selon laquelle un verbe est un mot véhiculant simultanément, outre son sens lexical, contenu dans sa base, des informations de temps, modalité, personne et nombre. Cela permet d’inclure dans la classe les verbes “adjecta” et “morphématiques” de Wilfrid Busse (1974), c’est-à-dire des verbes sans contenu lexical, des verbes outils en quelque sorte, tels que les copules, les auxiliaires, les semi-auxiliaires (ou “modaux”) et les verbes supports, mais exclut de la classe les formes non finies, telles que l’infinitif et les participes. En revanche, une définition sémantique, basée sur le sens lexical du verbe (action, état, procès, sentiment, évènement etc.), exclurait les verbes outils, mais inclurait les formes non finies (Boisson et al., 1994 : 11). Le même résultat, ou presque, est obtenu avec une définition à base syntaxique, qui voit dans le verbe le terme structurant la phrase par l’intermédiaire des arguments qu’il régit, dont le sujet, c’est-à-dire, ce qu’on appelle souvent un prédicat syntaxique. Notons cependant que les formes non finies n’ont pas de sujet, et n’ont donc pas exactement la même valence que les formes finies et, d’autre part, que les participes passés, pour qui les considère comme des formes verbales, n’ont pas à proprement parler d’objet, sauf en association avec un auxiliaire, dans une forme composée. L’infinitif et le participe présent conservent, quant à eux, la valence de la base verbale, sur laquelle ils sont formés. À la limite, cette optique mène à dériver la notion de “verbe” de celle de “prédicat”, le sujet se définissant alors par rapport à ce prédicat (cf. entre autres Creissels, 1995 : 42, 43, 63). Il en découle, pour de nombreux auteurs qui adoptent ce point de vue, qu’un verbe est toujours nécessairement prédicat, position qui rend, comme on l’a vu, le statut des verbes outils très problématique (François, 1968 : 274 Guillaume, 1973 : 66 Le Goffic, 1993 : 29 Lazard, 1994 : 103). Toutes ces difficultés de définition mènent à se demander quel intérêt peut bien présenter, pour le descripteur de la langue, la notion même de “prédicat”, héritée d’une très ancienne tradition logique et grammaticale et, si intérêt il y a, à quel plan de l’analyse de la langue il est préférable de la situer.

Sujet, prédicat, thème, rhème

4Les notions de “sujet”, “prédicat”, “thème” et “rhème”, sous-tendent pratiquement toute tentative d’analyse de la phrase. Il s’agit donc de notions fondamentales. Elles ont suscité, et suscitent encore, une littérature énorme, qui ne peut que plonger le lecteur, et pas seulement le lecteur profane, dans la plus grande perplexité. Les termes sujet/prédicat, surtout lorsqu’on leur accole l’épithète syntaxique, ou grammatical, sont généralement assignés au niveau purement formel, morpho-syntaxique. Les termes thème/rhème, quelquefois remplacés par sujet/prédicat psychologique, relèvent, quant à eux, du niveau énonciatif-communicatif (Hagège, 1978 : 34). Comme ces termes se prentent le plus souvent en paires, on peut en déduire que leurs utilisateurs attribuent, sciemment ou non, à la phrase un statut bipartite (Bally, 1965 : 52 Pottier, 1992 : 134-135 Eriksson, 1993 : 24). Il y a alors trois possibilités. Le sujet est défini par rapport au prédicat, c’est-à-dire le verbe, auquel il impose ses marques de personne et de nombre. Au plan communicatif, le thème est ce dont parle le rhème. Dans une telle optique, bien entendu, le sujet ne peut exister sans prédicat, ni le thème sans rhème.

5À l’inverse, certains voient dans le verbe ou prédicat le terme dépendant du sujet (Guillaume, 1973 : 66 Moignet, 1981 : 14-16), ou même, le terme central de la phrase, dont tous les autres dépendent, et par rapport auquel toutes les fonctions se définissent (Mounin, 1974 Bureau, 1978 : 51 Feuillard, 1988 : 37 Mel’?uk, 1988 : 115 Creissels, 1995 : 156). Là encore, la définition du sujet ou du thème ne peut se faire que par rapport au prédicat ou au rhème, l’inverse n’étant pas vrai (par exemple Schwartz, 1975 : 150, 163). Ces derniers doivent donc être définis indépendamment. Mais notons, à ce propos, que si, dans une optique résolument syntaxique, le prédicat est le terme qui régit les arguments, on n’évitera pas la circularité, puisque le sujet est aussi un argument. Enfin, on peut voir dans la phrase une construction exocentrique, soit au plan syntaxique uniquement, soit aux plans syntaxique et communicatif, où les deux termes sont nécessaires et complémentaires l’un de l’autre (Touratier, 1977 : 39 Eriksson, 1993 : 24).

6Cependant, l’idée même d’une structure bipartite est largement contestée (Benveniste, 1966 : 128 Tesnière, 1966 : 104). Il existe en effet des phrases non verbales, donc sans sujet, puisqu’il ne peut y avoir sujet que s’il y a forme verbale proprement dite, donc finie. D’autre part, il est communément admis que les constructions dites “impersonnelles” (il pleut, il faut partir, il vient du monde) n’ont pas de thème (Muller, 1998 : 356 1999 : 187) et, pour certains du moins, pas non plus de sujet, puisque le il de ces constructions n’est rien d’autre qu’une marque de personne, dépourvue de sens (Gaatone, 1999). Ajoutons à cela que même des phrases à structure syntaxique clairement bipartite, dites “thétiques”, telles que un porte-monnaie a été trouvé, avec un sujet et un verbe, n’ont pas plus de thème que la phrase impersonnelle correspondante il a été trouvé un porte-monnaie (Attal, 1994 : 211). Remarquons encore que la langue semble bien comporter aussi des structures tripartites, où certains segments, tels que les connecteurs pragmatiques et autres adverbes de phrase, se situent en dehors de la structure thème-rhème (Nølke, 1992 : 465-466 ; 1994 : 105).

Prédicat, prédication, mots prédicatifs

7Les choses se compliquent encore lorsqu’on se rend compte que beaucoup, même parmi les plus ardents défenseurs de la distinction tranchée entre plan syntaxique et plan communicatif, donc entre sujet et thème d’une part, et prédicat et rhème de l’autre, laissent souvent, dans la pratique courante, s’estomper les frontières entre les deux domaines. Un parallélisme explicite, mais plus fréquemment implicite, s’établit subrepticement entre eux, le rhème ayant vocation à fonctionner comme prédicat, et le thème comme sujet. On semble aussi oublier quelquefois que le terme prédicat est intimement lié au terme prédication, dont l’acception ordinaire est d’ordre communicatif. La prédication n’est en fait rien d’autre que l’essence même du langage (Muller, 2002 : 34), à savoir transmettre un message, dire quelque chose, et pas nécessairement sur quelque chose (Gaatone, 1998a : 193). Il parait dès lors souhaitable de ne pas détacher la notion de “prédicat” de celle de “prédication” et de voir alors dans celui-là le support formel de celle-ci, le segment de l’énoncé, ou l’énoncé tout entier, qui véhicule la visée du message, autrement dit, ce qu’on a coutume d’appeler le “rhème” (Bally, 1965 : 52). Ce support formel, réalisé par ce qu’on peut appeler “les parties du discours” prédicatives, doit, du fait même de sa fonction, posséder un contenu sémantique. C’est aussi ce qui lui permet de fonctionner comme “opérateur”, au sens harrissien, c’est-à-dire, de régir des arguments.

8En effet, l’argument, pour qui le situe au plan syntaxique – certains (par exemple Gaatone, 1998b : 28 Muller, 2002 : 38) le situent au plan sémantique, et utilisent le terme “actant” pour son correspondant syntaxique), correspond toujours à un rôle, à un actant sémantique (Tesnière, 1966 : 102). Les mots prédicatifs doivent donc être, dans cette optique, des mots “lexicaux”, ou “pleins”, ou encore “principaux” (Guimier, 1990 : 30), ou “descriptifs”, c’est-à-dire des substantifs, des adjectifs, des verbes, des adverbes. Notons que d’aucuns attribuent aussi un statut prédicatif, toujours dans cette même optique. à certaines prépositions, dans la mesure où celles-ci sélectionnent des arguments, comme sur, dans Le livre est sur la table (Gross, 1994 : 219 Muller, 1998 : 357). D’autres, comme Robert Martin (1971 : 250), s’appuyant sur Guillaume, voient dans les prépositions, comme aussi dans les conjonctions, des mots “a-prédicatifs”. Il faut sans doute attribuer ces divergences dans l’analyse au comportement fondamentalement différent de mots qui sont tous classés comme prépositions dans la tradition grammaticale française. Ainsi, l’occurrence de certaines prépositions est conditionnée par le sens même du message, comme sur dans l’exemple ci-dessus. Elles peuvent commuter en principe avec d’autres prépositions (Le livre est sous la table). De ce point de vue, on peut les dire prédicatives, mais il faut cependant remarquer que, si elles exigent bien une séquence, elles ne la régissent pas, comme on l’attendrait d’un prédicat. D’autres prépositions sont conditionnées lexicalement par tel ou tel mot et n’admettent pas de commutation, comme à et de derrière s’intéresser (à) et dépendre (de), ou de, dans proche de et éloigné de, où l’on observe une même préposition, malgré l’antonymie des adjectifs. Elles ne sont donc pas prédicatives, comme ne le sont pas non plus les prépositions conditionnées syntaxiquement par certaines constructions, comme à et de, dans, par exemple, Cet homme est facile à convaincre et Il est facile de convaincre cet homme (Gaatone, 2004a : 217-219). Il va de soi que les verbes outils n’ont pas de capacité prédicative. N’ayant pas de sens, ils n’ont pas de valence, donc pas d’arguments (Gross, 1993 : 186 Gaatone, 1995, 1998a : 195-196), ce qui leur a valu, dans une certaine terminologie, l’appellation de verbes “transparents”, parce qu’ils adoptent les arguments des verbes auxquels ils servent de supports.

9Tous ces mots prédicatifs, au sens de “porteurs de valence” et donc “structureurs de phrase”, sont aussi rhématiques, puisque seuls des mots “pleins” sont susceptibles de véhiculer un message, une prédication. Notons au passage qu’il faut peut-être faire preuve de plus de circonspection à l’égard des verbes supports, dont il n’est pas évident qu’ils soient vraiment tout à fait dénués de sens, et dont le statut prédicatif ou non, demande à être revu de plus près. Ainsi, on peut hésiter à voir dans les verbes de caresser, nourrir un projet, des équivalents parfaits de avoir, et dans celui de commettre une erreur, un pur équivalent de faire, alors que ce verbe n’admet normalement qu’un complément à connotation négative, équivalence à laquelle on devrait s’attendre s’il s’agissait, dans tous ces cas, de verbes supports dénués de sens (Gaatone, 2004b). Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de noter que la notion de “prédicat nominal”, largement utilisée dans les recherches sur les verbes supports, considérés comme de simples supports verbaux de noms régissant des arguments, est rejetée catégoriquement par certains, par exemple par Denis Creissels (1995 : 42, 48), qui y voit une contradiction dans les termes puisque, selon lui, l’expression prédicative est “ce qui reste une fois dégagés les constituants nominaux ou quasi nominaux”.

Prédicats et valence

10Il va sans dire que toute description linguistique sérieuse doit faire mention, parmi les propriétés syntaxiques d’une unité lexicale, de sa capacité à régir des arguments, donc à construire, du moins en partie, le squelette de la phrase. Ainsi, pour prendre un exemple relativement simple, les verbes autoriser et permettre appellent l’un et l’autre trois arguments ou actants : un agent, qui donne l’autorisation, un destinataire, qui la reçoit, et le contenu de l’autorisation. Le fait que, au plan formel, le destinataire se construit comme objet direct d’autoriser et objet prépositionnel de permettre, et que, d’autre part, le contenu se construise avec à INF dans le premier cas, et de INF dans le second, doit alors être considéré comme “superficiel”, ne relevant que de la seule syntaxe, donc imprévisible à partir du sens. Notons d’ailleurs que ces différences formelles disparaissent si l’on remplace ces verbes par leurs correspondants à verbe support + nom : donner (l’autorisation/la permission) à quelqu’un de faire quelque chose. La compréhension de l’interface sens/forme aurait beaucoup à gagner à une mise en parallèle systématique du sémantisme d’un mot et de sa valence, c’est-à-dire aussi de sa prédicativité, pour ceux qui appellent “prédicats” des mots régissant des arguments. Mais on sait que, dans l’état actuel des connaissances, une telle mise en parallèle pose de grosses difficultés. Ainsi, les verbes mettre et poser, dans leur sens concret, “physique”, de “faire qu’une chose soit à un certain endroit”, sont sémantiquement très proches et impliquent par leur sens trois arguments : un agent, un patient et un lieu. La syntaxe de mettre exige effectivement la réalisation formelle de ces arguments, alors que celle de poser peut se contenter de deux (Gaatone, 1995 : 58) :

Roméo a mis le livre sur la table/*a mis le livre/*a mis sur la table
Roméo a posé le livre sur la table/a posé le livre/*a posé sur la table

11De même, sourire et rire appartiennent à une même famille sémantique. Mais seul le premier admet un objet indirect animé : sourire à quelqu’un/*rire à quelqu’un. Mentionnons encore rencontrer, qui exige impérativement un objet, alors que le groupe verbal correspondant faire une rencontre a aussi un emploi intransitif. Les exemples de ce type abondent. On peut certes penser qu’un raffinement de l’analyse sémantique permettrait de mieux rendre compte de ces différences de comportement. Mais le fait est qu’on n’en est pas encore là et que la syntaxe des mots en question doit être décrite pour chacun d’eux dans le lexique. Dès lors, on ne voit plus très bien l’utilité, pour référer à la valence, du terme “prédicat”, dont on a vu que, de toute façon, il faisait souvent implicitement double emploi avec le prédicat psychologique, ou le rhème. C’est de cette dernière notion qui, elle, ne fait pas partie de la description lexicale du mot, qu’il faut donc se demander si elle a un rôle véritable à jouer dans la description et, le cas échéant, lequel.

Le rhème et les quantifieurs

12Le comportement de certains quantifieurs peut aider à illustrer ce problème. On sait que, par exemple, un peu et peu ne diffèrent pas entre eux par la quantité désignée, laquelle est faible dans les deux cas, mais plutôt par leur orientation. Celle-ci est positive pour un peu (Martin, 1969 Wimmer, 1974), comme le montre la possibilité de Roméo a un peu d’argent, et même beaucoup, face à l’impossibilité de *… et même pas du tout. Elle est négative pour peu, comme le montre la possibilité de Roméo a peu d’argent, et même pas du tout, face à *et même beaucoup. Oswald Ducrot (1972) a reformulé cette opposition en termes de “présupposé” et de “posé”. Il voit dans la phrase Il a bu un peu de vin une affirmation restreinte, et dans Il a bu peu de vin, une restriction affirmée. Autrement dit, la phrase avec un peu véhicule comme information centrale le fait de boire du vin, et comme information secondaire la quantité de la boisson, alors que celle avec peu vise avant tout à informer sur la quantité faible de la boisson. À la question Qu’avez-vous fait à cette réception ?, on peut répondre J’ai bu un peu de vin, comme d’ailleurs aussi J’ai bu du vin, avec l’article partitif, lequel est neutre quant au degré de quantité, mais non *J’ai bu peu de vin. En revanche, à la question Vous êtes-vous soulé à cette réception ?, on peut répondre Non, j’ai bu peu de vin, mais non *Non, j’ai bu un peu de vin. Le posé, c’est en fait ce que le discours présente comme le but, la visée de l’énoncé (Bally, 1965 : 53 ; Anscombre, 1990 : 60), c’est-à-dire en fait le prédicat dit “psychologique”, ou le rhème, le propos. Igor Mel’?uk (2001 : 18) le dénomme “Communicative Predicate”, défini par lui comme la partie de l’énoncé présentée par le locuteur comme étant communiquée. Il le distingue du “Semantic Predicate”, qui décrit le fait principal, (c’est-à-dire tout ce dont on peut dire qu’il a lieu), de la structure sémantique. Il me semble souhaitable, pour plus de simplicité et de clarté terminologique, soit de conserver le terme “prédicat” pour référer uniquement à la visée de l’énoncé et de s’en passer tout à fait au plan syntaxique, soit de le remplacer carrément par “rhème”, ou “propos”, termes qui ne souffrent pas de la même ambigüité.

13Ce qu’on a dit de peu est valable aussi du quantifieur beaucoup, qui s’oppose à peu à la fois par le degré de quantité désignée et par son orientation, et est toujours prédicatif, c’est-à-dire rhématique (Attal, 1994 : 234-236 Vogeleer, 2006 : 56). Plusieurs, lui aussi quantifieur, désigne, quoiqu’indirectement, une quantité faible, comme le montre admirablement la phrase suivante : Il a fallu attendre plusieurs jours. Je me demande si ce n’était pas même dix ou quinze jours. Il s’agit donc d’une quantité supérieure à un ou deux (Je resterai un, deux, ou plusieurs jours), mais inférieure à une dizaine. Mais, du fait de son origine comparative, que l’on retrouve dans son sémantisme, ce n’est pas la faiblesse de la quantité qui est visée par l’emploi de ce mot, mais plutôt sa supériorité par rapport à une quantité faible, explicite ou implicite. C’est cette fonction comparative qui lui confère son statut rhématique. En revanche, quelques, qui marque lui aussi la quantité faible, comme un peu, dont il est en somme la variante devant un nom nombrable pluriel, contexte dans lequel un peu est interdit, n’est pas rhématique, du moins pas automatiquement, là encore, comme un peu. Les exemples suivants illustrent ces différences :

— Désirez-vous (quelques/*plusieurs) jours de repos ?
— Oui, en tout cas un ou deux.
— Désirez-vous (*quelques/plusieurs) jours de repos ?
— Non, un ou deux seulement.

14Dans le premier cas, le couple question-réponse montre qu’il s’agit d’un désir de repos, non d’une certaine quantité. À l’inverse, c’est bien la quantité qui est visée dans le second cas.

15La notion de “rhème” est celle qui nous permet de rendre compte de la visée différente de ces énoncés formellement identiques en tous points, à l’exception des items lexicaux quelques et plusieurs, et qui véhiculent pourtant tous deux, dans une certaine mesure, un sens similaire de quantité faible.

Le rhème et les familles phrastiques

16Les langues connaissent des familles phrastiques, c’est-à-dire des ensembles de phrases formées des mêmes éléments lexicaux, mais présentant des structures formelles différentes. Ces phrases ont, du fait de l’identité de leurs éléments lexicaux, le même sens notionnel (appelé aussi “propositionnel, idéationnel, fondamental, bearing structure” etc.), mais diffèrent, du fait de l’agencement différent de ces éléments, en ce qui concerne leur “Information Packaging” ou “Communicative Organization” (Mel’čuk, 2001 : 3). On peut comparer ainsi l’énoncé Nous irons à Paris demain, avec accent, disons d’“insistance”, faute d’un terme plus adéquat, sur Paris, au même énoncé avec accent sur demain. Le premier peut être une réaction à Nous irons à Marseille demain, le second une réaction à Nous irons à Paris dans une semaine, tous deux neutres du point de vue de l’accent. La différence formelle est ici prosodique, et il faut rappeler qu’elle existe aussi en français, quoiqu’elle soit sans doute bien moins perceptible, moins utilisée, que dans d’autres langues. La différence communicative réside dans le caractère rhématique des segments accentués, s’opposant, de ce point de vue, aux segments non accentués des énoncés à courbe prosodique neutre, où tant le complément de destination que celui de temps se trouvent dans le rhème, et dont le contexte pourrait être Qu’allons-nous faire ?

17Les différences formelles sont plus souvent d’ordre syntaxique : agencement différent des éléments lexicaux, au moyen de l’ordre des mots (inversion du sujet, antéposition d’un adverbe ou d’un complément, etc.) ou de structures spécifiques, utilisant divers morphèmes grammaticaux (phrases passives, impersonnelles, clivées, à détachement, etc.). Ce sont ces divers types de phrases, toujours mises en parallèle avec un type de phrase plus simple, tenu comme “basique” (phrase active, personnelle, non clivée, sans détachement, etc.) et, de ce fait, considérées comme marquées, puisque moins fréquentes et plus contraintes, c’est-à-dire soumises à des conditions plus spécifiques que les phrases de base, qui ont donné lieu, dans certaines approches, aux règles de “transformation”. Les grammaires d’usage reflètent leur caractère marqué en leur consacrant des chapitres spéciaux, ce qu’elles ne font pas pour les structures de base. Il y a toujours partout un chapitre sur la phrase passive, jamais sur la phrase active. La notion de “rhème” joue un rôle important dans la description des rapports entre ces structures. Ainsi, les phrases clivées C’est à Paris que nous irons demain et C’est demain que nous irons à Paris, isolent le rhème, porteur de la visée de ces énoncés, à l’aide du morphème c’est… que, comme le faisait l’accent dans les exemples précédents. La phrase impersonnelle, dépourvue de thème de par sa structure formelle, est un procédé de choix pour centrer l’intérêt sur le procès, en incluant tout dans le rhème. Certes, les relations de “conversion”, comme les appelle Claude Hagège (1984 : 28), entre toutes ces structures phrastiques ne dépendent pas uniquement de l’organisation communicative. Celle-ci entretient des liens étroits avec la répartition de l’information connue et nouvelle, ainsi qu’avec la situation discursive, facteurs qu’on laissera ici de côté, faute de place (Halliday, 1994 : 299). Mais la notion de “rhème” (prédicat psychologique), reste fondamentale pour la description de ces relations. En revanche, celle de prédicat syntaxique, comme noyau d’un nœud de dépendances formelles, ne parait pas mériter le même intérêt.

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References

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David Gaatone, “Le prédicat : pour quoi faire ?”Lidil, 37 | 2008, 45-60.

Electronic reference

David Gaatone, “Le prédicat : pour quoi faire ?”Lidil [Online], 37 | 2008, Online since 01 September 2009, connection on 10 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/2688; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.2688

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