L’étonnement provoque d’abord un renfrognement, un repli passager, avant de poser une question. Il fait tomber certains pans de représentations pour en construire d’autres. C’est ce temps où quelque chose chute et quelque chose d’autre va prendre la place qui permet de se découvrir et de découvrir ma façon de regarder l’autre1.
1Le journal est un outil efficace pour qui veut comprendre sa pratique, la réfléchir, l’organiser. Il permet de garder une mémoire pour soi-même ou pour les autres, d’une pensée qui se forme au quotidien dans la succession des observations et des réflexions. L’utilisation du journal comme outil de formation professionnalisant est très répandue en didactique des langues, principalement dans sa fonction d’analyse réflexive des pratiques d’acquisition de la langue : le « journal d’apprentissage d’une langue distante » fait, en effet, classiquement partie des outils intégrés aux premières formations en français langue étrangère (FLE).
2Le domaine auquel nous allons nous intéresser ici, dans la formation des futurs enseignants de FLE, est plus précisément le développement d’une compétence interculturelle. C’est dans ce cadre que l’idée de s’appuyer sur un journal d’étonnement m’a paru faire sens dans la mesure où les étudiants avaient besoin d’un outil méthodologique lors de leur séjour prévu à l’étranger2. Les premières utilisations du journal d’étonnement dans un cursus de maitrise FLE ont eu lieu, à ma connaissance, au cours des années 1995-1998 à l’université de Saint-Étienne3. De 1999 à 2002, cette formule a été reprise à l’université de Boulogne-sur-Mer4 et plus récemment, de 2003 à 2005, une version « en ligne » à destination d’étudiants à l’étranger, dans le cadre du campus numérique Canufle, a été expérimentée5. Afin de prendre en compte un corpus relativement homogène dans le cadre de cet article, je me suis appuyée sur une vingtaine de journaux d’étonnement rédigés entre 1999 et 2002 par des étudiants de l’université du Littoral de Boulogne-sur-Mer, communiqués par Marie-José Barbot.
3Après avoir replacé le journal d’étonnement parmi d’autres outils utilisés en didactique des langues dans une visée similaire, je chercherai à montrer en quoi il est un outil de formation interculturelle. Dans ce but, seront explicités les objectifs et les phases du processus (réflexion préalable, consignes de rédaction) mis en place, puis des analyses des productions seront effectuées concernant, d’une part, leurs dimensions discursives, et d’autre part, leur potentialité en tant qu’outil de formation.
4La formation des étudiants en didactique des langues comporte une partie dédiée à la didactique des cultures qui, autrefois désignée sous l’expression « enseignement de la civilisation » prend, aujourd’hui, différentes dénominations, parmi lesquelles : dimensions culturelles de l’enseignement des langues (Beacco, 2000), compétence transculturelle (Baumgratz-Gangl, 1993), compétence pluri-culturelle (Coste, Moore, Zarate, 1996), pédagogie interculturelle (Abdallah-Pretceille, 1999).
5L’utilisation du journal dans une telle optique d’approche culturelle s’inscrit dans une tradition qui prend ses racines dans l’insertion dans le domaine éducatif des travaux réalisés en ethnologie. À l’image du journal d’ethnographe de Bronislaw Malinowski qui mêle à la fois « journal de terrain » (relevé des faits objectifs : relevés topographiques, actions effectuées, tout type de relevés susceptibles de rendre compte de façon objective de l’objet d’étude) et « journal de recherche » (réflexion du chercheur par rapport à son objet et à l’expérience qu’il vit, notes intimes donnant libre cours à la subjectivité), l’objectif du formateur en didactique des langues est double : donner les moyens aux étudiants d’objectiver la réalité et d’en traiter les éléments recueillis par une approche réflexive. Nous commencerons par rappeler différents types de recueil de données exploratoires du quotidien qui permettent un travail sur les représentations dans une perspective de formation.
6Au-delà de la référence qu’elle fait au Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss, c’est surtout aux recherches de Jeanne Favret-Saada (1981) sur la sorcellerie dans le bocage vendéen que se réfère Geneviève Zarate lorsqu’elle explicite dans quel esprit elle conçoit le travail qu’elle cherche à faire faire à ses étudiants dans les années quatre-vingt. Pour elle,
la crédibilité scientifique tient moins à la reconnaissance sociale dont bénéficie l’ethnologue qu’à sa capacité à objectiver les conditions relevant de l’ici et du maintenant, qui ont déterminé les conditions de son observation. Ce type de journal, non seulement donne à voir au grand jour les coulisses de l’observation (ses errements, ses points d’accrochage, ses accélérateurs, ses ratés…) mais, surtout, leur attribue une pertinence scientifique. (1988 : 114).
7Geneviève Zarate fait donc réaliser à ses étudiants6 des journaux d’observation destinés à « rendre explicites les conditions de production de la description d’un fait culturel […], à induire une réflexion sur la genèse d’une description, sur la construction d’un savoir, et sur la relativité des représentations sociales » (1988 : 114).
8Il s’agit pour elle, au cours de cet exercice noté, d’apprendre aux étudiants à identifier « l’écart entre le regard construit et le regard empirique porté sur les faits sociaux » (1988 : 111) et au-delà à « questionner la position de l’enseignant dans l’espace social qu’il met en scène en classe de langue » (1988 : 120).
9Cette posture d’observation informée par le regard sociologique et à vocation d’objectivation du réel est reprise dans le journal d’étonnement.
10Quelques années plus tard, avec la généralisation des séjours à l’étranger pour les étudiants, Ana Barro, Shirley Jordan et Celia Roberts ont cherché à travailler dans cette direction en faisant réaliser un journal d’ethnographe par leurs étudiants, chez eux, en amont du départ. De cette façon, elles visent à mettre en place chez les étudiants une approche systématique de l’apprentissage culturel. « L’idée de rendre le familier étrange est centrale dans le projet ethnographique et elle implique la nécessité d’expliciter tous les savoirs sociaux requis pour réaliser la plus triviale des activités ou le contact social le plus routinier » (Barro et alii, 1998 : 84 [ma traduction]).
11Leur hypothèse est que l’habitude prise, durant la période d’apprentissage ethnographique dans leur propre pays, d’interroger les évidences dans la manière de juger, sera mise en place lors du séjour à l’étranger et pourra donc s’exercer « spontanément ». Pour ces auteurs, « la méthode ethnographique établit un lien entre l’expérience et la réflexion et l’année à l’étranger fournit l’occasion d’entreprendre une enquête ethnographique. » (Barro et alii, 1998 : 81 [ma traduction]).
12Comme dans ce cas de figure, c’est autour du séjour à l’étranger que devront effectuer les étudiants que s’articule la réalisation du journal d’ethnographe. Mais, outre le fait que ce journal d’ethnographe préconisé ne se centre pas spécifiquement sur les étonnements, il s’en différencie également par le fait qu’il est élaboré en amont, en préparation du séjour à l’étranger, et non au cours du séjour lui-même.
13On sait que l’implication psychoaffective a tendance à jouer sur différents facteurs liés à l’apprentissage (Carrel, 1983). De plus, l’engagement émotionnel dans une activité d’apprentissage intensifie la motivation à effectuer cette activité et en facilite par là même l’accomplissement. Jean-Pierre Davoine fait partie des enseignants qui ont ainsi cherché à tirer profit de l’implication subjective des étudiants dans la découverte de la réalité socio-culturelle. Ainsi, travaillant avec des groupes d’étudiants étrangers en France, il propose d’utiliser la réaction émotionnelle comme levier d’interrogations. Dans le cadre d’un enseignement à la fois linguistique et culturel, il demandait à des groupes d’étudiants d’aller photographier différents éléments, par exemple des graffitis, à partir de la consigne suivante : « Photographiez des graffitis : ce qui vous parait le plus important, ce qui vous parait le plus difficile à comprendre, ce qui vous parait le plus amusant. » (1995 : 102).
14En impliquant les capacités d’appréciation des étudiants dans différents domaines, on les amène à s’interroger sur des critères a priori différents de ceux qu’ils connaissent, et l’on peut après-coup, en classe entière, analyser les décalages, comparer les points de vue, bref, à travers la réflexion collectivement menée, faire prendre de la distance par rapport à l’impression première.
15Nous verrons que le journal d’étonnement s’appuie également sur la prise en charge de la dimension émotionnelle liée à la découverte d’éléments culturels étrangers et sur la réflexion collective visant à leur explicitation.
16De Montaigne7 à Amélie Nothomb8 en passant par Montesquieu9, la surprise suscitée par la découverte d’un cadre de vie étranger à celui que l’on connait fait l’objet d’une tradition récurrente dans la littérature française. Véronique Traverso (2000 : 35) fait, elle, remarquer le mouvement inverse qui incite à tout accepter « tel quel » en réaction à la différence culturelle :
Le fait de se sentir choqué n’est en effet pas toujours immédiat. C’est plutôt parfois un effort à certains égards contradictoire avec la volonté de comprendre une culture que d’y scruter certaines bizarreries, étrangetés et autres incongruités. Le mouvement premier semble souvent être au contraire de tout banaliser, d’effectuer, sans presque s’en rendre compte, l’opération qui consiste à observer le fait nouveau, à en prendre bonne note en considérant dorénavant que c’est comme ça, sans en tirer d’autres conclusions. Pour que les choses se passent autrement, il est nécessaire que ce comportement porte atteinte à la face, qu’il provoque malaise et embarras […].
17C’est cependant parce que ce dernier cas de figure se présente de façon quasi inévitable lors d’un séjour à l’étranger que nous avons cherché à concevoir un processus d’anticipation du choc culturel, de banalisation des sentiments de malaise qui peuvent être générés. Dans cette perspective, c’est justement par une convocation de l’étonnement que l’on va chercher à évacuer les tensions relatives au choc culturel par un processus dissocié : premier temps via l’écriture (sortir de soi, expliciter sa surprise et tenter d’en trouver des raisons), puis dans un deuxième temps par la discussion avec d’autres personnes ayant eu des expériences du même ordre (partage et explicitation des proximités et dissemblances entre les expériences). Il va s’agir, en d’autres termes, de faire jouer un rôle cathartique au journal d’étonnement, sur le plan des émotions et un rôle incitatif à la réflexion intellectuelle sur le plan rationnel.
18Dans la partie qui suit, nous nous attacherons à présenter plus en détail son contexte d’utilisation, les hypothèses de formation sur lesquelles il se fonde de même que son objectif principal : l’acquisition d’une compétence interculturelle par les étudiants professeurs.
19Le contexte d’exploitation des journaux d’étonnement s’est effectué au cours de différentes sessions de maitrise FLE comportant un séjour d’un mois à l’étranger10. Les étudiants engagés dans ces formations effectuent en fait un double déplacement : géographique, puisqu’ils passent un mois en Grande-Bretagne, professionnel également puisqu’ils changent de statut, passant d’étudiants en France à enseignants de français à l’étranger. Ces changements de situation amènent à présupposer que l’étudiant va être exposé à une certaine déstabilisation et va donc avoir motif à étonnement. Ce sont ces étonnements qui vont servir de matériau de travail.
20Les hypothèses de formation concernant l’utilisation du journal d’étonnement dans le cours dispensé en master pro renvoient aux différents moments de l’année universitaire et peuvent être explicitées ainsi :
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le journal d’étonnement prépare, en amont, l’acceptation de la déstabilisation par l’étudiant (lors des consignes qui lui sont données, il sait qu’il aura, plus tard, matière à étonnement) ;
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lors du séjour à l’étranger, le fait de coucher sur le papier, de façon régulière, ses surprises, a une fonction cathartique facilitant l’adaptation ;
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le fait de travailler sur l’étonnement suspend, pour le temps de la réflexion du moins, la réaction spontanée de jugement appréciatif ;
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dans l’après-coup, la lecture (voire la relecture) du journal, fait prendre conscience de l’évolution de ses propres représentations par rapport au moment de l’écriture. Cette prise de conscience est heuristique ;
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par ailleurs, dans l’optique de Marie-José Barbot (2005) ce processus d’adaptation à l’altérité constitue une aide au développement de l’autonomie.
21La formation en didactique des langues et des cultures a vocation à développer une compétence permettant d’accéder à la diversité des cadres de référence culturels. Cette compétence n’est pas uniquement de l’ordre d’un savoir mais également d’un savoir-être puisqu’il s’agit d’un savoir en action (lié au séjour à l’étranger) qui implique directement la personne. Dans cette optique, les travaux de Martine Abdallah-Pretceille peuvent être convoqués avec pertinence sur le plan théorique dans la mesure où ils placent l’interaction au centre de la réflexion à mener :
À une ethnologie centrée sur l’Autre, il sera privilégié une anthropologie relationnelle et herméneutique, c’est-à-dire un travail d’interprétation et d’analyse des interactions, des inter-définitions des individus et des groupes (2003 : 24).
Nous nous appuyons sur la définition que donne de l’interculturel Martine Abdallah-Pretceille :
L’interculturel est une herméneutique, les données interculturelles sont, comme toutes les données de recherche d’ailleurs, des données construites et non posées. Aucun fait n’est d’emblée interculturel et la qualité d’interculturel n’est pas un attribut de l’objet. Ce n’est que l’analyse interculturelle qui peut lui conférer ce caractère. C’est le regard qui crée l’objet et non l’inverse. […] Erigé à partir d’un dualisme entre une construction théorique, méthodologique et épistémologique, et une réalité d’expérience, l’interculturel relève de la compréhension et de l’action (2003 : 24).
22C’est précisément pour amener les étudiants à travailler l’articulation entre vécu subjectif immédiat de l’exercice du métier d’enseignant à l’étranger et pensée réflexive analytique sur cette pratique que la présente approche méthodologique a été mise en place dans ce contexte d’enseignement.
23Les consignes ont évolué au fil des années, tout en conservant le même fil conducteur. Par exemple, en 1999, la consigne qui était donnée aux étudiants était de prendre note de leurs étonnements au jour le jour à l’étranger. À partir de 2000, un tableau à remplir leur était proposé comportant les colonnes suivantes : les faits, les points d’étonnement. Par exemple, « Comment avez-vous réagi ? », « Est-ce que vous avez compris votre réaction ? », « Qu’est-ce qui vous a permis de comprendre ? ». À partir du remplissage de ce tableau, la rédaction d’une synthèse leur était demandée. Dans une dernière période (2002), les étudiants étaient également incités à repérer l’évolution de leurs représentations à partir des trois variables identitaires proposées par Michel Wieviorka (2001) : l’identité professionnelle « individu économique », l’identité « collective communautaire », l’identité personnelle « le sujet ».
24Lors d’une séance collective à l’étranger, au début du séjour, visant à présenter le travail à effectuer par les étudiants, l’objectif de cet exercice universitaire noté était précisé. Était explicitée entre autres la nécessité pour les étudiants de chercher à instaurer un processus « méta » sur leurs propres réactions par rapport à l’altérité (déconstruction du jugement immédiat).
25Cette partie du travail, inscrite dans le temps du séjour à l’étranger, effectuée en solitaire, reste mystérieuse pour l’enseignant. On touche ici à ce qui constitue l’unicité de l’expérience vécue à l’étranger par chaque étudiant. À chacun est en fait demandé de rendre compte de sa rencontre avec l’altérité dans ses dimensions émotionnelles. Ce sont elles qui constituent le point d’appui pour l’intellectualisation et donc pour une prise de distance et l’acquisition d’un savoir. C’est en ce sens que connaissance et expérience s’articulent, la première acquérant son pouvoir de l’intensité de la seconde. Le travail lui-même de transformation de l’émotion au savoir restera invisible, seules les représentations a posteriori peuvent porter trace du processus qui aura pu ou non s’opérer. Ainsi, comment s’est effectué le recueil de données ? Régulièrement ? En fin de séjour uniquement ? Ces notes prises ont-elles été ressenties comme un travail pénible à effectuer ou au contraire ont-elles suscité un soulagement par la mise à distance sur le papier ? Le recueil de ces informations et de ces représentations s’effectue lors du troisième temps du journal d’étonnement : la mise en commun finale.
26D’un point de vue pédagogique, il est utile pour la préparation de cette mise en commun finale qui constitue un moment fort de la formation de préparer, en amont, le terrain des débats. Ainsi, la lecture préalable des journaux d’étonnement par l’enseignant, lui permet de pointer les récurrences dans les surprises, les différents points de vue associés à un même fait, les diverses manières de « résoudre » les questions posées. Au niveau de l’expression des étonnements, l’enseignant peut également essayer de faire prendre conscience du passage classique entre description de l’étonnement et modalisation appréciative ou de la réaction plus ou moins nuancée des étudiants. Par ailleurs, il peut également chercher à compléter les réflexions des étudiants par des matériaux scientifiques (sociologiques, ethnologiques…) en rapport avec les aspects abordés. Nous reviendrons sur le contenu de cette séance de mise en commun dans la partie concernant les représentations ci-dessous.
27Dans la partie suivante, nous allons nous pencher sur les caractéristiques linguistiques du journal d’étonnement à travers l’analyse des productions des étudiants (1999-2002). Notre objectif est, en effet, lors de la séance de mise en commun des journaux d’étonnement, d’initier les étudiants à ce type d’analyse métalinguistique11 de façon à ce qu’ils puissent y avoir recours eux-mêmes par la suite.
28Les dix-huit journaux d’étonnement sur lesquels se fonde cette étude se présentent sous la forme d’écrits d’une longueur moyenne de 10 pages dactylographiées. Tous les journaux sont organisés thématiquement, ce qui indique que les notes, prises chronologiquement ou non, ont été ensuite traitées de façon à être présentées dans une cohérence reconstituée pour le lecteur. Quand ils comportent un plan (ce qui n’est pas toujours le cas), celui-ci s’organise classiquement autour des acteurs de la situation éducative : les professeurs, les apprenants, la relation professeur-apprenants ; sont également souvent évoqués le temps, l’espace.
29Le fait de débuter le journal d’étonnement par un tableau récapitulatif du type « focus de l’observation », « fait observé », « réaction », « tentative d’explication » la tendance à structurer la façon de présenter les étonnements de la part des étudiants mais par là-même empêche la narration chronologique des étonnements comme on peut les voir apparaitre dans les monographies (par exemple, « Premières impressions »…). Par ailleurs, la présentation en colonnes, de format exigu, incite à une certaine condensation de l’expression. Il semble que, dans certains cas, la nécessité de s’exprimer de façon lapidaire amène à « forcer le trait » par exemple en exprimant parfois les réactions sous la forme « positif parce que » ou « négatif parce que » alors qu’une réaction plus nuancée et donc plus longue à préciser aurait pu être détaillée.
30Nous allons maintenant nous attacher à mettre au jour certaines des régularités discursives repérées dans les journaux d’étonnement recueillis.
31Nous nous centrerons plus spécifiquement autour de trois aspects de l’analyse discursive qui peuvent permettre des reprises discutées et commentées avec les étudiants lors de la mise en commun finale : les formes linguistiques d’expression de l’étonnement, le degré d’assurance liée à l’assertion et les modes d’utilisation de l’interrogation.
32La charge émotionnelle liée à l’étonnement s’exprime très souvent par le biais d’une modalisation appréciative forte : « je trouve cela aberrant » « surprenant », « très agréablement surprise », « choquée, choquant » « point négatif », « c’est positif parce que… », « j’ai ressenti un certain malaise », « j’ai trouvé que c’était un bon point », « je n’ai pas bien réagi, j’ai trouvé cela presque inadmissible », « j’ai tout simplement trouvé ça génial ».
33On voit à travers les quelques exemples ci-dessus que les choix lexicaux et morphosyntaxiques classent l’expression de ces journaux d’étonnement dans un registre de langue assez familier par rapport à la catégorie « écrits universitaires » dans laquelle ils se rangent. Ces caractéristiques sont davantage celles du journal personnel et on retrouve par ailleurs, l’écart posé, par hypothèse, entre le vécu ancien et la découverte du nouveau.
34Pour ne prendre qu’un exemple du phénomène que l’on souhaite mettre en lumière ici, on comparera l’expression linguistique de la réflexion des deux étudiants suivants12 :
J’avais imaginé la situation en la ramenant à des situations similaires […], en pensant que cela se passerait de la même manière, alors que le pays était différent ainsi que les personnes, et donc la situation a été totalement contraire à mes attentes.
Je pense, après réflexion, que c’est peut-être le fait d’avoir eu à faire face à une situation inconnue qui m’a entrainé à ramener à moi et à ma propre culture (même inconsciemment) des éléments de l’expérience que j’allais vivre en faisant des parallèles avec ce que je connaissais déjà. Ces parallèles n’avaient pas forcément lieu d’être (certains éléments ne sont pas toujours comparables et m’ont amené à de fausses représentations, et donc à un malaise.)
35Le fait de poser « la situation » en termes de radicalité (« similaire »/« différente », « de la même manière »/« totalement contraire ») de même que l’utilisation du connecteur logique « donc » met en scène, dans le premier cas, une image en négatif de la réalité étrangère et met en évidence l’état des lieux d’une réflexion ne portant pas trace d’avancées en termes de compréhension. On voit, en revanche, que la dernière réflexion, usant de nombreuses modalisations déontiques s’exprime avec nuances et permet, par le biais des doutes qui l’habitent (qui sont autant de questions potentielles) d’accueillir des avis, des savoirs extérieurs qui viendront alimenter la réflexion : deux attitudes donc, dans la manière d’appréhender la situation étrangère.
36Dans ce genre d’écrit textuel, il est logique de penser que le mode interrogatif va venir parsemer les narrations des étudiants. On s’est intéressé ici à la fonction pragmatique détenue par les formes interrogatives figurant dans les journaux :
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tout d’abord l’usage rhétorique de la question, dans l’exemple suivant : « Faits observés : les retenues détention se déroulant durant le midi, surveillées par les enseignants. Réactions : positif : pour les élèves car les punitions ne sont pas démesurées. Négatif : les professeurs ne se punissent-ils pas eux-mêmes en mettant une retenue ? », permet à l’étudiant de donner son point de vue en impliquant le lecteur à travers l’interrogation ;
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la formulation d’une hypothèse : « Est-ce le fait que la pédagogie en Angleterre soit basée sur l’encouragement, la préoccupation du bien-être de l’apprenant qui a décidé l’inexistence du redoublement ? », permet de relier des éléments entre eux et d’émettre une cohérence ;
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l’expression du doute concernant un savoir : « Je me demandais quelle attitude adopter pour mes démarches de socialisation ; j’ai eu des doutes : ce qui se fait en France se fait-il ici ? », se différencie de l’expression de doute concernant la validité de sa propre opinion : « La discipline existe, mais elle est rarement établie artificiellement par les professeurs, elle semble exister grâce au bon sens de chacun. Suis-je en train d’idéaliser ce que j’ai vu ? ». C’est en quelque sorte un passage au méta-réflexif qui est ici opéré. Dans certains cas, la réflexion méta s’exerce, par exemple, par le biais de la « déconstruction » de son point de vue par l’étudiant : « Pourquoi l’enseignement est-il si peu valorisé en Grande-Bretagne ? Et pourquoi en particulier l’enseignement des langues ? Ces questions restent toujours sans réponses pour moi. Interrogations que j’explique être une fois de plus au niveau subjectif et culturel (d’un point de vue collectif en général mais aussi celui des langues est plutôt mis en valeur dans la société française ; d’un point de vue personnel, mes parents mais aussi mes professeurs m’ont toujours poussé dans les études, m’ont donné le gout d’apprendre toujours plus) ».
37Attirer l’attention des étudiants sur les caractéristiques linguistiques de leurs journaux d’étonnement sur différents points, comme ceux qui viennent d’être évoqués, peut leur permettre de prendre conscience de la plus ou moins grande objectivité de leurs propos de même que du degré d’approfondissement de réflexion dont ils font preuve.
38Dans cette partie consacrée à l’étude des représentations, nous commencerons par deux remarques générales concernant le contenu des étonnements : comme on peut s’y attendre, les étonnements se produisent en fonction des différences repérées entre l’organisation des choses dans la culture d’origine et dans la culture d’accueil (de ce point de vue situé, « c’est un étonnement purement objectif » comme l’indique une étudiante !). Par ailleurs, les variables du temps et de l’espace sont souvent convoquées pour structurer une organisation différente des faits sociaux et culturels.
39Nous prendrons comme exemple certaines des représentations relatives au rôle et aux fonctions du professeur en Grande-Bretagne. Nous cherchons ainsi à mettre au jour la diversité des réactions et des modes de réflexion auxquels donne lieu la confrontation avec la situation d’enseignement à l’étranger. Nous allons lister différentes réactions en partant de celles qui nous paraissent les moins travaillées par la réflexion :
Ce qui me choque le plus dans la culture anglaise au niveau de l’enseignement c’est la répartition des tâches du professeur. Quand je repense aux grèves qu’ont menées certains professeurs en France, je me dis qu’en Angleterre ils pourraient faire grève tous les jours ! Je ne comprends pas dans quelle mesure un enseignant de langue doit assumer une multitude de travaux administratifs comme par exemple écrire et envoyer des lettres aux parents d’élèves […], surveiller la cour, la cantine, le bus, les couloirs… alors qu’en France il y a des emplois créés à cet effet, comme les pions par exemple.
Réaction : Très surprise au début par tout ce temps perdu à s’occuper de choses extérieures au cours ; Tentative d’explication : manque de personnel (pion,…), création de liens privilégiés prof-élèves.
J’ai été très admirative et j’ai presque paniqué en me rendant compte de la charge de travail que ce métier demande. J’ai pensé que les enseignants en Angleterre se choisissaient plus cette voie par vocation qu’en France. J’ai compris en évaluant l’importance du Pastoral system dans l’éducation anglaise, qui est en fait un principe de base. L’éducation humaine a autant d’importance que l’éducation académique elle-même. Il y a en Angleterre cette idée de welfare.
40Cette étudiante montre, à la différence des premières, que sa réflexion débouche sur un élargissement contextuel socio-historico-économique, sur l’« univers des comportements » relevés comme « étonnants » et renvoie ainsi à la vocation de l’analyse culturelle telle que la définit Rita Caroll :
Très simplement, je conçois l’analyse culturelle comme un moyen de percevoir comme normal ce qui, chez des gens de culture différente de la mienne, me parait au premier abord, bizarre, étrange. Pour arriver à cela, il me faut imaginer l’univers dans lequel l’acte qui me choque peut s’inscrire et paraitre normal, peut avoir un sens, et ne pas être remarqué. (1987 : 16).
41L’étonnement n’est pas forcément toujours de mise et, confrontée au contexte anglais d’enseignement, une étudiante se contente d’« observer » un ordre des choses éducatif différent du sien, sans apporter aucune modalisation appréciative à son propos :
Cela ne m’a pas choquée outre mesure, c’était plutôt pour moi une observation des différences dans le système éducatif mais qu’il est quand même bon de connaitre si l’on veut travailler dans le pays.
42Le repérage d’une différence peut ainsi donner lieu :
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à une réaction positive/négative, elle peut aussi être acceptée telle quelle ;
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à des attitudes d’incompréhension, d’ambivalence, de reconnaissance de la spécificité ;
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les effets de « cadrage » des observations sont importants de même que les conséquences qui en sont induites.
43De plus, comme le souligne une étudiante : « Les réactions à nos étonnements sont donc bien souvent évolutives ; et il est important de prendre le temps de trouver comment on peut se défaire de ces réactions émotionnelles en investiguant, en expérimentant, et en se remettant en question pour améliorer et objectiver nos vues ».
44La synthèse du travail réalisé autour du journal d’étonnement donne lieu à d’intéressants échanges lorsqu’elle s’effectue avec tous les étudiants réunis dans le groupe-classe. Les thèmes les plus récurrents dans leurs journaux (l’égalité des chances à l’école, le contenu des enseignements, les normes éducatives…) peuvent alors être repris et complexifiés par les expériences et réactions convergentes ou non des uns et des autres. L’un des impacts les plus forts ressentis par le groupe d’étudiants « apprentis ethnographes est le sentiment de paternité lié à leur projet de recherche, le sentiment que les données qui y sont collectées et analysées sont les leurs, qu’elles ne sortent pas des livres ni des cours » (Barro et alii, 1998 : 84).
45Du point de vue de l’enseignant,
le défi qui est posé est celui de trouver les cadres qui permettent de sortir du statut du vécu subjectif, non transmissible, pour le traduire à un niveau qui rend accessible un vécu, une expérience à l’échelle du collectif et peut les convertir en connaissances puis en savoirs (Barbot, 2005 : 187).
46Dans cette phase d’échanges de points de vue, la diversité pluri-culturelle des étudiants est un apport considérable car elle permet, par exemple par la voix d’étudiants britanniques, d’apporter des explications concernant la dimension historique dans la construction des normes professionnelles et d’éclairer différemment les réalités observées du seul point de vue français. Le retour historique sur le rôle, les attributions et la position de l’enseignant dans le système éducatif incitent ainsi à les concevoir moins en termes de « donnés » qu’en termes de « construits » sous l’effet de la dynamique des rapports de pouvoirs politiques qui ont précédé l’époque actuelle. Comme le résume Marie-José Barbot :
Les interactions autour des journaux d’étonnement ont avant tout permis de prendre conscience de la façon dont les réactions surgissent. Soit elles concernent l’ensemble des Français lorsqu’il s’agit du rapport à des valeurs communes (laïcité, intimité dans l’accès au dossier personnel des élèves, pudeur, fonctionnement syndical…), soit elles correspondent à des valeurs générationnelles (un Britannique réagit comme un Français face à des questions de discipline et d’autorité…), soit enfin à des traits personnels (rigidité, insécurité, enthousiasme…) (2005 : 188).
47Au-delà des informations apportées par les étudiants, l’enrichissement des représentations des étudiants (issues de l’expérience vécue à l’étranger) par des apports théoriques s’effectue, dans ce type de séance, de façon « naturelle », dans la mesure où les étudiants sont sensibilisés aux mêmes thèmes, et, en outre, en demande de réponses à apporter aux multiples questions qui restent posées. Pour les stagiaires, la jonction entre le « déjà là » (les représentations de sens commun, les habitus) et des savoirs plus complexes et enrichis (anthropologie, communication et sociologie) est féconde car il y a un questionnement en amont et comme le remarque Jean Clenet (1998 : 190) « la jonction se fera d’autant plus naturellement car pilotée par la personne elle-même et non seulement par des injonctions venant de l’environnement ».
48L’utilisation du journal d’étonnement vise à exploiter la dimension temporelle de la formation pour transformer une tâche universitaire ponctuelle en expérience personnelle, à susciter chez l’étudiant la sensation d’avoir effectué un processus de mise à distance inscrit dans le temps. À ce titre, c’est un outil de formation qui prend son sens dans l’« après-coup13 ».
49Les limites de cet accompagnement de l’acceptation de la différence culturelle sont, pour nous, liées à la posture d’étonnement suscitée chez les stagiaires. Il nous semble que cet aspect gagne à être discuté avec les stagiaires mis en position de futurs enseignants par le biais de questions du type : « Que pensez-vous de cet outil ? L’adopteriez-vous avec vos étudiants ? Entouré de quelles précautions ? ».
50Si le journal d’étonnement peut entrer dans la catégorie des rapports de stage et renvoyer aux genres rédactionnels universitaires, sa démarche réflexive fondée sur l’expérience, travaillée d’abord individuellement puis collectivement, lui confère également une dimension professionnalisante : elle atteste de la capacité du futur enseignant de FLE à objectiver l’altérité et à l’analyser en termes raisonnés. Cet entre-deux discursif renvoie à la situation de communication en « double piste » (Bertrand Schwartz, 1973) de ces étudiants en formation, à la fois apprenants et professeurs. Alors que la plupart des compétences professionnelles se développent grâce à la pratique et à la réflexion, la compétence réflexive sur l’identité culturelle ne se développe pas toujours spontanément et il peut être pertinent de penser à l’inclure dans un dispositif de formation en cherchant des occasions pour qu’elle puisse se construire.