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Structure thématique du paragraphe dans les productions d’apprenants sinophones de français langue seconde

Thematic Structure of the Paragraph in L2 Writing Productions of Chinese Learners of French
Tatiana Aleksandrova

Résumés

Cet article porte sur l’organisation thématique des paragraphes rédigés par des apprenants sinophones de niveau B2 en français langue seconde (L2) dans le cadre de la production d’un essai argumenté. Rédiger un texte en L2 est une tâche complexe nécessitant de nombreuses compétences : linguistiques, rhétoriques et pragmatiques. Des travaux précédents attestent les difficultés persistantes d’apprenants de L2 à l’écrit. Les résultats de cette étude montrent que les apprenants sinophones partagent un certain nombre de stratégies propres aux francophones natifs, à savoir les formes particulières de progression thématique qui sont mises en œuvre pour relier les propositions. Des écarts sont par ailleurs observables : 1) les paragraphes des apprenants sont systématiquement plus courts que ceux des francophones et comportent moins de progressions linéaires préférant la progression à thème constant ; 2) les ruptures thématiques sont également plus fréquentes dans leurs productions. En ce qui concerne les moyens linguistiques, nous relevons certaines différences au niveau des reprises anaphoriques. Une différence pragmatique en lien avec le registre de langue est également observée. Notre analyse thématique et linguistique des productions permet de mieux comprendre les spécificités d’organisation du paragraphe dans les productions des apprenants sinophones.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Par langue seconde (L2), nous entendons une langue qui est apprise en contexte homoglotte et servan (...)

1L’acquisition d’une langue seconde (L2)1 implique le développement de compétences à la fois orales et écrites. Pour les niveaux avancés, tels que le niveau B2 du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL), la capacité à produire un texte argumenté est attendue, ce qui constitue un défi pour les apprenants étrangers, en particulier lorsque leur L1 est typologiquement très éloignée de la L2 (Allouche & Maurer, 2011 ; Connor, 2011 ; Hidden, 2013). Des études antérieures ont démontré que les apprenants sinophones, notamment, rencontrent de nombreuses difficultés qui sont liées à la planification générale du discours et à la structuration des arguments, en raison de l’influence de leur L1 et de leur manque de compétences linguistiques, pragmatiques et rhétoriques (Bi, 2016 ; Li & Aleksandrova, 2022).

2Notre étude se situe dans une approche textuelle. Nous nous intéressons particulièrement à l’organisation des productions à travers l’analyse de la progression thématique au sein d’un paragraphe (Daneš, 1974). La progression thématique assure deux des quatre méta-règles de la cohérence définies par Charolles (1978), à savoir la répétition et la progression. Le thème, qui reprend une information, et le rhème, qui en dit quelque chose en apportant une nouvelle information, sont des éléments clés dans cette analyse. Malgré l’importance de cette perspective, relativement peu de travaux se sont penchés sur l’organisation thématique des productions d’apprenants (voir toutefois Carter-Thomas, 2000). Généralement, ces recherches se concentrent sur l’anglais L2 (cf. p. ex. Hawes, 2015 ; Wang, 2007), avec une attention particulière portée aux apprenants de langues-cultures très éloignées, tels que les apprenants sinophones. Notre étude vise à contribuer à ce champ d’étude en analysant les productions d’apprenants sinophones d’une autre langue cible. Compte tenu des difficultés attestées dans l’écriture en L2 chez les apprenants sinophones, nous émettons l’hypothèse que les difficultés relatives à la planification et à la structuration du discours mises en évidence dans de précédents travaux (Bi, 2016 ; Li & Aleksandrova, 2022), vont aussi être observables dans la progression thématique.

  • 2 Les apprenants sinophones sont nombreux à aspirer à poursuivre leurs études dans une université fra (...)

3Dans cette recherche exploratoire, nous comparons les productions de 22 apprenants avec celles d’un groupe de contrôle composé de 30 francophones natifs et cherchons à répondre aux questions suivantes : 1) Quels sont les types de progression thématique utilisés par les apprenants dans leurs paragraphes rédigés en français L2 ? 2) Quels sont les moyens linguistiques qui leur permettent d’assurer les liens de cohésion entre les propositions au sein de ces paragraphes ? Ainsi, notre analyse vise à éclairer l’acquisition des compétences rédactionnelles en français L2 en tenant compte de l’écart entre les langues. Elle a également une portée didactique, dans la mesure où ces éclairages peuvent être utiles aux (futurs) enseignants de FLE et aux apprenants sinophones engagés dans un parcours académique en France2. Les extraits de corpus sont en effet comparés et analysés de manière à ce qu’ils puissent être utilisés en classe.

2. Cadre théorique

2.1. Acquisition des compétences rédactionnelles en L2

4Les enfants apprenant leur langue maternelle développent successivement différentes compétences communicationnelles. Les compétences de compréhension et de production écrite sont développées une fois que le lexique et la syntaxe de l’oral sont plus au moins maitrisés. Les compétences de production écrite sont travaillées au cours de leur scolarisation en passant par la lecture et de nombreux écrits scolaires. Les processus de bas‑niveau, tels que ceux qui gèrent la grammaire, le vocabulaire et l’orthographe, deviennent automatisés à l’âge adulte, permettant ainsi au scripteur d’allouer plus de ressources attentionnelles aux processus dits de haut‑niveau qui concernent les aspects pragmatiques, structurels et rhétoriques (Fayol, 1997, p. 10‑11).

5Un apprenant de L2, quant à lui, découvre généralement l’ensemble des activités langagières simultanément en développant ses capacités d’expression et de compréhension en même temps. En production écrite, il doit activer un ensemble de connaissances qui sont « moins stables, moins élaborées et moins automatisées qu’en LM » (Barbier, 2021, p. 182). Ces dernières peuvent interférer avec la L1 au niveau orthographique, morphosyntaxique et procédural et ainsi alourdir la tâche de rédaction, ce qui augmente considérablement la charge cognitive. Selon les profils, les scripteurs peuvent se servir de certaines compétences acquises à travers la L1 ; cependant, de nombreuses recherches montrent que ce transfert n’est pas toujours possible. Les scripteurs expérimentés en L1 parviennent à transférer leurs compétences, notamment des aspects relevant d’un traitement de haut‑niveau, comme la planification, la structuration ou les stratégies de révision (Cumming, 1989), alors que les scripteurs moins expérimentés éprouvent des difficultés. En effet, des études expérimentales montrent que les apprenants de L2 consacrent plus de temps à la recherche du lexique et des formulations que les scripteurs de L1 (Mutta & Johansson, 2015 ; Ellis & Yuan, 2004) en puisant dans leurs ressources linguistiques en L2, mais aussi en L1 et en essayant de trouver des équivalents de traduction, ce qui est cognitivement couteux. Leur attention étant mobilisée par les processus de bas‑niveau, ils ne peuvent pas allouer suffisamment de ressources attentionnelles aux processus de haut‑niveau qui leur demandent beaucoup d’efforts (Hidden, 2013).

6Une autre difficulté rencontrée par les apprenants consiste à appréhender de nouveaux genres et leurs spécificités dans la nouvelle langue et culture. Les normes éducatives et les exigences en matière de genres et de types d’écrits peuvent varier en fonction de la culture et des traditions d’un pays ou d’une région. Ainsi, l’argumentation dans les écrits scolaires et universitaires présente des caractéristiques différentes selon les pays (Hidden, 2008). En France, les procédés argumentatifs sont enseignés dès le collège, et l’expression du point de vue de l’auteur doit s’appuyer sur un raisonnement logique illustré par des exemples. Dans certains pays asiatiques, les traditions imposent une argumentation différente. Bi (2016) évoque notamment les procédés rhétoriques spécifiques dans une dissertation en chinois, appelée 议论文 yilun wen. L’auteure indique qu’« il n’est pas toujours nécessaire de suivre un mouvement dialectique dans le développement d’un yilun wen » (Bi, 2016, p. 279). Il faudrait même, selon elle, éviter les arguments clairement opposés et ne pas chercher à les développer.

7Ces différences impactent la structuration des textes dans leur globalité et des paragraphes qui les constituent. Le travail princeps de Kaplan (1966) a montré des différences dans l’organisation des paragraphes chez les apprenants d’anglais L2 en fonction de la culture et la langue d’origine. Bien que les premiers constats de Kaplan aient été largement critiqués, les travaux ultérieurs ont néanmoins fait état de différences dans l’organisation des idées au sein du paragraphe lorsque les cultures et les langues en contact sont très éloignées. Un nombre considérable de travaux sur l’acquisition des compétences rédactionnelles existe pour l’anglais L2 (Bowen & Thomas, 2020 ; Wang, 2007). Quelques travaux portent néanmoins sur le français (Bi, 2016 ; Dekhissi & Valetopoulos, 2021) ; ils soulignent les particularités des productions d’apprenants reflétant des principes qui leur sont propres et qui diffèrent de ceux utilisés par les scripteurs natifs à différents niveaux. Ces spécificités peuvent se manifester par des stratégies de simplification lexicale ou syntaxique, les adaptations des procédures de liage ou par toute autre procédure de planification du discours.

2.2. Les processus rédactionnels en L1 et en L2

8La rédaction d’un texte exige un certain niveau d’abstraction. Le scripteur doit comprendre l’objectif de la tâche communicative, se faire une idée du destinataire et prendre en compte le décalage entre le moment de production et celui de réception de son message. Il doit ensuite activer ses connaissances sur le sujet et mobiliser les moyens linguistiques appropriés pour s’exprimer. De nombreux modèles théoriques ont été développés pour décrire ces mécanismes de rédaction. Le modèle proposé par Hayes (2012) (fig. 1) nous semble le plus complet. Ce modèle identifie trois niveaux dans le processus d’écriture : le niveau de contrôle, le niveau des processus et le niveau des ressources. Le niveau de contrôle, interne au scripteur, comprend la motivation, les intentions rédactionnelles et les schémas de rédaction. Le niveau des processus, à la fois interne et externe, englobe la compréhension de la tâche ou de la consigne ainsi que les différentes étapes de rédaction et de correction. Les processus internes englobent le générateur de suggestions, un traducteur, un réviseur et un transcripteur. L’environnement externe concerne le destinataire, le texte déjà écrit, les notes et les commentaires ainsi que les outils d’aide à la rédaction. Enfin, le troisième niveau, celui des ressources, interne au scripteur, comporte la mémoire de travail, la mémoire à long terme, l’attention et les processus de lecture.

Figure 1. – Le modèle de Hayes (2012).

Figure 1. – Le modèle de Hayes (2012).

9Les modèles appliqués aux apprenants de L2 s’appuient largement sur ceux de L1 tout en montrant que la rédaction devient plus complexe car le scripteur dispose de plusieurs systèmes linguistiques. Les modèles de Wang et Wen (2002) ainsi que celui de Zimmermann (2000), accordent leur attention à des aspects distincts. Wang et Wen (2002) tentent d’expliquer le rôle de la L1 dans les différents processus rédactionnels, tandis que le modèle de Zimmermann (2000) se concentre principalement sur la formulation et la recherche des moyens linguistiques lors de la production écrite. Dans les deux cas, les auteurs s’accordent pour dire que les processus de bas‑niveau sont très sollicités chez les apprenants et que la planification globale reste un point faible.

10Selon les types d’écrits, qu’ils soient formels ou informels, le scripteur doit mobiliser des connaissances thématiques qu’il puise dans sa mémoire à long terme. Il doit également planifier son écrit avant de trouver les moyens linguistiques et rhétoriques appropriés pour formuler ses idées et les transcrire. Cette tâche peut s’avérer coûteuse du point de vue cognitif, en fonction du degré d’expérience du scripteur. Par exemple, trouver des idées à exprimer sur un sujet peu connu représente un travail de recherche intérieure ou extérieure qui peut être conséquent. Une fois ces informations rassemblées, le scripteur doit les garder en mémoire pour la planification et la structuration du contenu rédactionnel. Il est alors nécessaire de hiérarchiser et de structurer ces informations afin d’assurer une progression qui corresponde aux exigences de cohérence et de cohésion propres au texte demandé et conformes à la L2.

2.3. La cohérence, la cohésion et l’organisation du paragraphe

11Les études dans le domaine de la linguistique textuelle ont défini le texte comme un ensemble de phrases reliées par un sens et servant à transmettre des idées sur un thème (Adam, 2020, p. 15). Pour qu’un texte soit réussi, il doit suivre certains principes que Charolles (1988) appelle les méta‑règles de cohérence : la répétition, la progression, la non‑contradiction et la relation. La cohérence textuelle correspond à l’organisation globale du texte qui présente les idées et les informations de manière fluide et compréhensible pour le lecteur. L’organisation thématique du texte représente l’une des caractéristiques de la cohérence. Les notions de thème et de rhème ont été introduites par les linguistes de l’École de Prague au début du xxe siècle qui se situent dans une perspective fonctionnelle considérant que chaque énoncé comporte des informations connues, partagées ou assurant la base de la communication et placées au début de l’énoncé, appelées le thème du message. Pour assurer la règle de la progression, le message doit également comporter une information nouvelle, dire quelque chose à propos du thème. Cette partie de l’énoncé est appelée le rhème et placée après le thème (Combettes, 1983, p. 30).

  • 3 Par exemple : Le concert (TH1) ne doit pas être annulé (RH1). Il (TH1) attire un grand nombre de to (...)
  • 4 Par exemple : Le concert (TH1) attire un grand nombre de touristes (RH1) qui (TH2) soutiennent l’éc (...)
  • 5 Par exemple : Le concert (TH1) a de nombreux avantages (RH1). Le tourisme (TH2) se développe (RH2),(...)

12Les informations évoluent au sein du discours selon différents principes, que Daneš (1974) présente sous forme de trois grands types de progression thématique : la progression constante3, la progression linéaire4 et la progression dérivée5. La progression constante permet de maintenir le même thème d’une proposition à l’autre. La progression linéaire correspond au passage d’un rhème au statut du thème dans la proposition qui suit. Quant à la progression dérivée, il s’agit d’un hyperthème ou rhème qui se développe progressivement dans le texte sous forme de sous‑thèmes.

13Plusieurs linguistes ont adopté ces notions et les ont adaptées à leurs besoins. Adam (2020) et Sarfati (2019) utilisent le terme progression à thème constant pour désigner la progression constante. Pour la progression linéaire, on trouve les termes progression par thématisation linéaire et progression à thème linéaire respectivement chez ces deux auteurs. En ce qui concerne la progression dérivée, Sarfati utilise le terme progression à thème divisé. Par ailleurs, Adam introduit un autre type de progression qu’il nomme progression thématique combinée. Toutefois, dans cet article, nous avons choisi de nous baser sur la perspective pragoise initiale, qui demeure la référence pour fournir des catégories utiles pour nos analyses textuelles.

14En plus de la combinaison des différents types de progression thématique, des sauts thématiques, correspondant à l’introduction de nouveaux thèmes au sein du paragraphe ou des retours à un thème précédemment évoqué, peuvent être attestés dans les textes. Il est important de reconnaitre que l’organisation textuelle est complexe et comporte plusieurs niveaux.

15L’ensemble des moyens linguistiques utilisés pour assurer la cohérence textuelle est désignée par le terme cohésion (Halliday & Hasan, 1976). Les reprises anaphoriques font partie de ces moyens et sont généralement catégorisées en anaphores nominales fidèles et infidèles, anaphores pronominales, associatives, métaphoriques et résomptives (Adam, 2020). Dans un texte argumentatif, l’anaphore résomptive ou conceptuelle joue un rôle important, car elle permet de reprendre un thème ou un rhème de manière synthétique. Du point de vue linguistique, ce type d’anaphore peut être réalisé par la nominalisation ou par des pronoms tels que cela ou ce (Descombes Denervaud & Jespersen, 1992). Les anaphores nominales et pronominales, à leur tour, permettent de reprendre le référent par un syntagme nominal (cette fête, cet évènement), un pronom personnel (elleil) ou relatif (que, qui, dont). En ce qui concerne les anaphores associatives, elles servent à introduire un nouveau référent par association avec le référent déjà mentionné, par exemple grâce à un déterminant défini ou possessif et un syntagme nominal : nos commerçants, notre ville, la population. Quant à l’anaphore métaphorique, elle évoque le référent par une figure de style qui est la métaphore, par exemple pour le référent ville, nous pourrions avoir des métaphores comme cette mosaïque ou un labyrinthe urbain.

16Chaque texte long est composé d’un ensemble de phrases qui forment des sous‑parties souvent appelées paragraphes. Le paragraphe a fait l’objet de nombreuses réflexions. Adam (2018, p. 55) distingue le paragraphe graphique du paragraphe sémantique en s’appuyant sur les critères de forme et de fond. Pour des questions pratiques d’analyse, nous nous intéresserons ici au paragraphe graphique qui commence par un alinéa et se termine par un point. Il assure ainsi une organisation visuelle des textes. Les travaux expérimentaux ont montré que cette unité typographique facilite la lecture et « la construction d’une représentation sémantique, par le maintien temporaire d’informations en mémoire de travail et la mise en relation d’énoncés par étapes de traitement des informations textuelles » (Adam, 2018, p. 12).

17Le paragraphe représente une unité d’analyse essentielle dans les travaux en rhétorique contrastive et interculturelle (Connor, 2011 ; Kaplan, 1966), et au‑delà d’une convention de forme, il a une importance dans la construction de la cohérence du texte. Il est bien connu que selon les cultures, les exigences envers le paragraphe varient. Par exemple, dans certaines cultures, la présence des paragraphes n’est pas exigée dans les textes officiels et académiques (Aykurt-Buchwalter, 2023 ; Takagaki, 2011). En revanche, selon les normes d’écriture françaises, il s’agit d’une unité importante dont la structure est travaillée depuis le secondaire. Sa longueur peut varier selon les besoins et les préférences des scripteurs. Le manuel de l’Association psychologique américaine (2019) indique qu’un paragraphe devrait contenir entre 100 et 200 mots et entre 3 et 5 phrases, tout en mentionnant qu’il n’y a pas de règles strictes sur sa longueur et que c’est au scripteur d’en décider en fonction des idées qu’il développe. En Chine, la notion du paragraphe existe également et les apprenants sinophones sont familiarisés avec cette notion (Qi, 2014). Tout comme en français, le paragraphe doit respecter une unité graphique et une unité sémantique. Cependant, de nombreux travaux constatent les difficultés d’apprenants sinophones à produire des paragraphes bien construits et cohérents en L2, notamment en anglais (Hsiung, 2014 ; Liu & Wang, 2011).

3. Méthodologie

18Notre étude a été menée au sein d’une université française auprès d’apprenants sinophones inscrits dans un diplôme universitaire intitulé Lettres, Langue française, Communication. Ce cursus propose des cours de renforcement du français ainsi que des cours disciplinaires dispensés dans différentes filières universitaires, par exemple en sciences du langage, en lettres ou en informatique. Nous avons recueilli des productions écrites auprès de 22 apprenants suivant cette formation. Leur profil est assez similaire : à l’entrée de la formation, ils possèdent en français le niveau B1 attesté par un test de langue et à l’issue des deux semestres, ils doivent valider le niveau B2. Le groupe est majoritairement composé de femmes (19/22). L’âge moyen est de 21 ans. Leur formation en Chine correspond à deux années de licence. Les productions ont été comparées à celles d’un groupe contrôle composé de scripteurs francophones natifs (n = 30), étudiants de troisième année de licence de sciences du langage. Le groupe est également majoritairement féminin (28/30).

19Tous les participants ont complété un formulaire socio-biographique nous donnant accès à certaines informations personnelles, telles que l’âge, les langues pratiquées et le niveau d’étude. Cela nous a permis d’exclure les participants hors profil. Le profil des participants retenus est assez proche notamment en ce qui concerne le niveau d’études, à savoir, tous les étudiants ont validé leur deuxième année de licence et se trouvent en 3e année de formation universitaire. Selon les formulaires, les apprenants sinophones apprennent le français depuis 3 ans et se trouvent en France depuis 10 mois au moment de l’expérimentation. Les informations issues du formulaire indiquent que les participants, qu’ils soient natifs ou apprenants, sont familiarisés avec l’écrit en L1 et ont appris à rédiger des textes et des paragraphes pendant leur parcours scolaire et universitaire. En revanche, aucune formation préalable destinée à améliorer leur capacité à rédiger des paragraphes ne leur a été proposée (tableau 1).

Tableau 1. – Les participants de l’étude.

Participants

Francophones

Apprenants sinophones du français

Âge moyen

21 ans

21 ans

Sexe

28 femmes/2 hommes           

19 femmes/3 hommes

Langue maternelle    

Français

Mandarin standard

Niveau d’études

Licence 2

Fin de 2e année de Benke (équivalent de la licence)

Niveau de français

 

B1 validé

Autres langues parlées

Anglais (niveau moyen B2),
Espagnol (niveau moyen B1),
Allemand (niveau moyen B1)

Anglais (niveau moyen B2)

20Tous les participants ont réalisé la même tâche communicative les invitant à rédiger une lettre de protestation adressée au maire d’une ville afin de lui demander de maintenir une fête de fin d’été qui risque d’être annulée. Cette tâche a été réalisée en conditions d’examen, à savoir sans consultation de documents et en temps limité à une heure. La longueur attendue des textes est de 250 mots. Voici la consigne, telle qu’elle a été présentée aux participants.

Vous habitez dans une ville qui organise chaque année un grand concert gratuit pour marquer la fin de l’été. Pour des raisons financières, votre ville annonce qu’elle veut supprimer cet événement musical. Vous écrivez au maire de la ville pour le persuader, à l’aide d’arguments et d’exemples précis, des avantages culturels et touristiques que ce concert représente. Vous insistez également sur l’intérêt économique de cette manifestation pour les commerçants et les artistes de la région. (250 mots)

21Le corpus a été saisi sur un traitement de texte en conservant les retours à la ligne, les erreurs orthographiques et la ponctuation. Les productions ont été anonymisées. Le corpus représente ainsi 52 productions d’un total de 14 079 mots. Ce corpus fait partie d’un corpus plus vaste, appelé Corpus écrits d’apprenants et acquisition de L2 (CEAAL2) et publié sur la plateforme Ortolang6.

22Notre analyse porte sur la structure générale du texte et plus particulièrement sur le premier paragraphe qui suit immédiatement l’introduction. Nous avons procédé au calcul de la longueur de celui‑ci en nombre de phrases (par phrase nous entendons un ensemble de mots commençant par une majuscule et se terminant par un point) et de mots (ensemble de lettres entre deux espaces). De plus, nous avons effectué manuellement un découpage en propositions, nous permettant ainsi d’annoter le thème et le rhème. Nous entendons par proposition une suite de mots comprenant un pivot verbal et un sujet (Riegel et coll., 2004).

23L’annotation des thèmes et des rhèmes étant un processus assez subjectif, nous avons opté pour une double annotation. Le premier annotateur a identifié les thèmes dans les paragraphes concernés en se basant sur des critères fonctionnels et en essayant de répondre à la question : de quoi parle la proposition ? Pour ce travail d’annotation, nous nous sommes appuyées sur les travaux existants et notamment sur celui de Flament (2006). Il a été question d’analyser les débuts de propositions afin de délimiter les thèmes qui peuvent être exprimés par le sujet de la proposition de type cet évènement ou la suppression de ce concert. Ils peuvent également être précédés d’un connecteur de type effectivement ou d’un complément de lieu comme dans notre ville, de temps chaque année ou d’un syntagme prépositionnel on peut aussi grâce à cet évènement. Les connecteurs n’ont pas été annotés en tant que thèmes, contrairement aux compléments de lieux, car ces derniers ont un rôle important dans la progression thématique et peuvent souvent être le thème de la proposition suivante.

(1)
Tout d’abord,
ce concert (TH1) permet de rencontrer des personnes venant des quatre coins de la planète grâce aux touristes (RH1) ; (TH1) mais aussi de faire connaitre les nouveaux artistes ainsi que les grands artistes venant de notre belle ville (RH2). On peut aussi grâce à cet événement (TH1), faire connaitre l’histoire de notre ville (RH3). (FR_13)

24Les gérondifs avec leurs compléments, comme en supprimant ce festival, ont été annotés en tant que thèmes. Ensuite, le rhème a été identifié en posant la question suivante : qu’est‑ce qui est dit par rapport au thème ?

25Cette première annotation a été soumise à un annotateur externe au projet, spécialiste des analyses textuelles. Ce dernier a relevé les points de désaccord, qui ont ensuite été discutés et pour lesquels un accord a été trouvé entre les deux annotateurs. Les cas de désaccords étaient relativement rares. En effet, le thème coïncide souvent avec le sujet grammatical, ce qui facilite le repérage.

26Nous avons appliqué le même principe à l’ensemble du corpus. Cette annotation nous a permis d’analyser les types de progression thématique dans l’ensemble des paragraphes retenus ainsi que les moyens linguistiques qui les assurent.

4. Résultats

4.1. Analyse générale des textes

27Les analyses montrent que les productions des apprenants respectent mieux la structure du texte en paragraphes distincts que celles du groupe de contrôle. Dans le groupe des apprenants, aucune production n’a été rejetée à cause de l’absence de paragraphes alors que dans le groupe de scripteurs francophones, huit textes ne présentent qu’un seul paragraphe. Nous n’avons pas tenu compte de ces productions en réduisant le nombre de textes analysés dans ce groupe à 22. Nous sommes bien consciente que cette élimination limite notre analyse des stratégies organisationnelles employées par les francophones natifs. En effet, un essai argumentatif peut tout à fait contenir un unique paragraphe et être parfaitement cohérent et persuasif. Il n’existe pas de critères stricts en rhétorique ou en linguistique textuelle imposant un nombre de paragraphes à un essai argumentatif. Les recommandations générales se limitent aux conseils de faire correspondre une idée à un argument. S’il est présupposé qu’un essai argumentatif devrait comporter plusieurs idées, nous pouvons imaginer plusieurs paragraphes ; cela dit, l’expression écrite, tout comme l’expression orale, peut prendre autant de formes que de situations de communication. Notre élimination des textes comportant un unique paragraphe se base donc seulement sur le critère de comparabilité des données et ne repose aucunement sur un jugement de valeur des textes analysés.

28Une analyse générale des textes (tableau 2) montre que les productions des apprenants sont généralement plus longues (en nombre de mots) et comportent en moyenne plus de paragraphes que les productions des francophones. En revanche, le nombre moyen de phrases et de mots par paragraphe s’avère plus grand chez les francophones. Ainsi, dans le cadre de cette étude, les apprenants ont tendance à rédiger des textes plus longs comportant un plus grand nombre de paragraphes qui sont cependant plus courts que ceux des natifs.

Tableau 2. – Analyse générale des textes.

Critère d’analyse/Groupe

Francophones

Apprenants

Nombre de textes analysés

22

22

Nombre moyen de mots par texte

282

331

Nombre moyen de paragraphes

3,8

4,5

Nombre moyen de phrases par paragraphe

4,8

3,4

Nombre moyen de mots par paragraphe

96,6

65,1

4.2. Annotation du thème et du rhème dans les paragraphes

29Une fois les thèmes et les rhèmes annotés manuellement dans les paragraphes concernés, nous avons observé le premier thème de chaque paragraphe afin de mieux comprendre le point de départ des scripteurs. Ainsi, nous avons identifié 16 thèmes différents dans l’ensemble des données. Le thème le plus fréquent correspond à l’évènement dont il est question. Il est évoqué dans 14 des 22 textes produits par les scripteurs francophones et dans 16 textes réalisés par les apprenants. Les scripteurs des deux groupes recourent principalement au substantif concert précédé du déterminant démonstratif ce. Ce moyen représente presque 70 % des expressions chez les apprenants. Quant aux francophones, ils utilisent une variété plus importante de synonymes : cet évènement, ce festival, cette manifestation, ce rendez‑vous. Cette analyse montre que l’objet du discours a été précédemment posé dans la majorité des textes analysés, car le déterminant ce est largement utilisé par les deux types de scripteurs. Cependant, la variation lexicale dans la reprise du thème est plus importante dans le groupe des natifs que dans celui des apprenants, ce qui peut être expliqué chez ces derniers par un répertoire lexical moins riche ou le réseau des relations de synonymie, hyponymie et hyperonymie disponible en L2. Le tableau 3 résume le répertoire lexical mobilisé dans les deux groupes de scripteurs.

Tableau 3. – Moyens lexicaux utilisés pour indiquer l’évènement dont il est question comme premier thème du paragraphe.

Moyen linguistique/Groupe de scripteurs

Francophones

Apprenants

Ce concert

6

11

Cet évènement/un évènement

4

4

Ce festival/le festival

2

0

Cette manifestation

1

0

Ce rendez-vous

1

0

Cette fête

0

1

TOTAL

14

16

30Dans les autres productions des deux groupes, les thèmes suivants ont été observés : je, nous, les avantages, la culture, la musique, la communauté. Globalement, les scripteurs des deux groupes tendent à commencer le paragraphe par l’évènement en question en le plaçant en position de thème. Nous allons maintenant observer comment les idées s’enchainent dans le paragraphe à travers l’analyse des types de progression thématique et les moyens linguistiques que les scripteurs utilisent.

4.3. La progression thématique et les moyens linguistiques utilisés

31L’analyse de la progression thématique montre que les scripteurs des deux groupes recourent principalement à la progression à thème constant, à la progression linéaire, ainsi qu’à l’introduction d’un nouveau thème au sein du paragraphe et la réintroduction d’un thème précédemment mentionné suite à une rupture thématique. La fréquence d’utilisation de certaines de ces progressions varie entre les groupes (fig. 2). Les francophones natifs de notre corpus utilisent systématiquement la progression linéaire (41 % des cas) leur permettant de faire avancer leurs idées en variant les thèmes. Ce type de progression thématique est moins fréquent chez les apprenants (32 %) qui optent davantage pour la progression à thème constant (35 %), progression moins fréquente dans les productions des francophones natifs (22 %). Une différence a été attestée pour l’utilisation de la progression dérivée, présente chez les francophones (9 %) et absente des productions des apprenants. En ce qui concerne les ruptures thématiques, elles sont un peu plus fréquentes chez les apprenants (28 %) que chez les francophones (19 %). Enfin, la réintroduction d’un thème est attestée à hauteur de 9 % chez les francophones et à hauteur de 5 % chez les apprenants.

Figure 2. – Types de progression thématique attestés dans l’ensemble des données.

Figure 2. – Types de progression thématique attestés dans l’ensemble des données.

32Si l’on regarde les principaux contrastes entre les moyens linguistiques utilisés par les deux types de scripteurs pour réaliser ces types de liages entre les propositions — terme emprunté à Adam (2020) et désignant l’ensemble de moyens linguistiques permettant d’assurer la continuité textuelle —, on constate qu’en ce qui concerne la progression linéaire, l’ensemble des scripteurs opte pour une variété de moyens linguistiques (fig. 3) : anaphore fidèle, anaphore infidèle, anaphore déterminative, anaphore pronominale, anaphore résomptive et anaphore associative.

Figure 3. – Types d’anaphores utilisés pour assurer la progression linéaire.

Figure 3. – Types d’anaphores utilisés pour assurer la progression linéaire.

33La figure 3 montre que l’anaphore résomptive est le moyen le plus souvent utilisé par les scripteurs des deux groupes pour assurer la progression linéaire. Chez les francophones, elle se réalise par le pronom cela (9/19), une structure impersonnelle il est/ce serait (6/19) et des substantifs (4/19).

  • 7 Comme indiqué dans la section 3, lors de la saisie informatique du corpus, nous avons respecté les (...)

(2)
Depuis la mise en place
de cet événement musical (TH1), le tourisme régional n’a cessé d’être à la hausse (RH1) et nos sites (TH2) culturels ont connus une constante augmentation (RH2). De ce fait, cela (TH3 = RH2) n’a pu que bénéficié7 à nos commerçants (RH3). (FR_5)

34Chez les apprenants, nous attestons la présence de la structure présentative c’est (4/10), illustrée en (3), absente des productions des francophones. Les substantifs sont utilisés à la même fréquence que chez les francophones (4/10), tandis que le pronom cela (2/10) est moins souvent utilisé.

(3)
Notre vie quotidienne (TH4) ne peut pas manquer la culture et la musique (RH5), donc c’est (TH5 = RH5) trop triste si on supprime ce concert (RH6). (APP_SIN_15)

35Les autres anaphores sont utilisées de manière similaire par les scripteurs des deux groupes avec une légère préférence pour les anaphores fidèles (4) chez les apprenants. Nous pouvons supposer qu’il s’agit ici de l’influence du mandarin où les reprises anaphoriques par un pronom sont quasiment impossibles en dehors de la référence à des humains. Il pourrait donc y avoir un phénomène de transfert de la L1 des apprenants.

(4)
Les gens (TH2) qui viennent pour participer au concert pourraient connaître notre culture (RH2). Par ailleurs, notre culture (TH3 = RH2) pourrait devenir plus riche grâce aux différents gens du monde (RH3). (APP_SIN_8)

36En ce qui concerne la progression à thème constant, l’anaphore pronominale représente le moyen de liage dominant dans les deux groupes. Le nombre d’anaphores infidèles est légèrement plus élevé chez les francophones (23 %) que chez les apprenants (17 %) (fig. 4).

Figure 4. – Types d’anaphores utilisées pour assurer la progression à thème constant.

Figure 4. – Types d’anaphores utilisées pour assurer la progression à thème constant.

37Quant à la progression dérivée (5), elle est observée chez les natifs dans 9 % des cas et elle est absente des productions d’apprenants, probablement à cause des difficultés de planification. Chez les natifs, il s’agit le plus souvent d’une progression à rhème dérivé que d’un thème dérivé.

(5)
Tout d’abord, un concert (TH1)
rassemble (RH2). Les générations, les cultures (TH2) se rencontrent (RH3). Des gens (TH3) viennent de très loin pour cet événement et le font connaitre aux quatre coins du monde (RH4). (FR_14)

38Un autre phénomène a retenu notre attention. Il s’agit des ruptures thématiques et de l’introduction des nouveaux thèmes au sein du paragraphe. Il faut souligner que tous les thèmes introduits sont reliés au sujet du texte par les liens isotopiques et peuvent également être mentionnés dans la consigne ou dans le premier paragraphe. Leur réception ne pose pas de problème de compréhension. Ce qui nous a néanmoins intéressée est de déterminer leur fréquence dans les textes. Ce phénomène survient plus fréquemment dans les productions des apprenants (28 % des cas) par rapport aux francophones (19 %). L’analyse des thèmes révèle que les francophones, contrairement aux apprenants, recourent parfois au pronom personnel vous qu’ils thématisent, comme en (6).

(6)
Chaque année, le Festival Berlioz (TH1) accueille de plus en plus de monde (RH1). Cependant,
vous (TH2) souhaitez le supprimer par manque d’argent (RH2). (FR_7)

39Un autre contraste a été observé pour l’emploi du pronom de la 1re personne du pluriel. Les francophones recourent au pronom nous, tandis que les apprenants l’emploient moins souvent que le pronom de la 3e personne du singulier on (7), pratiquement absent des productions des francophones natifs pour cette fonction.

(7)
Notre grand concert gratuit (TH1) peut être une symbolise d’activité culturelle de la ville (RH2),
on (TH2) peut dépasser ce jour comme un fête (RH3), même si on (TH2) aime plus la ville grâce au concert (RH4). (APP_SIN_6)

40Ces différences pragmatiques n’impactent pas la structure thématique du paragraphe, mais devraient faire l’objet d’une étude séparée, en lien avec le degré d’implication du scripteur dans le texte et la maitrise du registre de langue utilisé dans un écrit formel.

41Enfin, nous avons observé la réintroduction de thèmes suite à une rupture dont nous avons attesté une plus grande fréquence chez les francophones (9 %) que chez les apprenants (5%). L’exemple 8 présente la dernière phrase du paragraphe du scripteur francophone (FR_7) dont le début est présenté plus haut dans l’exemple 6.

(8)
Cet événement musical (TH1) est donc plus que bénéfique pour l’économie de notre ville. (FR_7)

42L’exemple 9 illustre le même phénomène observé dans la production d’un apprenant sinophone.

(9)
Dans un premier temps, le concert (TH1) est un festival, à la fois (RH1), il (TH1) est une activité culturelle (RH2), il (TH1) manifeste dans notre ville (RH3), notre habitants (TH2) vont avoir la chance d’y participer (RH4), cela (TH3) est favorable pour améliorer la qualité culturelle des habitants locals (RH5). En plus, aujourd’hui, il y a de moins en moins de jeunes (TH4) qui adorent les instruments musicale (RH6), mais avec le concert (TH1), il peut plus ou moins attirer les jeunes à commencer à apprendre les musiques (RH7). (APP_SIN_10)

43Le thème le plus fréquemment réintroduit correspond au concert dans les deux groupes. Chez les francophones, ce phénomène est cependant plus fréquent. Sur l’ensemble des textes traités, c’est dans 45 % (10/22) des cas que le scripteur revient à ce thème dans la dernière phrase. Quant aux apprenants, ils le font beaucoup moins souvent : seuls 4 cas sur 22 (18 %) ont été attestés. Les paragraphes se terminent souvent par le thème du concert suite à une progression constante. Si un changement de thème est observé, cela ne garantit pas le retour à ce thème en fin de paragraphe.

5. Discussion des résultats et conclusion

44L’analyse exploratoire de ce corpus de petite taille permet de voir que les apprenants s’appliquent à la réalisation de la tâche communicative et font des efforts de structuration, même s’ils ont encore des difficultés à rédiger des paragraphes assez étoffés (plutôt que longs) pour étayer leurs propos. Leurs textes comportent effectivement plus de paragraphes et ils sont généralement plus courts que ceux des francophones natifs. Les travaux existants montrent des tendances similaires dans les écrits d’apprenants d’autres langues maternelles ; il s’agit donc d’une tendance qui pourrait caractériser le processus d’acquisition des compétences rédactionnelles à ce niveau et se généraliser sur d’autres apprenants du niveau similaire (Aykurt-Buchwalter, 2023).

45La plupart des apprenants tendent à commencer le paragraphe par le même thème que les francophones en focalisant leur attention sur le concert, ce qui correspond à ce que les auteurs appellent une topic sentence qui caractérise également les paragraphes rédigés en anglais, mais peut être absent des paragraphes rédigés dans d’autres langues, par exemple en persan (Katchen, 1982). Cette préférence peut être le signe d’une acquisition en lien avec le français ou l’anglais, une autre langue apprise par nos participants. Pour savoir s’il s’agit d’un transfert de leur L1, il faudrait analyser les productions en chinois. Nous disposons d’un corpus de textes rédigés sur le même sujet en chinois par des scripteurs sinophones et nous envisageons une étude contrastive des deux corpus sur la progression thématique.

46Nous avons émis l’hypothèse que les difficultés de planification seraient observables au niveau de la progression thématique. Les résultats de nos analyses montrent plutôt des spécificités dans les préférences de structuration chez les apprenants que des difficultés. La progression à thème constant demeure le moyen de liage le plus fréquent dans les écrits des apprenants, même s’ils recourent également à la progression linéaire. En revanche, l’absence de progression dérivée dans leurs productions confirme en partie notre hypothèse. La préférence pour la progression à thème constant peut s’expliquer par sa facilité de traitement. Ce type de progression est souvent associé aux narrations, un type de discours généralement acquis avant l’argumentation. Les études en acquisition du français langue maternelle montrent que les élèves de collège ont tendance à privilégier une argumentation avec des arguments peu développés et peu de contre-arguments. Ce faisant, ils adoptent une stratégie narrative qui consiste à restituer des évènements mémorisés alors que l’argumentation exige la transformation des informations, leur hiérarchisation et la capacité à convertir un argument positif en argument négatif (Golder & Favart, 2003). En ce sens nous pouvons rapprocher ces élèves des apprenants de L2 tout en sachant que pour l’acquisition de la L2, le rôle de la L1 est également très important.

47Pour ce qui est de la progression linéaire, tout comme les francophones natifs, les apprenants recourent de manière privilégiée à l’anaphore résomptive. Cependant, les moyens linguistiques utilisés sont assez limités, comme en témoigne le recours à la structure présentative c’est qui leur permet de résumer le contenu du rhème précédent. Plus globalement, les moyens linguistiques utilisés par les apprenants pour assurer la cohésion dans le paragraphe diffèrent par rapport aux francophones quel que soit le type de progression thématique.

48Enfin, pour revenir à notre hypothèse relative aux difficultés liées à l’organisation des paragraphes, nous avons observé que les paragraphes des apprenants comportent davantage de ruptures thématiques, ce qui confirme notre hypothèse. Nous observons, entre autres, le recours des apprenants aux pronoms personnels et notamment au pronom on quasi absent des productions des francophones.

49Dans l’ensemble, ces résultats vont dans le sens de ceux d’études précédentes sur la complexité de la tâche de l’écrit qui nécessite plusieurs mécanismes cognitifs et l’activation d’un ensemble de compétences linguistiques, pragmatiques et socio-culturelles (Alisha et coll., 2019 ; Connor, 2011). L’analyse des types de progression thématique dans les productions des apprenants permet de voir concrètement les différents moyens linguistiques qui assurent l’enchainement des idées, ce qui pourrait, selon nous, être utile aux professeurs de langues. L’emploi des anaphores pourrait à notre avis être plus explicitement lié à la notion de progression thématique afin de rendre la reformulation plus consciente et systématique, particulièrement pour des apprenants sinophones dans la mesure où le fonctionnement des anaphores en chinois est foncièrement différent, notamment en ce qui concerne les reprises pronominales des référents non animés. Un travail spécifique autour du lexique en lien avec les relations de synonymie, d’hyponymie et d’hypéronymie serait à approfondir. Enfin, les compétences pragmatiques pourraient être travaillées en lien avec le genre textuel.

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Sitographie

Nombre d’étudiants sinophones en France : <https://www.campusfrance.org/fr/actu/publication-du-focus-chine> (consulté le 14 mars 2024).

Corpus utilisé pour l’étude : <www.ortolang.fr/workspaces/ceaal2> (consulté le 18 mars 2024).

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Notes

1 Par langue seconde (L2), nous entendons une langue qui est apprise en contexte homoglotte et servant de principal outil de communication pour les activités sociales. Nous optons donc pour ce terme et non pas pour le terme langue étrangère (LE), car les apprenants de notre étude se trouvent en France au moment de l’étude.

2 Les apprenants sinophones sont nombreux à aspirer à poursuivre leurs études dans une université française, comme en témoignent les données fournies par Campus France, indiquant qu’il y a plus de 20 000 étudiants chinois en France chaque année (<www.campusfrance.org/fr/actu/publication-du-focus-chine>).

3 Par exemple : Le concert (TH1) ne doit pas être annulé (RH1). Il (TH1) attire un grand nombre de touristes chaque année (RH2).

4 Par exemple : Le concert (TH1) attire un grand nombre de touristes (RH1) qui (TH2) soutiennent l’économie locale (RH2).

5 Par exemple : Le concert (TH1) a de nombreux avantages (RH1). Le tourisme (TH2) se développe (RH2), les commerçants (TH3) profitent de cette occasion pour vendre leurs produits (RH3). L’économie de la ville (TH4) se redresse (RH4).

6 <www.ortolang.fr/workspaces/ceaal2>.

7 Comme indiqué dans la section 3, lors de la saisie informatique du corpus, nous avons respecté les erreurs des participants natifs et non natifs.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. – Le modèle de Hayes (2012).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/docannexe/image/13058/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 189k
Titre Figure 2. – Types de progression thématique attestés dans l’ensemble des données.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/docannexe/image/13058/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 211k
Titre Figure 3. – Types d’anaphores utilisés pour assurer la progression linéaire.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/docannexe/image/13058/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 90k
Titre Figure 4. – Types d’anaphores utilisées pour assurer la progression à thème constant.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/docannexe/image/13058/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 183k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Tatiana Aleksandrova, « Structure thématique du paragraphe dans les productions d’apprenants sinophones de français langue seconde »Lidil [En ligne], 70 | 2024, mis en ligne le 31 octobre 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/13058 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12lm6

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Auteur

Tatiana Aleksandrova

Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
tatiana.aleksandrova@univ-grenoble-alpes.fr

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