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Notes de lecture

Marc Fasciolo, Les présuppositions repensées. Du discours à l’ontologie naturelle

Paris, Classiques Garnier, 2023, 234 p.
Francis Grossmann
Référence(s) :

Marc Fasciolo, Les présuppositions repensées. Du discours à l’ontologie naturelle, Paris, Classiques Garnier, 2023, 234 p.

Texte intégral

1Sur un sujet fort débattu et depuis longtemps — pensons en particulier aux théories de Ducrot (1972) qui faisaient de la présupposition un acte de langage illocutoire permettant au locuteur de faire entériner subrepticement son point de vue à l’interlocuteur —, Marc Fasciolo propose un ouvrage stimulant qui a le mérite d’offrir une vision globale et cohérente du phénomène. Dans sa préface, Louis de Saussure rappelle que « les travaux sur les présuppositions partent presque toujours de la question des conditions nécessaires à la vérité des propositions (pour ce qui concerne les présuppositions au sens le plus strict) ou considèrent éventuellement les conditions de la pertinence des actes de langage (pour ce qui concerne les présuppositions dans un sens élargi, discursif, qui concerne l’arrière‑plan conversationnel) » (p. 8). Dans ce deuxième cas, l’approche pragmatique la plus radicale conduit à dissoudre la notion même de présupposition au profit « d’inférences conditionnées par des éléments contextuels » (ibid.). C’est une tout autre voie qu’emprunte Marc Fasciolo. La principale thèse défendue par l’auteur réside en effet dans la différence établie entre « présuppositions contingentes » et « propositions de fond ». Reprenons l’un des nombreux exemples proposés pour illustrer la distinction qu’il propose :

(1a)
Comme tu le sais, mon beau-frère est un fumeur. À ce propos, je t’informe qu’il a arrêté.

(1b) ?
Comme tu le sais, mon beau-frère est un être humain. À ce propos, je t’informe qu’il est triste.

2L’enchainement figurant en (1a) est acceptable précisément dans la mesure où le contenu mon beau‑frère est un fumeur est un fait contingent qui ne fonctionne pas déjà comme présupposé : par conséquent, « il peut être introduit comme sujet de discours et, dans le cadre de ce discours, il peut fonctionner comme présupposé » (p. 196). En revanche, le contenu mon beau‑frère est un être humain fonctionne déjà comme présupposé et par conséquent, n’a pas besoin d’être introduit dans le discours, la proposition contenue est « présupposée indépendamment de tout discours » (ibid.), ce qui rend l’enchainement figurant en (1b) peu naturel.

3Bien entendu, le contenu d’une présupposition contingente « peut être codé par des déclencheurs » : on a affaire alors à la conception sémantique qui s’intéresse aux propositions contingentes codées, tandis que la conception pragmatique s’intéresse aux présuppositions contingentes contextuelles. Mais dans les deux cas, on a bien affaire uniquement à des présuppositions contingentes. Or l’auteur s’intéresse davantage au continent oublié des « présuppositions de fond », dont il s’efforce de dresser un inventaire précis et détaillé, en revisitant en chemin des questions centrales, comme celle qui envisage les relations entre lexique et ontologie (chapitre 13), ainsi que, dans l’important chapitre 14, la notion de prédicat. Ce faisant, pour le besoin de sa problématique sur les présuppositions, il opérationnalise la théorie des classes d’objets de Gaston Gross, ces dernières elles‑mêmes adossées, rappelons‑le, à des « hyper‑classes » très générales (objet matériel, être humain, êtres vivants, etc.), dont l’utilité linguistique pourrait apparaitre douteuse si l’on ne comprenait pas à quoi elles servent : comme le rappelle l’auteur (p. 163), une « hyper‑classe » (par exemple les objets matériels ou les êtres vivants) ne trouve son utilité que parce qu’elle permet d’intégrer la matrice de prédicats appropriés qui découpent des classes d’objets : ce sont ces dernières qui sont les véritables outils qu’utilisent les langues pour classifier.

4Pour Fasciolo, les hyper‑classes s’identifient en fait aux « présuppositions de fond », qui permettent à la langue — et aux locuteurs — d’opérer ensuite les distinctions sémantiques nécessaires, grâce aux prédicats appropriés, par exemple entre le sens du verbe tuer dans cette maladie le tuera, de celui qu’il revêt dans l’habitude tue le désir ou dans ces escaliers me tuent. Selon le mot de Strawson, cité par l’auteur (p. 14), « il ne s’agit pas des catégories et des concepts que l’on trouve dans les domaines spécialisés de la pensée la plus raffinée. Il s’agit des lieux communs de la pensée la moins raffinée ». Jacqueline Picoche parlait des banalités du discours à propos des champs lexicaux associatifs : de son côté, Fasciolo ancre ses présupposés de fond aux lieux communs de la pensée. À partir de là se dessine le projet d’une lexicographie philosophique, exemplifié dans l’ouvrage à travers l’étude de cas proposée autour de l’opposition corps/esprit (chapitre 15). La conclusion souligne (p. 210) l’orientation anthropocentrique de notre ontologie naturelle : les êtres humains y représentent la catégorie centrale, qui fonctionne à la fois comme catégorie ontologique et comme classe sémantique, permettant justement la jonction entre ontologie et sémantique.

5Au total, on a affaire à un ouvrage d’une grande richesse, appuyé sur une bibliographie consistante, qui fournit des clés d’explication convaincantes et pose un regard nouveau sur le sujet. Écrit dans une langue claire, il s’adresse avant tout aux spécialistes de linguistique et de philosophie du langage ainsi qu’aux étudiants de niveau master ou doctoral. Il permet en effet, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, de revisiter des pans entiers de l’histoire des notions linguistiques, ainsi que de celle de la philosophie analytique. Tout au plus peut‑on regretter que l’auteur n’établisse pas davantage de passerelles entre ce qu’il nomme « présuppositions contingentes » et « présuppositions de fond » au niveau du fonctionnement même des énoncés et des discours. Présuppositions contingentes et de fond ne peuvent‑elles pas parfois converger — ou à l’inverse s’opposer — dans le discours, dans l’argumentation ou le raisonnement ? Comment mieux comprendre l’articulation entre les deux domaines dans la dynamique du langage ? La distinction fournie in fine reste en effet un peu abstraite (la dissymétrie entre fonction et contenu, selon qu’on a affaire à une présupposition de fond ou une présupposition contingente). Le risque pourrait être, en effet, de construire l’armature conceptuelle de l’ontologie naturelle en la privant d’une observation sur son fonctionnement effectif dans l’usage linguistique, un aspect qui était au fondement même des recherches de la pragmatique linguistique sur la présupposition. Mais le plaidoyer de l’auteur pour un « cercle vertueux entre linguistique et philosophie » (p. 211) ne peut qu’être entendu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Francis Grossmann, « Marc Fasciolo, Les présuppositions repensées. Du discours à l’ontologie naturelle »Lidil [En ligne], 70 | 2024, mis en ligne le 31 octobre 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/13043 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12lmg

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Auteur

Francis Grossmann

Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
francis.grossmann@univ-grenoble-alpes.fr

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