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Varia

Les écrivaines de La Grande librairie : des invitées de deuxième ligne ?

The Women Writers of La Grande Librairie: Second Line Guests?
Martine Pons Desoutter, Solange Rossato et Virginie Zampa

Résumés

Pour cet article, nous nous sommes intéressées à la place des autrices dans une émission de télévision littéraire très suivie sur une chaine du service public français. Notre analyse porte sur les temps de parole, les thématiques des émissions, la répartition sexuée des invité·e·s et les processus langagiers mis en œuvre. Elle révèle que la parité et l’équité entre les sexes ne vont pas de soi. En effet, elle montre que le choix des invités, le déroulé des échanges comme les adresses ainsi que certains éléments langagiers de l’animateur contribuent à minorer la place des autrices.

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Texte intégral

Remerciements
Nous remercions Claudine Moïse (sociolinguiste) dont l’aide a été précieuse pour repérer les signes discursifs discriminants dans l’analyse qualitative.

1. Introduction

  • 1 Le recensement a été réalisé à partir des sites de podcasts de Radio France et Arte Radio pour l’an (...)

1Un rapide recensement1 des émissions littéraires en 2021 sur Radio France et Arte Radio fait état de 31 émissions littéraires dont 24 sont animées par des hommes. Le nombre d’émission littéraire à la télévision est bien moindre et on ne décompte qu’une seule émission programmée à une heure de grande écoute. Il s’agit de La Grande librairie, une émission hebdomadaire de France 5 diffusée les mercredis à partir de 21 h. François Busnel, journaliste, critique littéraire et producteur en a été l’animateur de 2008 à 2022, année durant laquelle il a célébré la 500e émission, la dernière, clôturant ainsi la quatorzième saison. Cette émission, grande pourvoyeuse de ventes de livres, peut s’enorgueillir alors d’une audience de 500 000 auditeurs en moyenne. Elle succède à d’autres diffusions comme Apostrophes animée de 1975 à 1990 par Bernard Pivot (Antenne 2), Caractères animé par Bernard Rapp, Ah ! quels titres par Philippe Tesson, Droits d’auteurs par Frédéric Ferney, etc. Sans compter Patrick Poivre d’Arvor qui a présenté pendant onze ans l’émission Ex‑Libris (TF1).

2Les médias constituent un miroir de notre société et participent également à la construction des normes (Coulomb-Gully, 2010). À ce titre, les discours médiatiques sont « performatifs : prescriptifs autant que descriptifs, ils contribuent à la construction de notre réalité et renforcent la réalité de ce qu’ils montrent et occultent davantage encore celle qu’ils minorent » et c’est notamment le cas pour les normes de genre (Coulomb-Gully, 2011, p. 10). Or, à partir d’une étude sur un corpus de 1 312 articles de magazines littéraires et de journaux, Boisclair (2019) constate que chroniques et interviews littéraires sont davantage signées par des hommes (59,8 %) et que les critiques masculins ont tendance à ne citer que 30 % d’autrices tandis que leurs homologues féminines citent à peu près à parité auteurs et autrices (Boisclair, 2019). Si les émissions littéraires en France sont animées très majoritairement par des hommes, il est intéressant d’étudier les prescriptions qui en découlent et la place des autrices dans cette exposition médiatique.

3Nous avons ainsi étudié l’émission emblématique La Grande librairie pour observer les conseils littéraires donnés au public, grâce à une approche pluridisciplinaire.

4Après une présentation de la place des femmes dans les médias d’une part et dans la production littéraire en France d’autre part, nous ferons une analyse de cas sur l’émission La Grande librairie. À travers cette étude, nous regarderons, en passant en revue les 14 saisons, si l’émission a su prendre en compte les changements sociétaux portés entre autres par la dernière vague féministe destinée à libérer le corps et la parole des femmes (Froidevaux-Metterie, 2021). Nous ferons, dans un premier temps, des analyses quantitatives concernant i) le recensement des émissions et des invité·e·s, sur 489 émissions, ii) des mesures de temps de parole pour 5 émissions, iii) un focus sur la présentation des invité·e·s et des œuvres sur 13 émissions. Dans un second temps, une analyse qualitative des processus langagiers utilisés lors de la présentation des invités, différenciés selon le genre, complètera ce panorama.

2. La visibilité des femmes dans les médias audiovisuels et dans la production littéraire

5En 1990, dans les rédactions des chaines télévisuelles françaises, trois journalistes sur quatre sont des hommes (Poels, 2019). Même si cette proportion a évolué depuis, le conseil supérieur de l’audiovisuel indiquait, dans un rapport de 2019 sur la « Représentation des femmes à la télévision et à la radio2 », que la place des femmes dans les médias audiovisuels s’améliorait mais qu’elle n’était pas encore caractéristique d’une représentation équitable. Dans le monde, la place des femmes journalistes dans l’audiovisuel atteint, en 2015, 31 % selon le rapport du Global Media Monitoring Projet (GMMP) alors qu’elles représentent plus de 50 % de la profession. Le même type de sous‑représentation a également été relevée concernant les « expertes » : selon la commission sur l’image des femmes dans les médias, moins de 20 % des expert·e·s sont des femmes alors qu’elles représentent 40 % de la communauté des chercheurs et chercheuses (Bihel, 2014). En 2021, le rapport du CSA, devenu ARCOM et portant sur l’exercice 2020 annonce une présence des femmes stabilisée à 43 % à la télévision (CSA, 2022) mais leur temps de parole ne représente que 35 %.

6Concernant la production littéraire, plusieurs études s’intéressent à la place des autrices. Au Québec, Boisclair (2019) analyse le paysage littéraire en 2017‑2018 et révèle que les femmes soumettent autant de manuscrits que les hommes aux éditeurs mais qu’elles apparaissent moins nombreuses (39,9 %) dans leurs catalogues. De son côté, le site Women in Literary Arts réalise annuellement un comptage des autrices et de femmes critiques littéraires aux États‑Unis, et des citations d’autrices dans les principaux journaux américains. Sa responsable constate que : « Les hommes sont beaucoup plus publiés, et font l’objet de beaucoup plus de critiques dans les grands journaux, ce qui aboutit à plus d’opportunités de carrière et plus de ventes » (Amy King, 2013)3. En France encore à ce jour, il reste difficile de trouver la proportion de femmes soumettant des manuscrits aux éditeurs ainsi que celle des autrices publiées dans les catalogues des principales maisons d’édition (Bass, 2019). En effet, le rapport annuel de la Société nationale des éditeurs (SNE) ne fait pas état de statistiques genrées sur les auteurs et autrices édité·e·s4.

7Cette médiatisation accrue des auteurs est toutefois observée, en France, dans l’attribution des prix sachant qu’ils constituent « l’une des plus évidentes illustrations de la prescription littéraire française, si l’on entend par cette dernière la recommandation par des jurys d’experts d’un livre ou d’une œuvre pour sa qualité littéraire » (Ducas, 2014, p. 61). Être lauréat·e d’un des grands prix littéraires constitue ainsi, outre une consécration, une prescription qui conduit à un tremplin économique, le nombre de ventes d’un prix Goncourt avoisinant les 400 000 exemplaires5. Parmi les prix les plus renommés, le Goncourt, qui a décerné son premier prix en 1903, est celui pour lequel la place des romancières est la plus faible : 109 hommes parmi les lauréats pour seulement 12 femmes. Pour les autres prix littéraires médiatisés comme le Roman de l’Académie française, le Renaudot, le Femina ou le Médicis, les lauréates jusqu’en 2022 ne dépassent guère les 20 %, excepté pour le Femina (36 %). Ce constat est à mettre en regard avec la constitution très majoritairement masculine de ces jurys, excepté pour le jury du prix Femina, qui est composé exclusivement de femmes depuis sa création en 1904 en opposition au prix Goncourt. En effet, la question de la visibilité des autrices se pose depuis longtemps. Si les mouvements féministes ont permis une plus grande visibilité des femmes et de leurs œuvres, « on ne balaie pas des siècles de dénigrement et d’invisibilisation en quelques décennies : les mécanismes de discrédit et de disqualification persistent, de manière parfois tenace et puissante » (Marsay, 2022, p. 203). L’étude des livres d’histoire de la littérature (Lasserre, 2009, p. 49) explique ce « phénomène d’effacement de la production féminine en direct ou en différé » par un schéma qui attribue l’universel au masculin et le spécifique au féminin. Elle souligne ainsi « l’impossibilité pour les écrivaines d’échapper à leur nature de femme […] et l’influence du grand homme, Pygmalion, dans l’ombre duquel les écrivaines, Galathée, évoluent » (ibid., p. 52).

8Il apparait ainsi que la sous‑représentation des femmes dans les médias, même si elle s’estompe, s’accompagne d’une moindre représentation des autrices dans les prescriptions littéraires. Nous allons maintenant explorer l’émission La Grande librairie afin de déterminer la place donnée aux autrices et à leurs œuvres.

3. Méthodologie

3.1. Le corpus : l’émission La Grande librairie

9Dans cette émission littéraire télévisuelle, l’animateur réunit généralement sur le plateau entre deux et cinq invité·e·s autour d’une thématique pendant 90 minutes. L’ambiance y est feutrée comme dans une soirée en petit comité, les invité·e·s sont installé·e·s dans de confortables canapés. Tout est agencé pour favoriser les échanges intimistes. Selon la typologie de Charaudeau et Ghiglione (1997), l’animateur joue tour à tour différents rôles : « sablier », « coordinateur », « interrogateur » (dans lequel il pose des questions directes et montre qu’il est bien documenté pour garder sa crédibilité), « provocateur », « professeur », « amuseur public » ou « accoucheur ». Dans La Grande librairie, ce dernier rôle d’« accoucheur » est sans doute le plus mobilisé car le présentateur ne cherche pas la confrontation. En effet, avec « son mode de questionnement quelque peu socratique (reprises, relances, hypothèses par l’absurde, fausse naïveté, complicité, fausse indignation, etc.), un ton non agressif, souvent amusé, […] il essaiera de faire accoucher l’autre d’une parole qui ne peut sortir spontanément » (ibid., p. 50).

10Les interactions verbales suivent le plus souvent une configuration « en étoile », où la plupart des échanges passe par l’animateur. L’émission se déroule en direct et nécessite une préparation minutieuse accompagnée d’une répétition. Selon une étude réalisée par Livres Hebdo en 2015, cette émission serait la plus prescriptrice en France pour la vente de livres6.

3.2. Méthodologie mise en œuvre

3.2.1. Recensement des invité·e·s et des émissions

11La première approche pour étudier la place des femmes repose sur leur présence physique. Ainsi, nous avons recensé l’ensemble des émissions diffusées depuis 2008, et pour chacune, le nom de chacun·e des invité·e·s ainsi que leur sexe. Ceci nous a permis de quantifier l’évolution du nombre d’invité·e·s au cours des années. Pour affiner, nous avons aussi regardé la place des femmes au sein de chaque émission en considérant cinq catégories : les émissions dans lesquelles i) l’intégralité des invitées sont des autrices (100 % femmes), ii) les autrices sont majoritairement présentes, iii) autrices et auteurs sont représentés à parité, iv) les autrices sont en minorité sur le plateau et v) les autrices sont absentes.

3.2.2. Mesures du temps de parole pour les invité·e·s

  • 7 Car un des protagonistes, Boris Cyrulnik, était en visioconférence contrairement aux autres et son (...)

12Une fois ces premiers comptages effectués, il est important de distinguer la présence physique et les temps de parole (CSA, 2020). Nous avons souhaité mesurer les temps de parole homme-femme uniquement sur les émissions à parité pour garantir un contexte similaire pour les deux genres. Notre étude ayant débuté en 2021, nous avons choisi les émissions de l’année précédente, d’autant qu’elles étaient toutes disponibles en ligne. Nous nous sommes focalisées sur les six émissions à parité entre septembre 2019 et juin 2021 qui en compte 34. Nous avons segmenté, avec le logiciel ELAN (2021), les temps de parole des intervenant·e·s, invité·e·s et de l’animateur sur l’ensemble des 90 minutes que dure chaque émission. Dans cette analyse, toute prise de parole est comptabilisée, qu’elle fasse suite à une question de l’animateur ou qu’elle intervienne sur un propos d’un·e autre invité·e. Une des six émissions à parité est une émission spéciale consacrée à l’ouvrage Le consentement de Vanessa Springora. L’autrice est présente sur le plateau avec l’animateur et les invité·e·s Marie-Rose Moro, Jean-Pierre Rosenczveig et Pierre Verdrager arrivent après plus de 50 minutes d’échanges. Ceci ne correspond pas à la configuration classique de l’émission et nous avons donc exclu cette dernière du corpus pour ne pas biaiser l’analyse des temps de parole. Cependant, elle nous a permis de valider notre protocole en mesurant la régularité du processus de segmentation réalisé par les 3 annotatrices. En effet, nous relevons respectivement 1000 s, 999 s et 1019 s de temps de parole cumulé pour l’animateur et 1881 s, 1860 s, et 1868 s pour Vanessa Springora, ce qui correspond à 2 % de variations entre les 3 annotatrices au maximum. Nous avons également écarté l’émission « Penser le monde d’après7 ». Nous avons ainsi segmenté, pour les émissions restantes, 1 184 prises de paroles, soit une durée totale de 5 h 34 de paroles.

3.2.3. Focus sur la présentation des invitées

13Le schéma de l’émission est toujours identique : l’animateur présente tour à tour les personnes présentes sur le plateau puis questionne chacune d’elles sur son œuvre. Le rôle de l’animateur dans cette émission étant de mettre en lumière les invité·e·s du plateau, les premières minutes de présentation de chaque invitée sont cruciales. Nous avons jugé opportun de nous pencher sur ce moment spécifique, en transcrivant l’intégralité de ces présentations. Dans cette première phase, lorsque les invité·e·s s’expriment, c’est le plus souvent pour répondre par un « bonsoir » parfois accompagné du prénom de l’animateur. Cette présentation correspond à un quasi‑monologue de l’animateur dans lequel nous avons analysé la place respective des invités hommes et femmes.

  • 8 N’étant pas nous‑mêmes sociolinguistes, nous avons au cours d’un atelier de recherche dédiée au gen (...)

14Nous nous sommes intéressées aux nombres de mots du discours introductif de l’animateur destiné à présenter les auteurs et les autrices, ainsi qu’aux fréquences et aux usages de certains noms, adverbes et adjectifs qui soulèvent des différences entre les présentations8. Nous cherchons ainsi à étudier les éléments du discours utilisés qui diffèrent en fonction du genre des invité·e·s.

  • 9 Sur les 131 émissions de la période, 14 émissions sont paritaires, mais une émission dédiée à l’enf (...)

15Aux quatre émissions précédentes (de 2019‑2020), ont été ajoutées toutes celles également paritaires disponibles en podcast jusqu’à janvier 2022, date de fin de notre collecte. Nous avons constitué un corpus de 13 émissions9. L’analyse se focalise sur les premières minutes durant lesquelles l’animateur, François Busnel, présente les invité·e·s sur son plateau. Nous avons ainsi transcrit la présentation de 50 invité·e·s : 25 auteurs et 25 autrices pour un total de 7 204 mots.

4. Résultats : des autrices en minorité sur le plateau

4.1. Le décompte de la présence des autrices

16Sur les 489 émissions, nous avons recensés 1 510 invités hommes et 691 femmes, soit 31 % de femmes, un taux semblable à la proportion habituellement observée pour la présence des femmes dans les médias (CSA, 2020). La proportion d’invitées commence à 21 % en 2008‑2009 pour grimper aux alentours de 30 % de 2011 à 2018 puis avoisiner les 40 % par la suite.

Figure 1. – Pourcentage d’invitées pour chaque saison de l’émission La Grande librairie.

Figure 1. – Pourcentage d’invitées pour chaque saison de l’émission La Grande librairie.

17Sans pouvoir établir formellement de lien entre l’augmentation de la proportion des femmes dans l’émission de La Grande librairie et l’ampleur du mouvement #MeToo (2017), on relève cependant une augmentation sensible l’année suivante dans la foulée de l’émission du 8 février 2018 intitulée « Affaire Weinstein : la libération de la parole des femmes » dans laquelle étaient invitées Élisabeth Badinter, Fatiha Agag-Boujahlat, Belinda Cannone et Georges Vigarello.

  • 10 109 émissions hors émissions spéciales depuis septembre 2019 jusqu’en 2022.

18Pour mieux appréhender la répartition homme-femme, nous avons classé les émissions en cinq catégories : 100 % femmes, majorité de femmes, parité, majorité d’hommes et 100 % hommes (fig. 2). Sur 489 émissions analysées, 76 % d’entre elles proposent au public un panel largement, voire totalement, masculin. Sur les trois dernières saisons 2019‑202210, cette proportion est de 62,4 % tandis que les émissions majoritairement féminines représentent 22,9 % et les émissions paritaires 14,7 %.

Figure 2. – Nombre d’émissions pour lesquelles la répartition entre invité·e·s est : 100 % de femmes, majorité de femmes, parité, majorité d’hommes ou 100 % d’hommes.

Figure 2. – Nombre d’émissions pour lesquelles la répartition entre invité·e·s est : 100 % de femmes, majorité de femmes, parité, majorité d’hommes ou 100 % d’hommes.

4.2. Un temps de parole réduit pour les autrices

19Le tableau 1 présente les temps de parole cumulés de chaque invité·e et de l’animateur pour les quatre émissions. Comme attendu, ce dernier occupe largement l’espace sonore en raison de son statut. Un premier regard sur ce tableau permet de constater que pour chacune des émissions, le temps minimal de parole (en gras dans le tableau 1) est toujours celui d’une invitée. De plus, les hommes parlent quasiment deux fois plus que les femmes, avec des pourcentages variant de 59,39 % à 64,97 % du temps de parole total des invités (en italique). Le temps total de parole des invitées est en moyenne de 10 minutes et 24 secondes tandis que celui des invités masculins est de 17 minutes et 25 secondes (t‑test : p < 0,001). Enfin, le nombre moyen de prises de parole par émission s’élève à 31 pour les femmes et de 48 pour les hommes (t‑test : p < 0,005). Ainsi, même lorsqu’il y a autant d’hommes que de femmes sur le plateau, les prises de parole des femmes sont moins fréquentes et moins longues.

Tableau 1. – Temps de parole cumulés pour l’animateur et chaque invité·e lors des quatre émissions, avec le pourcentage de temps de parole dédié aux invités par rapport aux temps totaux hors animateur.

Titre de
l’émission

Animateur

Invitée 1

Invitée 2

Invité 1

Invité 2

%
invités

Écrire comme on dessine

34 m 03 s

12 m 22 s

9 m 55 s

18 m 40 s

22 m 40 s

64,97 %

Et après ?

25 m 11 s

8 m 08 s

13 m 26 s

21 m 14 s

18 m 06 s

64,58 %

L’exil et le voyage

27 m 23 s

13 m 25 s

10 m 27 s

14 m 49 s

20 m 58 s

60,16 %

La mère

24 m 25 s

7 m 51 s

7 m 49 s

12 m 13 s

10 m 42 s

59,39 %

Total

1 h 51 m 03 s

      1 h 23 m 14 s

      2 h 19 m 23 s

62,61 %

5. Focus sur la présentation des invité·e·s

20Le début de l’émission se déroule toujours de la même façon. L’animateur présente le thème de l’émission et les auteurs et autrices sans les nommer mais en soulignant leur activité professionnelles (ou pas).

Exemple 1 :
« Bonsoir bonsoir à tous bienvenue dans La Grande librairie. Quand l’esprit critique s’endort comme c’est le cas en ce moment, avouez qu’il est grand temps de rassembler les philosophes, les historiens et les romanciers surtout, surtout quand ils sont de confessions ou de sensibilités religieuses très différentes. Une femme rabbin, un philosophe athée, un romancier chrétien, une spécialiste de l’islam vous offrent ce soir des livres pour penser le réel et puis surtout pour cesser d’avoir peur. »

Exemple 2 :
« Bonsoir à tous et bienvenue dans ce nouveau chapitre de La Grande librairie. À quoi ressemblera le monde de demain ? C’est une question qu’il faut poser au romancier au poète mais aussi au philosophe. »

21Dans la suite, il présente ces derniers individuellement.

5.1. Des présentations très hétérogènes

22Nous constatons que certain·e·s invité·e·s font l’objet d’une présentation rapide de leur parcours littéraire pour s’attarder davantage sur l’ouvrage qui les amène sur le plateau de télévision (c’est le cas dans l’émission « Enfants de salaud, enfants de héros ») alors que, pour d’autres, l’animateur se centre sur la biographie des invité·e·s (« Transmettre l’histoire »). Le nombre de mots consacrés à chacun·e peut varier considérablement. Si, en moyenne, l’animateur utilise 34,6 mots pour présenter les auteurs et 24,8 pour les autrices, ces différences ne sont pas significatives (t‑test : p = 0,07). Concernant les œuvres, elles sont décrites en moyenne en 42,2 mots pour les auteurs et 47,9 mots pour les autrices, mais les différences ne sont pas là non plus significatives (t‑test : p = 0,15). Cette analyse quantitative souligne que cette présentation introductive se déroule selon des procédés très variables en fonction des thèmes et des invité·e·s.

5.2. La mise en valeur des invités

23Outre cette analyse quantitative, l’analyse des procédés linguistiques par lesquels le présentateur introduit ses invité·e·s est à mener car, comme Mazière (2005, p. 13), nous pensons que l’« on ne dit pas la même chose quand on le dit autrement ». Les mots utilisés et leur contexte permettent « d’identifier et de décrire les traces de l’acte » (Kerbrat-Orecchioni, 2009, p. 28). Le choix et la justification de la présence des invité·e·s à l’émission de La Grande librairie reposent sur l’ouvrage dont il va être question dans la soirée, mais aussi sur le curriculum littéraire des auteurs et autrices.

24L’émission débute le plus souvent par une présentation générale de son thème. Pour l’introduction des invité·e·s, elle se fait par un « bonsoir », adressé au premier ou à la première qui initie une présentation individuelle. L’adresse se fait le plus souvent en citant les prénom et nom, plus rarement le prénom seul. On dénombre ainsi 57 adresses à des auteurs présents sur le plateau (dont sept pour le prénom seul) et 45 pour les autrices (dont une seule avec le prénom). La présentation se fait en s’adressant à eux directement, via un « vous êtes » ou au public, avec des formules telles que « j’ai demandé à », « j’accueille », etc., mais toujours selon trois types de patterns :

  • l’indication de la profession : « Vous êtes philosophe, psychologue, éthologue également » (Vinciane Despret) ;

  • la déclinaison de son identité : « Vous êtes né le 7 janvier 1929 en Pologne à Lodge, dernier d’une famille de trois enfants » (Élie Buzyn) ;

  • la nationalité : « Vous êtes Suisse » (Antoinette Rychner).

25L’animateur détaille parfois divers aspects de leur curriculum qui peuvent être cumulatifs. Ce sont autant d’éléments factuels qui contribuent à la mise en valeur des invité·e·s :

  • les œuvres précédentes des invité·e·s :

« Votre œuvre faut‑il le rappeler est célébrée dans le monde entier. On vous doit Enki des livres qui sont devenus culte » (Enki Bilal) ;

« Catherine Meurisse acclamée et à juste titre pour des bandes dessinées comme “Les grands espaces” “La légèreté” “La légèreté” qui racontait votre retour au dessin peut‑être aussi votre retour à la vie après l’attentat contre Charly Hebdo » ;

  • le tirage de leurs ouvrages et les traductions :

« Je rappelle que votre premier ouvrage “Pour en finir avec Eddy Bellegueule” paru il y a sept ans a connu heu un succès phénoménal plus de trois cent mille exemplaires des traductions dans le monde entier une adaptation ai‑je lu en préparation avec James Ivory rien que ça » (Édouard Louis) ;

« Vos romans je le rappelle sont traduits dans une quinzaine de langues vous avez vécu une trentaine d’années à New York et notamment remporté le prix Goncourt des lycéens » (Catherine Cusset) ;

  • leurs fonctions, titres, etc. :

« Vous êtes la première femme à avoir fait le tour du monde à la voile en solitaire […]. Présidente de WWF France » (Isabelle Autissier) ;

« Dany Laferrière un des piliers de cette émission l’écrivain français née en Haïti ET élu à l’Académie française après avoir vécu à Montréal New York Miami » ;

  • leurs domaines de spécialité :

« Vous êtes professeur de littérature et de civilisation française à l’université de Tunis en Tunisie et vous êtes venue spécialement ce soir. Spécialiste de Raymond Queneau, alors c’est pas pour Raymond Queneau que je vous ai demandé de venir mais parce que vous êtes également membre associée du laboratoire d’études sur les monothéismes du CNRS » (Hela Ouardi) ;

  • les prix qu’ils ont reçus :

« Adeline Dieudonné votre premier roman “La vraie vie” on s’en souvient a été alors allez la révélation de la rentrée littéraire il y a trois ans bardés de prix immense succès public » ;

« Né au Liban je le rappelle dans la communauté chrétienne prix Goncourt 1993 c’est pour “Le rocher de Tanios” élu depuis à l’Académie française et je précise que c’est sur le fauteuil de Claude Lévi-Strauss » (Amin Maalouf).

26Ces procédés de mise en valeur sont utilisés pour les hommes comme pour les femmes. Un relevé systématique du nombre de ces différents aspects montre qu’ils sont plus nombreux pour les auteurs (60) que pour les autrices (42). Ainsi, les invités font l’objet d’un rappel plus fréquent d’informations renforçant leur notoriété que les invitées.

5.3. Dans la présentation des œuvres

27La programmation des émissions s’appuie le plus souvent sur les publications récentes des invité·e·s afin de les faire connaitre au public. Ainsi, François Busnel cite généralement le titre de l’ouvrage dont il sera question. Nous avons étudié les qualificatifs utilisés pour le présenter : certains sont des adjectifs, épithètes ou attributs, d’autres des syntagmes nominaux. Nous avons laissé de côté les qualificatifs neutres tels que « votre nouveau livre » pour nous focaliser sur les qualificatifs affectifs et évaluatifs axiologiques qui permettent d’exprimer la subjectivité (Kerbrat-Orecchioni, 2009), tels que « c’est le livre […] clé » ou « c’est une véritable leçon d’émerveillement ». Ces qualificatifs sont répertoriés dans le tableau 2. Nous les avons regroupés en fonction de leurs champs émotionnel et évaluatif.

Tableau 2. – Emphase et valorisation de l’ouvrage sur lequel porte l’invitation.

Invitées

Invités

                       Qualificatifs qui font appel à l’émotion

passionnant : xx

bouleversant

saisissant : xxx

une gifle

suspense infernal

passionnant : xx

drôle

émouvant

le plus terrible

le plus intime

                       Qualificatifs qui font appel à l’intelligence

très réussi : xx

stimulant

revigorant

l’excellente enquête

livre clé

tour de force

puissance d’évocation magistrale

belle réflexion

totalement maitrisé

véritable réussite

totalement réussi

extrêmement stimulant

très clair

politiquement incorrect

le plus puissant

bref

fulgurant

 

                       Qualificatifs qui font appel à l’esthétique

très beau

magnifique : xx

véritable leçon d’émerveillement

l’un de ses plus beaux livres

qui illuminera votre été

                       Autres qualificatifs évaluatifs

remarquable : xx

très bon

formidable

meilleur des premiers romans de cette rentrée

remarquable

absolument remarquable

x = correspond à une réutilisation du même terme pour d’autres invité·e·s.

28Ce récapitulatif montre que les ouvrages écrits par des autrices sont présentés avec plus de qualificatifs exprimant une axiologie positive (27 pour les autrices et 18 pour les auteurs) en prenant en compte les quatre catégories de qualificatifs analysées. Notons également, en direction de ces dernières, davantage d’adresses pédagogiques, sinon professorales « très réussi », « belle réflexion », « totalement maitrisé ».

29Alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que le registre affectif soit plus présent pour décrire l’œuvre des autrices (Lasserre, 2009), nous ne constatons qu’une légère différence (8 occurrences contre 6 pour les hommes).

30Plusieurs ouvrages sont décrits en utilisant des qualificatifs intensifs ou superlatifs dont nous avons relevé les formes ci‑dessous en italique :

« La traversée votre livre qui vient de paraitre est le récit absolument remarquable de cette odyssée on va en parler ce soir » (Patrick de Saint‑Exupéry) ;

« vous publiez le 10 juin prochain chez Grasset un essai que j’ai trouvé extrêmement stimulant politiquement incorrect également » (Bernard-Henri Lévy) ;

« vous osez heu un contre‑pied radical et je dois dire que c’est totalement réussi “Florida” » (Olivier Bourdeaut) ;

« nous allons parler du meilleur des premier romans de cette rentrée littéraire il s’intitule “Blizzard” et je suis ravi d’accueillir son auteur Marie Vingtras […] alors on va le dire simplement j’ai adoré votre roman une gifle premier roman totalement maitrisé ce qui est déjà un exploit huis clos dans les grands espaces ce qui en est un autre suspense infernal puissance d’évocation magistrale et puis belle réflexion sur la paternité » ;

« celui‑ci [votre premier roman] est le plus sobre le plus puissant et le plus terrible en même temps » (Sorj Chalandon) ;

« c’est sans doute l’un de ses plus beaux livres c’est certainement le plus intime voici Éric-Emmanuel Schmitt » ;

« l’exil et le voyage mais aussi les écrivains et la littérature sont au cœur du très beau roman de Cécile Ladjali » ;

« roman très réussi peut‑être visionnaire » (Antoinette Rychner) ;

« À vos côtés se trouve une chanteuse qui publie son premier roman qui est très bon […] c’est un récit, roman allez savoir très réussi en tout cas sur l’exil » (Olivia Ruiz) ;

« il faut absolument que tout le monde lise votre livre […] parce que c’est à la fois très clair quant aux dangers qui nous menacent et rempli de propositions très concrètes pour y faire face » (Aurélien Barrau).

31Si l’intensif « très » est plus souvent utilisé pour qualifier les ouvrages des autrices, les intensifs les plus forts (intensif relatif le plus…, absolument, extrêmement, totalement) sont majoritairement utilisés pour leurs homologues masculins.

5.4. La prise en charge énonciative de l’animateur

32En présentant chacun·e de ses invité·e·s ainsi que les ouvrages, l’animateur accompagne parfois ses propos de formules qui l’implique personnellement. Il s’agit de « prises en charge énonciatives » qui contribuent à renforcer son propos en le rendant « difficilement contestable par son interlocuteur » (Rabatel, 2009, p. 80), ici le public.

33Ainsi, on relève des prises en charge énonciatives telles que :

« je suis très heureux et très ému de vous recevoir parce que je vous lis depuis votre premier roman » (Sorj Chalandon) ;

« on va le dire simplement j’ai adoré votre roman une gifle […] je savais pas moi que Russell Banks et Cormac McCarthy avait une petite sœur bienvenue » (Marie Vingtras) ;

« Et puis enfin sur ce plateau ce soir et c’est un évènement un homme que je considère comme l’un des plus grands écrivains contemporains voilà c’est dit styliste éblouissant conteur hors pair ses romans sont saturés de poésie parsemés de philosophie j’accueille Jon Kalman Stefansson […] ce livre est peut‑être le livre que j’ai le plus offert au cours de ces 10 dernières années c’est vous dire si je suis heureux de recevoir Jon Kalman Stefansson ce soir » ;

« un livre que je trouve remarquable » (Baptiste Morizot) ;

« C’est un livre que j’ai adoré. Pourquoi ben parce qu’il raconte alors de manière inédite me semble‑t‑il les coulisses de la création » (Enki Bilal) ;

« il y a Joan Sfar qui qui y’a un petit côté Dumas je trouve chez Joan Sfar […] ce roman dont j’attendais la suite parce que vous étiez venu parler du premier volume il y a quelques années “Le dernier juif d’Europe”, dont on va parler parce que là vous êtes devenu soit totalement fou soit le plus grand humoriste carnavalesque d’aujourd’hui. Je penche pour la deuxième hypothèse » ;

« Vous avez vingt‑huit ans je le rappelle toujours hein parce que je suis toujours sidéré par votre jeunesse votre maturité et la surprise que représente un nouveau livre venant de vous. […] vous poursuivez alors ce que j’ai envie d’appeler votre travail d’archéologue du silence heu avec ce livre consacré cette fois‑ci à votre mère » (Édouard Louis) ;

« je me suis dit en vous lisant que votre livre allait enchanter un romancier qu’on connait bien dans cette émission c’est Didier van Cauweleart » (Vinciane Despret) ;

« je crois que c’est le tour de force dire je à la place de celui ou celle qui vous a donné naissance » (Amélie Nothomb) ;

« un essai que j’ai trouvé extrêmement stimulant » (Bernard-Henri Lévy) ;

« nous parlerons avec vous Boris Cyrulnik en fin d’émission de ce livre que j’ai trouvé passionnant » ;

« vous vous intéressez j’ai regardé un peu votre travail de près aussi bien aux sciences dures que parfois à la poésie et à la fiction et c’est précisément cette transdisciplinarité hein qu’on va heu explorer ensemble » (Marie-Monique Robin).

34Nous constatons que parmi les 65 prises en charge énonciatives repérées dans ce discours introductif, une bonne majorité (60 %) s’adresse aux auteurs masculins.

5.5. La figure du Pygmalion

  • 11 Nous avons écarté les noms des traducteurs, des personnages célèbres non écrivains, des coauteurs a (...)

35La valorisation du masculin se retrouve également dans la figure classique du Pygmalion (Lasserre, 2009). Nous avons ainsi relevé dans le corpus étudié, les noms des auteurs11 auxquels il est fait référence, parce que leurs écrits font écho à l’ouvrage présenté. On notera que huit auteurs sont ainsi cités, dont certains plusieurs fois, et qu’il s’agit exclusivement d’hommes. De plus, ces références sont deux fois plus nombreuses pour évoquer le parcours des autrices que celui des auteurs.

Tableau 3. – Évocation d’autres auteurs selon le sexe des invité·e·s.

Invitées

Invités

Bernard-Henri Lévy

Charles Baudelaire

Albert Camus

Russell Banks

Cormac McCarthy

Didier van Cauweleart    

Claude Lévi-Strauss    

Bernard-Henri Lévy

Alexandre Dumas

36En catégorisant les différentes références à d’autres auteurs et autrices :

1. Certaines sont des références à un autre auteur présent sur le plateau :

« il revient ce livre sur la façon dont la jeunesse algérienne a l’an dernier secoué le pouvoir il se trouve que c’est l’un des angles du livre de Bernard-Henri Lévy » (Boris Cyrulnik) ;

« c’est une expression d’ailleurs réparer le monde que l’on retrouve sous la plume de Bernard-Henri Lévy » (Corine Pelluchon) ;

« deux autres philosophes dont les livres me semble‑t‑il entrent en écho en correspondance avec beaucoup de passerelles euh avec le vôtre Bernard-Henri » (Corine Pelluchon et Marylin Maeso) ;

« je me suis dit en vous lisant que votre livre allait enchanter un romancier qu’on connait bien dans cette émission c’est Didier van Cauweleart » (Vinciane Despret).

2. D’autres font référence à un auteur absent du plateau, le plus souvent décédé :

« livre que vous placez Marylin Maeso sous le double parrainage de Baudelaire et d’Albert Camus » ;

« il y a Joan Sfar qui qui y’a un petit côté Dumas je trouve chez Joan Sfar pas seulement physiquement mais aussi parce que comme Alexandre Dumas qui voulait écrire des romans, faire du théâtre, diriger des journaux, vous vous faites tout, le touche à tout également. C’est plutôt un compliment hein » ;

« je savais pas moi que Russell Banks et Cormac McCarthy avait une petite sœur bienvenue » (Marie Vingtras) ;

« […] élu depuis à l’Académie française et je précise que c’est sur le fauteuil de Claude Lévi-Strauss » (Amin Maalouf).

37À noter que si le nom des romanciers masculins — même absents — plane fréquemment sur la présentation de l’œuvre des écrivaines, on ne trouve nulle trace d’évocations d’autrices renommées pour accompagner la présentation des invité·e·s dans le corpus analysé.

5.6. Une dépréciation subtile envers les invitées

38Parce qu’elle est en direct, l’émission de La Grande librairie donne lieu à des formulations qui favorisent la fluidité du propos mais aussi parfois l’émergence spontanée de stéréotypes de genre. La présentation des autrices au regard de leurs homologues masculins fait ressortir d’autres asymétries qui peuvent contribuer à amoindrir ou à minorer leur place.

39Les termes petit et jeune peuvent constituer une forme de condescendance qui ramène les sujets à un état infantile et vulnérable, et leur attribue une place sous‑exposée. Par exemple, dans l’émission « Transmettre l’histoire », les deux invités ont plus de 90 ans et ont été tous deux déportés aux camps de Birkenau et Auschwitz. Ginette Kolinka est présentée comme la « petite dernière d’une famille de six sœurs » alors que Élie Buzyn est le « dernier d’une famille de trois enfants ». Les termes « petite dernière » peuvent être utilisés pour mettre en lumière le côté émotionnel et vulnérable des enfants au moment de leur déportation. Cependant, le terme « petit » n’est utilisé que pour l’autrice.

40Parfois, ce terme crée une ambivalence en mettant en exergue une relation fraternelle avec des romanciers de renom, campés comme des ainés aguerris susceptibles de montrer le chemin à des autrices sous exposées :

« je savais pas moi que Russell Banks et Cormac McCarthy avait une petite sœur bienvenue » (Marie Vingtras).

Ce qualificatif « petit » est aussi utilisé à propos de l’ouvrage de Marylin Maeso qui comporte tout de même 286 pages.

41De la même manière, le terme « jeune » peut être employé avec des connotations différentes selon le contexte. Ainsi dans l’exemple ci‑dessous, le mot « jeune », répété trois fois, semble être un appel à l’indulgence à l’égard d’une autrice en devenir :

« vous avez 29 ans <tout à fait> vous êtes la plus jeune sur ce plateau jeune journaliste vous travaillez dans un jeune journal » (Hélène Coutard).

42À contrario, dans l’exemple suivant, l’âge d’un auteur est mis en avant avec une formulation bien différente relevant plutôt de la figure du prodige en juxtaposant les termes « jeunesse » et « maturité » :

« vous avez 28 ans je le rappelle toujours hein parce que je suis toujours sidéré par votre jeunesse, votre maturité » (Édouard Louis).

43D’autres exemples dans la présentation des autrices ou de leurs ouvrages renvoient à la culture populaire, à des productions légères ou dans l’air du temps, ce qui n’a jamais été observé avec leurs homologues masculins :

« on vous doit Marianne Chaillan quelques livres pétillants sur ce qu’on appelle la culture pop notamment Harry Potter ou Game of Thrones vus par les grands philosophes » ;

« vous publiez alors en format numérique c’est la nouvelle mode » (Marylin Maeso) ;

« ce sont des anecdotes, des portraits, des tranches de vie » (Véronique Sousset).

6. Pour ne pas conclure…

44Nous sommes bien conscientes, en étudiant de façon binaire la place des auteurs et celle des autrices dans l’émission La Grande librairie, d’être dans une représentation sexuée binaire et réductrice, au risque de participer au renforcement de cette vision simpliste du genre (Coulomb-Gully, 2010). L’approche contrastive utilisée est pourtant difficilement contournable pour mettre en lumière les processus d’invisibilisation des autrices. En effet, sur les 2 200 invité·e·s, seules 31 % sont des femmes ; sur les 500 émissions de La Grande librairie, 11,6 % d’entre elles présentent un panel d’auteurs et d’autrices à parité, 12,2 % présentent majoritairement des autrices tandis que 76 % d’entre elles sont consacrés majoritairement à des auteurs. La représentation visible au travers de cette émission et des choix des invité·e·s montre ainsi que les œuvres littéraires sont plus souvent attribuées à des hommes qu’à des femmes. De plus, en nous intéressant à la représentation audible lors d’émissions composées d’un panel paritaire, les autrices parlent environ 10 minutes contre 17 minutes pour les auteurs. Les prises de parole des autrices sont ainsi moins fréquentes et moins longues. Cette sous-représentativité visible et audible des autrices révèle une conception majoritairement masculine des œuvres littéraires.

45S’ajoute une mise en valeur plus fréquente des auteurs (59 %) que des autrices (41 %) grâce à des processus langagiers tels que la citation des œuvres précédentes, des tirages et traductions, des fonctions et titres honorifiques, des domaines de spécialité et des prix reçus. De plus, un pourcentage équivalent (60 %) de prise en charge énonciative a été observé dans les présentations des invité·e·s. L’accumulation de tous ces faits discursifs contribue de manière feutrée à une forme de minoration des autrices dans le monde littéraire. Ainsi, nous avons relevé des processus d’infantilisation des femmes qui se matérialisent dans l’utilisation des termes petit, jeune ou par la mise en avant du coté léger, voire insouciant des autrices, rattachant leur propos à la culture populaire. Ces dernières sont également plus souvent placées sous la tutelle d’un mentor, d’un Pygmalion, censé les éclairer alors que les auteurs bénéficient d’une mise en valeur de leur notoriété.

46Toutefois, lorsqu’il s’agit de présenter l’œuvre des autrices, les qualificatifs sont plus nombreux que pour leurs homologues masculins et aucune spécificité liée au genre n’est identifiée contrairement aux observations de Boisclair (2019). En effet, dans notre corpus, les sphères de l’émotion et de l’intime sont autant investies par des écrivains.

  • 12 S’il n’en restait que 100. Petit guide de référence à l’usage du lecteur curieux, Arthaud.

47La sous‑représentation des femmes dans les médias touche les domaines politique et économique (Biscarrat et coll., 2017). Elle se constate également du côté de la littérature, une sphère massivement investie par les femmes quand il s’agit d’orientations scolaire, universitaire et professionnelle ou même de lectorat. De fait, ces dernières supplantent les hommes dans de nombreuses activités en lien avec le livre « qu’il s’agisse de la fréquence d’achat, de l’intensité de la lecture ou de l’inscription en bibliothèque, et leur pratique se caractérise de plus par une préférence marquée pour les romans » (Donnat, 2010, p. 26). Elles sont d’ailleurs très actives sur les réseaux sociaux et sites web dédiés. Enfin, que ce soit en France ou dans d’autres pays, lorsqu’il s’agit de plébisciter des auteur·e·s, le public ne semble pas trouver de difficulté à identifier autant de femmes que d’hommes pour les hisser sur le podium. Il en va de même pour l’association Les libraires ensemble (regroupement d’une cinquantaine de librairies à travers la France) qui a édité un petit ouvrage12 dans lequel étaient présentés les 100 romans plébiscités de la rentrée littéraire 2022 (parmi quelque 500). Le recensement des romans français et étrangers les plus remarquables fait état d’une quasi‑parité entre leurs auteurs et leurs autrices. Il est donc bien possible d’établir une parité dans les recensions afin que les écrivaines occupent la place qui leur revient. Mais, force est de constater que ces sélections de lecteurs ou de libraires ne concordent pas avec celles des critiques ou des médias, elles aussi prescriptrices. Peut‑être voit‑on là s’amorcer une scission générationnelle à travers des usages distincts de canaux informationnels ?

48En juillet 2022, La Grande librairie fêtait sa 500e émission et la fin de la 14e saison. François Busnel passe le relais à Augustin Trapenard qui prolonge ainsi la tradition des présentateurs masculins dans ce type d’émission. Cependant, ses 18 premières émissions laissent entrevoir un effort pour une distribution plus équitable des invité·e·s (37 hommes et 36 femmes). Une raison d’espérer, en écho avec les paroles d’Annie Ernaux, lors de son discours devant l’Académie suédoise pour la remise de son prix Nobel de littérature le 10 décembre 2022 :

Écrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines.

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Bibliographie

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Biscarrat, Laetitia, Coulomb-Gully, Marlène & Méadel, Cécile. (2017). Ce que soulèvent les chiffres. La place des femmes dans les médias : retour sur enquêtes. Le Temps des médias, 2, 193‑207. <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/tdm.029.0193>.

Boisclair, Isabelle. (2019). Littérature : un art encore largement dominé par les hommes. The Conversation France, 22 novembre. <https://theconversation.com/litterature-un-art-encore-largement-domine-par-les-hommes-126561>.

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Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. (2020). Rapport annuel 2020. <www.csa.fr/content/download/260579/817126/version/1/file/Rapport annuel 2020 du CSA.pdf>.

Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. (2022). Théma. La représentation des femmes à la télévision et à la radio. Rapport sur l’exercice 2021. <https://www.arcom.fr/sites/default/files/2022-03/La%20repr%C3%A9sentation%20des%20femmes%20%C3%A0%20la%20t%C3%A9l%C3%A9vision%20et%20%C3%A0%20la%20radio%20-%20Rapport%20sur%20l%27exercice%202021.pdf>.

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Notes

1 Le recensement a été réalisé à partir des sites de podcasts de Radio France et Arte Radio pour l’année 2021.

2 <https://www.csa.fr/content/download/258580/766321/version/1/file/Etude femmes_covid19.pdf>.

3 Amy King (2013) : <www.nouvelobs.com/actualites/20130314.OBS2009/les-hommes-sont-plus-publies-que-les-femmes-et-beaucoup-plus-presents-dans-la-presse.html>.

4 <https://www.sne.fr/app/uploads/2023/06/SNE_2023_RapportActivite2022.pdf>.

5 Goncourt, de la culture et du business, INA, 3 novembre 2021.

6 J. Bisson & E. Lenartowicz, 24 heures dans les coulisses de La Grande librairie, L’Express, 5 janvier 2017.

7 Car un des protagonistes, Boris Cyrulnik, était en visioconférence contrairement aux autres et son temps de parole n’a pu excéder 2 minutes en raison d’un problème technique.

8 N’étant pas nous‑mêmes sociolinguistes, nous avons au cours d’un atelier de recherche dédiée au genre, collecté auprès de nos collègues spécialistes, leurs analyses discursives critiques à partir d’extraits du corpus que nous leur avons soumis.

9 Sur les 131 émissions de la période, 14 émissions sont paritaires, mais une émission dédiée à l’enfance (juin 2021) n’a pu être analysée faute de podcast disponible.

10 109 émissions hors émissions spéciales depuis septembre 2019 jusqu’en 2022.

11 Nous avons écarté les noms des traducteurs, des personnages célèbres non écrivains, des coauteurs ainsi que les noms des personnalités auxquelles fait référence l’ouvrage.

12 S’il n’en restait que 100. Petit guide de référence à l’usage du lecteur curieux, Arthaud.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. – Pourcentage d’invitées pour chaque saison de l’émission La Grande librairie.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/docannexe/image/12970/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 145k
Titre Figure 2. – Nombre d’émissions pour lesquelles la répartition entre invité·e·s est : 100 % de femmes, majorité de femmes, parité, majorité d’hommes ou 100 % d’hommes.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/docannexe/image/12970/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 123k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Martine Pons Desoutter, Solange Rossato et Virginie Zampa, « Les écrivaines de La Grande librairie : des invitées de deuxième ligne ? »Lidil [En ligne], 70 | 2024, mis en ligne le 31 octobre 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/12970 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12lm8

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Auteurs

Martine Pons Desoutter

Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
martine.pons@univ-grenoble-alpes.fr

Solange Rossato

Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Grenoble INP, LIG, 38000 Grenoble, France
solange.rossato@univ-grenoble-alpes.fr

Virginie Zampa

Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
virginie.zampa@univ-grenoble-alpes.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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