1Dans l’appel à ce volume, les éditeurs proposaient, comme premier développement possible de la thématique du numéro, de répondre à la question suivante : « Comment l’urgence a‑t‑elle changé la formation langagière des migrants ? », l’urgence pouvant en effet représenter une opportunité pour s’intégrer ou un obstacle, voire une menace. Concernant le premier aspect, le bilan du programme Horizon académique, développé à l’Université de Genève depuis 2016, est très clairement positif. La mise en place de ce programme, qui répondait à une demande urgente d’élaborer un dispositif permettant aux personnes issues de la migration forcée d’être accueillies à l’Université et dans les Hautes écoles de Genève, aboutit actuellement à proposer des cours de français à 306 étudiants. Sur le plan institutionnel, il a fallu parfois « pousser les murs », autrement dit, entreprendre des actions qui allaient au‑delà du champ d’action habituel de l’université, afin de créer une offre de formation langagière sur mesure. Fin 2023, avec un certain recul, nous pouvons affirmer que le dispositif actuel est fonctionnel et permet d’offrir de nouvelles perspectives d’intégration à un grand nombre de personnes, à tel point que les autorités suisses ont octroyé un mandat conjoint aux universités de Genève et de Zurich avec pour mission de faire essaimer ce dispositif dans d’autres cantons.
2La notion d’urgence est omniprésente lorsque l’on aborde la question de la formation linguistique des personnes migrantes, tant du côté institutionnel et de ses acteurs que du côté des premiers concernés, les apprenants. Sur le plan institutionnel, cette prégnance a conduit Beacco (2012) à proposer la notion de « didactique de l’urgence », qu’il ne définit pas à proprement parler, mais situe dans le contexte de l’intégration des enfants et des adolescents en milieu scolaire. Getliffe et Ardisson (2022, p. 4) relèvent toutefois que, si cette notion existe depuis une dizaine d’années, elle reste encore très peu problématisée. Elles soulignent donc la nécessité d’élaborer ce qu’elles nomment quant à elles une « didactique de la catastrophe », qu’elles définissent comme « une réponse à un état d’urgence où il existe une inadéquation entre les ressources et la demande exceptionnelle », en faisant un parallèle avec la notion de « médecine de guerre/de catastrophe » (Julien, 2013). Pour cerner les contours de cette notion de « didactique de la catastrophe », elles proposent ensuite une série de questions qui l’interrogent selon différents prismes : conceptualisation, dispositifs, formation, risques, temporalité, interculturalité, etc. Si, on le voit, des réflexions existent quant à la notion d’urgence du côté des institutions, celle‑ci a été moins traitée, à notre connaissance, du point de vue des apprenants eux‑mêmes. Le premier objectif de l’étude présentée dans cet article est par conséquent de déterminer si cette notion trouve également un écho chez les apprenants, mais aussi chez les enseignants du volet « Langue et intégration » d’Horizon académique.
3Un deuxième élément qu’il nous a semblé pertinent d’interroger est la spécificité — et plus particulièrement le degré d’« étanchéité » — du dispositif mis en place par rapport à des dispositifs plus traditionnels, questionnement que l’on retrouve tant chez Beacco (2012) que chez Getliffe et Ardisson (2022). Nous avons en effet pris le parti, dès 2017, de proposer un dispositif particulier à la vingtaine d’étudiants alors dans le programme Horizon académique. Cette décision est intervenue après une phase initiale où les étudiants suivaient des cours d’appui standard de langue, à savoir des cours offerts à l’ensemble de la communauté universitaire non francophone native, essentiellement étudiants d’échange et chercheurs. Si ce choix de les placer dans un dispositif particulier — auquel nous ferons référence par la suite en utilisant le terme ad hoc —, créé sur mesure pour eux, qui leur est réservé mais qui les sépare des étudiants réguliers, n’a jamais été remis en question, il reste toutefois discutable. Beacco (2012), dans sa réflexion sur les dispositifs d’accueil des enfants et adolescents migrants, souligne en effet les risques de « ghettoïsation » et de « stigmatisation » qui ont conduit de nombreux États européens à renoncer à cette solution. Sur cet aspect‑là également, il nous a semblé intéressant de donner la parole aux apprenants et aux enseignants du programme.
4Enfin, une dimension transversale, qui occupe une place prépondérante dans Horizon académique et qu’il nous semblait donc également intéressant de thématiser et d’examiner du point de vue des apprenants et des enseignants, concerne la visée intégrative du programme. Elle se traduit par la mise en place d’un dispositif à la fois global et aux dimensions complémentaires dans lequel les cours de langue trouvent leur place parmi d’autres composantes, sociale et académique notamment. En effet, à l’instar d’Hambye et Romainville (2014) et de Rassart et coll. (2020), nous considérons que la langue n’est pas un préalable à l’intégration sociale — ou dans notre cas, universitaire —, mais qu’appropriation langagière et intégration sont des processus complémentaires et concomitants.
5Les réflexions présentées dans cet article sont issues de données collectées par le biais d’un questionnaire adressé aux apprenants de français du dispositif « Langue et intégration » d’Horizon académique et enrichies par des entretiens semi‑directifs menés auprès de quelques enseignantes. Après avoir brièvement présenté, dans la section 2, le dispositif « Langue et intégration » et son évolution depuis 2016, nous exposerons, dans la section 3, les aspects méthodologiques puis les principaux résultats de l’étude menée, avant de les discuter dans la section 4. Une brève conclusion proposant quelques perspectives pour l’avenir viendra clore cette contribution.
6La réflexion proposée, structurée autour des trois éléments évoqués ci‑dessus — conscience et prégnance de la notion d’« urgence » chez les acteurs du programme (étudiants et enseignants), pertinence d’un dispositif ad hoc, réservé à ce public‑là et risque de stigmatisation, dimension transversale et intégrative de ce dispositif spécifique —, devrait contribuer à mieux cerner les éléments constitutifs d’une didactique en contexte d’urgence et apporter certaines réponses aux questions posées par Getliffe et Ardisson (2022, p. 4).
7Dans le contexte de mondialisation actuel, l’évolution des flux migratoires a amené une diversification des profils des personnes migrantes (Whitol de Wenden, 2016, 2017), ce qui fait émerger des questionnements quant aux politiques éducatives à mettre en place pour répondre aux besoins de ce public hétérogène (Adami & Leclerc, 2012 ; Beacco et coll., 2017 ; Le Ferrec & Véniard, 2021). Selon une étude de 2016, le pourcentage de personnes réfugiées avec un niveau d’études universitaire s’établissait alors autour de 15 % (Rich, 2016). L’université n’échappe pas à ces nouveaux enjeux, notamment dans la réponse qu’elle peut apporter quant à l’accueil et l’intégration des étudiants dont les parcours migratoires laissent entrevoir des spécificités jusque‑là peu ou pas prises en considération, comme le relèvent Cadet et coll. (2010).
8En 2015, différentes réflexions ont émergé en Europe concernant l’accès aux hautes études des migrants qualifiés (Rich, 2016 ; Streitwieser et coll., 2017). En Suisse, à cette même période, plusieurs motions politiques ont été déposées afin de mieux prendre en compte les besoins des personnes migrantes à profil universitaire. C’est dans ce contexte d’urgence migratoire et d’absence de politiques publiques adressées spécifiquement à la population réfugiée à profil tertiaire que voit le jour, en 2016, à l’Université de Genève, le programme Horizon académique1. Ce programme s’adresse aux personnes issues de l’asile et de la migration qui ont dû interrompre leurs études dans leur pays d’origine et/ou qui ont déjà achevé un ou plusieurs cycles de formation. Il constitue ainsi une passerelle aux études universitaires et contribue à renforcer l’intégration socioprofessionnelle des participants. Il se concrétise soit par la reprise d’études, via une immatriculation dans l’une des Hautes écoles du canton de Genève — à savoir l’Université de Genève, les Hautes écoles spécialisées de Suisse occidentale ou l’Institut des hautes études internationales et du développement —, soit par une autre orientation professionnelle adaptée. Ce projet s’articule par ailleurs en complémentarité avec le programme In Zone de l’Université de Genève2, qui promeut des approches innovantes d’enseignement supérieur dans les zones touchées par des conflits et des crises humanitaires et s’inscrit dans la lignée des dispositifs d’education in emergencies (Storti, 2004 ; UNHCR, 2023) s’adressant à des réfugiés avec des motivations académiques (Cha, 2020).
- 3 Pour entrer dans le volet L&I, les étudiants doivent attester d’un niveau A1 acquis. Avant ce palie (...)
9Horizon académique (ci‑après HA) se décline en quatre dimensions : 1) un suivi académique et social ; 2) l’accès à l’enseignement universitaire avec un statut d’auditeur ; 3) une communauté HA, avec notamment un mentorat étudiant ; et 4) un cursus d’enseignement du français (volet « Langue et intégration », ci‑après L&I), qui y occupe une place importante. L’apprentissage du français est en effet un enjeu central, le niveau B2 du CECRL (Conseil de l’Europe, 2001, 2018) étant exigé pour entreprendre des études supérieures à l’Université de Genève. Au fil des années, HA s’est passablement développé, au point de devenir, en 2020, une mesure de la politique publique d’intégration suisse (voir Crettenand, 2021). L’institutionnalisation du programme a engendré une augmentation importante des effectifs — de 49 étudiants à la rentrée 2019 à 149 à la rentrée 2020 — qui a eu pour conséquence de déclencher une réflexion de fond sur l’organisation du cursus consacré à l’enseignement du français. Afin de faire face à ce grand nombre de participants, un dispositif ad hoc, à trois paliers, basé sur le niveau de français des participants à leur entrée dans le programme — infra A23, vers B1, vers B2 — a été mis en place, avec des cours différenciés pour chaque niveau. Cette structuration, élaborée grâce à l’expérience acquise durant les quatre premières années du programme, constitue une étape fondamentale pour l’enseignement du français, à tel point que nous pouvons considérer qu’elle marque l’émergence du dispositif L&I à proprement parler. Depuis 2020, le dispositif a subi de minimes ajustements (pour une description détaillée du programme et de son évolution depuis 2016, voir Moulin et coll., 2022). Le tableau 1, ci‑dessous, résume les principales composantes de chaque niveau pour l’année académique 2023‑2024.
Tableau 1. – Résumé du dispositif annuel à trois niveaux mis en place à la rentrée 2023.
- 4 Français sur objectifs universitaire (cf. Mangiante & Parpette, 2011 ; Favrat & Gohard-Radenkovic, (...)
Vers A2
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Vers B1
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Vers B2
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– Cours FLE (6h/semaine)
– Atelier FLE en demi-groupe (2h/semaine)
– Cours thématique à choix (2h/semaine)
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– Cours FLE (6h/semaine)
– Cours de préparation FOU4 (2h/semaine pendant un semestre)
– Cours thématique à choix (2h/semaine)
– Atelier FLE (2h/semaine pendant un semestre)
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– Cours FLE (3h/semaine)
– Cours FOU (3h/semaine)
– Travaux pratiques FOU (2h/semaine)
– Cours facultaires (2 à 6h/semaine)
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10Comme nous pouvons l’observer, l’offre tente de répondre au mieux aux besoins des apprenants, en proposant un parcours spécifique selon leur niveau de français. Cette année, les 306 étudiants du volet L&I sont répartis en 17 classes — 6 classes « Vers A2 », 6 « Vers B1 » et 5 « Vers B2 ». Ils sont encadrés par 13 enseignants, en charge des cours, et 9 moniteurs (étudiants du master FLE de l’Université de Genève), à qui sont confiés les ateliers et TP. Deux coordinatrices pédagogiques à temps partiel ainsi qu’une équipe administrative et scientifique supervisent par ailleurs ce dispositif, sous la responsabilité conjointe de la Maison des langues (MdL) et de l’École de langue et de civilisation françaises (ELCF)5.
11La décision de proposer un dispositif ad hoc spécifique aux étudiants HA constitue l’un des principaux choix opérés depuis le lancement, en 2016, d’une réflexion pédagogique sur le dispositif. Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, dans un premier temps, les étudiants étaient placés dans des cours d’appui standard, avec d’autres étudiants de l’université. Ce parti pris didactique résultait de contraintes de faisabilité — appui sur des structures existantes — et n’était pas motivé sur le plan pédagogique. Il avait néanmoins l’avantage de ne pas traiter les étudiants HA différemment des autres. Cette première phase, mis en place dans l’urgence en 2016, a toutefois suscité des questionnements basés sur des observations issues du terrain. Des limites à l’intégration des étudiants HA sont très vite apparues, liées d’une part à la capacité à travailler en autonomie et, d’autre part, à la nécessité de proposer une offre de cours plus conséquente ainsi que des contenus spécifiques, notamment en termes de compétences numériques. La décision de créer des cours de français sur mesure a été prise en 2017. Si le dispositif s’est étoffé et a subi plusieurs transformations entre 2017 et 2023 — notamment en termes de contenu avec l’intégration de la dimension FOU et une sensibilisation à des aspects sociaux, culturels et professionnels relevant du contexte genevois —, la nature ad hoc du programme n’a pourtant jamais été remise en question.
12Après une phase de tâtonnements, le dispositif est, depuis 2022, entré dans une phase de stabilisation. Si, du point de vue institutionnel, les choix opérés disposent d’une assise solide, il nous semble néanmoins important d’analyser le regard que portent les principaux acteurs concernés, à savoir les étudiants et les enseignants, sur le dispositif.
13Dans l’objectif d’analyser le dispositif sous un angle nouveau, soit à travers le regard qu’y portent les principaux acteurs, nous avons mené une étude exploratoire. Dans les deux prochaines sections, la méthodologie ainsi que les principaux résultats de notre étude seront présentés.
14Notre analyse est basée sur un corpus de données collectées par l’intermédiaire d’un questionnaire de recherche en ligne adressé à des participants d’HA durant l’été 2023. Le questionnaire était composé de 14 questions portant sur les thématiques suivantes : l’apprentissage du français en général et les stratégies pour y parvenir, les apports et les manques dans l’offre de cours de français d’HA, le niveau de langue attendu pour mener à bien son projet d’études. Le questionnaire se compose d’une alternance de questions fermées et ouvertes, ce qui permet une analyse comparative, d’une part, et une meilleure compréhension de la perspective des apprenants, d’autre part (réponses libres, explicitation des réponses pour certaines questions fermées). Afin de disposer d’un panel représentatif de la diversité des étudiants du programme, le questionnaire a été envoyé à trois groupes distincts : 1) des participants ayant terminé les cours de français (niveau B2 acquis) et étant actuellement donc des étudiants réguliers à l’Université de Genève ; 2) des participants du niveau le plus élevé du dispositif (« vers B2 ») ; et 3) des participants du niveau intermédiaire du dispositif (« vers B1 »). En outre, les participants retenus devaient être inscrits dans le programme depuis au moins une année. Le questionnaire a été envoyé à un panel de 189 personnes et, au total, 77 l’ont complété.
15Par ailleurs, des données issues d’une enquête réalisée en décembre 2021 par l’Observatoire de la vie étudiante de l’Université de Genève auprès de l’ensemble des participants du programme HA entre 2016 et 2021 viennent compléter le corpus présenté ci‑dessus (Enquête OVE-2021). Enfin, des informations recueillies lors d’entretiens semi‑directifs menés auprès de trois enseignantes du programme durant l’été 2023 ont été, lorsque pertinentes, prises en compte afin d’intégrer à nos questions de recherche un point de vue issu des formateurs actifs sur le terrain.
16Les différentes données ainsi collectées ont été analysées selon une approche qualitative. Ainsi, la méthodologie adoptée vise d’une part à décrire l’existant au travers des données déclaratives des participants — et dans une moindre mesure des enseignantes — et, d’autre part, à interpréter ces données afin d’améliorer le dispositif didactique. En ce sens, notre démarche peut être qualifiée de recherche-intervention dans la mesure où, comme le soulignent Krief et Zardet (2013), « les connaissances sont conçues simultanément pour et par l’organisation et les chercheurs, dans une logique transformative ».
17Les résultats présentés ici ont été structurés en trois sections afin d’en faciliter la lecture et de les mettre en lien avec les trois dimensions que nous souhaitons interroger dans cette contribution. La première section regroupe ainsi des données relatives à la notion d’urgence dans l’apprentissage du français et à la manière dont celle‑ci est vécue/appréhendée par les acteurs du programme. La deuxième section met en exergue les données qui concernent l’organisation du dispositif et sa nature ad hoc. Enfin, la troisième section présente des données touchant à la pluralité des objectifs et à la finalité des cours de français du dispositif.
18Comme nous l’avons souligné dans l’introduction, la notion d’urgence est omniprésente lorsque l’on aborde la question de la formation langagière des personnes migrantes, mais la perspective des apprenants sur cette dernière semble encore peu prise en compte. Différentes données issues des réponses au questionnaire permettent de thématiser la manière dont l’urgence est présente dans les représentations qu’ont les étudiants de leur processus d’appropriation langagière.
19En premier lieu, la question semi-fermée « Pour vous apprendre le français, c’est… » invitait les répondants à s’exprimer sur l’adéquation entre différents adjectifs qualificatifs (« important », « nécessaire », « motivant », « stressant », « agréable », « urgent ») et leur perception de l’apprentissage du français selon un continuum (« tout à fait », « plutôt », « pas vraiment », « pas du tout »). Les six adjectifs proposés relevaient de champs sémantiques variés (dépréciatif, mélioratif, instrumental) parmi lesquels le terme « urgent » était délibérément proposé. La figure 1 présente les résultats obtenus selon le nombre d’occurrences par terme.
Figure 1. – Réponses à la question « Pour vous apprendre le français, c’est… », exprimées en % (N = 77).
20Comme nous pouvons l’observer, les adjectifs « important » et « nécessaire » ont été plébiscités par l’ensemble des répondants, laissant entrevoir la dimension utilitaire de l’apprentissage de la langue. Ce résultat met en lumière la conscience qu’ont les participants de la place de la langue dans leur projet personnel, mais également dans les exigences externes concernant le niveau de français requis pour des raisons administratives ou légales (entrée à l’université, renouvèlement d’un permis de séjour). Les termes connotés positivement (« agréable » et « motivant ») ressortent en deuxième lieu, à côté de l’adjectif « urgent », alors que le terme « stressant » est le moins plébiscité. Ce dernier choix tendrait à indiquer que le dispositif mis en place propose des conditions cadres qui s’avèrent peu stressantes, en dépit de la nature nécessaire et importante du processus d’apprentissage du français pour ce public.
21Comme l’illustre la figure 2 ci‑dessous, la question semi-fermée « Que pensez‑vous du nombre d’heures de cours proposé ? » apporte également des éléments intéressants. Elle permettait en effet aux participants de donner leur avis sur le volume horaire proposé (« je souhaite plus d’heures de cours » / « le même nombre d’heures de cours » / « moins d’heures de cours »), en leur laissant l’opportunité de justifier leur choix.
Figure 2. – Réponses à la question « Que pensez‑vous du nombre d’heures de cours proposé ? », exprimées en % (N = 77).
22Au‑delà du résultat général mettant en évidence le fait que près de deux tiers des répondants souhaiteraient davantage d’heures de cours, les justifications émises laissent entrevoir une certaine urgence dans la manière d’envisager l’apprentissage du français. En effet, dans les verbatims, on retrouve souvent l’adverbe « plus » accompagné d’adjectifs ayant trait à la quantité (« plus de pratique », « étudier de manière plus intensive ») ou à la rapidité (« progresser plus vite », « avancer plus rapidement dans l’apprentissage du français »), attestant de cette « urgence » à apprendre. L’urgence exprimée par les participants est également ressentie par les enseignantes que nous avons interviewées. Si l’apprentissage du français est « urgent », il est rarement envisagé comme une fin en soi, mais, pour reprendre les propos d’une enseignante, comme « un moyen de s’intégrer ici, que ce soit à l’Université ou à Genève », ce dernier processus étant envisagé comme « urgent ».
23La mise en place de formations linguistiques « sur mesure », adressées uniquement au public ciblé est une réponse possible à cette urgence. Cette réponse n’est toutefois pas sans risque, car, comme le souligne Beacco (2012), un tel choix peut apparaitre comme stigmatisant. Pour les raisons explicitées dans la section 2, la conception d’un dispositif ad hoc est néanmoins l’orientation qui a été prise dans le volet L&I dès 2017.
24Afin d’appréhender la manière dont la mise en place d’un dispositif « sur mesure » est perçue par les participants, plusieurs questions avaient trait à la nature et à l’organisation du dispositif de formation linguistique. L’une d’elles portait sur le souhait de suivre des cours de français avec des étudiants externes au programme HA. Les répondants y étaient invités à exprimer leur accord ou désaccord par rapport à l’affirmation « J’aimerais suivre des cours de français Horizon académique avec des personnes qui ne sont pas dans le programme » et à justifier leur choix. Si les réponses obtenues mettent en évidence des avis partagés, 49 % des répondants étant favorables à cette affirmation et 50 %, défavorables, aucun verbatim n’associe le caractère ad hoc du dispositif à une forme quelconque de stigmatisation. Les étudiants souhaitant une plus grande mixité mettent en effet en avant la dimension sociale des cours de français : ils mentionnent la possibilité de rencontrer des étudiants réguliers ainsi que les échanges possibles avec des étudiants ayant un parcours différent du leur. Ceux ayant répondu par la négative ont quant à eux tendance à évoquer l’importance d’étudier avec des personnes ayant les mêmes objectifs, en termes d’études et de niveau de langue.
25D’autres questions ont permis de mettre l’accent sur la dimension « sur mesure » des contenus abordés dans les cours, notamment en termes de compétences numériques. En effet, la maitrise des ressources et outils numériques (plateformes de l’Université, courriel, bureautique, etc.) est apparue dès les débuts du programme comme une problématique centrale. Afin de répondre aux difficultés des étudiants, une attention particulière y a été portée, avec la mise en place d’ateliers numériques ainsi que d’un référentiel des compétences numériques que les enseignants sont invités à inclure de manière graduelle dans leurs enseignements, en fonction du niveau de langue des apprenants. Nos données soulignent que le dispositif mis en place semble avoir des effets positifs sur les compétences numériques des participants.
26Ainsi, dans la question (« j’ai changé ma manière d’apprendre depuis que je suis des cours de français Horizon académique »), un tiers des personnes ayant répondu positivement affirment être plus à l’aise avec les outils numériques qu’avant. L’une des enseignantes interrogées confirme cela, en affirmant que « les cours et notamment les ateliers informatiques […] les [ont] beaucoup aidés ». Par ailleurs, le recours aux outils numériques est également le moyen le plus cité par les participants qui affirment apprendre le français en dehors des cours de langue.
27Une autre dimension constitutive de notre dispositif concerne les contenus langagiers en lien avec le contexte universitaire. Notre public se destinant à des études supérieures, nous avons, dans cette optique, mis en place des cours spécifiques afin d’aider les étudiants à développer les compétences langagières et transversales nécessaires à la vie universitaire : cours et travaux pratiques portant sur le FOU, préparation aux cours FOU. Les données issues des questionnaires montrent que 88 % des répondants estiment que les cours de français HA leur apportent une meilleure maitrise du français utilisé à l’université. Les étudiants soulignent également dans plusieurs verbatims que l’aspect « académique » des enseignements dispensés leur permet de se préparer pour leurs futurs enseignements facultaires.
28HA étant un programme à forte visée intégrative, il a également été décidé de proposer, dans les enseignements, un ancrage contextuel non seulement du point de vue universitaire mais également social. Des éléments relevant du français langue d’intégration — ou FLI — (Adami, 2020) y ont ainsi été intégrés. Outre les aspects linguistiques, les contenus des enseignements proposent, dès le premier palier du volet L&I, une sensibilisation à des aspects sociaux, culturels et professionnels relevant du contexte genevois.
29Concernant la dimension linguistique, nos données montrent que les étudiants estiment que les cours du volet L&I leur apportent aussi bien des compétences génériques que spécifiques en français, en particulier en lien avec le FOU. Ces deux dimensions (FLE et FOU) apparaissent en effet de manière équivalente dans nos résultats : 87 % des répondants considèrent que les enseignements suivis leur apportent une meilleure maitrise du français général et 88 % estiment qu’ils leur apportent une meilleure maitrise du français utilisé à l’université. Cette spécificité des cours du volet L&I a également été soulignée par l’une des enseignantes du programme, qui juge que les compétences travaillées en cours portent « à la fois [sur] la langue académique, plutôt pour l’université et [sur] la langue [parlée] à Genève ».
30D’autres données collectées montrent que les étudiants estiment que les apports du dispositif ne sont pas uniquement langagiers mais concernent aussi des éléments extralinguistiques. 85 % d’entre eux mettent ainsi en avant les rencontres qu’ils font dans les cours et 88 % estiment avoir gagné en confiance depuis qu’ils ont intégré les cours de français d’HA. Il semblerait donc que le volet L&I aille bien au‑delà de l’enseignement de la langue, en introduisant une dimension relationnelle, grâce notamment à une offre à la fois spécifique du point de vue du public et diversifiée du point de vue des contenus abordés, ainsi que des aspects ayant trait au développement personnel. Il est intéressant d’observer que les particularités du dispositif sont également mises en avant par les enseignantes que nous avons rencontrées :
« Beaucoup de personnes qui ont des parcours de migration assez compliqués et difficiles et donc le fait d’avoir une bulle Horizon académique, ça peut être rassurant et je pense que c’est en lien avec les apprentissages. Parce que du coup, s’ils sont rassurés, peut‑être qu’ils vont mieux pouvoir apprendre et être plus disponibles pour cet apprentissage […] on peut leur permettre de venir dans un cadre sécurisé où […] ils savent que les personnes qui sont dans la classe potentiellement peuvent avoir des vécus similaires aux leurs. »
31En outre, d’autres réponses laissent entrevoir que, si les cours du volet L&I ont su développer ces aspects socio-personnels grâce notamment à la mise en place de cours thématiques (atelier de conversation, d’écriture, théâtre, etc.) et de sorties culturelles, les étudiants semblent vouloir renforcer ces éléments. Plusieurs réponses à la question « Quelles autres activités souhaiteriez‑vous suivre pour apprendre le français ? » montrent que les étudiants cherchent des activités qui leur permettent de s’investir dans la vie de la cité grâce à une pratique contextualisée de l’oral. En effet, de nombreux participants mettent en avant le besoin d’améliorer la compétence orale et plusieurs d’entre eux souhaiteraient le faire avec des francophones à travers des rencontres ou du bénévolat. Ces éléments sont par ailleurs corroborés par les données de l’Enquête OVE‑2021 dans laquelle le souhait de travailler plus en profondeur sur la communication orale et la conversation ressort comme une priorité pour tous les étudiants.
32Du point de vue des participants et des enseignantes, il ressort de l’étude présentée ci‑dessus que les orientations pédagogiques mise en œuvre semblent porter leurs fruits en termes de visée intégrative du programme, que ce soit sur le plan académique ou social. Si l’apprentissage de la langue revêt une importance ressentie comme cruciale, son « urgence » se place au même niveau que son caractère motivant et agréable. Enfin, les participants affirment disposer d’un cadre d’apprentissage sécurisant, dans lequel ils ne se sentent pas stressés. Le choix de placer les étudiants dans un dispositif ad hoc semble donc avoir permis de créer une bulle d’apprentissage sécurisante, qui leur convient, ce qui est confirmé par les enseignantes interrogées. Il est toutefois intéressant de constater que ce sont majoritairement les étudiants s’approchant du seuil qui constitue la porte d’entrée à l’université — le niveau B2 —, voire qui l’ont déjà atteint, qui manifestent la volonté de suivre des cours avec des étudiants externes au programme. La « bulle » créée par le dispositif ad hoc semble atteindre là ses limites. La dimension « sur mesure » du dispositif nous parait donc réellement constitutive — à l’instar de celle, intégrative sur le plan académique et social — d’une didactique en contexte d’urgence.
- 6 Dans le cadre du programme HA, le terme « limité » renvoie au fait que les ressources allouées à l’ (...)
33Le choix, opéré dans HA, de placer les apprenants dans un dispositif ad hoc résulte de l’identification de la reconnaissance d’une forme de spécificité du public cible (Lehmann, 1993 ; Pradeau, 2018). Beacco (2012) relève que, dans les années 1970, cette spécificité correspondait à « des groupes d’apprenants devant apprendre rapidement une langue étrangère pour des raisons professionnelles ou académiques » (p. 52). On retrouve également cette idée de spécificité articulée à celle d’urgence, dans la notion d’education in emergency (Storti, 2004 ; UNHCR, 2023). En effet, à l’image des tentes médicales dressées dans les zones de conflits ou des salles de classe préfabriquées installées dans les camps de réfugiés, les dispositifs mis en place en contexte d’urgence se caractérisent par une prise en charge rapide, dans un espace-temps défini, avec des ressources limitées et spécifiques6.
34Dans le cadre du volet L&I, il apparait également que le caractère « spécifique » et « sur mesure » du dispositif et des besoins du public ressort constamment, tant dans les déclarations des étudiants que des enseignantes. Cette dimension se retrouve sur différentes strates qui peuvent être envisagées selon l’angle (1) du public, (2) de sa prise en charge/accompagnement et (3) des orientations pédagogiques des enseignements. Pour chacun de ces trois aspects complémentaires, il semble nécessaire de questionner le niveau de spécificité et ses limites, soit, en d’autres termes, de nous interroger sur où commence le particulier et jusqu’où doit‑on — ou peut‑on — aller dans le spécifique. Pour des raisons de longueur de cette contribution, nous avons choisi de nous concentrer sur le premier aspect uniquement, soit le public.
- 7 Les 40 % restants sont constitués d’étudiants avec des profils différents, notamment a) visant un c (...)
- 8 Plusieurs institutions ont alors mis en place des dispositifs de formation linguistique réservés au (...)
35Les personnes prises en charge dans le programme HA doivent justifier de trois critères principaux relatifs à leur profil socioéducatif (niveau d’études tertiaires, en cours ou achevées avant leur arrivée en Suisse), à leur projet (poursuivre/reprendre des études universitaires) et à leur statut administratif (asile, regroupement familial). Parmi celles‑ci, environ 60 % suivent des cours de français dans le volet L&I7. Le critère pour y accéder repose sur le niveau de français acquis à l’entrée dans le programme, selon les descripteurs du CECRL (A1 à B2). Des discussions visant à déterminer si d’autres critères que ce dernier seraient pertinents pour regrouper les étudiants ont toutefois pu avoir lieu à certains moments du développement du programme. Il a ainsi été question de former les classes en fonction de la nationalité ou de la/les langue(s) première(s) des participants, afin d’augmenter l’homogénéité des groupes. Ce point a notamment été soulevé au moment de l’arrivée de dizaines de personnes impactées par la guerre en Ukraine. Les moyens alors à disposition pour leur prise en charge (financements spécifiques liés à leur statut administratif particulier) ainsi que la proximité, projetée ou réelle, entre les systèmes éducatifs ukrainien et suisse nous ont contraints à prendre position sur l’ouverture de classes spécifiques pour ce public8. Par ailleurs, il a aussi été question de regrouper les étudiants en fonction de leur projet d’études, avec une distinction selon les filières envisagées (Université vs Hautes écoles).
36En dépit de certains avantages que ces solutions pourraient apporter (prise en compte de la/des L1(s) dans les cours, élaboration de matériel basé sur la/les L1(s), développement de contenus plus adaptés aux contenus spécifiques, qui, en Suisse, ne sont pas les mêmes pour l’Université et les Hautes écoles), les risques d’un « degré plus élevé de spécificité », autrement dit, de créer des regroupements en fonction de certains critères (nationalité, L1 des étudiants, etc.) à l’intérieur d’un dispositif adressé déjà à un public particulier, nous ont toujours apparu comme étant trop importants, en particulier au niveau de l’ouverture à l’altérité/interculturalité dans une visée intégrative. S’aventurer au‑delà en séparant davantage selon d’autres critères ne nous semblerait donc pas adéquat. Les retours des participants corroborent cela en plaidant pour le statu quo, avec un éventuel retour à une mixité des cours avec des étudiants réguliers une fois le seuil d’entrée à l’université (B2) franchi.
37Pour conclure cette réflexion sur le caractère ad hoc du dispositif L&I, nous tentons de présenter, de manière synthétique, les avantages et les inconvénients de ce choix, dans le tableau 2 ci‑dessous. En effet, plus généralement, la réflexion didactique sur la notion d’urgence nous apparait comme étant indissociable de considérations plus larges liées aux aspects opérationnels des dispositifs de formation linguistique (horaires, couts, lieux, etc.) et psychosociaux (liés notamment à la disponibilité mentale pour les apprentissages) des individus qui les fréquentent. Ces deux dimensions « extra-didactiques » (aspects opérationnels et psychosociaux) semblent conditionner la mise en œuvre des dispositifs de formation et impactent tout le processus d’enseignement/apprentissage de la langue.
Tableau 2. – Avantages et inconvénients d’un dispositif didactique spécifique.
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Avantages
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Inconvénients
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Aspects didactiques/ pédagogiques
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– Curriculum sur mesure
– Contenus et ressources spécifiques pour le public cible
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– Moins de contact avec « l’extérieur » et donc moins de possibilités de transfert des savoirs, savoir-faire
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Aspects opérationnels
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– Maitrise des couts et des ressources à mettre à disposition
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– Ressources particulières à trouver (salles, créneaux-horaires, enseignants)
– Couts financiers engendrés par cette logistique
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Aspects psychosociaux
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– Accompagnement holistique avec enseignants formés à l’interculturalité
– Suivi interprofessionnel (équipe enseignante, équipe de suivi social)
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– Risque de « ghettoïsation », diminution de la mixité des profils, moins de contacts avec des étudiants non issus de la migration forcée
– Difficulté lorsque l’étudiant sort de la zone de confort de la classe
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38Pour conclure, nous pouvons souligner que le travail d’analyse du dispositif proposé dans cette contribution n’en est qu’à ses débuts. Les données présentées appellent en effet à être enrichies, notamment par des entretiens avec les apprenants, et mises en perspective avec d’autres types de données, notamment institutionnelles (p. ex. comptes rendus de réunions, syllabus de cours, etc.) et pédagogiques (résultats d’évaluations, documents de suivi, observations de cours, etc.). Éléments déclaratifs et observations de terrain seraient ainsi mis en dialogue afin de contribuer à une appréciation plus globale du dispositif. Enfin, on peut souligner que les données présentées ici ont l’avantage de nous mettre au défi, dans le sens où elles interrogent et nous incitent à ne pas cesser de questionner les décisions prises, ce qui, étant donné les enjeux pour les apprenants, semble indispensable. Nous pouvons toutefois maintenant nous permettre cette remise en question, étant donné que le dispositif semble être entré dans une phase de stabilisation, ce que relèvent également Getliffe et Ardisson (2022), en le qualifiant de « programme pérenne qui est en mesure de sécuriser le parcours de migrants désireux de s’intégrer dans un contexte académique » (p. 5).
39Par ailleurs, outre des collaborations avec d’autres universités proposant une offre du même type, comme c’est le cas notamment avec l’équipe du programme Access2University de l’UCLouvain (Rassart et coll., 2020), la réflexion menée sur le caractère ad hoc du dispositif linguistique développé pour l’intégration académique des personnes issues de la migration gagnerait à être replacée dans le contexte plus large des systèmes mis en place pour l’accueil des migrants, notamment en contexte scolaire (cf. Beacco, 2012 ; Sánchez-Mazas, 2012). À Genève, deux modèles co‑existent : alors qu’au primaire, un dispositif spécifique — les « classes d’accueil » — a été instauré pour les élèves de 7 à 12 ans, mais à mi‑temps seulement (classe ordinaire pour l’autre moitié du temps), les élèves sont intégralement pris en charge dans les classes d’accueil au secondaire, jusqu’à l’obtention du niveau A2 (avec une durée moyenne de 18 mois). On voit néanmoins que les limites d’un dispositif spécifique sont également interrogées dans le contexte scolaire puisque, récemment, des initiatives visant à permettre une intégration plus rapide en classe ordinaire pour les élèves présentant des facilités scolaires ont vu le jour dans certains établissements du secondaire I (élèves de 12 à 15 ans). Mutualiser la réflexion sur les choix didactiques opérés à différents niveaux du système éducatif (primaire, secondaire, tertiaire) pour l’accueil des élèves/étudiants allophones permettrait non seulement de proposer des parcours de formation plus cohérents, mais également d’aller plus loin dans la réflexion sur la didactique de l’urgence dont cet article a tenté d’identifier quelques éléments constitutifs.